Communications aux colloques

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L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir
L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir


Communication faite à à EUROVIET III, Amsterdam, 2-4 juillet 1997.




Terrains d’enquêtes


Le choix des lieux d’enquêtes nous a été dicté par deux considérations, l’une objective et l’autre subjective :
- Les provinces du Nord sont reconnues comme la terre ancestrale des Vietnamiens, établis depuis au moins deux millénaires, et de ce fait, les traditions populaires, au regard des écrits datant de l’époque coloniale qui nous sont parvenus, y étaient encore très vivaces avant la rupture marquée par la guerre d’indépendance (1945-1954), puis par l’installation d’un régime dit socialiste qui, doublée d’une deuxième guerre aux effets catastrophiques à bien des égards, a renvoyé les pratiques cultuelles et religieuses aux oubliettes ;
- Les cultes pratiqués dans certains villages ont déjà, dans les années 1930 et 1940, fait l’objet d’études d’intellectuels modernes tels que Nguyễn Văn Khoan et Nguyễn Văn Huyên, pour ne citer qu’eux. Notons au passage que Nguyễn Văn Khoan fut le premier Vietnamien à s’y intéresser et à évoquer, dans son Essai sur le đình 9 des cultes du génie tutélaire quelque peu critiquables aux yeux des autorités mandarinales, gardiennes de la tradition confucéenne. C’est encore lui qui a attiré l’attention sur les rites secrets appelés « hèm ». Le retour sur ces lieux de prédilection nous permet aussi de voir si les traditions villageoises arrivent à perdurer et à se transmettre d’une génération à l’autre malgré les tourments politiques et sociaux de ces dernières décennies. Et si oui par quel processus et à quel prix. En accord avec le Musée d’Ethnologie (nouvellement créé à la suite d’une scission de l’Institut d’Ethnologie), notre institution d’accueil, qui a mis un accompagnateur à notre disposition afin de faciliter les démarches administratives, nous avons établi un calendrier qui s’étalait sur un mois. Comme il s’agissait d’une enquête exploratoire, nous avons privilégié la démarche qui permettrait de voir le maximum de villages dans ce laps de temps, aux dépens de séjours plus longs mais qui, du même coup, auraient restreint le nombre des lieux visités. Nous sommes ainsi passés par quatorze villages : cinq de la province de Bắc Ninh 10 deux de la province de Hà Tây, trois de la province de Phú Thọ 11 deux de Nam Hà, un de Hưng Yên, et un de Thái Bình. A cette liste s’ajoute la visite de lieux de pèlerinage, ou de lieux illustres tels que la Pagode des Parfums, la Pagode des Maîtres, la Pagode Phật Tích, la Pagode Dâu, etc.

Sur place, nous étions accueillis soit par un représentant du comité populaire de la commune (Ủy Ban Nhân Dân Xã), soit par un responsable du parti qui, après un échange formel d’usage, nous présentait la ou les personnes susceptibles de nous être utiles dans nos recherches. Comme nous demandions à voir des interlocuteurs d’un certain âge qui avaient participé aux célébrations des fêtes d’avant 1945 ou qui en avaient été témoins, on nous faisait rencontrer suivant les cas, soit un ou plusieurs responsables du comité des fêtes, soit le chargé de cette tâche au sein de la section locale du Front de la patrie (Mặt Trận Tổ Quốc). Nous avons également visité dans chaque village les temples, les pagodes et la maison communale ou à défaut ce qui restait de ces édifices cultuels.
Les entretiens se déroulaient le plus souvent en présence des autorités locales qui participaient activement aux discussions. Il arriva aussi que ces dernières se laissent prendre au jeu pour s’informer sur les traditions anciennes de leur propre localité, leur génération n’ayant pu connaître les pratiques du passé, - certains avouèrent sans complexe : « Nous ne savons rien sur tout ça ». Ces conditions ne constituaient nullement un obstacle à notre enquête ; cependant, il nous arriva aussi qu’on nous demande d’arrêter l’enregistrement sur magnétophone quand les discussions touchaient un point jugé sensible ; et nous aurions bien entendu préféré être en tête à tête avec l’interlocuteur privilégié.

Cette entreprise ne peut se passer sans que l’enquêteur soit confronté à des problèmes d’ordre éthique et déontologique. Plus précisément, comment surmonter les contradictions propres aux sciences humaines ? En ce qui nous concerne, comment rapporter des secrets, si secrets il y a, sans se rendre coupable d’avoir trahi ceux qui en sont dépositaires ? Comment confronter les interprétations faites à partir des recueils ou récits, aux réalités qui structurent et protègent les sociétés étudiées ? Avons-nous le droit de tout dire et de tout écrire dans le seul but de l’accumulation du savoir, aux dépens des dimensions imaginaires mais fort réelles qui forment le soubassement des sociétés villageoises ? Peut-on étaler sur la place publique des propos rapportés qui pourraient mettre dans l’embarras ou mettre en danger l’informateur, compte tenu des réalités sociales et politiques de son pays ? Toutes ces interrogations nous renvoient à la question « Pourquoi fait-on des recherches en sciences sociales ? » Nous ne sommes pas les premiers à nous poser ce genre de questions. Tout chercheur scrupuleux doit s’y trouver confronté un jour ou l’autre. Nous ne pouvons mieux faire que de partager l’avis de Maurice Godelier exprimé dans La production des grands hommes, ouvrage fort riche en réflexions sur la notion de pouvoir dans une société humaine, et notamment sur les rapports entre chercheur et société étudiée : « Un anthropologue ne peut être du camp de ceux qui volontairement ou inconsciemment méprisent et/ou détruisent la société qu’il s’efforce de connaître et de faire connaître. La connaissance n’est pas un jeu sans conséquence. (...) L’anthropologue ne peut éviter de parler et d’agir tant dans les sociétés qu’il étudie que dans la sienne propre. Mais jamais il ne doit, dans la société qui l’a accueilli, agir et parler à la place des autres, de même qu’il ne peut, dans sa propre société, laisser les autres agir à sa place.»12 En d’autres termes « on ne peut pas faire de l’anthropologie sans s’impliquer ». 13



Notes :

9. Nguyễn Văn Khoan, "Essai sur le đình et le culte du génie tutélaire des villages au Tonkin", in BEFEO, t. XXX, 1930.
10. Au 1er janvier 1997, l'ancienne province de Hà Bắc se scinda en deux : Bắc Ninh et Bắc Giang.
11. De même que Hà B¡c, la province de Vĩnh Phú se scinda à la même date en deux : Phú Thọ et Vĩnh Yên. On revient ainsi à peu de chose près au découpage administratif provincial de l’époque coloniale. Les opportunistes ont saisi cette occasion pour faire monter les enchères sur les prix du terrain dans la région, ou attribuer abusivement des terres à leur clientèle.
12. Godelier M., La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1985, pp. 15-16.
13. Citation de l'anthropologue québécois Pierre Maranda, extraite d’un article le concernant paru dans le périodique canadien Le devoir, reproduit par Courrier international du 1er mai 1997.






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