Thèse

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La société vietnamienne face à la modernité
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale
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Vers l'individu moderne ?





Quan họ

Une galerie de photos sur ce thème est accessible à l'adresse suivante : Festival de Lim


De même que pour le ca trù, nous laisserons de côté l'aspect musical du quan họ, - d'ailleurs fort riche et fort intéressant à bien des égards -, pour nous consacrer uniquement à ses particularités, qui l'ont érigé en véritable tradition culturelle. En d'autres termes nous privilégierons la recherche du sens, caché ou affiché, de cette tradition pluricentenaire.

Cette partie a été élaborée à partir des travaux, des articles et des reportages plus ou moins récents existant sur ce sujet, et l'ensemble sera complété par une enquête sur le terrain que nous avons menée au cours de l'été 1990 dans deux villages de la région de Bắc Ninh (l'actuelle province de Hà-Bắc) réputés pour le quan họ, et qui se disputent son origine : Lũng-Giang, plus connu sous son nom populaire de Lim, et Hoài Thị. Enfin, les échanges avec l'ethnologue Diệp Đình Hoa, spécialiste de cette tradition, nous ont permis de mieux la saisir dans sa globalité.

Comme pour bien d'autres sujets, l'origine du quan họ, à commencer par son origine étymologique, pose problème.
L'une des innombrables hypothèses, il n'en existe pas moins d'une quinzaine [44] , soutient l'idée que quan họ a pour origine le kết nghĩa, la relation qui unissait deux mandarins (quan) et en faisait des alliés. Mais aucune de ces hypothèses n'est basée sur des fondements solides et crédibles. Les artistes (nghệ nhân) de Hoài-Thị nous affirment que leur village et Viềm Xá, liés entre eux par le kết nghĩa, étaient le point de départ du quan họ, et qu'ils sont actuellement les représentants de la treizième génération. Ce qui en ferait remonter approximativement l'origine au XIVe ou au XVe siècle. Le village Lim revendique tout autant ce rôle originel sans pouvoir fournir de précision, mais en avançant que sa fête annuelle est la plus importante du quan họ.

Dans cette impasse, les spécialistes vietnamiens font un détour chez les peuples frères, notamment les Mường et les Thái, les plus proches des Vietnamiens sur le plan culturel. Si l'on considère uniquement le quan họ comme mode d'expression artistique,- on l'appelait encore "chant alterné" sous la colonisation -, cette forme d'expression existe bien, à quelques variantes près, chez ces deux ethnies, et même au-delà des frontières du Vietnam, car elle est répandue un peu partout dans toute l'Asie du Sud-Est [45]. Pour ne citer qu'un exemple: dans la région de Luang-Prabang au Laos, il existe bien un mode de chant similaire appelé khap thoum, très vivace lors du Nouvel An lao. Si le khap thoum se pratique également en groupe, par contre, à la différence du quan họ, seul le porte-parole du groupe, - celui qui est reconnu pour ses qualités artistiques et pour son esprit imaginatif, car un bon chanteur doit être toujours capable d'improviser les paroles de circonstance -, chante en s'adressant à l'hôte ou à l'hôtesse, avec la participation du groupe qui ponctue son chant de paroles et de mélodies bien définies. L'alternance homme-femme n'est pas non plus une règle absolue, les paroles alternées s'appliquant plutôt à l'hôte ou à l'hôtesse par rapport aux invités. Autre différence encore avec le quan họ dont les mélodies sont d'une variété incalculable, le khap thoum se reconnaît à son unique mélodie habillée de paroles dont la diversité est illimitée, fruit de l'improvisation suivant les circonstances. Mais le khap thoum comme le quan họ se pratiquent sans accompagnement d'instruments de musique, le chant se suffisant à lui-même.

