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A r t i c l e s

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Ce papier est paru dans Rouge et Vert, n° 56, 30 novembre 1990.

Vietnam : une dualité au quotidien



Deux ans après l'ouverture économique Hanoï respire, l'air d'ici n'est certes pas aussi pollué que dans les autres centres urbains des pays développés, mais la poussière et les ordures font partie du paysage, la crise du logement et le chômage dont les dirigeants sont incapables de fournir la moindre statistique constituent deux composantes d'une société en crise. Mais l'absence de lois et de réglementations ouvre la voie à tous les abus, à la corruption qui devient un plat à la mode. Le petit peuple paie la note pendant que les jouisseurs se penchent sur le prochain menu.




Si Hanoï est charmante par son cadre de vie avec ses lacs, les avenues ombragées, son rythme ralenti, elle révolte plus d'un observateur même non averti par le côté sinistre des bâtiments et monuments historiques non entretenus et par sa précarité sanitaire. La soumission du peuple à un régime despotique, le face à face avec la misère et la dureté de la vie, de l'autre, constituent une réalité quotidienne vietnamienne. De 7 heures du matin à 10 heures du soir les Hanoïens sont dans la rue. Le chômage chez les jeunes d'une part et des logements exigus d'autre part poussent les gens à vivre dehors. A la tombée de la nuit on voit des couples s'enlacer au bord des lacs, d'autres préférant se rendre dans des cafés où sont aménagés des espaces intimes en plein air. Les vidéophiles se retrouvent dans d'autres cafés où l'on passe des films de Kung Fu venus de Hong Kong, des variétés vietnamiennes produites en France ou aux Etats-Unis. A minuit les rues sont désertes, seuls les balayeurs y promènent leur chariot chargé d'ordures ménagères, et les sans domicile squattent les trottoirs.

Sur les trottoirs on trouve de tout. Des boutiques improvisées, des restaus populaires, des cafés, des «salons» de coiffure, des dactylos avec leur machine à écrire, des marchands ambulants, des réparateurs de vélos, de la Hi-Fi, des billets de loterie nationale, des bandes de gamins qui se lamentent dès que passe le premier touriste; bref la vie renaît pour le meilleur et le pire. Avec le «boom» économique tout le monde devient plus ou moins commerçant. On quitte son emploi pour travailler à son compte. En effet, non seulement le salaire n'est qu'une misère mais l'encadrement décourage toute initiative. Dans tous les lieux de travail (entreprises, instituts de recherche, établissements divers... ), le deuxième poste-clef revient au cadre chargé de l'organisation, qui ne peut être que l'un des enfants chéris du Parti. Si on leur demandait: «Quel est votre formation ?», on aurait une réponse que même les surréalistes auraient eu du mal à trouver, du type «J'ai participé à la révolution, à la guerre contre les Américains, j'étais cadre du Parti de telle région, j'ai fait telle bataille, etc. ». Les gens capables sont ainsi relégués au rôle de collaborateurs subalternes. Par réaction, ils refusent de faire marcher la machine, quitte à piller l'Etat. Les dirigeants dans l'euphorie de la victoire en 1954, puis en 1975, ont créé cette situation de blocage. La machine sociale est en panne mais les pièces de rechange sont bien enfermées dans les coffre-forts du bureau politique. Pour sauver les apparences on la fait marcher au super-magouille. On en arrive au point où l'Etat est complètement dépouillé, et où personne n'en est responsable.

Mise à mort de Gorby

Les journaux dénoncent tous les jours des filières de fraude, mais la corruption est devenue une source de profit pour les uns, un échappatoire pour faire oublier la misère et les vrais problèmes de société pour les autres. Récemment un quotidien hanoïen répliquait aux attaques en disant «qu'il n'y a pas que les cadres du parti qui son corrompus, mais les autres aussi». Faudrait-il alors inscrire la corruption dans le statut du parti ou dans la constitution comme un moyen incontournable pour construire le socialisme ? Depuis les bouleversements de l'Europe de l'Est les dirigeants s'inquiètent de leur sort. S'ils pouvaient couper la tête aux soviétiques et à Gorbatchev le premier, ils le feraient. Lors du 28ème congrès du PCUS, les conservateurs hanoïens ont joué à la roulette russe misant tout sur la montée du camarade Ligatchev. Prendre leurs désirs pour la réalité leur a fait passer de mauvais moments à se mordre les doigts.

