I n é d i t s

I n é d i t s




Avant l'heure de combat

Avant l'heure de combat




Lê Khâm


L'écharpe qui couvrait le visage de Sử glissa. Le soleil avait rougi ses paupières. Il se tordit le cou et regarda obliquement. La forêt de part et d'autre du torrent sur lequel il naviguait se balançait au même rythme que lui. Au-dessus de sa tête un long bambou, dont l'une des extrémités touchait ses pieds, reposait sur l'épaule de Lương. Après un moment de somnolence Sử réalisa qu'il était dans un hamac porté par Lương et un autre ...
Sử ferma les yeux et resta immobile. C'est une chose ordinaire que de porter des malades quand on fait mouvement. Il était vraiment malade. Tout le détachement avait bien vu qu'avant l'aube une crise de malaria l'avait abattu et qu'il se roulait de douleur par terre . Il étendit ses jambes sur le hamac en kaki de Van-Thon, déplier ses articulations le soulageait. Ses camarades le porteraient encore quelques jours, il se rétablirait et il pourrait marcher.
Il regarda la nuque de Lương à travers ses paupières mi-closes. Cette nuque qu'il n'avait cessé de regarder était à présent tordue sur un côté, couverte de sueur. L'épaule aussi se penchait d'un côté. Le hamac était agité de grands mouvements car les pas de Lương n'étaient pas réguliers à cause de sa j ambe enflée. Il était épuisé, et pourtant il devait le porter, en avançant à petits pas. Mal à l'aise, Sử sentit la salive piquante lui inonder la gorge, et les larmes jaillir de ses yeux. Mais il ne bougea pas. Il cherchait à se justifier : "Lương se porte encore bien et puis il a l'habitude d'endurer les souffrances. Je reste allongé encore un petit moment, juste un petit moment." Subitement il éprouva de la honte, et se détesta à jamais. . Il se releva sur ses bras et dit d'une voix à peine audible :
- Laissez-moi marcher ! Reposez-moi !
Khiêm hoqueta dans un souffle :
- Tu ne ... peux pas ... marcher. T'as la fièvre ...
- Reposez-moi, je peux marcher !
Sử tituba, s'accrochant aux arbres en traînant le pas. Il sentait sa colonne vertébrale parcourue par un courant froid, de haut en bas et de bas en haut. Le sol ondulait sous ses pieds. Au bout d'un moment, après avoir transpiré, il se sentit mieux. Il marchait plus vite et dépassa Lương et Pha. Il n'osa pas regarder Lương, comme s'il avait peur qu'il arrivât à lire sur son front ses pensées mensongères de tout à l'heure. La voix de Lương s'adressant à Pha s'éleva derrière :
- Pha ! Encore un petit effort avant le repos.
Elle toussait, et dit d'une voix étouffée :
- Laisse-moi me reposer ... un instant...
Puis elle ajouta :
- Ca va, on continue.
Le soir, Sử s'allongea et perdit connaissance. Il n'arriva à avaler que quelques cuillerées de bouillon préparé avec des feuilles de garcinie et quelques crevettes que Khiêm avait attrapées dans une flaque d'eau presque desséchée. Lương collecta les trois couvertures pour couvrir le malade et n'en garda qu'une, pour Pha. Il rassembla les feuilles séchées pour en faire un amas avant de s'y enfouir, s'allongeant de façon que seule sa tête dépasse :
- Viens Van-Thon ! Quand on est couvert de feuilles on a aussi chaud que dans la paille.
. Tous les deux se chatouillaient et riaient bruyamment. Au bout d'un moment de silence, Lương demanda à Van-Thon :
- Quand on était à Pa-Thac tu étais fâché contre moi n'est-ce pas ?
- Euh... non, je ne me suis pas fâché.
- Vraiment ?
Van-Thon ne répondit pas. Lương changea de position, et sortit de l'amas de feuilles. Van Thon s'étonna :
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Ma jambe ... mais c'est rien. Je vais faire la garde à la place de Khiêm pour qu'il puisse dormir avant.
Van-Thon ne se douta de rien. Il bâilla et ses grandes moustaches bougèrent :
- Ce sont des histoires passées. Pour l'instant je vais dormir.
Lương attendit que s'élèvent les ronflements de Van-Thon avant de faire un autre amas de feuilles pour dormir à l'intérieur. Il n'avait pas voulu l'indisposer par l'odeur puante de sa blessure à la jambe. Il se relayait avec Khiêm toute la nuit pour faire la garde et ne pas réveiller Van-Thon.
A quatre heures du matin, pendant que Khiêm en était à sa deuxième garde, il vit bouger les couvertures roulées en boule. Sử se réveilla en sursaut et fixa du regard le feu réduit en braises. Khiêm se rapprocha de lui. Voyant qu'il avait une grenade dans la main, Khiêm la lui arracha :
- Si tu veux aller faire tes besoins tu me le dis. Tu es encore malade, n'y va pas seul.
- Non ...
- Oui, si tu veux attendre jusqu'à l'aube c'est encore mieux. La prochaine fois ne pars pas avec une grenade à la main, tu risques de la voir exploser à ta figure si elle heurte un arbre de la forêt, et la mort sera alors certaine. Et puis en ce moment, les ennemis nous recherchent, s'ils entendent une explosion, ils viendront, et ce sera embêtant. Il vaudrait mieux avoir un fusil sur soi.
- Un fusil ... tu dis qu'un fusil serait mieux ...
Sử s'immobilisa une minute, puis tomba sur l'amas de feuilles en pleurant. Khiêm le consola longuement avant qu'il se calmât. Sử commença à trembloter. Sa crise de malaria le reprenait.