En attendant une réponse plus définitive à toutes les questions relatives à l'origine de ces traditions, à supposer que réponse il y aura, nous partageons le point de vue des auteurs de l'ouvrage Quan họ. Nguồn gốc và quá trình phát triển (Le quan họ. Ses origines et ses étapes de développement), pour admettre que les termes quan họ désignaient dans un temps très reculé un mode d'expression du folklore, et que leur sens d'origine échappe aujourd'hui à tout le monde. Dans cette perspective, quan họ peut signifier tout simplement bọn ta, c'est-à-dire "nous", "notre bande", si on le compare avec les termes équivalents des autres minorités ethniques (les Mường, les Thổ, etc.) [46]. D'ailleurs, le regroupement des artistes (nghệ nhân) du quan họ au sein de chaque village était appelé jusqu'à une date récente bọn quan họ ("la bande quan họ"). Après l'indépendance en 1954, le terme bọn ("bande"), pourtant sans connotation particulière à son origine, a été jugé trop familier et trop vulgaire par les tenants du pouvoir qui ont fini par lui substituer tổ ("cellule"), terminologie communiste plus conforme à l'air du temps.

Cette imbrication du politique dans le culturel va parfois encore plus loin. L'ethnologue Diệp Đình Hoa nous a raconté que pendant la guerre contre les Américains, les autorités politiques ont voulu pour des raisons économiques, avancer de dix jours la date de la fête du village Lim en la ramenant du 13e au 3e jour du premier mois lunaire, en pleine période du Tết qui pouvait durer plusieurs semaines en milieu villageois. Avec ce changement, elles espéraient que les paysans se mettraient au travail plus tôt, et que la production agricole serait ainsi portée à un niveau supérieur. Résultat, les villageois n'ont certes pas organisé la fête comme les années précédentes, mais au lieu d'aller au travail ils sont restés chez eux pour la célébrer dans l'intimité. Les artistes de Hoài Thị nous ont raconté un autre fait similaire. La fête du village Diềm (Viêm xá) -le village de leurs "amis-alliés"- avait lieu le 6e jour du huitième mois lunaire, ce qui correspond à peu près selon les années, au début du mois de septembre. Les autorités politiques, dans le feu de la victoire sur les Français en 1954, ont décidé de déplacer la date de la fête du village Diềm au 2 septembre pour qu'elle coïncidât avec la fête nationale - date choisie depuis la déclaration d'indépendance du Vietnam par Hồ Chí Minh le 2 septembre 1945. Si l'on suppose que cette méthode autoritaire a été également appliquée dans le passé à d'autres circonstances, et il est plus que vraisemblable qu'elle l'ait été, on a une idée de la complexité introduite dans les recherches sur les traditions populaires.
Chanteuses lors du Festival du Quan họ, Lim (1995)
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Du quan họ, nous essaierons de donner deux définitions qui se complètent l'une l'autre. Au niveau musical, il s'agit d'un mode de chant alterné qui se pratique en groupe, et dont l'inspiration repose sur l'amour. Au niveau culturel, le quan họ est une tradition orale, régionale et populaire ayant comme support le chant alterné, et qui se manifeste par un certain nombre de règles de conduite et de qualités artistiques visant à cultiver l'amitié.

A ce stade de la définition, nous n'avons en fait rien dit encore. D'où la nécessité de pénétrer dans cette tradition orale afin d'en saisir les particularités et la profondeur, car le versant musical, essentiel autant que riche, n'en constitue en définitive que l'une de ses composantes, et pourrait n'être que l'arbre qui cache la forêt.

Tout d'abord, quelques repères. En tant que tradition régionale, le quan họ couvre une superficie de 250 kilomètres carrés dans la province de Hà-Bắc, et en particulier le pourtour de la ville de Bắc-Ninh (voir cartes plus bas). Avant 1945, il y avait au total, sur les 619 villages de l'ancienne province de Bắc-Ninh, 49 villages dépositaires du quan họ, répartis dans les quatre districts (huyện) :
Dans les années 1970, sur ces 49 villages 27 maintenaient la tradition. La seule indication que nous ayons sur le nombre d'artistes date de 1956 : 200 chanteurs et chanteuses quan họ ont été recensés lors de la fête du village Lim [48]. Dans les années 1970, ce nombre était réduit de moitié. Si l'on fait une projection sur le passé en tenant compte de la vitalité de cette tradition, et du nombre des artistes qui composent une "bande" quan họ, on peut avancer un chiffre de l'ordre de 1500 artistes reconnus (en supposant qu'en moyenne il y avait 6 artistes par "bande", et 5 "bandes" dans chacun des 49 villages dépositaires), sans compter ceux qui étaient initiés sans faire partie d'aucune "bande".

