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Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel
Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel




Le prix de la guerre et de l'aveuglement
Que le thème de la guerre soit repris par la littérature dans un pays ravagé par des décennies de folie meurtrière, cela va de soi. Mais rares sont les écrits aussi puissants et bouleversants sur ce sujet que ceux de Bảo Ninh, du moins dans le cadre du Vietnam. Couronné en 1991 en même temps que deux autres romans [1] - on y reviendra - par le prix de l'Association des Écrivains de Hanoi, Le chagrin de la guerre [2] (Nỗi buồn chiến tranh) connut des péripéties dues à un régime sans loi mais qui s'octroie le droit de dicter ses préférences à ceux qui tiennent la plume. Les effets produits par ce roman décidèrent les autorités à "suggérer" à l'auteur de changer le titre en Thân phận tình yêu (Le Destin de l'amour), ce que l'auteur et la commission d'attribution des prix refusèrent. C'est pour cette raison qu'on voyait circuler à Hanoi des éditions portant ce nouveau titre jugé plus "conforme" à l'esprit du roman.

Qu'un amour soit meurtri, on en a vu d'autres et cela ne concerne que le destin des individus. Mais dire implicitement ou explicitement que deux êtres humains, parmi des milliers d'autres, sont broyés par la guerre voulue et décidée par d'autres, cela revient à remettre en question la fierté nationale tant choyée.

Bảo Ninh a su avec talent transporter les lecteurs dans un univers cauchemardesque, celui de la guerre qui brise, écrase, réduit en miettes, pulvérise, atomise les vies humaines en un clin d'oeil, avec toutes les conséquences qui s'y rapportent. Suspendus entre le rêve et la réalité qui parfois dépasse la fiction, les personnages pris dans l'engrenage de la machine destructrice, tombent les uns après les autres dans les fossés, dans les buissons, dans les tranchées, dans les vallées profondes pour peupler l'empire des ténèbres où vivent les "Âmes hurlantes", et pour permettre aux autres de survivre. Un passage du roman éclaire les sentiments éprouvés par ceux qui ont côtoyé la mort :

"Maintenant, tout est passé ... Et parce que nous avons vaincu, naturellement, la juste cause a vaincu, et c'est en réalité une grande consolation. Néanmoins, il suffit de réfléchir un peu, il suffit de voir ce qui reste de notre propre vie, il suffit de regarder de près cette paix impudique, ce pays qui a vaincu, que peut-on bien en retenir ? La douleur, l'amertume et surtout la tristesse, une tristesse infinie. [ ...] La juste cause a gagné, le devoir d'humanité a gagné, mais le mal, la mort, la violence contre des humains ont aussi gagné. [3]

Que peut l'amour dans cette folie meurtrière ? Résiste-t-il à ses effets dévastateurs ? Bảo Ninh nous livre le récit d'un événement qui a surpris les deux personnages principaux du roman, Kiên, le combattant meurtri et Phương, la jeune Hanoienne dont la guerre a volé la jeunesse.
"Ce qui arriva à Phương, dans cette aube il y avait vingt ans, dans le wagon, Kiên ne pouvait le savoir. (...)
C'était il y a si longtemps. Un événement d'avant tous les événements dans sa vie. (..)

Cette nuit-là, après l'attaque qui l'avait immobilisé, le train suicidaire reprit sa marche. (...) Des wagons noircis, grossiers, identiques, aux portières hermétiquement closes. Soudain, une portière s'entrouvrit, des hommes sautèrent du wagon sur le sol. (...) Des bâillements. Des jurons. Des effluves d'alcool. (...) Sans savoir pourquoi, Kiên était sủr que la wagon qu'ils quittaient était celui où il se trouvait avec Phương la nuit précédente. (...) Ce qu'il vit, au premier abord, n'avait rien pour le surprendre, pour l'effrayer. Dans un coin, dans la pénombre incertaine, Phương était assise, dormant peut-être, adossée à des sacs de riz, les jambes repliées, le visage plaqué sur ses bras nus qui entouraient ses genoux, les cheveux éparpillés sur ses épaules.

