T h è s e

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La société vietnamienne face à la modernité.
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale
La société vietnamienne face à la modernité.
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale




Vers l'individu moderne ?





Ca trù

La partie historique de ce sous-chapitre s'inspire de l'ouvrage Việt Nam ca trù biên khảo (Étude sur le mode de chant ca trù du Vietnam) de Đỗ Bằng Đoàn et Đỗ Trọng Huề [25], qui ont retracé les origines de cette tradition, et retranscrit les chants les plus célèbres laissés par les lettrés de différentes époques. Nous la compléterons par des renseignements recueillis au cours de notre séjour au Vietnam pendant l'été 1990. Nous y avons rencontré le musicien Nguyễn Xuân Khóat qui, passionné pour ce mode de chant dans sa jeunesse, en est devenu aujourd'hui un des rares spécialistes, et la chanteuse Kim Dung, figure artistique de la musique traditionnelle du Vietnam. Âgée d'une quarantaine d'années et presque l'unique représentante de cette tradition, elle s'efforce à l'heure actuelle de transmettre ses talents à sa fille ; tandis que son mari l'accompagne comme musicien dans les représentations.

Nous laissons délibérément de côté l'aspect musical, qui relèverait de la compétence de musicologues pour nous pencher plus spécialement sur les particularités du ca trù en tant que tradition.

Scène conjugale dans une maison de chanteuses.
Phong hoá,
n° 13 jan. 1933
photo Mode de chant encore célèbre sous la colonisation, le ca trù est tombé aujourd'hui en désuétude : chanteuses et musiciens sont à présent une "espèce en voie de disparition". Pour la ville de Hà Nội, les survivants de cette débâcle se comptent sur les doigts d'une main.
Ca trù est formé de deux mots sino-vietnamiens : "ca" veut dire "chanter", et trù, "ticket" (en vietnamien thẻ) désignant les morceaux de bambou portant des idéogrammes, qu'on offre en récompense aux chanteuses à des moments précis des soirées artistiques. En fin de spectacle, ces "tickets" sont convertibles en monnaie. Ainsi le ca trù était-il populairement connu sous l'appellation de hát thẻ ("chant au ticket") [26]. Il porte un autre nom, hát ả đào : hát, terme vietnamien, signifie chant, alors que ả đào a deux origines historiques possibles :
- Sous le règne de Lý Thái Tổ (1010-1028), fondateur de la dynastie des Lý, Đào Thị fut reconnue comme chanteuse réputée. De ce fait, les chanteuses furent appelées par la suite Đào nương (du nom de Đào Thị), où nương signifie "jeune fille" en sino-vietnamien ;
- Dans la période 1400-1407, sous le règne des Hồ, on connaît une autre chanteuse dont le nom de famille est Đào, et originaire du village de Đào-Đằng. Comme elle avait contribué à évincer les troupes des Minh, on a fondé, à sa mort, un temple pour la vénérer, et son village a été rebaptisé Ả-Đào [27].

Origine légendaire


Au temps de la colonisation on parlait plutôt de cô đầu au lieu de ả-đào. En vietnamien est l'équivalent de ("jeune fille" en sino-vietnamien) ; đầu désignait originellement la somme d'argent que les chanteuses versaient à la fin de chaque représentation au maître qui les avaient formées. Ainsi ả-đào, la chanteuse est encore appelée cô đầu.

Pour des raisons de commodité, nous parlerons de ca trù quand il s'agit du mode de chant, et de cô đầu pour nommer les chanteuses.
D'après les deux auteurs cités, l'origine du ca trù remonte à la dynastie des Lý (1010-1225). Comme nombre de faits et d'événements survenus au Vietnam, le ca trù s'est vu doté, selon la règle, d'origines mythiques. D'après le recueil de Nguyễn Xuân Lan, qui descend de Nguyễn Công Trứ (1778-1858), un lettré réputé pour ses poèmes et son esprit d'indépende, et connaisseur du milieu des cô đầu, la légende sur la fondatrice des chanteuse (Tổ cô đầu) remonte à l'époque des Lê postérieurs (à partir de 1428) [28].