La partie occidentale de la province de Hà Bắc

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SOURCES : Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh Quý, Quan họ.Nguồn gốc và quá trình phát triển, ESS, Hà Nôi, 1978, 527 p.

La formation d'une bande quan họ

Le chiffre de 1500 est d'ailleurs un minimum si l'on prend le village Hoài-Thị comme repère, certes ce village n'est pas le meilleur exemple car cette tradition y est encore assez forte : on y dénombre actuellement une bonne quinzaine d'artistes, hommes et femmes, âgés de trente à plus de soixante-dix ans, et qui essaient de la maintenir..
A l'époque coloniale, du quatrième jour du premier mois au vingt-huitième jour du deuxième mois lunaire, il ne se passait guère de jour sans qu'il y ait une fête quelque part dans l'un de ces 49 villages [49]. Comme en principe chaque village célébrait sa propre fête à une date déterminée, on imagine la vivacité de la tradition du quan họ. Signalons au passage que les filles de la région de Bắc Ninh sont, depuis toujours, réputées pour leur beauté et leur séduction. Au temps de la monarchie, beaucoup d'entre elles ont été, sous différentes dynasties (les Lý, les Lê, les Trịnh particulièrement), sélectionnées pour devenir des courtisanes [50]. Quant à l'organisation interne de chaque "bande", les membres choisissent celui ou celle qui a le plus contribué (có công) à son essor pour lui attribuer le rôle de coordinateur, que l'on appelle aussi ông trùm, monsieur le représentant, titre purement honorifique (il s'avère que ce rôle est assuré la plupart du temps par un homme). Les rapports internes à chaque bande et les relations entre les bandes, sont essentiellement basés sur le respect mutuel et sur l'amitié. Il règne en effet une certaine démocratie dans le monde du quan họ que bon nombre de vietnamologues ont soulignée. Au contraire de la culture académique, le quan họ ne tient compte ni de l'âge ni du sexe : homme et femme, jeune et vieux sont sur un pied d'égalité. Ce respect mutuel se traduit immanquablement dans la façon dont chacun et chacune, quel que soit son âge et son sexe, se situe par rapport à l'autre : un nghệ nhân (artiste) du quan họ appelle son confrère liền anh, et sa consoeur liền chị. Les hommes se nomment tôi (moi, je), et les femmes, em (petite soeur), ou également tôi dans les conversations. Lors des fêtes ou des cérémonies liées au quan họ, les villageois appellent volontiers les porteurs de cette tradition selon leur sexe liền anh ou liền chị. Cette façon de se situer par rapport à l'autre est complètement étrangère à la culture académique et à la vie quotidienne. En effet, liền anh et liền chị , -termes de politesse spécifiques à la culture quan họ et dont on ignore aujourd'hui l'origine étymologique -, ont à peu de chose près le même sens que anh (grand frère) et chị (grande soeur) tout court. Ces vocables liền anh et liền chị, résument en deux mots l'esprit et la fierté du quan họ sur lesquels les artistes du village Hoài-Thị n'ont avec raison pas oublié d'attirer notre attention. Loin d'être un microcosme hermétique au sein du village, le quan họ représente au contraire un motif de fierté pour tous les villageois, qui attribuent aux nghệ nhân (artistes) un statut honorifique particulier. Les "bandes" du quan họ étaient ainsi exemptées de participer aux processions qui ramenaient le lauréat du concours mandarinal à son village (il s'agit du rituel vinh quy ) [51], au temps où les concours littéraires n'étaient pas encore supprimés par les autorités coloniales. Les anciens de Hoài-Thị soulignent que les amis quan họ du village "allié" ont toujours droit aux places les plus prestigieuses dans le đình lors des cérémonies et des fêtes auxquelles ils ont été invités, c'est-à-dire à la même natte que les représentants officiels du village. Si les amis "alliés" arrivent en pleine cérémonie, le village suspend alors les rituels pour les accueillir, ce qui témoigne de leur prestige. Quand on sait combien les places au sein du đình sont symboliques dans la culture villageoise, on comprend ce que représente le quan họ vis-à-vis de son entourage. Ces particularités profondément ancrées font de cette tradition une véritable identité régionale, reconnue par les uns et par les autres, habitants de cette région ou non.

