Thèse

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La société vietnamienne face à la modernité
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale
La société vietnamienne face à la modernité
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale




Vers l'individu moderne ?





Conclusion

Sur ces quelques chansons, plusieurs remarques s'imposent. En premier lieu, le quan họ comme mode d'expression reflète gracieusement l'univers émotionnel et sentimental de l'individu qui retrouve dans ce cadre la liberté refoulée dans la vie quotidienne. L'amour est abordé sans détour, tout en gardant les nuances poétiques du langage imagé. Dans ce duo d'amour, le rôle des filles et celui des garçons sont entièrement interchangeables. On sort ainsi du schéma habituel qui fait de la femme une figure passive vis-à-vis de l'homme qui propose. Dans une des chansons transcrites, les représentations des deux sexes sont radicalement inversées : l'homme est comparé à une fleur immobile, et la femme, à un papillon qui symbolise l'action. Nulle part ailleurs, aussi bien dans la littérature classique que dans la littérature moderne des années 1930 dont nous avons parlé dans un chapitre précédent, on n'est allé aussi loin. Cet état d'esprit n'a été rendu possible que grâce à la culture quan họ qui place l'homme et la femme sur le même pied d'égalité. Les paroles d'amour, dans les répliques que les uns et les autres se renvoient sont comparées par Diệp Đình Hoa aux cordelettes bien "serrées" (xoắn) les unes contre les autres, d'une même corde, qui ne laissent aucun vide entre elles. Ce qui signifie aussi que le duo d'amour occupe tout l'espace relationnel situé dans son champ, et dissuade toute tentative d'intégration d'une tierce personne non avertie. A un autre niveau, cette forme d'expression donne au quan họ une existence propre, solidement préparée pour affronter le monde extérieur. A écouter les paroles de certaines chansons, "on chante à en faire trembler la terre et le ciel", "on chante à en faire gronder les tonnerres, à en faire tomber la pluie", "on joue jusqu'à ce que les bulles d'air restent au fond de l'eau, et que flotte le bois de lim", etc., on dirait que le quan họ défie même les lois de la nature, et par là il abolit les barrières sociales. Même le ciel, représentation sacrée dans la vie ordinaire, n'échappe pas à son interpellation.

Assemblée d'artistes (nghệ nhân) du quan họ de Diềm
photo Cependant, on remarque que cette liberté, si ravageuse soit-elle à l'égard des conventions sociales, se heurte à une limite infranchissable : la question du mariage, explicitée entre autres, par le vers "Quand les merles pondront leurs oeufs dans l'eau, alors je t'épouserai", c'est-à-dire jamais, à moins que les lois de la nature finissent un jour par s'inverser. Il est significatif que cette limite soit à la fois respectée sur le plan formel (interdiction du mariage entre les garçons et les filles unis par le lien du kết nghĩa), et sur le plan de l'expression artistique. D'où pouvait venir cet interdit ? De qui ou de quelle classe sociale émanait-il ? Pourquoi les filles et les garçons du quan họ, qui avaient tout pour se plaire mutuellement, devaient-ils consentir à s'y soumettre ? Pourquoi l'interdiction tombait-elle précisément sur le point le plus sensible ? Mais aussi pourquoi les corporations du ca trù formaient-elles une classe à part de la société ? Pourquoi les descendants des cô đầu et des musiciens étaient-ils interdits aux concours littéraires ?

En ce qui concerne les deux dernières questions, la réponse est à chercher du côté des classes dirigeantes, détentrices du pouvoir : elles seules pouvaient interdire aux autres de passer les concours. Sans doute au nom de la morale et du puritanisme. Mais les normes de conduite imposées aux gouvernés, les gouvernants se gardaient bien de se les appliquer à eux-mêmes. Ici comme ailleurs, ce sont toujours les faibles qui doivent payer et se soumettre à la loi du plus fort : deux poids, deux mesures.
Les cô đầu pouvaient-elles exister sans la complicité et la participation des lettrés et des mandarins, qui étaient d'ailleurs leurs clients les plus passionnés ? Les dirigeants de leur côté, à commencer par les monarques ne rataient aucune occasion de s'amuser en compagnie de ces filles maudites. Si les autorités, qu'elles soient politiques, religieuses, morales ou autres, doivent recourir à l'arme du pouvoir pour interdire telle ou telle pratique sociale de cette nature, c'est qu'elles sont au fond désarmées, qu'elles manifestent ainsi leur faiblesse. Une morale se fonde-t-elle sur l'hypocrisie ? Quelle peut en être la finalité si ce n'est celle d'une arme de répression dirigée contre ce qui vient du tréfonds de l'individu, afin d'asseoir la position dominante des détenteurs du pouvoir ?Il est vraisemblable que le quan họ ait subi la même répression. L'interdiction du mariage entre filles et garçons liés par le kết nghĩa ne peut qu'être la marque des foudres confucéennes issues des classes dirigeantes. On n'imagine autrement pas pourquoi, aux origines, les pratiquants du quan họ auraient inventé cet interdit pour se faire violence à eux-mêmes. L'hypothèse est confortée par un regard sur d'autres traditions similaires, chez les minorités ethniques du Vietnam dont la culture n'est pas entachée de la marque confucéenne. Les différentes formes de chant alterné chez ces peuples, leurs fêtes et leurs divertissements conduisent naturellement aux rapprochements des jeunes des deux sexes, jusqu'au mariage s'ils s'estiment. Cela ne veut pas dire pour autant que les conventions sociales n'existent pas chez ces peuples, elles existent bel et bien, mais n'ont pas les mêmes modalités ni les mêmes finalités. La volonté des classes dirigeantes d'imprimer la marque de leur pouvoir sur la société est une constante des cultures dominantes. Cette violence faite à la liberté individuelle, ce terrible viol des sentiments d'autrui avaient pour but de niveler les particularités hors-normes, de les faire entrer dans le moule culturel imposé par les classes dirigeantes. L'homogénéisation des traditions populaires faisait apparaître de facto la reconnaissance formelle de la culture dominante comme seul référent possible.