Il était une fois un nommé Đinh Lễ qui, originaire de Hà Tĩnh et poussé par l'élan de son indépende d'esprit, préféra la musique aux situations sociales enviables. Il passait ses journées à chanter en jouant du đàn nguyệt (sorte de guitare en forme de "lune" d'origine chinoise) dans une forêt de pins. Un beau jour, sur le chemin du retour, il fut surpris par deux vieillards qui tenaient à la main l'un, un morceau de bois, et l'autre une feuille de papier. L'un d'eux lui dit :"Nous savons que tu as des talents, c'est pourquoi nous t'offrons ceci pour que tu le transmettes aux générations suivantes". Ils lui présentèrent le morceau de bois et la feuille de papier, et ajoutèrent avant de disparaître : "Vas chercher un bon luthier et tu lui diras de fabriquer un instrument suivant le modèle dessiné. Les sons émis éloignent les mauvais esprits, chassent la tristesse, et guérissent les malades". Đinh Lễ écouta leurs conseils, et un artisan lui fabriqua l'instrument de musique avec le bois de ngô đồng (une variété de sterculier) qu'il avait reçu des vieillards. Les sons de cet instrument se révélèrent magiques : ils égayaient tous ceux qui écoutaient, les malades incurables retrouvaient peu à peu la santé. Đinh Lễ devint ainsi célèbre.

Un jour, il se rendit dans le district de Thượng-xuân, de la province de Thanh Hóa. La jeune fille du mandarin de ce district, Hoa, alors âgée de 19 ans, était réputée pour sa beauté mais elle avait perdu la voix à l'âge de 10 ans. Les parents de Hoa invitèrent Đinh Lễ à venir chez eux jouer de la musique. Or dès qu'elle eut entendu l'instrument merveilleux, Hoa abandonna son repas et prit ses baguettes pour en frapper un presse-papier de bois au rythme de la chanson. Et quand il eut fini de jouer, elle reposa ses baguettes et s'exclama : "Cette musique est extraordinaire !" Une servante qui avait entendu ces paroles, s'empressa de rapporter la bonne nouvelle au mandarin, qui demanda au musicien de continuer à jouer, puis l'invita à se rendre auprès de sa fille: dès que leurs regards se furent croisés, elle se comporta comme si elle l'avait toujours connu, et se mit à converser avec lui. L'heureux événement décida les parents à proposer en mariage leur fille au musicien, qui l'accepta. Quelque temps après, le jeune couple se retira dans le village du mari, et tous deux se consacrèrent au métier d'artiste, en formant de nouveaux mélomanes à jouer de l'instrument et à chanter.

Ainsi le đàn đáy (đàn : terme générique désignant les instruments à cordes, đáy : nom de l'instrument) fut fabriqué à une grande échelle. Un beau jour, Đinh Lễ retourna dans la forêt avec ses deux disciples. Et en fin de journée, sur le chemin du retour, ils croisèrent encore les deux vieillards. Đinh Lễ les reconnut et s'agenouilla pour les saluer. L'un d'eux montra du doigt l'instrument : "Ceci est un objet sacré, il ne peut rester longtemps dans ce bas monde", et il le reprit. L'autre, lui touchant l'épaule en signe de familiarité, lui dit :

- Tu es par tes vertus digne d'être notre disciple. Tu as bien transmis ton art aux autres et tu t'en es servi pour aider ton prochain, sans en abuser et sans attendre des récompenses ou des éloges en retour. Grâce à cela ton nom est inscrit dans le "registre des enchanteurs" (tiên-phả). Ta vie sur terre se termine là, suis-moi sur la montagne pour apprendre la voie immortelle afin de devenir indestructible comme les monts et les eaux. Voyant que Đinh Lễ hésitait encore, il poursuivit :

- La vie est une dette, l'amour un péché. Si tu te laisses prendre aux des attachements tu ne seras pas digne de nous, et tu le regretteras.

