Communications aux colloques

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L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir
L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir


Communication faite à EUROVIET III, Amsterdam, 2-4 juillet 1997.




Génies des hommes et hommes de génie


Les premiers écrits en langue française sur le culte du génie tutélaire remontent, sauf erreur de notre part, au début du siècle, avec notamment les travaux de Bonifacy 16 de Dumoutier 17 et de Giran. Ces pionniers ont ouvert un vaste chantier aux générations suivantes, y compris des Vietnamiens, à la recherche de la compréhension d’un fait social assimilable à un trait d’identité culturelle de la communauté villageoise. Toutes ces recherches anciennes et récentes aboutissent aujourd’hui à une convergence de vues entre chercheurs et sociétés étudiées, - ce qui n’est pas toujours le cas -, pour admettre que le génie tutélaire incarne l’âme du village, car « il illustre et focalise le mieux la conscience collective paysanne (...), il représente le destin commun d’une société d’hommes vivant sur le même territoire » 18. Pour compléter ce tableau, on peut ajouter que le culte du génie n’a pas de vocation hégémonique ou dominatrice comme les grandes religions car, quelle qu’elle soit, la « puissance » de l’être vénéré est délimitée par l’espace du village placé sous sa protection. L’adage populaire ne dit-il pas :
Chuông làng nào làng ấy đánh
Thánh làng nào làng ấy thờ.

A chaque village, sa propre cloche qu’on fait sonner
A chaque village, son propre génie qu’on vénère)