Ces derniers mois, pour redorer leur blason, les dirigeants ont fait promulguer des textes de lois, l'une sur la marine marchande, l'autre sur le petit commerce. En effet, en 40 ans de règne stalino-maoïste, le Vietnam n'a pas connu la notion de droit qui échappe encore à la mentalité du pays. Ici on gère et règle les problèmes selon les usages et les coutumes. Par ailleurs on vient d'interdire à partir du 1er octobre d'importer et de commercialiser toutes les cigarettes de fabrication étrangère. Les raisons ? Cela a coûté trop cher à l'Etat : fuite de devises, taxes non payées dues aux marchés noirs. Coup de frein aussi sur la presse et les maisons d'éditions. Ces dernières avaient fait paraître des écrits de caractère libéral: traductions étrangères, réédition de certains romans parus dans le Sud avant 1975, récits érotiques... Dans la foulée on a interdit aux Saïgonnais de danser la Lambada jugée trop décadente. A l'approche du 45ème anniversaire de la révolution (le 2 septembre) les journaux ont rappelé à la population de se tenir en éveil car les forces impérialistes et contre-révolutionnaires cherchent toujours à semer le désordre, à déstabiliser le régime. Pour cette raison certains voyages touristiques ont été reportés après les fêtes. La capitale devait être en sécurité. Les petits délinquants ont ainsi été arrêtés puis transférés dans un endroit sûr avant d'être relâchés. Ils sont à nouveau libres d'agir car l'Etat n'a plus les moyens de les garder en prison.

Le stalinisme comme subtitut

Dans la vie quotidienne la pesanteur bureaucratique règne. L'exemple du téléphone à la poste en témoigne. La personne qui veut appeler doit remplir un formulaire ou doivent figurer ses coordonnées et celles de l'appelé, la date de l'appel... On le donne ensuite à une employée qui le contre-signe puis le passe à l'opératrice qui, elle, essaie de trouver une ligne disponible. Une fois que l'appel est terminé on vient régler à cette dernière qui passe ensuite le formulaire à la contrôleuse qui vérifie si le montant correspond bien à la durée, au tarif, et enfin elle inscrit l'appel dans un registre. Quand on veut récupérer des colis postaux venus de l'étranger, et surtout quand ceux-ci représentent une certaine valeur, il faut faire le parcours du combattant. Une certaine dame du petit peuple à qui un ami de France avait envoyé un vélo a dû débourser plus de 100.000 d (dông) = 100F, prix d'un vélo de fabrication locale, pour obtenir les signatures nécessaires des dignes responsables de la douane et de la poste, et attendre plus d'un mois avant de pouvoir le récupérer. Les petits fonctionnaires et mandarins de l'époque coloniale n'aurait pas fait mieux. En somme, le mandarinat confucéen a trouvé son substitut idéal qui n'est autre que le Parti et le socialisme à la sauce locale, la parole d'Evangile de Staline écoutée avec les oreilles du confucianisme. Ceci se traduit par le respect de la hiérarchie, le souci de sauvegarder l'ordre établi, le mépris de la femme en particulier et de l'individu en général. D'ailleurs, au slogan « prendre le peuple pour les racines» lancée par le Parti ces derniers temps, le peuple a répliqué «prendre le peuple pour les sabots» (jeu de mots en vietnamien).

Tout le mois de juillet, les Hanoïens ont retenu leur souffle car la plupart des caisses d'épargne tenues par des particuliers avec la bénédiction de l'Etat ont fait faillite. Les causes étaient multiples néanmoins on peut mentionner les principales: les caisses ont prêté de l'argent déposé par les petits épargnants (retraités, jeunes couples... ) aux entreprises à un taux d'intérêt plus élevé, mais celles-ci ont par la suite fait faillite et l'effet boule de neige s'est déclenché; certains responsables de caisse ont disparu dans la nature, d'autres ont abusé de leur fonction pour monter leurs propres affaires avec l'argent des épargnants, et cherchaient à éviter de rembourser la somme due dans le délai prévu. Dans un pays sans loi la racaille a tous les droits. L'Etat pris de panique a essayé de jouer au zorro. Mais combien de temps encore arrivera-t-il à tenir la baraque quand la confiance s'est déjà évaporée ? Voyant le vent tourner du côté des ex-pays frères, les vétérans des luttes anti-impérialistes se retournent vers l'ennemi juré d'hier afin de maintenir un régime qui ne s'alimente que de mensonges et d'oppression. Les retrouvailles sino-vietnamiennes ritualisées par la venue à Pékin en septembre du général Vo Nguyên Giap comme invité d'honneur des jeux olympiques d'Asie, et la rencontre du secrétaire général du parti accompagné de son premier ministre et du conseiller de l'Assemblée nationale Pham Van Dông avec les dirigeants chinois, ramènent un certain apaisement mêlé d'inquiétude. La voie du changement radical serait désormais bloquée et le Vietnam se plierait alors aux ordres de la Chine de Deng. Décidément ce pays n'arrête pas d'étonner le monde.


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