En ce qui concerne le quan họ, la tradition pouvait-elle s'opposer à l'ordre venant d'en haut ? Dans la mentalité de la paysannerie vietnamienne, et dans son histoire, l'affrontement direct n'est jamais considéré comme le meilleur moyen de faire reculer l'emprise des autorités centrales, en cas de conflit avec elles. Les paysans cherchaient plutôt, soit à contourner les problèmes, soit à trouver une solution de compromis. Par contre, si le contexte le permettait et si leurs intérêts étaient pris en compte, alors ils se joignaient aux révoltes déjà nées pour leur apporter le soutien nécessaire. Bref, les paysans avaient besoin d'un leader qui pût canaliser leurs mécontentements; et ce leader ne pouvait être qu'un lettré ou un mandarin, en conflit ouvert avec le pouvoir central. Le soutien dont bénéficia Đề Thám de la part des villageois gagnés à sa cause au début du siècle, illustre ce cas de figure.

Les paysans utilisent bien d'autres procédés pour faire échec aux autorités centrales sans passer par l'affrontement direct. Ainsi plus près de nous, à la veille du VIe congrès du PCV qui fut en décembre 1986 le point de départ du Đổi mới (le Renouveau), beaucoup de villages du Nord, s'estimant spoliés par la multitude des taxes agricoles versées à l'Etat, ont fini par "rendre" les terres cultivables aux coopératives, en disant qu'ils ne pouvaient plus supporter les charges. Cette révolte douce mais radicale contraignit les dirigeants à mettre en place la nouvelle politique agraire[72], plus connue sous le nom de khoán[73], qui consistait à rendre aux paysans une certaine liberté dans la vie agricole en attribuant à chaque famille paysanne un lopin de terre : l'Etat continuait à prélever des taxes, cependant les paysans étaient libres de faire du surplus de production. A l'heure actuelle, les coopératives sont réduites à leur plus simple expression.

La forme du quan họ qui survit jusqu'à nos jours serait le résultat d'un compromis de ce genre entre gouvernants et gouvernés, compromis de taille, car il ne s'agit pas de n'importe quel interdit mais de celui du mariage, processus de socialisation sur lequel repose la famille, gardienne de la tradition. L'une des parties laissait vivre la tradition tout en interdisant les pratiques jugées "immorales", l'autre se résignait à se soumettre à la censure du pouvoir en place pour permettre à la tradition de survivre. On trouve le reflet de ce compromis à l'intérieur même de la tradition du quan họ, dans une certaine confusion volontairement maintenue entre l'amitié et l'amour. On ne peut se marier avec l'amie avec qui on partage les sentiments et l'estime réciproque, par contre elle bénéficie d'un statut particulier par rapport à la conjointe, qui doit s'effacer devant elle lors des rencontres ou des visites à domicile. Tout compte fait, l'amour et les sentiments venant du tréfonds de l'individu ne peuvent ici se réaliser qu'en dehors de la famille, dont le mariage constitue le cadre formel approuvé par les conventions sociales.