En d’autres termes, par ces deux petits vers le village vietnamien voulait dissuader toute tentative d’expansion d’un autre culte. Ce caractère localiste renforce l’identité de chaque village et explique la diversité et le nombre impressionnant de génies adorés sur tout le territoire. Conséquence directe : malgré tout la diversité et la quantité phénoménale de génies, il n’existe pas de système de culte qui les aurait unifiés dans un panthéon, par exemple. Ceci est un simple constat. Il vaut sans doute mieux que les choses soient ainsi, ce qui interdit l’apparition éventuelle d’une puissance religieuse à vocation conquérante. Les génies sont en quelque sorte à l’image des villages vietnamiens isolés les uns des autres, sauf rares exceptions. Ne serait-ce pas là un vestige du mode d’organisation sociale et spatiale chez les ancêtres des Vietnamiens vivant dans les temps reculés en clans ou en tribus séparés et autonomes voire indépendants les uns des autres ? C’est probablement à cause de cet enracinement dans le passé traduit par l’attachement à la terre ancestrale, que les villages vietnamiens demeurent jusqu’à nos jours des archipels noyés dans une mer redoutable et dominatrice avec ses marées et ses colères. Si le village vietnamien arrive à garder ses spécificités dans les rapports inter-villages, il n’en est pas de même quand il est placé dans un contexte où l’intervention du pouvoir politique tend à niveler et à apposer sa marque. Les systèmes religieux ou philosophiques ne peuvent s’introduire dans la vie villageoise que par le biais du pouvoir politique. Ces forces envahissantes et modélisantes se retrouvent en effet dans les rituels observés lors des fêtes du village qui comportent deux aspects, l’un à caractère rituel appelé lễ, et l’autre festif dit hội. Si les réjouissances varient d’un village à l’autre selon les traditions locales, les rituels codifiés, des gestes pieux aux formules à prononcer, sont identiques partout à quelques détails près. Les officiants et participants au tế - sacrifice rituel en hommage aux génies - s’habillaient à la manière des mandarins de la Cour avec leur tenue d’apparat et le « chapeau aux ailes de libellule » (mũ canh chuồn). Les rituels de tế sont, d’après Paul Giran et Nguyễn Văn Khoan « la reproduction » des sacrifices du Nam Giao célébrés annuellement au palais royal en l’honneur de l’Auguste Ciel, ou celle des cérémonies adressées à Confucius au Temple de la Littérature, pratiques empruntées toutes aux Chinois. Sans s’attarder sur ces aspects, on peut dire que cette « copie conforme » est la marque de l’autorité du pouvoir central sur les administrations placées sous sa tutelle. Autre question sans réponse : Est-ce que le pouvoir central a imposé ces rituels aux villages sous forme d’un chantage conditionnant la poursuite des cultes locaux, ou les villageois les ont-ils tout simplement copiés sur leurs gouvernants afin d’honorer leurs génies des mêmes rites que ceux rendus à l’Être suprême que sont le Ciel ou Confucius ? La première hypothèse pourrait signifier que les autorités centrales, dans le but de rassembler sous leur direction tous les territoires en une seule entité -la nation- ont cru bon d’uniformiser les cultes sous un dénominateur commun traduit par la cérémonie du tế. Dans la seconde hypothèse, les villageois voulaient faire d’une pierre deux coups : à travers la reproduction des rites impériaux, qu’elle fût contrainte ou librement consentie, ils placèrent de fait leurs génies sur le même pied d’égalité que l’Auguste Ciel ou Confucius ; ce blasphème malicieusement étudié échappa ainsi à toute condamnation. C’est ainsi la ruse de la souris dans son jeu avec le chat. Bien que les chiffres globaux et exacts concernant les génies tutélaires sur tout le territoire du Vietnam nous fassent encore défaut, dans les années 1930 et rien que dans la province de Bắc Ninh, Nguyễn Văn Huyên en recensa 770 pour les 595 villages 19 Ce travail de Titan ne fut rendu possible que grâce à l’initiative prise par George Cœdès, directeur de l’EFEO d’alors, de lancer en 1938 « une vaste enquête sur le culte des génies tutélaires de la communauté villageoise. A cet effet il a envoyé par l’intermédiaire des autorités de l’Administration civile un questionnaire à tous les villages où un culte est rendu dans la maison commune à un génie protecteur. Ce questionnaire (inspiré des travaux de Nguyễn Văn Khoan cités plus haut) se compose de plusieurs parties : légende du génie, lieux consacrés au culte, date des rites et cérémonies, offrandes, officiants, vêtement et objets de culte, interdits à observer dans le culte et dans la vie courante, évolution du culte » 20. Mis à part le débroussaillement amorcé par Nguyễn Văn Huyên en 1940 auquel nous venons de faire allusion, cette masse monumentale d’informations jamais encore rassemblées reste toujours inexploitée jusqu’à nos jours ; elle dort en principe quelque part dans les locaux de la Bibliothèque des sciences sociales à Hanoi, ancien siège de l’EFEO. Conscients de la valeur historique et de la rareté de cette source, ses dépositaires essaient sans doute de ne pas l’exposer à tout venant. Mais il existe d’autres fonds, partiellement exploités, celui de l’Institut Hán Nôm sur les légendes de génies (thần tích) - rédigées en caractères chinois - de toutes les provinces du Nord. Le gros volume, qui, certes, a demandé un travail considérable, publié récemment par ce centre de recherches ne fournit que les titres officiels des génies consacrés, le nom des rédacteurs et l’année de la rédaction sans même indiquer les changements de nom des localités 21. Bref, le gros du travail dans ce domaine reste à faire. Côté vietnamien, le pouvoir central s’intéressa très tôt aux cultes populaires car dès les Lý, le culte des génies locaux devait être approuvé par des brevets ou édits royaux. Ce travail qui releva du ministère des Rites fut suivi par toutes les grandes dynasties sans interruption depuis les Lý (1010-1225) jusqu’aux Nguyên (1802-1945), les derniers brevets datant du règne de Khải Định (1916-1925). On codifiait les rites et on classifiait les génies, qu’ils fussent célestes (thiên thần) ou humains (nhân thần), en trois catégories : Sous les Lê postérieurs (1428-1788) 22 chaque village dut déclarer au pouvoir central tout ce qui se rapportait au culte du génie tutélaire : historique et légende du génie, rituels, date de célébration des fêtes, etc. Seuls les génies jugés convenables, ou ceux qui avaient rendu service à la nation ou à la localité furent reconnus, les plus méritants furent alors avancés d’un grade. Par contre, ceux qui avaient osé semer désordre et malheurs furent rétrogradés ou même déportés comme de vulgaires humains. Ce fut le sort réservé à Trấn Vũ en charge de protéger la capitale, pour l’avoir laissée prendre par les Français au siècle dernier 23. En outre, « il arrive souvent que les assistants (aux cérémonies) insultent le génie et l’accablent de sarcasmes » 24. Ces aspects inconnus dans les grandes religions illustrent bien la faillibilité des génies et leurs limites ; s’ils veulent conserver leur place de bienfaiteur ils n’ont pas intérêt, sous peine de sanctions, à décevoir les humains qu’ils protègent car ces derniers sont en réalité les véritables maîtres du jeu dans les rapports au sacré. Quoi qu’il en soit, ces génies ont toujours obsédé les souverains qui, pourtant, étaient les vrais ordonnateurs des cultes. On aurait dit que la puissance attribuée à ces êtres surnaturels altérait celle des souverains, que l’existence des uns mettait en danger celle des autres. Un observateur européen rapporte ce qui s’est passé sous le règne de Gia Long (1802-1819), par ailleurs unificateur du pays après de longs siècles de troubles et de guerres civiles :
La mère et la soeur du roy actuel croient aux idoles et en ont un grand soin dans les temples qu’elles ont pris sous leur protection. Ce sont les Rois du pays qui donnent aux démons tutélaires des villages des Brevets de Rois spirituels, plus ou moins honorables selon leur exploit et les maux dont ils ont délivré les habitants. Le Roy actuel régnant, qui n’est pas dévot, a fait donner l’ordre, à l’insu de sa mère, de rassembler tous les brevets anciens et nouveaux de tous les génies tutélaires des villages du Tonquin, d’examiner leurs titres, leurs exploits, les services qu’ils avaient rendus à l’Etat, ensuite d’abolir le culte de ceux dont les droits seraient douteux et de jeter leurs sièges dans la rivière, de brûler leurs brevets. Cet ordre n’a été exécuté qu’en peu endroits, parce que les mandarins craignaient que les démons se vengeassent, et que les villages donnaient de l’argent pour conserver leurs génies tutélaires. » 25