Les villages cités dans le texte sont soulignés sur la carte

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SOURCES : Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh Quý, Quan họ. Nguồn gốc và quá trình phát triển, ESS, Hà Nôi, 1978, 527 p.

Contrairement au ca trù qui était l'apanage des classes dirigeantes (lettrés et mandarins), les amateurs du quan họ se recrutaient et se recrutent encore dans le milieu populaire, et plus précisément, chez les paysans de condition sociale moyenne : les trop pauvres n'auraient pas eu les moyens de subvenir aux frais occasionnés par les cérémonies et les dépenses diverses, tandis que lespaysans riches ne se sentaient pas particulièrement attirés par cette tradition, comme nous l'a fait remarquer l'ethnologue Diệp Đình Hoa. Cette observation va dans le même sens que notre enquête dans les deux villages, et elle reste valable de nos jours. Niveau d'instruction et conditions sociales allant ici de pair, les nghệ nhân du quan họ sont loin d'être des mordus des concours littéraires.

Jusqu'au début du siècle, dans les années 1920-1930, aucun d'entre eux ne possédait un titre d'enseignement envié. La plupart d'entre eux possédaient tout au plus quelques rudiments des connaissances classiques, quant à l'enseignement moderne, ils avaient le niveau du primaire [52]. L'exercice du pouvoir ne semblait pas non plus les attirer particulièrement ; peu d'entre eux ne faisaient partie d'une institution officielle (conseil des notables, représentants du village, etc.) [53].

Nous allons maintenant suivre pas à pas le cursus de formation d'un artiste, et sa vie depuis la naissance jusqu'à l'âge de la retraite sociale. Le quan họ est un milieu ouvert, on n'a pas besoin de parrainage ni d'adoption particulière (comme dans le milieu du ca trù) pour en faire partie. En principe donc, tout le monde peut devenir membre d'une "bande" quan họ. Que l'on parvienne ou non à se faire reconnaître comme nghệ nhân, cela dépend uniquement des qualités artistiques dont on fait preuve, et aussi du respect des règles de conduite et du savoir-vivre spécifiques. Rien de plus normal que tout cela, car la discrimination, de quelque nature qu'elle soit, est inconnue. La formation d'un artiste comprend essentiellement deux volets indissociables, d'importance égale : le chant et le savoir-vivre lề lối). Si l'on est né de parents eux-mêmes artistes, dès la naissance on est bercé par les chants quan họ qui prennent la place des berceuses ordinaires. L'enfant grandira avec cette sensibilité, et connaîtra sans difficulté quelques paroles et mélodies. "En règle générale, affirment les anciens de Hoài-Thị, les parents artistes encouragent leurs enfants à poursuivre la tradition". Si l'enfant a des dons et s'il le souhaite, il participera à des soirées de formation collective, organisées la plupart du temps chez ông trùm, le représentant d'une "bande". Les plus âgés et les plus avertis deviennent, de facto, des guides sans avoir pour autant ce statut de "maître", qui représente une notion sacrée pour les Vietnamiens dans les autres disciplines. Aussi la relation de type "maître-disciple" n'existe pas dans le quan họ, qui s'appuie sur d'autres rapports plus égalitaires. Si on n'est pas né de parents artistes, on baigne tout de même dans l'atmosphère duquan họ au sein de son village. Le plus souvent, ce sont des aînés qui, ayant découvert les jeunes talents prometteurs, suggèrent aux parents de les autoriser à fréquenter les cercles de formation. Comme les artistes sont des cultivateurs, le calendrier des soirées-formation dépend de celui de la riziculture. La présence des aîné(e)s est plus qu'indispensable, car l'apprentissage se faisait exclusivement par voie orale, jusqu'à une date récente où un certain intérêt a sensibilisé des chercheurs vietnamiens d'origines diverses qui se sont penchés sur la question en organisant des colloques, en menant des enquêtes, et en publiant des écrits divers [54].