Sur un autre registre, force est de constater que l'évolution à l'époque coloniale du ca trù et celle du quan họ n'ont pas suivi la même trajectoire. Le premier, en cherchant à s'implanter dans les centres urbains, a fini par se vider de son essence et devenir une simple distraction pour ceux qui étaient à la recherche du plaisir. Cette évolution était-elle inévitable ? A regarder de près les poèmes laissés par les lettrés d'antan, la marque du plaisir était déjà bien imprimée dans la tradition du ca trù. L'allusion qu'a faite Dương Khuê dans Cái dại (La bêtise), à travers des termes évocateurs tels que "On s'amuse, la barbe en bataille, l'oeil égaré, la ceinture défaite", etc., témoigne bien du libertinage dans les moeurs mandarinales. De l'autre côté, le quan họ, qui ne dépassait pas les limites du village, a survécu tant bien que mal sans perdre son âme : on peut ainsi supposer que c'est grâce à cet ancrage exclusif et solide en milieu villageois, que le quan họ a pu survivre. Mais la comparaison ne s'arrête pas là. Les relations, si courtoises fussent-elles, entre lettrés ou mandarins et cô đầu, relevaient tout de même d'une rétribution. Et leurs différences quant à l'origine sociale plaçaient de facto, misogynie aidant, les premiers dans une position de force face aux secondes. D'où la dérive possible des maisons de chanteuses, qui exploitèrent ce "clientélisme" latent pour dégénérer en commerce d'amour.
Dans le quan họ à l'inverse, le statut d'égalité entre hommes et femmes, issus de surcroît du même milieu social et culturel, leurs rapports fondés sur le respect mutuel, et leur amour prolongé jusqu'à la frontière du temps, écartaient tout profit matériel au bénéfice de quiconque, prévenaient l'émergence d'une quelconque subordination. Plus concrètement, dans un duo d'amour du quan họ, les admirateurs de cet art ne pouvaient, au mieux, qu'être spectateurs, sans aucune possibilité de figurer comme partenaires, étant donné la structure et la codification de ce mode de chant difficilement transplantable dans un autre cadre que le sien. Les chansons quan họ, pour dévastatrices qu'elles fussent à l'égard des conventions sociales, affichaient toujours une certaine retenue et une certaine pudeur, même si l'expression des sentiments demeurait, et de loin, la principale préoccupation des nghệ nhân : cependant les choses y sont dites d'une manière à la fois poétique et feutrée. Le langage direct et brutal n'a pas de place dans le quan họ. La façon d'exprimer l'amour y était d'autant plus délicate que les chansons constituaient la seule voie permettant à l'individu de transcender l'interdit; c'est ce que Georges Boudarel appelle "sublimation artistique" [74].

Pour l'expression des sentiments, le quan họ était aux paysans ce que le ca trù était aux lettrés. C'était avec les cô đầu, et non pas avec leurs épouses, que ces derniers réalisaient leur vie émotionnelle. Là aussi, les sentiments et le plaisir ne pouvaient s'épanouir qu'en dehors de la sphère familiale. A cet égard, les cô đầu avaient, à quelques détails près, le même rôle que les geishas dans la société japonaise traditionnelle [75]. En effet, les unes et les autres étaient à la fois artistes, confidentes, maîtresses, voire conseillères écoutées. Cette situation de fait n'a été rendue possible que par la phallocratie des classes dirigeantes faisant de la femme une figurante écartée de toute institution représentative de la société. Du moment où seuls les hommes avaient accès à l'enseignement traditionnel, unique voie menant aux carrières mandarinales sur lesquelles reposait le pouvoir, et où les femmes (y compris les épouses des mandarins et lettrés), étaient cantonnées aux tâches ménagères ou aux activités économiques pour subvenir aux besoins matériels du foyer conjugal, le fossé qui se creusait entre les époux sur le plan culturel apparaît comme une conséquence directe de cette dichotomie sociale. Et comme le mariage dans les classes dirigeantes n'était pas fondé sur l'amour, mais constituait une affaire de famille, un devoir des enfants envers les parents qui choisissaient leur bru ou leur gendre en fonction de critères sociaux (môn đăng hộ đối), comment dans ces conditions les sentiments n'auraient-ils pas été refoulés ? Enfin, comme les cô đầu constituaient une exception à la règle par leurs connaissances des idéogrammes, les lettrés trouvaient naturellement plus d'affinités avec elles qu'avec leurs épouses. Dans ce contexte, le rapprochement de deux milieux, lettrés et cô đầu, dicté par le désir de communiquer, de partager les mêmes émotions et les mêmes sensibilités littéraires, s'inscrivait inévitablement dans la logique des choses. Quand on voit la place qu'occupe la dimension communication dans l'amour des temps modernes, on ne s'étonne plus que les relations sentimentales aient été fréquentes entre lettrés et cô đầu, qui leur permettaient de se réaliser à la fois sur le plan sentimental, émotionnel, et littéraire : cet accomplissement de soi étant le facteur valorisant qui contribuait à faire des lettrés des individus "libres" vis-à-vis de la société. Ils n'échappaient toutefois pas davantage que les autres à la règle qui séparait l'amour de la vie conjugale, l'un relevant de la sphère privée et l'autre constituant l'étoffe de la vie publique.


Notes

72. Ces informations nous ont été communiquées par un spécialiste vietnamien dont nous taisons le nom pour lui éviter des tracas.

73. La thèse de Florence Yvon qui traite particulièrement cette question est en préparation.

74. G. BOUDAREL, "L'insertion du pouvoir central dans les cultes villageois au Vietnam : esquisse des problèmes à partir des écrits de Ngô Tất Tố", in Cultes populaires et sociétés asiatiques, ouvrage collectif, L'Harmattan, coll. Recherches asiatiques, 1991, p. 125.

75. Voir à ce sujet l'ouvrage fort intéressant de Kiku YAMATA, Trois geishas, Ed. Domat, Paris, 1953, qui retrace l'éducation, la formation des geishas, le rôle des patronnes, et la place des unes et des autres dans la société.


Crédits photos : collection personnelle

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