Đinh Lễ consentit alors à les suivre et demande à un de ses disciples de rapporter l'histoire à sa femme. Hoa apprit la nouvelle avec sérénité, sans tristesse ni protestation, elle fut au contraire comblée que son mari ait rejoint les "enchanteurs" (tiên). Le lendemain, elle organisa un grand repas pour les représentants du village en les prenant à témoin du don des tous ses biens aux pauvres. Elle continua cependant à donner ses cours de chant. Peu de temps après, elle tomba malade et mourut. La chronique royale a rendu un hommage posthume à ce couple légendaire en l'érigeant au rang de prince et de princesse[29].

Dans l'ien temps, les musiciens et chanteuses se regroupaient, au niveau du village, en quartiers (phường) au sein de la "corporation" (giáo phường). Chaque quartier avait son représentant appelé ông trùm, et parmi ces mandataires, la corporation en choisissait un, en charge de diriger les affaires de la confrérie. Ce dernier, nommé quản giáp , était reconnu comme interlocuteur dans le domaine de l'art, au niveau du village, par les autorités centrales. Ne pouvait pas cependant devenir chanteuse qui voulait. Celle qui n'était pas issue du milieu et qui voulait s'initier au ca trù devait trouver une famille adoptive qui l'aiderait à s'y intégrer. La tradition considérait que la chanteuse adoptive ne pouvait avoir une éducation comparable à celle d'une "chanteuse de souche" (cô đầu nòi) même si sa voix pouvait être aussi excellente.

Si dans l'ien temps l'enseignement était l'apanage des hommes, le cas des chanteuses était une exception, car elles devaient apprendre les caractères chinois indispensables à l'exercice du métier. La formation de chanteuse durait en moyenne cinq ans, au cours desquels l'éducation morale tenait une place aussi importante que l'éducation artistique. L'apprentissage du métier se faisait surtout le soir chez les confrères et consoeurs, car dans la journée les futures chanteuses,- et même les chanteuses attitrées -, travaillaient comme les autres paysannes. En fin de parcours, la chanteuse devait se présenter devant le quản giáp avec les indispensables chiques de bétel, que l'on distribuait par la suite à tous les membres de la corporation pour leur annoncer la venue d'une nouvelle artiste. Les confrères expérimentés se retrouvaient pour lui faire passer un examen final : si le résultat était concluant, la corporation la reconnaissait comme membre actif. Puis la nouvelle venue choisissait, en accord avec la corporation, un jour faste pour organiser un festin en invitant un personnage réputé de la région à y assister. C'est le rituel du Mở xiêm áo ( mở : ouvrir; xiêm : vêtement luxueux couvrant le haut du corps pour les hommes dans les temps iens, ou jupe très distinguée que portaient les femmes des classes dirigeantes; áo : vêtement couvrant le haut). Il s'agit sans doute d'une cérémonie au cours de laquelle on remettait à la chanteuse un nouveau vêtement bolisant son entrée dans le cercle des professionnelles.

Si la beauté physique était prise en compte dans les examens de sortie, elle devait cependant passer au second plan derrière le comportement moral. Dans les concours organisés à la maison communale (đình) lors de la fête du village, celle qui était remarquable par sa beauté physique mais critiquable sur le plan moral, devait céder la place d'honneur de thủ khoa ("major") à une autre, moins jolie mais irréprochable dans le domaine de la moralité.
Sans le musicien, la chanteuse ne pouvait exister. Par son soutien instrumental, il participait également au chant. Comme c'était un milieu fermé, et pour fixer des limites, la tradition voulait que le musicien fût soit le mari, soit le père ou le frère de la chanteuse. Ces prescriptions visaient à préserver son image et sa réputation : on avait affaire à des artistes et non à des filles de moeurs légères. Il existait dans plusieurs provinces du Nord-Vietnam (Hưng Yên, Hà Đông, Nam Định, Hà Nội) un temple dédié à la fondatrice des chanteuses (Tổ cô đầu).