"Phương. C'est toi, Phương ?" Kiên tremblait, incrédule, il appela doucement, d'une voix rauque, et s'approcha. Il sentit son genou se désarticuler, prêt à s'effondrer.
Phương releva la tête. Ses joues émaciées étaient livides. Un visage étrange, comme inconnu. Sa chemise n'avait plus de boutons. Son cou était écorché. (...)
Phương laissait Kiên serrer convulsivement ses épaules, elle mordait ses lèvres livides, déchirées, elle se taisait et elle le regardait. Un regard fixe, indifférent, incertain, lointain, qui semblait vouloir bloquer les questions, les sentiments de Kiên.
Épouvanté, Kiên secoua les épaules de Phương :
"N'aie pas peur, chérie, on reviendra. (...) Mais que t'est-il arrivé ? Qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce que c'est ?"

Kiên essaya de fermer les pans de la chemise de Phương, mais il n'y avait plus un seul bouton. Le soutien-gorge était aussi de travers, un lacet pendait. Effrayé, tremblant, de ses doigts fébriles, Kiên le remit en place. La poitrine de Phương était glacée, perlée de quelques gouttes de sueur.

Il avait dix-sept ans. De son temps, à cet âge, on ne savait pas grand-chose de la vie. (...) Il avait mal, une douleur apparemment sans cause, les larmes refluèrent dans ses yeux, coulèrent sur ses joues, salées, amères
"[4].
Soutenue par une construction originale, l'histoire est racontée par le narrateur qui décrit le romancier à l'oeuvre. Démobilisé après un conflit des plus meurtriers, ce dernier se cherche dans un nouveau climat qui n'a plus rien à voir avec celui qu'il a connu dans sa jeunesse. Sa quête existentielle le transporte dans un Hanoi chargé de séquelles, et l'isole de la réalité dont il s'efforce de trouver le sens. Ce récit de guerre qui éparpille dans l'absurde les événements de la vie, les uns suspendus au fil du présent, les autres transitoires entre passé et avenir, laisse les lecteurs sans voix. L'allégorie esthétique symbolise tragiquement le destin des humains confrontés aux drames de guerre, qui pulvérisent l'espoir et l'avenir, l'amitié et l'amour. Bref, tout ce qui reste du sentiment humain a dû céder sans contrepartie au délire.

Sans doute, avec la paix retrouvée, certains écrivains se sentaient le besoin d'aborder des thèmes non conventionnels pour "payer la dette", comme l'a dit Dương Thu Hương, envers les disparus dont on ne retient pas le nom : parmi eux, les victimes de la réforme agraire inspirée de la "pensée de Mao".

Si les deux autres auteurs primés en même temps que Bảo Ninh ont abordé, chacun à sa manière, la réforme agraire dans ses heures tragiques, le roman de Nguyễn Khắc Trường, Mảnh đất lắm người nhiều ma qu'on peut traduire par "Terre des hommes, terre des fantômes", est sans aucun doute le plus terrifiant, car l'auteur a su conjuguer l'arbitraire aux règlements de comptes opposant deux clans rivaux d'un même village dans une lutte de pouvoir. Règlements de comptes qui dégénèrent en profanation, l'outrage le plus condamnable et le plus redouté des Vietnamiens. Nguyễn Khắc Trường expose les aspects extrêmes de l'amour et de la haine, deux facettes d'une même entité mue par le temps. "Tantôt l'homme menace les fantômes, tantôt il se déguise en fantôme pour terroriser les autres", peut-on ainsi lire sur la quatrième de couverture du livre. Aux heures décisives de la vengeance, l'un des protagonistes, debout devant la tombe de son ennemi juré, prend les divinités à témoins :

