K r i s h n a m u r t i

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Lettres aux écoles

Lettres aux écoles




Comme nous avons dit dans une de ces pages, Krishnamurti a très peu écrit : Les lettres aux écoles constituent une exception. On sait que l'éducation représente pour lui une grande importance. Ici aussi, l'éducation a pour principal but de libérer les élèves de toute peur, de toute autorité, et de les rendre responsables vis-à-vis d'eux-mêmes et vis-à-vis de la société. De 1978 à 1980 il s'est donné pour tâche d'écrire tous les quinze jours une lettre aux écoles qu'il avait fondées, afin de garder les contacts avec aussi bien le corps enseignant qu'avec les élèves. En aucun cas ces lettres doivent être prises comme des consignes ou des ordres venant d'en-haut. C'est pour lui une manière de suivre et d'accompagner son petit monde parce qu'il ne pouvait pas être partout à tout moment. Sa présence dans ces écoles quand il y venait était aussi des moments d'échanges et de partage.
Quelques extraits valent mieux qu'un discours.




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Le 15 août 1979

Le plus grand art est l'art de vivre. Il est plus grand que tout ce que l'être humain a créé avec son esprit ou de ses mains, plus grand que toutes les Écritures et leurs dieux. Seul cet art de vivre peut donner naissance à une nouvelle culture. C'est à tous les enseignants, surtout dans nos écoles, qu'il appartient de le créer. Cet art de vivre ne peut procéder que d'une liberté totale.

Cette liberté n'est pas un idéal, quelque chose qui arrivera finalement. En matière de liberté le premier pas est aussi le dernier. C'est le premier pas qui compte, non le dernier. Ce que vous faites maintenant est beaucoup plus important que ce que vous ferez dans un quelconque avenir. La vie est ce qui est en train de se passer dans l'instant même, non dans un instant imaginé, non dans ce que la pensée a conçu. C'est donc le premier pas que vous faites maintenant qui est important. Si ce pas est fait dans la bonne direction, alors la vie toute entière s'ouvre devant vous. La bonne direction n'est pas celle qui conduit vers un idéal, vers un objectif déterminé. Elle est inséparable de ce qui se passe maintenant. Ce n'est pas là une philosophie, un ensemble de théories. C'est exactement ce que signifie le mot philosophie, à savoir l'amour de la vérité, l'amour de la vie. Ce n'est pas quelque chose que l'on va apprendre à l'université. C'est dans notre vie quotidienne que nous apprenons l'art de vivre.

Nous vivons par les mots, et ceux-ci deviennent les barreaux de notre prison. Les mots sont nécessaires pour communiquer, mais le mot n'est jamais la chose. La réalité n'est pas le mot, mais le mot devient l'important quand il s'est substitué à ce qui est. Vous pouvez observer ce phénomène lorsque la description est devenue la réalité à la place de la chose elle-même - le symbole que nous adorons, 'ombre que nous suivons, l'illusion à laquelle nous nous accrochons. Ainsi, les mots, le langage façonnent nos réactions. Le langage devient la force contraignante et le mot façonne et asservit notre esprit. Les mots nation, Etat, Dieu, famille, etc... nous enserrent dans le réseau de leurs associations et ainsi notre esprit devient un esclave assujetti à la pression des mots.

Question :
Comment éviter cela ?

Krishnamurti :
Le mot n'est jamais la chose. Le mot "épouse" n'est jamais la personne, le mot "porte" n'est jamais la chose. Le mot empêche la perception réelle de la chose ou de la personne, parce que le mot suscite de nombreuses associations. Celles-ci, qui sont en fait des souvenirs, déforment non seulement l'observation visuelle mais aussi l'observation psychologique. Les mots deviennent alors un obstacle au libre cours de l'observation. Prenez les mots "Premier Ministre" et "employé de bureau". Ils décrivent tous deux des fonctions, mais les mots "Premier Ministre" évoquent un énorme pouvoir, une position sociale élevée et beaucoup d'importance, alors que les mots "employé de bureau" suscitent des associations évoquant une situation de peu d'importance et une position sociale modeste et sans pouvoir. Dans les deux cas le mot vous empêche donc de voir l'être humain. Il y a, chez la plupart d'entre nous, un snobisme invétéré. Voir ce que les mots ont fait à notre pensée, en être conscient sans faire de choix, c'est apprendre l'art de l'observation - observer sans associations.