. Pendant toute la matinée suivante, en portant Sử, Van-Thon et Lương n'avaient pas pu avancer de plus de cinq kilomètres. Le malade revint à lui, descendit du hamac et s'avança pas à pas à l'aide d'un bâton. En définitive, le détachement n'avait fait qu'une dizaine de kilomètres en une journée. Par rapport au rendez-vous fixé avec le commandement, il avait cinq jours de retard.
Les rayons de soleil imprimèrent leurs traces au milieu des troncs d'arbre. L'après-midi alla vers sa fin. Sử marchait d'un pas chancelant à côté de Van-Thon. La crise de malaria s'annonça, il sentit la fatigue dans ses articulations, un fourmillement comme si des milliers de vers en rongeaient l'intérieur. Il demanda :
- Est-ce qu'il y a de l'eau par ici ?
De la tête Van-Thon fit signe que non. Il dessina un mouvement avec son couteau devant sa figure :
- Après deux jours de marche, si on va vite, au-delà de cette colline rasée, on trouvera peut-être de l'eau.
- Si on marche lentement comme ce matin combien de jours faudra-t-il ?
- J'en sais rien.
La crise de malaria de Sử s'était calmée. Tout autour de lui semblait vaciller.
Il était sorti de son corps et regardait avec indifférence ce corps suivre Van-Thon, il faisait ses calculs avec froideur :
1. Si la crise de malaria revient, les camarades le porteront : alors le retard se prolongera encore de cinq ou six jours, ce sera la soif, et la campagne sera perdue ;
2. Si Sử reste ici, le détachement désignera quelqu'un pour veiller sur lui, sans eau, tous les deux périront. Une autre personne sacrifiée pour rien à cause de Sử ;
3. Si Sử disparaît : tout rentrera dans l'ordre.
Après avoir trouvé la solution Sử n'était pas triste ni inquiet. On aurait dit un problème posé en classe : "Une bassine a deux robinets, l'un reçoit l'eau de l'extérieur, l'autre en évacue de la bassine ..." A quoi bon se tourmenter pour savoir au bout de combien de jours la bassine serait vidée ?
Petit à petit, les images qu'il croyait enfouies depuis longtemps dans l'oubli réapparurent dans toute leur netteté : ce nom Đinh Viết Sử gravé au couteau sur la table d'une salle de classe, la tablette de chocolat mi-sucré mi-amer que Khiêm lui avait passée, sa mère en sanglots quand elle avait appris qu'il s'était engagé dans l'armée, le petit Sử à qui les camarades du voisinage avaient attaché une branche d'arbre au pantalon sans qu'il le sache, et qui avait continué à courir partout avec cette queue. Et il vit devant lui l'inscription en rouge écarlate de la patrie reconnaissante, sur un tableau d'honneur resplendissant, et sa photo encadrée de noir dans un coin en bas à gauche. Une voix grave énoncerait : "Mort pour la patrie". Mort... pour ... la patrie. Le moment était venu qu'il se sacrifiât. Khiêm lui avait rappelé qu'il vaudrait mieux se servir d'un fusil pour éviter que les ennemis entendent.
Il ne resta que quelques rayons de soleil solitaires sur la cime d'un arbre. Le détachement s'arrêta pour se reposer. Khiêm déracina une pousse de bambou. Lương prépara un feu de bois. Assommée, Pha resta adossée contre un arbre, des cernes se voyaient sur ses paupières. Van-Thon était quelque part dans la forêt pour y chercher l'eau retenue dans les bambous.
. Sử regarda autour de lui une dernière fois, ramassa une carabine, et pénétra d'une dizaine de pas dans la forêt. Il sortit son journal pour y écrire quelques mots, demandant pardon à Lương et à tous les autres. Avant de le refermer il sortit encore son peigne pour bien lisser ses cheveux sur la nuque, avec une raie bien nette.
Il chargea la carabine, ôta une chaussure. Il sentit le froid du canon appuyé sur son menton. Une scène comique lui traversa la tête : le poète d'une classe de lettres de troisième qui poursuivait la jeune Tuyết Lan sur la digue, et qui avait fait ô combien de poèmes sur les trois petits plis de son cou.
Il appuya sur la détente. Mais son sourire ironique était resté figé sur ses lèvres.


***

A la dernière page du recueil Chant patriotique n°5, juste sous la belle écriture légèrement ondulée de Sử, on y a trouvé ce que Lương avait gribouillé sur la mort des camarades du détachement. Sur celle de Sử, il avait écrit plus longuement :
"Malgré sa maladie le radio Sử s'est donné beaucoup de mal pour suivre le détachement mais il n'a pu le faire jusqu'au bout. Il s'est suicidé à la carabine pour que nous n'ayons pas à le porter, ce qui aurait ralenti la marche. Bien qu'il ait eu tort d'avoir provoqué la panne de la radio, et que son jugement n'ait pas été tout à fait juste, il nous apparaît très consciencieux envers les responsabilités collectives du détachement, il nous a résolu un grand problème. A cela s'ajoutant ses mérites durant le service, je propose qu'on lui décerne la médaille de combattant de troisième ordre."
L'écriture de Lương, dont l'encre s'était répartie irrégulièrement, était tremblée.





Traduction d'un passage du roman Trước giờ nổ súng (Avant l'heure de combat) de Lê Khâm
Sommaire de la rubrique
Haut de page