"Vénérable Génie tutélaire
Vénérable chef du village
Vénérable miséricordieuse Quan Âm au nirvana
Vénérable Maîtresse de l'Enfer
Permettez-moi de vous rapporter ceci :
Depuis des générations, le clan des Vũ par méchanceté et causticité a retourné sa veste, vendu des vautours pour des corbeaux, des mille-pattes pour des serpents, et fait subir tant de drames à notre clan des Trịnh. Ils ont accaparé nos rizières, notre héritage, notre amour, notre loyauté en nous causant jour et nuit des difficultés. Trop de fumée pour si peu de feu. Trop d'irritation dans notre clan. Le moment est arrivé de rendre bienfait pour bienfait et coup pour coup. Oh ! Oh ! Oh ! (...)
Vénérable Génie tutélaire, permettez-moi maintenant de profaner en le retournant, le corps d'un membre des Vũ pour ramener sur terre cette vengeance du Karma.
Que leur lignée soit éteinte pendant trois générations
Que les Vũ aient des filles et pas de garçons
Qu'il y ait naissance mais sans vie
Que leurs femmes accouchent à l'envers
Que leurs hommes meurent sans sépulture
Et que les survivants vagabondent dans le malheur
Que leurs légumes se transforment en herbes sauvages,
Leur riz en roseaux à flèche,
Leur bétel en poivrier
Leurs aubergines en piment
Qu'ils peinent, qu'ils triment
Sans espoir de survivre.
Oh ! Oh! Oh!
[5]
Dương Hướng, auteur de Bến không chồng ("Quai des sans-mari"), tout en évoquant fugitivement, par-ci par-là, cette période sombre de l'histoire récente du pays qu'est la réforme agraire, il met cependant l'accent sur le destin des femmes, contraintes et forcées à garder le silence, au prix de sacrifices physiques et moraux, pour sauvegarder les apparences harmonieuses de la vie derrière la haie de bambous. On retrouve dans ce roman les préjugés sur les femmes, les superstitions encore vivaces dans la campagne vietnamienne, et l'inévitable esprit de clan qui déchire deux familles, en l'occurrence les Nguyễn et les Vũ. L'histoire qui se déroule sur une trentaine d'années dans le cadre d'un village, s'ouvre sur le retour de Vạn après la bataille de Điện Biên Phủ. Aussi le personnage principal redécouvre-t-il sa terre ancestrale décrite à travers des moeurs et croyances traditionnelles.
"Autrefois, les vieux appelaient ce quai le "Quai des sans-mari". Aujourd'hui on l'appelle "Quai d'amour". Le Quai d'amour est divisé en trois tronçons délimités chacun par les méandres de la rivière : l'aval est réservé aux enfants et aux buffles, la portion du milieu aux femmes et l'amont aux hommes. Ils ne risquent pas ainsi de s'exposer aux souillures des femmes. (...)

Précisément le jour où le clan des Nguyễn fêtait l'inauguration du temple, le plus grand du village, dédié à ses ancêtres, dans la soirée la fille unique du chef de cette famille, aux allures légères, alla au Quai d'amour pour se baigner. Elle ne savait pas qu'en amont, les garçons du clan des Vũ étaient là aussi pour les mêmes raisons. Le romanesque de la rivière évocatrice mêlé à la beauté du corps féminin troubla l'un d'eux qui, après une plongée inégalée, enlaça le corps à la fois tendre et frais de la fille. Elle, qui s'évanouit dans les bras du garçon animé de désirs, le prenait pour une tortue, un grand reptile ophidien ou le fantôme au visage rouge venu pour la violer.

Le lendemain matin, on retrouva son corps dénudé flottant au pied du pont Đá Bạc, et un conflit sanglant, sans précédent, entre les deux clans se déchaîna.

L'ancêtre des Nguyễn formula alors une malédiction."[6]
A part cette mort mystérieuse, le roman est teinté d'un érotisme assumé, et non pas maquillé en viol, ou camouflé sous la forme de relations vécues en cachette, comme c'est le cas dans nombre d'écrits qui sauvent les apparences puritaines de la société ; il s'attaque en douceur à l'esprit clanique fort ancré en milieu rural. Le mariage célébré en toute simplicité et décidé par deux jeunes, contre l'avis de leurs familles rivales, laisse entrevoir une lueur d'espoir. Mais la haine reprend le dessus pour séparer définitivement le jeune couple.

Les lecteurs à la recherche d'ouvrages relatant les épisodes survenus dans les années 1950 pourront lire un autre roman qui, sans être primé, a fait également beaucoup de bruit à Hanoi. Il s'agit du roman de Lê Lựu, Chuyện làng Cuội qu'on peut, en simplifiant [7], traduire par "Histoires du village des menteurs", paru en 1993. Les critiques officielles n'ont pas été tendres avec ce récit qui, d'après elles, marque un tournant par rapport aux écrits précédents de l'auteur. "Histoires du village des menteurs m'a quelque peu surpris, peut-on lire dans une critique. Avec la même façon d'écrire et la même façon de présenter les faits, mais sur le plan de l'esprit, il semble qu'il y ait une autre orientation. (...) J'ai lu par deux fois ce roman. Une régression à la fois sur le plan artistique et celui des idées."