L'âge requis pour un jeune qui souhaite s'initier auiquan họ est d'environ 14-15 ans. Mais le jeune ou la jeune n'arrive pourtant pas complètement démuni(e) le premier soir de la formation, compte tenu de la tradition ambiante qui règne dans le village. On apprend bien entendu à chanter en mémorisant, par répétition, les paroles, à maîtriser les techniques propres et nécessaires à chaque genre de chanson, lui-même étant fonction des circonstances. On ne chante pas la même chose au đình au cours d'une cérémonie, que chez un particulier. Les genres sont très diversifiés et très codifiés : chansons d'accueil, d'adieu, rituelles (anniversaire, mariage, etc.), d'évocation cosmique (la pluie, le soleil en particulier), et de séduction amoureuse, le genre le plus riche par son répertoire. Comme il s'agit d'un mode de chant alterné, chaque amateur doit connaître la "chanson-réplique" (đối) la mieux adaptée à la circonstance, afin de pouvoir répondre au défi qui lui sera lancé par ses pairs de sexe opposé, une fois qu'il sera entré dans le cercle des initiés. Réplique tant sur le plan musical et sur le plan technique, que pour le sens des paroles. A côté de l'apprentissage artistique, on assimile l'esprit quan họ basé sur le respect mutuel, sur un savoir-vivre (lề lối) et un certain savoir-faire. On cultive l'humour, l'esprit poétique, et on apprend un certain langage (lời ăn tiếng nói) agréable à entendre, répondant au terme khéo (agréable, délicat). La joie et la douceur sont de mise car la politesse et l'oubli de soi au bénéfice de l'autre sont primordiaux. Quand on s'adresse à quelqu'un, on cherche toujours à le valoriser, et à pratiquer l'humilité pour soi-même. Le langage quan họ est à la fois imagé, symbolique et codifié. Par exemple, lors des retrouvailles, les hommes invitent, en signe d'estime et de politesse, les femmes à chanter les premières. Elles déclinent cet honneur avec humilité : "Nous ne connaissons pas le chemin menant au marché qui se trouve au loin (chúng em không biết đi chợ xa), mais seulement celui qui aboutit sur le marché d'ici près" (chúng em chỉ biết đi chợ gần thôi) : il faut comprendre par là qu'elles ne prétendent pas être mises au rang des chanteuses prodigieuses connaissant par coeur tout le répertoire, mais qu'elles n'en possèdent que quelques rudiments. Il s'agit d'une réponse typiquement quan họ. Modestie oblige. Sur ce, les confrères, ne renonçant pas à les mettre en valeur, répliquent : "Le marché qui se trouve au loin ne vaut pas les soixante-treize marchés qui sont tout près" (chợ xa không bằng bẩy mươi ba chợ gần [55]. Ce mouvement de balancier se prolonge jusqu'au moment où l'une des deux parties consent à chanter la première. Tout artiste prévenu ne peut manquer d'avoir recours à ce rituel, sous peine d'être critiqué et mal considéré. Il en est ainsi pour toute autre conversation et dans toute situation. D'un autre côté, ces répliques de circonstance sont les révélateurs de la vivacité d'esprit et de la capacité d'improvisation chez les artistes du quan họ, qui sont en fait de vrais poètes. Ces qualités ne nuisent en rien à l'esprit cocasse qui vient enrichir leur personnalité. A titre anecdotique, nous pouvons raconter le petit fait suivant : lors de notre enquête au village de Hoài-Thị, le premier soir après la prise de contact avec l'ensemble des membres de la "bande", et après les inévitables chants d'accueil sous le clair de lune, arriva le temps de nous séparer. Un sexagénaire alors au lieu de rentrer chez lui par le chemin tout tracé, préféra imaginer un raccourci en escaladant en pleine nuit les murs qui séparaient les habitations. On ne peut attribuer ce geste au souci de gagner du temps, Hoài-Thị est un petit village d'environ six cents habitants sur une petite superficie, mais c'était plutôt l'esprit ludique et aventureux, bien vivant dans cette culture, qui se manifestait.

