Comptes rendus de lecture

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Ouvrages divers

La Lettre de l'Afrase , n° 42, juillet 1997


La prose vietnamienne à l'heure du dégel

Les amateurs de littérature exotique extrême-orientale voient sans doute leurs goûts flattés par la parution, en l'espace d'un an, d'une bonne demi-douzaine de titres vietnamiens traduits en français. Côté auteurs, on peut distinguer nettement deux courants, ou plus exactement deux générations, l'une qui a connu les sacrifices exigés en temps de guerre, l'autre grandie à l'ombre de la « paix » revenue. Phan Thi Vàng Anh, qui fait partie de cette dernière, décrit dans ses récits le quotidien ordinaire mais pas sans intérêt, d'une jeunesse sans projet ni enthousiasme. Il y est souvent question d'amour, mais d'amours sans passion ni émotion, et les personnages sont canalisés vers une impasse morale et sentimentale. « Le journal qu'elle a laissé ne fournissait aucune explication précise, tout y était confus... Tout avait l'air sans issue. »

On peut en revanche savourer le recueil de nouvelles traduites par des professeurs de français au Vietnam. Dans Le héros qui pissait dans son froc , Vu Bao met en scène un personnage devenu héros malgré lui, après le tournage d'une bataille reconstituée qui finit par éclipser la vraie. Une fois que la propagande a gagné du terrain, il est impossible, même pour les témoins rescapés, de rectifier la version des faits, car les plus hautes autorités du pays préfèrent l'orgueil national à la vérité. Dans le même genre, on retrouve les nouvelles de Nguyên Huy Thiêp qui, avec son humour sarcastique, transporte les lecteurs dans un univers où les bêtises humaines sont tantôt sanctionnées tantôt adulées. La vengeance du loup, qui donne son titre au recueil, laisse deviner que le mal finit par se retourner contre celui qui l'a commis, la victime fût-elle une bête sauvage. « C'était une vieille louve. (...) Soudain elle s'immobilisa, comme si une idée lui avait traversé l'esprit, et fixa monsieur Nhân pendant un long moment. On eût dit qu'elle cherchait à graver dans sa mémoire la physionomie du chasseur. » Dans Mademoiselle Bua, l'auteur esquisse en quatre pages une étude de mœurs, dans une communauté conformiste qui, du jour au lendemain, voit ses membres moralistes se métamorphoser en êtres tolérants pour une simple raison de cupidité. « Bua vivait seule avec ses neuf enfants. Personne ne savait qui en étaient les pères ». Mais après un heureux événement, les hommes « un à un se rendirent chez la jeune femme pour reconnaître leur rejeton (...) Bua découvrit que ses enfants n'avaient pas neuf, ni vingt, mais bien une cinquantaine de pères. Elle refusa de les accepter comme tels ».

On retrouve dans Au-delà des illusions , troisième titre traduit de la romancière Duong Thu Huong, à travers ses personnages, ses cris du cœur, ses condamnations des mensonges et de l'hypocrisie. Linh, le personnage principal du roman, ne supporte pas que son mari trahisse leur idéal commun, malgré l'amour exclusif qu'il lui voue, en rapportant dans un article des choses fausses pour répondre à l'attente de sa hiérarchie. Le mari essaie de se justifier : « L'idéologie du mérite maquille la réalité, masque les dangers qui guettent la société. Elle apporte aux hommes des joies aveugles, une paix mensongère, la surface unie qui dissimule les fissures silencieuses et profondes. Naturellement, tout le monde sait où cela nous entraîne. Mais qui a le courage de s'opposer seul à des habitudes ancrées en tous depuis si longtemps ? » Idéaliste intransigeante, elle quitte son mari et rencontre un musicien, célèbre dans le monde des arts, mais malheureux en ménage et pas plus intègre que son ancien mari. « Appel à la dignité » et à la liberté de l'homme, puisé dans les contradictions sociales qui gardent en otage tout individu complaisant. Ce climat social sert aussi de fond à un autre roman, celui de Nguyên Quang Thân, Au large de la terre promise , décrivant une « génération rebelle » acculée à l'impasse faute de trouver un sens à donner à la vie. Le pouvoir de l'argent et l'attrait du pouvoir mettent en scène des personnages représentatifs de la société, qui s'affrontent dans un monde où les séquelles de la guerre hantent encore les esprits. Un roman critique à plusieurs égards. « Vous autres, les intellectuels, vous condamnez nos manières de faire, d'échanger, poursuivit Huy impitoyable. Vous faites exactement pareil, mais avec les subventions de l'Etat. Vous vous faites même décorer comme travailleurs émérites car vous avez le don de cacher ce genre d'histoire. Nous, nous sommes des ... ordures. » La réflexion d'un autre personnage dénote bien les failles institutionnelles où s'engouffre la société. « Un système judiciaire, si parfait soit-il, ne peut pas réaliser ce que l'humanité exige de lui : faire la distinction entre les honnêtes gens et les fourbes. (...) Mais la loi reste lamentablement impuissante à discerner les zones floues, troubles, interdites, occupées par ceux qui lèvent haut le flambeau de la justice pour se réserver une place de choix dans son ombre. » Et l'auteur de croire à la mission et à la vocation de la littérature : « Plus que jamais, dans les zones floues, interdites, au pied du flambeau de la justice, derrière les médailles, là où la justice trompait ou était impuissante, la littérature et les arts éveillaient les esprits, faisaient la distinction, jugeaient. Il n'y avait aucun dieu pour juger. Le beau jugeait. »