Cependant dans un autre passage, le même critique reconnaît implicitement les erreurs commises pendant la réforme agraire décrites par Lê Lựu. "Le climat qui règne dans ce village pendant la réforme agraire est décrit d'une façon très sombre. Et si je suis honnête, je dirai à l'écrivain Lê Lựu que son roman n'a pas atteint la vérité. Il n'a pas eu le courage de dire toute la vérité. Si exhaustives soient-elles, ses descriptions ne représentent que la moitié de la vérité, voire qu'une partie infime de la vérité : vérité sur les erreurs. Il existe pourtant une autre vérité, bien plus grande, celle de la justesse, la Vérité tout court. Il s'agissait à l'époque d'une grande idée humaniste de la révolution : démocratie et distribution des terres aux paysans pauvres. Pendant la réforme agraire, cette idée a été déformée par des connaissances sommaires, par l'étourderie, voire par l'esprit opportuniste et l'ignorance, ce qui peut arriver à n'importe quelle révolution."

Le roman qui s'étale sur une très longue période met le lecteur en émoi dès la première page avec la découverte du corps d'une femme morte par noyade. Il s'agit du cadavre de la vieille Đất qui a connu dans sa vie mouvementée bien des épreuves liées aux circonstances mais surtout à la corruption de l'âme humaine. On apprend au fil de la lecture que cette mort violente a été suggérée et orchestrée par Hiếu, le propre fils de la victime, un enfant naturel qu'elle a eu d'un notable du village. Humilié pendant la réforme agraire qui a poussé sa femme dans les bras de Lương, le brigadier en chef, Hiếu a avalé les couleuvres et ruminé sa vengeance. Parvenu des dizaines d'années plus tard au poste de vice-président du district, il fait payer son ennemi juré en couchant avec sa fille, sans que ce dernier ose réagir, car la situation a changé. L'origine de tous ces drames envenimés par la réforme agraire remonte aux années 40 où le Viêt-minh disputait l'influence aux nationalistes.

A ce jour, le récit de Lê Lựu est sans doute celui qui fournit le plus d'indications concrètes sur le déroulement de la réforme agraire dans ses moindres détails. L'auteur reconstitue avec minutie les procédés utilisés par "la brigade de la réforme" (đội cải cách) en indiquant sa composition, le rôle et l'appellation de chacun de ses membres, renseignements difficilement trouvables ailleurs. La redistribution des terres qui devait en théorie apporter paix et bonheur au village s'est traduite dans la pratique par des exécutions, accusations, humiliations, condamnations, trahisons et déchirements entre membres d'une même famille ; le fils se retourne contre le père, la femme contre le mari sous l'oeil inquisitorial de la brigade omnipotente qui, chargée de la mission, dissout dès son arrivée, l'appareil du parti au niveau communal. Ainsi des résistants d'hier et membres du parti deviennent la cible de leurs camarades venus d'ailleurs. Les slogans inscrits sur les banderoles tendues sur les murs donnent le ton de cette révolution au village : "Déterminés à abattre les notables, les brigands scélérats" ; "Les pauvres rappellent leur pauvreté, les malheureux leurs malheurs, sans rien cacher, sans se laisser acheter. Ne laissons pas filer entre les mailles les réactionnaires, valets de l'impérialisme, valets de la féodalité" ; "Les paysans sans terre s'associent avec les paysans pauvres, dans la solidarité avec les paysans riches pour abattre les propriétaires terriens, les méchants hobereaux" ; "Vive la politique de réduction des impôts et la réforme agraire" ; etc. etc." [8] Les instructions basées uniquement sur l'arbitraire sont pourtant indiscutées et indiscutables : atteindre le quota de 5 % dans l'élimination des propriétaires fonciers. Les dénonciations publiques visant à incriminer l'accusé se déroulent ainsi par étapes précises, étudiées et élaborées au préalable par la brigade. Prendre part au tribunal populaire, cela s'apprend et se prépare. C'est l'heure de gloire du "tribunal populaire" orchestré par la brigade.
"Nous avons 36 personnes qui sont prêtes à dénoncer et réparties en groupes de la façon suivante : 3 dénonceront l'accaparement des terres ; 4, le métayage ; 6, les mauvais traitements ; 5, les intérêts versés en nature ; 1, le viol ; 4, l'espionnage au profit d'ennemis ; 3, la participation au parti nationaliste VNQDĐ ; 6, l'exploitation des journaliers ; 2, le complot d'assassinat visant Bạt afin de faire taire le témoin ; 2, le complot anti-réforme. Si l'une d'entre elles s'épuise pendant la dénonciation, le tribunal fera appel à quelqu'un d'un autre groupe pour respecter le temps qui nous est imparti.