Cette volonté moraliste et autoritaire ne pouvait que produire des effets inattendus même pour ceux qui l’imposèrent. Par exemple :
Ces effets, par la force des choses, notamment des bouleversements socio-politiques, ne pouvaient que se compliquer pour finir par masquer complètement la vérité sous l’accumulation des éléments mythificateurs, ou par la présenter sous une apparence totalement conventionnelle et formelle, et le temps se chargerait d’accomplir la mystification. D’où la difficulté de remonter le temps et de décortiquer les différentes couches successives qui se sont déposées sur une réalité controversée.


Notes :

16. Bonifacy A., Les génies thériomorphes du Xã de Huống thượng, Hanoi, IEO, 1910. -, Nouvelles recherches sur les génies thériomorphes au Tonkin, Hanoi, IEO 1914.

17. Dumoutier G., Les cultes annamites, ...-, «Essais sur les Tonkinois, sorcellerie et divination», in Revue indochinoise, 1908, 1er semestre.

18. Lê Minh Ngọc, "Tín ngưỡng thành hoàng và ý thức tâm lý cộng đồng làng xã" (Le culte du génie tutélaire et la conscience collective villageoise) in Nông thôn Việt Nam trong lịch sử (La paysannerie vietnamienne dans l'histoire), t.1, Hà Nội, 1977, p. 337.

19. Nguyễn Văn Huyên, "Répartition des génies populaires à Bắc Ninh", in Institut indochinois pour l'étude de l'homme, 1940. La version vietnamienne de cet article vient d'être éditée dans le monumental ouvrage Góp phần nghiên cứu văn hóa Việt Nam (Contribution à l'étude de la culture vietnamienne), Hà Nội, 1995, t.1 pp. 450-462. Les Vietnamiens ont rassemblé ici la traduction en vietnamien de tous les travaux de cet érudit en deux volumes, constituant en quelque sorte ses oeuvres complètes.

20. Nguyễn Văn Huyên, "La communauté villageoise et le culte des génies tutélaires", in Indochine, n° 129 (15).

21. Bảng tra thần tích theo địa danh làng xã (Table de consultations des légendes de génies d'après les localités communales), Hanoi, Ed. des Sciences sociales, 1996, 869 p.

22. Cette longue dynastie fut en réalité interrompue par celle des Mạc (1527-1592), puis le véritable pouvoir fut conquis par les deux seigneuries rivales : Les Trịnh du Nord et les Nguyễn du Sud.

23. Dumoutier G., Cultes annamites, cité par Giran P., op. Cit. p. 338.

24. Giran, P., op.cit., p. 338.

25. Extrait de l’ouvrage de M. De la Bissachère, Missionnaire au Tonkin, au temps de Gia-Long, édité en 1920 par Charles Maybon, paru dans L’Eveil économique de l’Indochine, n°479 du 15 août 1926, sous le titre de « Notions sur le Tonquin ».

26. Voir Boudarel G., "L"insertion du pouvoir central dans les cultes villageois au Vietnam : esquisse des problèmes à partir des écrits de Ngô Tất Tố, in Cultes populaires et sociétés asiatiques, Paris, L'Harmattan, 1991, pp. 87-146, et - Nguyễn Văn Ký, La société vietnamienne face à la modernité. Le Tonkin de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 28-36.



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