Comptes rendus de lecture

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Alain Forest
Les missionnaires français au Tonkin et au Siam, XVIIe-XVIIIe siècles. Analyse comparée d'un relatif succès et d'un total échec. 3 tomes
Paris, L'Harmattan, 1998, 462p., 301p. et 495 p.

La Lettre de l'Afrase, n°47 avril 1999




Version vietnamienne

L'évangélisation en Extrême-Orient : rencontre et incompréhension


Il s'agit ici de la thèse d'Etat d'Alain Forest dans sa version quasi intégrale qui retrace deux siècles d'histoire de l'évangélisation au Siam et au Tonkin. Question de méthode et de pédagogie, après être remonté aux origines de la Mission, l'auteur a préféré planter le décor en restituant l'histoire de ces deux pays aux XVIIe et XVIIIe siècles, au travers d'informations recueillies par les missionnaires, avant de faire entrer en scène ses personnages principaux.

La volumineuse documentation est alimentée, pour l'essentiel, par la correspondance des missionnaires, adressée à leurs supérieurs hiérarchiques à Paris ou à leur famille, correspondance qui n'était pas destinée au départ à être publiée. Ainsi Alain Forest a-t-il dépouillé environ 40.000 feuillets, écrits en latin ou en vieux français, du Fonds d'Archives de la Mission Etrangère de Paris (MEP). L'ampleur de ce travail est à elle seule une grande première. Cette «histoire anthropologique», pour reprendre les termes de Georges Condominas, n'éclaire pas seulement la sociologie des convertis vietnamiens, le parcours des missionnaires fait d'obstacles et de misères en terre de mission, leur capacité à vivre en clandestins parmi leurs fidèles tonkinois, leurs rapports avec les sphères du pouvoir, mais aussi leurs « querelles intermissionnaires » et leurs conflits d'influence - qui occupent « 30 à 40% des documents consultés » -, leur rivalité avec les Jésuites qui, présents sur le terrain bien avant eux, ont fini par céder le terrain aux nouveaux venus, suite à la dissolution de la Compagnie de Jésus en 1773 par le pape Clément XIV, etc. A titre anecdotique, on y apprend que la langue vietnamienne doit l'expression nhân danh (au nom de) à Alexandre de Rhodes, qui l'a créée pour traduire «l'expression latine in nomine dans le In nomine Patris et Filio et Spiritu Sancto» ; que les autorités siamoises ont confié à des Français - laïcs et religieux - des charges et responsabilités équivalentes à celles des nai nationaux (maître d'une localité) ; que le personnage énigmatique de Constance Phaulkon, qui figure dans plus d'un récit historique connu, apparaît ici plus sous les traits d'un «colosse aux pieds d'argile» que sous l'emblème du pouvoir 1. N'empêche, est-il concevable d'imaginer la situation inverse : un ministre d'origine asiatique à la Cour de Louis XIV, ou un maire siamois en plein Paris du XVIIIe siècle ?

Cette histoire est aussi celle de la rencontre de deux mondes - thème cher à l'auteur - et ce à plusieurs niveaux : rencontre entre missionnaires occidentaux et sociétés asiatiques, rencontre entre christianisme et croyances et religions locales, rencontre enfin entre l'Occident et l'Extrême-Orient qui remonte bien avant la colonisation de l'Indochine. C'est encore une histoire de rencontre à certains égards infructueuse : les missionnaires se faisaient passer pour des marchands aux yeux des autorités tonkinoises qui leur réclamaient du coup des tributs. Quoi qu'il en soit, contrairement à certains qui font de l'Asie une entité complètement à part se réclamant des fameuses «valeurs asiatiques», sans doute pour mieux flatter les esprits nationalistes et éradiquer les contestations internes, l'auteur soutient avec forte conviction que le dialogue entre ces deux mondes reste possible pourvu qu'on s'en donne les moyens.

Dans le même ordre d'idées, l'auteur consacre une large part du Livre III à la comparaison sur le plan conceptuel entre bouddhisme et christianisme, notamment à propos de la notion du temps - le christianisme est toujours «pressé» d'apporter la bonne parole, tandis que le bouddhisme inscrit sa vision dans un cycle interminable auquel sont soumis tous les êtres vivants, excepté celui qui parviendrait à l'état du nirvana - ; entre le clergé et le sangha et leurs rapports respectifs aux fidèles et à la Cour ; entre le pardon chez les chrétiens et le don chez les bouddhistes. Toute comparaison relève forcément d'une entreprise acrobatique, exercice d'équilibre d'autant plus délicat si l'on veut éviter de tomber dans les ornières. A cet égard on peut saluer d'une part l'honnêteté qui guide l'auteur tout au long de ce travail difficile, et d'autre part la rigueur intellectuelle avec laquelle il a abordé ce terrain glissant ; même si, par ailleurs, sa préférence ne va pas aux jésuites, cependant les missionnaires de la MEP soutenue par «la puissante bureaucratie cléricale : la Congrégation pour la Propagande de la Foi», dite La Propagande, en prennent pour leur grade.