Le 11e jour du 12e mois lunaire, les différentes corporations du pays célébraient une fête pour la commémorer. Bien que la popularité des chanteuses ait gagné tout le territoire du Vietnam, le pays du ca trù se limitait à ces quelques provinces. Quant aux instruments, le ca trù n'en utilise que trois, assez simples dans leur réalisation :
Autrefois, les artistes se déplaçaient pour se rendre chez les particuliers ou aux différentes cérémonies publiques. La fête de village au đình était le cas le plus courant ; d'où l'appellation de hát cửa đình ("chanter devant la maison communale"). Les professionnelles dansaient également sur certains morceaux de musique. Le lendemain des fêtes, le village remettait au représentant de la corporation la somme d'argent correspondant aux "tickets" (trù) reçus la veille par la chanteuse en guise de récompense. Cette somme était par la suite répartie :

Lettrés et chanteuses

Quand la Cour organisait de grandes fêtes, elle faisait également appel aux chanteuses, que leurs confréries sélectionnaient au préalable par voie de concours. Après leurs prestations, le ministère des Rites félicitait les meilleures d'entre elles. Dans le cas des particuliers, il s'agissait pour la plupart de mandarins, qui invitaient les chanteuses pour célébrer leur promotion sociale (khao vọng) ou leur avement en âge (mừng thọ). Les lettrés enfin, recherchaient leur compagnie pour partager une entente littéraire : ils les invitaient chez eux, ou bien organisaient des soirées privées, par exemple sur une pirogue qui suivait le cours d'eau sous la pleine lune. En général, les représentations avaient lieu pour un petit groupe de trois ou quatre lettrés, qui composaient des poèmes selon les règles spécifiques du ca trù. Au plus doué et expérimenté des quan viên (participants) revenait la baguette pour battre le tambour. La chanteuse avait en charge de transcrire en musique les paroles écrites pour les interpréter, et à défaut d'inspiration, elle reprenait les morceaux connus. Elle faisait vivre ainsi les sentiments cachés dans les poèmes. L'entente réciproque entre lettré et chanteuse se situait à ce niveau de leurs sensibilités artistiques dans un respect mutuel. En dehors du cadre privé (chez les mandarins ou chez les lettrés) et des représentations à caractère public, il n'y avait pas d'autres lieux d'expression pour les artistes du ca trù.

Au début du XXe siècle, la migration des chanteuses vers les centres urbains, à la recherche d'une vie meilleure, a donné naisse aux fameuses "maisons de chanteuses" avec les déboires et la dégradation de la culture artistique dont il a été question dans le précédent chapitre. Ainsi en quelques décennies, sous l'effet de la vie moderne, le ca trù comme mode d'expression artistique et culturelle fort ré dans la tradition est-il devenu une vulgaire distraction à caractère charnel. Il ne faut pas pour autant idéaliser le sort des chanteuses d'antan, car vis-à-vis de la société, elles formaient avec les musiciens une "classe à part" (xướng ca vô loài). Sous les Lý on les appelait vulgairement con hát ("con": spécificatif désignant les animaux, ou les femmes avec une forte connotation péjorative, "hát" : chanter).

Sous les Lê postérieurs, les mandarins qui prenaient des chanteuses comme femmes légitimes ou comme concubines étaient passibles de 70 coups de bâton; les fils de mandarins, de 60 coups de bâton, et le divorce devait se prononcer. Ce qui n'empêchait pas la Cour de faire appel à elles pour ses distractions, ou d'en garder quelques-unes pour les besoins de la cause. En outre, les descendants des chanteuses étaient écartés des concours littéraires. Il fallut attendre le règne de Lê Dụ Tông (1706-1729) pour voir disparaître cette mesure [31], sous la pression de l'opinion qui jugea injuste le fait que Đào Duy Từ (1572-1634), fils d'un responsable d'une corporation de ca trùsoit interdit de concours alors qu'il avait les capacités requises. Confronté à cette injustice, il finit par émigrer dans le Sud pour servir la seigneurie des Nguyễn [32], et devint dans la région de Quảng Bình le maître d'oeuvre des fortifications qu'on appelle Lũy Thầy, au centre du Vietnam.