Sur le plan physique, la tenue vestimentaire fait partie de l'identité quan họ. Les hommes gardent encore de nos jours la tunique noire par-dessus le pantalon blanc et large, et portent le "turban" (khăn xếp). Le parapluie enfin symbolise à la fois la galanterie et l'élégance. Il arrive cependant à certains de se mettre à l'heure de la modernité, en s'habillant à la manière occidentale. Quant aux femmes, elles gardent le costume traditionnel fait d'une longue tunique ceinturée, la tête est couronnée d'une coiffure drapée (chít khăn). Le large chapeau rond (nón quai thao), à ne pas confondre avec le chapeau conique ordinaire, qu'elles suspendent à leur épaule ou qu'elles tiennent à la main d'un geste gracieux, complète la tenue. Si pour une raison ou une autre, l'on ne souhaite pas devenir un véritable nghệ nhân, tout en restant attaché à cette tradition, on peut tenir alors le rôle d'assistant dans les cérémonies : accueil, préparation des repas et des chiques de bétel, c'est un travail d'intendance en somme. Ces tâches, certes moins valorisantes, nécessitent pourtant un apprentissage méticuleux, car les repas du quan họ ne se préparent pas de la même façon qu'un repas ordinaire ou même qu'un repas de fête. Le soin et la présentation sont essentiels : les plats, une fois bien cuisinés, doivent être disposés sur les assiettes d'une manière qui reflète la beauté (mỹ thuật. Les chiques de bétel sont préparées avec un grand souci de l'esthétique, qui tranche sur l'ordinaire : elles portent également le nom de trầu cánh phượng (chiques de bétel aux ailes de phénix). Plus précisément, l'écorce verte à moitié détachée de la noix d'arec coupée en petits quarts, est repliée en forme de pétales de fleurs, on pique la noix sur une petite tige de bambou, sur laquelle on enfile aussi une feuille de bétel enroulée et repliée en forme d'ailes d'oiseau. On dresse enfin l'ensemble en fichant les petites piques, de longueurs différentes sur un fruit, par exemple sur un pamplemousse, pour composer ainsi une figure artistique. Un repas quan họ, que l'on appelle simplementcơm (repas) et non cỗ (festin) est un rituel obligé mais surtout une épreuve redoutable pour les débutants. Contrairement à la tradition villageoise ordinaire, pour qui le repas ou le festin occupent une grande place en toutes circonstances, le repas dans la culture quan họ reste symbolique. On mange très peu ; malgré tout, l'hôte qui reçoit ses amis doit préparer un repas conforme à la tradition tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. Si ce repas tombe en un moment où la famille de l'hôte connaît des difficultés matérielles, on se débrouille par tous les moyens pour parvenir à l'organiser, quitte à s'endetter sans que les amis le sachent. Il ne faut surtout pas présenter le moindre signe d'économie, quant à l'avarice, elle est en dehors du sujet. Les plats les plus conseillés demeurent le poulet, le "pâté" de porc (giò), les gâteaux de riz (bánh chưng), les sucreries (bánh mật, bánh su-sê), le riz, etc. On évite les plats trop gras. Comme boisson, du thé, de la limonade, mais surtout pas d'alcool qui abîme la voix. Pendant le repas, un silence relatif est de mise, les discussions ne peuvent se faire qu'à voix basse, et naturellement on manie les couverts avec précaution pour ne pas faire de bruit. Dernière singularité du repas quan họ, quel que soit le nombre de personnes présentes, le repas se prend toujours autour d'un seul plateau (mâm), symbole de la solidarité entre les participants : l'hôte doit avoir la délicatesse de veiller à ce qu'il soit couvert jusqu'à la dernière minute. Le repas n'est fini que quand le plus honorable de la "bande" en marque le terme en posant ses baguettes sur le bord du plateau. Cette codification renverse les manières habituelles des Vietnamiens à table, et fait la fierté du quan họ.