Conscient des limites imposées par sa documentation - les Archives de la MEP n'ont pas permis, par exemple, de connaître la véritable raison qui a poussé les autorités tonkinoises à persécuter les chrétiens, ou encore on n'y trouve apparemment aucun témoignage des convertis - l'auteur essaie d'y remédier par une tentative d'explication des deux situations qu'ont rencontrées les missionnaires. La société siamoise, ouverte a priori, et - ou mais ? - fortement structurée au niveau symbolique par un bouddhisme «totalisant» qui était la religion d'Etat - n'a pas laissé de «brèches» au travers desquelles le christianisme aurait pu s'infiltrer. Alain Forest insiste sur le rôle de «socialisation» du bouddhisme theravada, et sur le tissu social tendu autour de la pagode de chaque localité où se nouent des réseaux relationnels d'autorité «clients-patrons», «cadets-aînés», ou des «relations d'alliance matrimoniale» qui «s'emboîtent ou encore se connectent ou s'allient les uns aux autres pour finalement former, autour des puissants, des forces que ces derniers pourront mobiliser si nécessaire autour de leur royal patron - et pour leur prince favori dans les périodes de succession et de lutte pour le trône». S'il y eut une tentative au Siam de la part des missionnaires de comprendre le bouddhisme, de la part surtout de Mgr. Laneau, cet effort fut vite abandonné par ses coreligionnaires. Sinon les hommes d'Eglise approchèrent le bouddhisme dans le seul but de le dénoncer comme fausse religion.

En ce qui concerne le Tonkin, il n'y a même pas eu la moindre tentative. Au Tonkin justement - qui n'était pas a priori fermé -, tout en vivant en clandestins, les missionnaires n'avaient pas trop de mal à baptiser et à recruter des fidèles, même si leurs cérémonies devaient se dérouler tard dans la nuit et en secret, ceci grâce précisément aux «brèches » ouvertes de la société vietnamienne qui n'était pas structurée par une seule religion « totalisante », car plusieurs systèmes de croyances se partageaient les âmes pieuses. Alain Forest réfute de toute manière deux idées très fortement ancrées dans les esprits :
-l'Eglise n'aurait attiré que marginaux et misérables. Faux ! Car si la chrétienté tonkinoise a pu surmonter les obstacles et s'organiser en clergé autour des lieux de culte, c'était grâce aux fidèles, et surtout à leurs contributions ; les pères religieux ne recevaient pas assez de fonds pour les entretenir même si, par ailleurs ils étaient issus pour la plupart du milieu aisé ;
- les actions des missionnaires n'auraient rien eu à voir avec la colonisation qui allait suivre. Cependant sur ce point, l'auteur semble plus nuancé à la fin qu'au début. Quoi qu'il en soit, l'essentiel des connaissances sur la question est désormais disponible grâce à ce travail monumental qui fourmille de précisions et de notes explicatives sans que son côté cocasse et plaisant en soit éclipsé. Au-delà des satisfactions personnelles et disciplinaires que lui procure cette recherche, l'auteur formule également en guise de conclusion « le plaisir de secrètes visions : celle de la rencontre de Dieu et de Bouddha par exemple, avec Dieu plaçant Bouddha à l'épreuve du pardon et de la charité et avec Bouddha plaçant Dieu à l'épreuve de la tolérance et la patience ». La lecture de ces ouvrages dont la seule rédaction a demandé trois ans, emporte le lecteur au coeur de discussions spirituelles passionnantes, et d'analyses scrupuleuses, le tout soutenu par une forte volonté de la part de l'auteur de comprendre et de savoir.


1 C. Phaulkon, qui reçoit du roi en 1685 le titre de phra (titre honorifique), et deux ans plus tard la qualification de vichâyen (esprit clair), évolue dans les hautes sphères du pouvoir ; mais malgré tout il reste isolé au Siam contrairement à ce qu'il voulait faire croire aux Européens. Ce personnage qui cherchait plutôt à conforter sa situation personnelle, appâta les missionnaires en leur disant que la conversion du roi était imminente : il n'en était rien. C. Phaulkon fut exécuté en 1688 lors de la crise de succession, événement tout à fait banal dans de telles circonstances.


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