Mais l'histoire retient encore nombre de chanteuses célèbres. Tel est le cas de Nguyễn Thị : L'histoire d'amour entre Nguyễn Thị et Vũ Khâm Lân remonte au XVIIIe siècle. A l'âge de 16 ans, le jeune Lân, contraint d'abandonner ses études sous la pression de sa belle-mère, finit par quitter sa famille. Il fut alors recueilli et aidé par un lettré qui découvrit ses potentiels et son goût pour les études. Un soir de fête, Lân, mal vêtu, se rendit à la maison communale pour assister aux divertissements, et se cacha derrière un poteau à l'écart des autres jeunes gens bien habillés. Pendant que les chanteuses dansaient, l'une d'entre elles, Nguyễn Thị, âgée d'environ 18 ans, le découvrit blotti dans un coin, et tomba évanouie sans qu'on sût pourquoi. Le lendemain, elle chercha à le retrouver, et lui remit une somme de dix ligatures. Lân accepta cette aide généreuse. Elle revint le voir peu de temps après, toujours munie de vivres et de subsides.
Il lui arrivait aussi de passer la nuit chez lui, pour l'aider dans les tâches matérielles. Tant de délicatesse troubla Lân, au point qu'il souhaita passer la nuit avec elle, mais Nguyễn Thị fit alors une mise au point : "Si je n'étais qu'une chanteuse de moeurs légères, les hommes qui voudraient en profiter ne manqueraient pas. Ce n'est pas non plus parce que je suis chanteuse que je recherche un futur lettré. Si telle est ta façon de voir, alors je m'en vais". Et elle se retira, le laissant en compagnie de ses remords.

Deux ans plus tard, alors qu'il s'apprêtait à se présenter au concours, elle reparut en lui offrant encore une somme d'argent pour couvrir les frais occasionnés. Il chercha par tous les moyens à savoir où elle habitait, mais les larmes aux yeux, elle refusa de le lui dire : "Plus tard, si tu ne changes pas d'avis, je viendrai te retrouver. Pour l'instant, mes origines pourraient te causer des soucis. Alors ne me demande rien à ce sujet". Puis elle s'en alla de nouveau.

Sorti "major" (thủ khoa) du concours provincial, Nguyễn Lân, sous la pression de son père, car entre-temps il avait rejoint sa famille, fut contraint de se marier. Les années passèrent, et lors d'un autre concours qu'il passait à la capitale, Nguyễn Thị vint lui souhaiter bonne che, mais gêné par sa nouvelle situation conjugale, il ne sut que lui dire. Elle, qui avait appris la nouvelle, le conseilla de consacrer ses efforts à servir le pays car la route était encore longue. Le destin fit qu'elle ne put rester à ses côtés. Le temps passait. Lân fut promu mandarin d'armes, grade doublé d'un titre civil.

Vingt ans plus tard, au cours d'un repas chez un ami, Lân revit celle qui avait failli devenir la compagne de sa vie. Nguyễn Thị lui raconta qu'elle s'était elle aussi mariée, dix ans auparavant, mais que son mari était déjà décédé. Elle continuait à chanter pour faire vivre sa mère. Lân, qui l'estimait toujours, lui proposa de venir avec sa mère habiter chez lui, ce qu'elle finit par accepter. La mère de Nguyễn Thị mourut peu de temps après. Elle décida de partir. Il lui proposa une somme d'argent, mais elle refusa, disant que l'argent n'avait pas de sens quand elle-même ne pouvait pas être sa femme légitime. Et la chanteuse poursuivit son chemin vers l'inconnu, sans que personne ne sût où elle allait .

D'une manière générale, les lettrés célèbres de toutes les époques avaient plus ou moins des relations sentimentales avec des chanteuses. Pour échapper à la monotonie de la vie quotidienne, ils avaient besoin d'elles qui leur permettaient de se réaliser sur le plan émotionnel et sentimental. A l'inverse, elles s'appuyaient sur eux pour se faire connaître auprès du public. Ce rapport de complémentarité aboutissait naturellement à une relation amoureuse plus ou moins explicite. Bien que le mariage avec une chanteuse ait été pendant longtemps proscrit pour les classes dirigeantes, auxquelles appartenaient les lettrés, les transgressions n'étaient pourtant pas rares, à commencer par les dignitaires de la Cour ou par les monarques eux-mêmes : Trần Dụê Tông (1372-1377), et plusieurs seigneurs des Trịnh (Trịnh Tráng, Trịnh Doanh, Trịnh Cương) ont épousé des chanteuses[33]. Si l'interdiction de passer les concours littéraires pour les descendants de telles unions a été supprimée sous le règne de Lê Dụ Tông, on en est redevable surtout à l'épouse de Trịnh Cương, chanteuse, érigée en "mère de la patrie" (quốc mẫu). Sous ce même règne, la chanteuse Nguyễn Thị Huệ a été retenue pendant vingt ans à la Cour. L'histoire n'a pas précisé de quel membre de la Cour elle était concubine, toutefois Trịnh Cương l'appréciait, et elle n'a pu regagner sa famille qu'après la mort de celui-ci [34].

