Communications aux colloques

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La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les Légendes et Les Traditions Orales
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les Légendes et Les Traditions Orales


Communication faite à la Conférence internationale sur les études vietnamiennes,
Hanoi, 14-17 juillet 1998.

La version anglaise de ce papier est publiée dans l'ouvrage collectif intitulé
Twentieth Century Vietnam : essays on vietnamese society,
édité par Gisèle Bousquet (Université de Hawaï), et Pierre Brocheux (Université Denis Diderot, Paris),
Michigan University Press, Etats-Unis, 2002, 476 p.




L’inceste originel ?


Revenons maintenant à la notion d’inceste. Si beaucoup de sociétés réprouvent les actes incestueux, d’autres leur semblent indifférentes pour ne pas dire consentantes, et les exemples ne manquent pas. Dans la tradition orale vietnamienne on trouve le proverbe suivant :
Con gái mười bẩy chớ ngủ với cha
Con trai mười ba chớ nằm với mẹ

(Une fille de dix-sept ans ne doit pas dormir avec le père,
Ni un garçon de treize ans avec la mère.)

Ce proverbe a valeur de conseil voire d’interdit. Si la société se sent obligée d’ériger certaines normes sous forme d’interdits pour sauvegarder l’harmonie et la morale, c’est qu’elle est confrontée à une situation jugée préoccupante. Autrement dit, si elle se donne la peine de formuler clairement certaine chose, on peut en déduire, non sans risque d’erreur, que cette chose-là était bien une réalité. D’un autre côté, l’interdit dans une société humaine est toujours une réaction à une réalité, soit-elle sociale ou humaine, morale ou culturelle, politique ou économique. L’interdit frappe en général les pratiques qui menacent la communauté ou qui sont en contradiction avec elle, on n’interdit pas une chose ou un concept qui n’existe pas. Il ne vient à l’esprit de personne ou d’aucune autorité d’interdire à un individu de se regarder dans un miroir. La réalité sociale vietnamienne a encore accouché de plusieurs proverbes fort significatifs à ce propos :
Cháu cậu mà lấy cháu cô
Thóc lúa đầy bồ giống má nhà ta

(Si le neveu de l’oncle maternel épouse la nièce de la tante paternelle
Notre lignée aura des réserves de riz bien remplies)

ou bien ceci :
Vua chúa cấm đoán làm chi Để đôi con dì chẳng lấy được nhau
(Pourquoi le roi et le seigneur proclament-ils des interdits
Qui empêchent les enfants des sœurs de se marier ? )

Le premier proverbe donne des indications précises sur le degré de parenté des deux « époux ». L’union dans ce cas est jugée faste puisqu’elle apporte l’abondance. En fait, le neveu (ou la nièce) - cháu - de l’oncle maternel (cậu) et la nièce (ou le neveu) de la tante paternelle () sont simplement, désignés d’une façon détournée, « frère et sœur ». Leur mariage constitue bien l’inceste, qui visiblement n’est pas réprimé, mais au contraire souhaité. Quant au deuxième proverbe, il nous apprend non seulement que l’interdit vient du roi même (et du seigneur) 10, mais aussi que le peuple ne voit aucun inconvénient à ce que deux personnes parentes, en l’occurrence un cousin et une cousine, s’unissent par le mariage. Dans la tradition cultuelle, le couple incestueux « Ông Đùng Bà Đà », frère et sœur d’après la légende, est vénéré comme génie tutélaire dans une localité du delta du Fleuve Rouge 11. Sans pouvoir faire ici le tour du monde, on s’aperçoit que dans bien des mythes fondateurs, le couple originel est souvent frère et soeur, ou mère et fils. Dans la mythologie grecque par exemple, c’est bien la mère Gaïa qui s’unit, lors de la création, avec son fils Ouranos pour donner naissance aux Titans. Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, le mythe fondateur fait descendre les premiers êtres humains d’un frère et d’une sœur incestueux 12. Ne pourrait-on pas voir dans ces récits la cristallisation de la mémoire collective de l’humanité, transmise sous forme de mythes, autrement dit d’archétypes laissés par un passé lointain dont personne ne se souvient, même à l’époque de l’élaboration de ces mythes ? En dépit de l’inceste originel - qui risque de choquer les âmes « sensibles » - la Grèce continue de jouir du statut honorifique faisant d’elle l’un des foyers de la civilisation humaine. Si la morale confucéenne, n’y voyant que le mal et la menace envers l’ordre établi, gomme et réprime cet acte qui fait partie peut-être, qui sait, du patrimoine symbolique commun de l’humanité, pour le peuple en revanche la notion d’inceste semble toute relative, il ne manifeste pas d’hostilité particulière quand cela se produit à un certain degré de parenté.

Sur le plan linguistique, « inceste » se dit en vietnamien loạn luân, terme d’origine chinoise qui signifie étymologiquement « morale anarchique, inversée, à la dérive ». Si les Vietnamiens ont emprunté ce terme aux Chinois, c’est sans doute parce que l’idée d’« inceste » n’existait pas dans leur univers conceptuel, autrement dit l’union entre certains membres de la même famille ne semblait pas leur poser un problème quelconque, sinon ils auraient forgé un mot pour le dire. L’emprunt des mots étrangers ne sert-il pas justement à désigner les objets ou concepts qui n’existent pas dans une langue donnée ? Ici et ailleurs, les exemples abondent dans ce sens.

Quoi qu’il en soit, le recul est de rigueur quand il s’agit de traiter ce genre de problème,- passionnant, thème le plus étudié par les anthropologues -, mais dont la charge affective et symbolique risque à tout moment d’exploser. Néanmoins on ne peut juger le passé, soit-il historique ou légendaire, qui remonte à la nuit des temps, avec nos regards d’aujourd’hui, car chaque époque a ses raisons d’être et ses propres représentations, et encore moins le défendre uniquement parce que c’est le passé. La recherche de sens doit l’emporter sur toute autre considération, soit-elle idéologique ou philosophique, affective ou morale. Une fois seulement le sens caché déterré et débarrassé de ses parasites, on peut s’attendre à une lueur de compréhension.


Notes :

10 La datation des proverbes vietnamiens reste un problème entier. Mais si on arrive à le résoudre, cela nous ouvrira d’immenses perspectives. En ce qui concerne ce proverbe, on peut risquer une déduction à partir des deux termes « vua » (roi) et « chúa » (seigneur), pour dire que cette interdiction date de l’époque où le pouvoir est partagé entre la dynastie des Lê et la seigneurie des Trịnh, ce qui nous ramène aux XVIe-XVIIIe siècles. De toute façon, l’interdit de l’inceste entre certains membres de la même famille figure bien dans le Code des Lê du XVe siècle.

11 Voir Nguyễn Văn Ký, op. cit.

12 Maurice Godelier, La production des grands hommes, Fayard, 1985.






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