K r i s h n a m u r t i

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Lettres aux écoles

Lettres aux écoles




Comme nous avons dit dans une de ces pages, Krishnamurti a très peu écrit : Les lettres aux écoles constituent une exception. On sait que l'éducation représente pour lui une grande importance. Ici aussi, l'éducation a pour principal but de libérer les élèves de toute peur, de toute autorité, et de les rendre responsables vis-à-vis d'eux-mêmes et vis-à-vis de la société. De 1978 à 1980 il s'est donné pour tâche d'écrire tous les quinze jours une lettre aux écoles qu'il avait fondées, afin de garder les contacts avec aussi bien le corps enseignant qu'avec les élèves. En aucun cas ces lettres doivent être prises comme des consignes ou des ordres venant d'en-haut. C'est pour lui une manière de suivre et d'accompagner son petit monde parce qu'il ne pouvait pas être partout à tout moment. Sa présence dans ces écoles quand il y venait était aussi des moments d'échanges et de partage.
Quelques extraits valent mieux qu'un discours.




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Le 15 janvier 1983

Notre cerveau est très vieux. Il a évolué en passant par d’innombrables expériences, accidents, morts et il continue à s’épanouir depuis des millénaires. Il possède une grande variété d’aptitudes. Il est toujours actif, en mouvement et vit toujours dans ses souvenirs et ses angoisses, plein de peur, d’incertitude et de chagrin. C’est le cycle sans fin qu’il a toujours connu — les plaisirs fugitifs et une constante activité. Dans ce long processus, il se conditionne, façonnant son mode de vie, s’adaptant à son environnement comme peu d’espèces l’ont fait, alliant la haine et l’affection, tuant les autres tout en essayant de trouver une vie paisible. Il est modelé par l’activité infinie du passé, il se modifie sans cesse mais le mécanisme fondamental de récompense et de souffrance reste quasiment le même. Ce conditionnement essaie de modeler le monde extérieur mais, intérieurement, il suit le même modèle, séparant toujours le moi et le vous, nous et eux. Il est blessé et essaie de blesser. Voilà le modèle où l’affection passagère et son plaisir sont notre mode de vie.

Pour observer tout cela indépendamment de tout jugement de valeur, il devient nécessaire, s’il doit y avoir un changement profond et vivant, de percevoir la complexité de notre vie sans choix, simplement voir exactement "ce qui est". "Ce qui est" est bien plus important que "ce qui devrait être". Il a seulement "ce qui est" et jamais "ce qui devrait être". "Ce qui est" peut seulement finir, cela ne peut pas devenir autre chose. Le fait de finir est bien plus important que ce qui se trouve au-delà de la fin. Rechercher ce qui est au-delà, c’est cultiver la peur, c’est éviter, fuir "ce qui est". Nous courons toujours après ce qui n’est pas, après autre chose que la réalité. Si nous pouvions le voir et rester avec "ce qui est", aussi désagréable, effrayant ou aussi agréable soit- il, l’observation qui est attention pure, dissiperait alors "ce qui est". Une de nos difficultés, c’est que nous voulons continuer et l’on se dit : "je comprends cela et puis après ?" Le "après" s’éloigne de "ce qui est". "Ce qui est" est le mouvement de la pensée. Si c’est douloureux, la pensée essaie de l’éviter mais si c’est agréable, elle le retient et le prolonge, c’est là un des aspects du conflit. Il n’y a pas de contraire mais seulement "ce qui est réellement". Comme il n’y a pas de contraire dans le domaine psychologique, l’observation de "ce qui est" n’entraîne pas de conflit. Mais nos cerveaux sont conditionnés à croire à l’illusion du contraire. Bien sûr, il y a des contraires : la lumière et l’obscurité, l’homme et la femme, le noir et le blanc, le grand et le petit etc. Mais nous essayons d’étudier ici le domaine psychologique du conflit. L’idéal engendre le conflit. Mais nous sommes conditionnés par des siècles d’idéalisme, l’état idéal, l’homme idéal, le modèle, le Dieu. C’est cette séparation entre le modèle et la réalité qui engendre le conflit. Voir que c’est vrai n’est pas un jugement de valeur.

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J’ai étudié attentivement ce qui a été dit dans cette lettre. J’en comprends la logique, le bon sens mais le poids du passé est si lourd que l’intrusion persistante, constante d’une illusion soigneusement cultivée de ce qui devrait être idéalement, interfère toujours. Je me demande si cette illusion peut être totalement dissipée ou si je dois l’accepter comme une illusion et la laisser disparaître. Je vois que plus je la combats, plus je lui donne de la force et il est très difficile de demeurer avec ce qui est.

Mais en tant qu’éducateur, à la fois comme parent et enseignant, puis-je faire comprendre ce problème subtile et complexe du conflit chez les êtres humains ? Quelle vie merveilleuse ce serait s’il n’y avait pas de conflits, s’il n’y avait pas de problèmes ! Ou plutôt, quand les problèmes surgissent, ce qui semble inévitable, les résoudre immédiatement et ne pas vivre en continuant à les porter. Jusqu’à présent, l’éducation a cultivé la compétition, entretenant ainsi le conflit. Du fait de ma responsabilité envers l’élève, je vois donc les problèmes s’amonceler. Les difficultés me submergent et la vision de ce qu’est un homme bon commence à m’échapper. J’entends le mot "vision”, non comme un idéal ou un objectif futur mais comme la vraie et profonde réalité de la bonté et de la beauté. Ce n’est pas un rêve fantaisiste, quelque chose à réaliser, mais sa vérité même est un élément libérateur. Cette perception est logique, raisonnable et tout à fait sensée. Elle n’a aucune connotation de sentimentalité ou de fadaise romantique.

Me voici donc face à l’acceptation totale de "ce qui est" et je vois que mes élèves sont tombés dans ce piège de la fuite de la réalité. Il y a donc là une contraction et si je ne suis pas attentif et vigilant dans ma relation avec eux, je créerai un conflit, un combat entre eux et moi. Je vois, mais pas eux, ce qui est un fait. Je veux les aider à voir. Il ne s’agit pas de "ma" perception de la vérité mais pour chacun d’entre eux de voir la vérité qui n’appartient à personne. Toute forme de pression est un facteur déformant comme être ou donner un exemple. Je dois donc l’aborder très doucement et les intéresser en examinant comment le conflit prend fin — si c’est possible ou non. Il m’a peut-être fallu une semaine ou plus pour comprendre cela, pour en saisir la signification. Je ne le vis peut-être pas vraiment mais j’en ai saisi le mécanisme délicat et il ne doit pas m’échapper. S’ils en saisissent, ne serait-ce que le parfum, c’est comme une graine vivante. Je découvre que la patience n’a rien à voir avec le temps tandis que l’impatience est dans la nature du temps. Je n’essaie pas d’arriver à un résultat ou de tirer une conclusion. Je ne suis pas prisonnier de tout cela car il y a un élément régénérateur.

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Crédits photos :

- Vignette : découpage d'une carte postale, photo de Hans Kemp
- Illustration :
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