Le poète Nguyễn Du (1765-1820), célèbre pour avoir laissé le roman en vers Kiều, eut de même dans sa jeunesse une relation sentimentale avec la chanteuse Cẩm-Nương. Mais le plus renommé des lettrés passionnés par le ca trù fut sans conteste Nguyễn Công Trứ (1778-1858), sorti "major", avec le titre de Giải nguyên , de la promotion 1819 du concours au palais royal sous Gia-Long, et qui a laissé un nombre considérable de poèmes chantés. On raconte à son sujet l'anecdote suivante : dès sa tendre jeunesse il était déjà amoureux de Hiệu-Thư, chanteuse réputée à la fois pour ses talents artistiques et pour sa beauté. Mais les prétentions de celle-ci lui interdisaient toute tentative de séduction. Un beau jour, et comme il jouait bien du đàn đáy, il s'autodésigna instrumentiste afin de l'accompagner chez un particulier pour une représentation. Il avait élaboré un plan pour rester seul avec elle : il oublia volontairement chez lui les cordes de l'instrument, le jour où il se rendit au rendez-vous, avec elle et un jeune novice. Il fit semblant de s'en rendre compte sur la route. Le voyant embarrassé, elle envoya le jeune novice chercher les cordes. Le voilà enfin seul avec elle : il s'approche d'elle et la prend dans ses bras. Prise de faiblesse, Hiệu-Thư ne se défendit que pour la forme en poussant de petits cris. Puis il la laissa seule sur la route et s'éloigna dans une autre direction [35]. Dix ans après, devenu mandarin de la province de Hải Dương, il organisa son anniversaire en invitant des chanteuses à la fête. L'une d'elles l'apostropha allusivement et chanta :
Je me suis retrouvée seule un jour dans les rizières,
J'ai dû pousser de petits cris, le héros s'en souvient-il ?

Le lettré se rappela en effet sa jeunesse turbulente, et dédia un poème à Hiệu-Thư, qui lui avoua qu'elle était encore célibataire car elle l'attendait.

Classé patrimoine immatériel de l'Humanité par l'Unesco, le Ca trù renait aujourd'hui de ses cendres
Photo : http://www.baoxaydung.com.vn/
illus2 Autre figure célèbre, l'indigné Cao Bá Quát (1809-1854) qui se vantait d'être dépositaire de la moitié des connaisses littéraires possibles (un quart revenait à son frère jumeau Cao Bá Đạt et à son ami Nguyễn Văn Siêu, aux autres le dernier quart). Son éloquence et son orgueil ne plaisaient pas aux mandarins de moeurs conservatrices, d'où ses échecs aux concours littéraires et son indignation. La compagnie des chanteuses devint pour lui un passe-temps naturel. Plus près de nous le poète Tản Đà, de son vrai nom Nguyễn Khắc Hiếu [36], a laissé lui aussi des poèmes composés en mode ca trù, qui témoignent de son admiration pour les chanteuses, sans parler de ses fréquentations. Il va de soi que les poèmes chantés à la Cour ou à la fête du village n'ont pas la même signification que ceux des soirées privées. Nous nous intéressons plus particulièrement à cette deuxième catégorie qui nous semble révélatrice de la liberté d'expression, voire de la liberté individuelle. Signalons simplement au passage que contrairement aux poèmes classiques composés intégralement en sino-vietnamien (en fait, du chinois tout court), les poèmes en mode ca trù sont écrits en vietnamien, et les allusions littéraires ou historiques n'y tiennent que peu de place.