Question :
Je comprends ce que vous dites, mais l'association est si rapide, si instantanée, que la réaction a lieu avant qu'on s'en rendre compte. Est-il possible d'éviter cela ?

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Krishnamurti :
N'est-ce pas là une fausse question ? Qui va empêcher cela ? Est-ce un autre symbole, un autre mot, une autre idée ? Si oui, alors on n'a pas saisi tout ce que signifie l'asservissement de l'esprit par les mots, par le langage. Voyez-vous, nous utilisons les mots de façon émotionnelle, c'est une forme de pensée émotionnelle, sauf dans le cas de l'utilisation de mots techniques tels que "mètre", "nombre", qui sont bien précis. Dans les rapports humains et dans l'activité des hommes, les émotions jouent un rôle important. Le désir est très fort, il est nourri par la pensée qui crée l'image. L'image est le mot et elle se conforme à notre plaisir, à notre désir. Ainsi, toute notre manière de vivre est façonnée par le mot et ses associations. Voir ce processus entier comme un tout, c'est voir comment la pensée empêche la perception, c'est saisir cette vérité.

Question :
Voulez-vous dire que l'on ne peut penser sans mots ?

Krishnamurti :
Oui, plus ou moins. Veuillez vous rappeler que nous parlons de l'art de vivre, que nous examinons de quoi il s'agit et n'apprenons pas des mots par cœur. Nous apprenons, ce n'est pas moi qui enseigne et vous qui devenez un sot disciple. Vous demandez si l'on peut penser sans mots. C'est là une question très importante. Toute notre pensée est basée sur la mémoire, et la mémoire est basée sur les mots, les images, les symboles, les clichés. Tout cela ce sont des mots.

Question :
Mais ce qu'on "se rappelle n'est pas un mot ; c'est une expérience, un événement d'ordre émotionnel, l'image d'une personne ou d'un endroit. Le mot est une association secondaire.

Krishnamurti :
Nous utilisons le mot pour décrire tout cela. Après tout, le mot est un symbole servant à indiquer ce qui s'est passé ou ce qui est en train de se passer, à communiquer ou à évoquer quelque chose. Y a-t-il action de penser sans tout ce processus ? Oui, mais on ne devrait pas l'appeler ainsi. Penser implique une perpétuation de la mémoire, mais la perception n'est pas l'activité de la pensée. C'est vraiment la vision pénétrante de toute la nature, de tout le mouvement, du mot, du symbole, de l'image et de leur charge émotionnelle. Voir cela comme un tout c'est donner au mot sa juste place.

Question :
Mais que signifie voir le tout ? Vous dites cela souvent. Qu'entendez-vous par là ?

Krishnamurti :
La pensée divise parce qu'en elle-même, elle est limitée. Observer totalement implique la non intervention de la pensée. C'est observer sans que le passé, sous forme de savoir, bloque l'observation. Alors, il n'y a pas d'observateur car l'observateur est le passé et le passé est la nature même de la pensée.

Question :
Nous demandez-vous d'arrêter la pensée ?

Krishnamurti :
C'est là encore, si j'ose dire, une question fausse. Si la pensée se force à cesser de penser, elle crée la dualité et le conflit. C'est là le processus même de division propre à la pensée. Si vous saisissez vraiment cette vérité, alors, naturellement, la pensée est en attente. Elle a alors sa propre place, une place limitée et elle ne s'approprie pas tout le champ de la vie, comme elle le fait à présent.

Question :
Monsieur, je vois quelle extraordinaire attention il nous faut. Suis-je vraiment capable de cette attention ? Suis-je assez sérieux pour consacrer à cela toute mon énergie ?

Krishnamurti :
L'énergie peut-elle jamais être tant soit peu divisée ? L'énergie dépensée pour gagner sa vie et fonder une famille, et pour être assez sérieux afin de saisir ce qui est dit, tout cela est de l'énergie. Mais la pensée la divise et, ainsi, nous dépensons beaucoup d'énergie pour l'un et très peu pour l'autre. L'art de vivre est l'art dans lequel il n'y a pas de division. C'est la totalité de la vie.

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