Parmi les huit personnes qui s'entraînaient à dénoncer, seulement trois sont parvenues à produire des effets tionnels. Ces victimes ont dénoncé, preuves à l'appui, avec précision et clarté. (...) Madame Xuyến (par exemple) est montée sur l'estrade pour le (l'accusé) questionner : "Te souviens-tu de la touffe de maĩs ?" Il va demander inévitablement "mais quelle touffe de maïs ?" A ce moment-là elle poursuit : "Tu fais encore semblant ? La touffe de maïs sur laquelle tu m'as renversée sur le dos dans la nuit du 12 décembre 1953, te rappelles-tu ? A cause de toi j'ai perdu ma virginité. Tu as détruit ma vie avant de me contraindre à épouser Hiếu, le fils de ta femme, pour étouffer le témoignage et te dérober à tes crimes." (...)

Demain, si une victime bafouille ou trébuche sur un mot, les autres membres du groupe devront lui souffler la suite, et les camarades chargés de la propagande emboîteront le pas, sans tarder, en criant dans les haut-parleurs : "A bas ! A bas !" Si quelqu'un oublie la réplique, il est interdit aux autres de rire. Celui qui rira sera considéré comme un réactionnaire qui rabaisse l'esprit de lutte des paysans. Quand la victime cherche ses mots, le peuple peut venir gifler l'accusé en lui disant : "Tu oses encore rester récalcitrant ?", ou bien "Ce propriétaire fumier doit payer ses crimes." [9]
Comment peut-on échapper à ces chefs d'accusation, tous aussi graves les uns que les autres ? On est à la veille du verdict populaire incriminant un personnage considéré comme le plus redoutable, un gros poisson qui rapportera gloire et justice à la politique humaniste de la réforme agraire. Et l'accusé n'est autre qu'un ancien combattant de Điên Biên Phủ, un communiste qui croyait encore aux idéaux de la révolution, à la lucidité de son parti. Il voudrait bien alerter les autorités centrales au sujet de ces égarements qui mettent en danger le parti, mais on l'empêche de le faire. Trop tard, quand l'ordre venant d'en haut de faire arrêter les exécutions parvient au village, le brigadier en chef vient de le faire fusiller quelques secondes plus tôt.


Notes :

[1]. ll s'agit de Bến không chồng (Le quai des sans-mari) de Dương Hướng, et de Mảnh đất lắm người nhiều ma (Terre des hommes, terre des fantômes) de Nguyễn Khắc Trường, publiés par les Editions de l'Association des Écrivains, Hà Nội, 1991. Ni l'un ni l'autre n'a encore été traduit en français à ce jour.

[2]. La version française est parue chez Philippe Picquier en 1994, traduit par Phan Huy Đường.

[3]. Bảo Ninh, Le chagrin de la guerre, trad. française, op.cit. p. 207.

[4]. Ibid., p. 219-221.

[5]. Nguyễn Khắc Trường, Mảnh đất lắm người nhiều ma (Terre des hommes, terre des fantômes), Hanoi, 1991, pp. 110-112.

[6].Dương Hướng, Bến không chồng (Quai des sans-mari), Hà Nội, p. 13.

[7]. Cuội représente dans la société vietnamienne un personnage légendaire qui ment comment il respire. Il existe dans certaines localités des traditions de concours de mensonge.

[8]. Lê Lựu, Chuyện làng Cuội (Histoires du village des menteurs), Hà Nội, 1993, p. 172.

[9]. Ibid., pp.239-241.



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