Voici l'Adieu de Nguyễn Công Trứ :
L'un s'en va l'autre reste,
Quel tourment que ces moments de séparation;
L'amour sait si bien embêter les gens,
Le feu d'adieu ne peut se refroidir. (...)
Il est facile de se séparer mais difficile de se revoir,
La passion pour le chant et la musique
A fait l'inachèvement de cet amour.
Plus tard, loin de tout cela,
Je regretterai les années d'attachement.
Avec les rires et les paroles d'un instant,
Une seule journée suffit pour être intimes.
Pourquoi l'un est-il triste et l'autre pas ?
L'amoureux sent un poids sur ses épaules ;
Il pense à celle qui habite dans un village lointain,
Cette pensée envahit son chemin.
Comment faire pour tout faire ?[37]

Cao Bá Quát, réputé pour son orgueil, a laissé ce poème intitulé Ngán đời (Le dégoût de la vie) :
Ne me demandez rien sur les péripéties de la vie,
La pirogue s'ave dans le brouillard sur l'eau mouvante.
Allongé, la main sur le front [38] je divague. La vie n'est qu'un rêve.
Il n'y a que du vent sur la rivière, la lune sur la montagne,
Cet univers commun en fait n'appartient éternellement qu'à moi.
Les uns vivent à la ville, les autres dans la forêt.
Je bats le rythme et je chante "Ne voyez-vous pas que l'eau du Fleuve Jaune provient du ciel ?
Pourquoi se fatiguer dans la vie ? [39]

Le malcheux aux concours Trần Tế Xương, alias Tú-Xương (1870-1907), n'est pas étranger aux plaisirs que procure le ca trù. Un de ses poèmes s'appelle Hát cô đầu
Ce qui compte dans la vie, c'est faire ce qu'on a envie de faire,
Rien ne vaut les guili-guili (hú hí) en compagnie des chanteuses.
Quand on s'amuse, elles sont là disponibles et serviables,
On boit, on joue aux cartes, on bat le tambour.
Après l'alcool on contemple sans se lasser les fleurs,
L'alcool devant les fleurs, quel plaisir ! Amusez-vous, vous autres,
Qu'on s'amuse ou qu'on ne s'amuse pas, cela revient au même.
Avec ce qui appartient à la nature, pas la peine de se gêner,
On se délivre ainsi des dettes liées à la gloire.
Et l'on s'amuse à défoncer la peau du tambour.
[40]

Trần Lê Kỷ (1864-1920) est encore plus explicite à propos du plaisir dans son poème Chơi cho thỏa thích ("S'amuser à assouvir sa faim") :
Jusqu'à quinze ans on n'est qu'un gamin,
A quarante-cinq ans, la vieillesse commence;
Si l'on compte la durée des attachements amoureux,
On doit être épuisé au bout de trente-cinq ans. Et pourtant,
On continue à traîner à l'école, à passer des concours, à être mandarin,
C'est rare qu'on ait le temps dans cette vie occupée.
Comme la nature a créé l'homme,
Si on ne s'amuse pas, les autres nous prendront pour des cons.
On s'amuse tant qu'on peut, jour après jour,
Poliment à la manière des jouisseurs pour être digne d'être un homme.
On s'amuse comme tout le monde. Ne traitez pas la lubricité de bêtise,
Sans elle comment la pudeur pourrait-elle exister ?
Je te (à la chanteuse) conseille de te préserver !
[41]

Le poème Cái dại (la bêtise) du tiến sĩ Dương Khuê (1835-1898), autre amateur avisé du ca trùva dans le même sens :
Qui n'a pas les cheveux bls à l'âge de cent ans ?
Personne ne peut tout savoir.Quand on regarde la lune, elle sourit,
Quand on regarde la fleur, la fleur fait des commentaires.
Lorsqu'on repense aux années passées,
Aucune bêtise ne ressemblait à une autre.
On se réveille en sursaut, on croit que c'était un rêve,
On réalise que les souhaits ne conduisent nulle part.
On en vient à reprocher à la nature de prendre plaisir à enquiquiner les gens,
De les pousser aux pires sottises,
A s'amuser, la barbe en bataille, l'oeil égaré, la ceinture défaite,
On s'enfonce toujours inassouvi dans les idioties.
Cessons maintenant de nous abêtir, libertinage n'est qu'indifférence.
Si l'on se revoit, n'en parlons plus. 
[42]