Nguyên Khac Truong quant à lui, a choisi un thème inépuisable, celui des rivalités intestines de deux familles dans la campagne vietnamienne, où par moment on peine à distinguer les hommes des fantômes. Son roman, très apprécié par le public vietnamien à sa sortie en 1991, a été plusieurs fois réédité. Des fantômes et des hommes dépeint sur fond de cauchemar les manœuvres et les intrigues dans lesquelles l'appareil du parti ne sert qu'à légitimer les actions mesquines, calomnieuses, des deux clans antagonistes dont l'un n'hésite pas à recourir au plus infamant et redoutable des crimes, la profanation de sépulture. Il s'agit sans aucun doute d'une condamnation par l'auteur des pratiques ancestrales d'un monde resté immuable eu égard à l'évolution des mentalités.

Avec la réédition des Aventures de grillon , roman qui a rendu célèbre Tô Hoài dans les années 1940, et de Chi Phèo, paria casse-cou , un des grands classiques de la littérature moderne vietnamienne du XXe siècle écrit par Nam Cao et paru pour la première fois en 1941, on peut apprécier les thèmes indémodables. Le roman d'aventures de Tô Hoài a été d'autant plus lu, que la plupart des gamins vietnamiens avaient pour copain un petit grillon qui, il est vrai, devait subir tous les caprices de « ces diables de bêtes » passionnées par les combats de grillons. Il est dans la nature humaine de faire souffrir les autres, surtout quand ils sont sans défense. Nam Cao va au-delà de cette constatation en démontant les mécanismes machiavéliques actionnés par le notable d'un village qui cherche à récupérer à son profit Chi Phèo, le paria, l'indésirable, dans les conflits l'opposant à ses adversaires. « Ce que tu peux être sans gêne ! Mais à propos, mon brave Chi, si tu veux poignarder quelqu'un, ce n'est pas difficile. Le sergent Précoce me doit encore cinquante piastres. Va donc les lui réclamer ; si tu réussis, tu auras un jardin. » L'arme est à double tranchant. Et l'homme averti se méfie de ceux qui n'ont plus rien à perdre.

Cet épanouissement de la littérature vietnamienne, version française, fait suite à l'accueil favorable du public francophone qui a manifesté son enthousiasme pour les œuvres de Duong Thu Huong et de Bao Ninh traduites il y a quelques années, sans parler du fait que le Vietnam est à la mode depuis 1991 pour les destinations lointaines. D'un autre côté, la prose vietnamienne bénéficie du relais appréciable formé par la communauté vietnamienne à l'étranger, en l'occurrence celle de France, qui suit de près à travers elle, entre autres indicateurs, l'évolution du pays. Il faut se féliciter, en tant que lecteur, du fait que plusieurs maisons d'édition françaises s'intéressent à cette littérature, sinon le monopole risque d'engendrer l'appauvrissement en la matière et de restreindre la vision des choses.

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