Enfin, Nguyễn Văn Bình (1885-après 1962) avait remarqué que certaines chanteuses avaient blhi leurs dents, il leur dédia donc le poème que voici, A la chanteuse aux dents blhes
Il y a plein d'histoires dans la vie,
Dramatiques à faire sourire les dents.
Sans parler des femmes modernes,
Même chez les hommes on voit des meneurs.
La vie préfère le bl, qui n'aime pas le bl ?
Les dents noires redevenues blhes restent pourtant aimables. (...)
Lisse comme le coton, blhe comme la neige, brillante comme la broche en ivoire des mandarins,
Cette beauté on ne l'échange pas même contre de l'or,
Dommage qu'il ne me reste que la moitié de ma dentition,
Sinon je blhirais mes dents comme les autres. (...)
[43]

Cette présentation succincte du ca trù appelle dans un deuxième temps quelques remarques qui feront l'objet de la fin de ce chapitre. Pour l'heure, continuons à explorer l'univers culturel vietnamien en nous rendant dans la région de Bắc-Ninh, berceau du quan họ qui complétera ce panorama. Nous aurons ainsi rassemblé les éléments pour une comparaison des deux traditions, l'une littéraire basée sur les textes écrits et l'autre populaire transmise uniquement par la voie orale.


Notes

25. Đỗ Bằng Đoàn et Đỗ Trọng Huề, Việt Nam ca trù biên khảo (Étude sur le mode de chant ca trù du Vietnam), Saigon, 1962, 674 p.

26. ibid., p. 45

27. Ibid. p. 46.

28. Ibid. p. 38-43

29. Ibid.

30. Voir à ce sujet les ouvrages de
* A. AKIYAMA, Geisha girls, Yokohama, Yoshikawa book store, 1937.
* K. YAMATA, Trois geishas, Ed. Domat, Paris, 1953; ouvrage fort intéressant sur la formation des geishas et leur rôle dans la société japonaise.
* Dr. TRESMIN-TREMOLIERES, La cité d'amour au Japon, Ed. A. Michel, s.d.

31. Đỗ Bằng Đoàn et Đỗ Trọng Huề, op. cit. p. 57-58.

32. Ibid., et
NGUYỄN Q. Thắng-NGUYỄN Bá Thế, Tự điển nhân vật lịch sử Việt Nam (Dictionnaire des personnages historiques du Vietnam), Ed. des Sciences sociales, Hà nôi, 1991, p. 122.
Rappelons également qu'après le règne de Lê Hiến Tông (1497-1504) la dynastie des Lê tomba en décadence avec succession de crises interminables du palais, ce qui aboutit à la partition du pays en deux seigneuries à la hauteur de la rivière Gianh : les Trịnh au Nord et les Nguyễn au Sud. La réunion du pays n'a été ensuite entamée qu'avec les révoltes des Tây Sơn au XVIIIe siècle.

33. NGÔ Linh Ngọc-NGÔ Văn Phú, Tuyển tập thơ ca trù (Recueil de poèmes en mode ca trù), Les Editions littéraires, Hà Nội, 1987, p. 13 et 17.

34. Đỗ Bằng Đoàn et Đỗ Trọng Huề, op. cit. p. 165.

35. Ibid. p. 206.

36. Ibid. Voir le chapitre consacré à la poésie moderne.

37. NGÔ Linh Ngọc-NGÔ Văn Phú, op. cit. p. 68-69, et Đỗ Bằng Đoàn et Đỗ Trọng Huề, op. cit. p. 316

38. Position qui caractérise la réflexion d'après les réflexes des Vietnamiens.

39. NGÔ Linh Ngọc-NGÔ Văn Phú, op. cit. p. 78.

40. Ibid. p. 103.

41. Ibid. p. 129-130.

42. Đỗ Bằng Đoàn et Đỗ Trọng Huề, op. cit. p. 419.

43. Ibid. p. 503.



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