À la recherche d'ami(e)s
Festival du Quan họ, Lim 1995.
photo Ainsi, au bout de quatre ou cinq années, le jeune ou la jeune novice aura appris l'art et la manière (lề lối) du >. Il ou elle atteint maintenant dix-huit ou vingt ans, l'âge d'entrer dans le cercle des artistes confirmés. Mais l'urgence consiste d'abord à trouver un partenaire (ou une partenaire) du même sexe, étape indispensable pour le chant. Les partenaires se choisissent par affinité, et deviennent inséparables lors des tournées ou des circonstances diverses. L'amitié profonde qui attache l'un(e) à l'autre prévaut souvent sur les relations familiales entre frères ou soeurs, par exemple. Effectivement, dans le quan họ en tant que mode d'expression artistique, on chante par binômes, binôme de garçons d'un côté, s'adressant au binôme de filles de l'autre bord. A l'intérieur du binôme, l'un(e) chante la voix principale (giọng chính) et l'autre la voix de soutien (giọng luồn).

Cependant le binôme constitué est loin d'avoir parcouru toutes les étapes de la vie d'artiste. Il lui faut maintenant trouver les amis de l'autre sexe d'un village voisin, avec qui chanter dans différentes situations, et si possible avec qui lier des relations d'amitié à peu près indestructibles. Le contexte le plus propice à la découverte des ami(e)s demeure celui des fêtes de village, les fêtes du village Lim, par exemple. Le binôme s'y rend, attentif à trouver de futur(e)s ami(e)s. De toute manière, les chanteurs ou chanteuses quan họ se reconnaissent facilement à leur costume. Si un binôme de garçons commence à être connu tant sur le plan artistique que sur le plan du savoir-vivre, il arrive que des filles fraîchement formées et à la recherche d'amis n'hésitent pas à faire remarquer leur présence, et prennent l'initiative d'un rapprochement, en empruntant bien sûr des détours habiles. Si les garçons se décident à répondre à cet "appel de pied", ils s'avancent vers elles et leur demandent de quel village elles sont originaires[56]. Les conversations s'engagent et prennent très vite une tournure de séduction. Les anciens (các cụ) de Hoài-Thị nous ont bien précisé que l'amour constitue le mobile principal de la conversation (nói chuyện, chủ yếu là tình). Si l'on s'aperçoit que les filles ne manifestent pas de réactions particulièrement antipathiques, et qu'elles se présentent bien sur tous les plans, alors on leur tend les chiques de bétel pour les inviter à en prendre. Les garçons ne sont nullement les maîtres de la situation, car ils sont également confrontés au défi, et les rôles peuvent s'inverser. Bref, garçons et filles se choisissent mutuellement en fonction de leurs affinités et de leur estime réciproque. La chique de bétel est à la fois un prétexte - les Vietnamiens disent que "la chique de bétel est le début de toute conversation" (miếng trầu là đầu câu chuyện) - et un langage codé. L'invitation à la chique de bétel traduit l'estime et l'invitation au chant. Si l'estime est réciproque, alors les filles acceptent les chiques de bétel et se préparent ainsi au chant. Sinon, on se sépare pour partir au devant de nouvelles aventures. Admettons que filles et garçons se soient choisis pour une partie de chant, ils se mettent ensuite d'accord pour aller chanter dans un endroit retiré et se mettre à l'abri du bruit, et des regards curieux. La partie de chant peut durer jusqu'à l'épuisement de l'inspiration, c'est-à-dire plusieurs heures. Les jeunes sont entièrement libres d'exprimer leurs sentiments, car les chants reposent essentiellement sur l'amour et la séduction. Une personne non prévenue qui les écoute les prend facilement pour des amoureux ou des couples déjà formés. En fin de soirée de fête, si l'envie de chanter ne tarit pas et s'ils souhaitent se connaître un peu mieux, ils s'invitent alors chez les uns ou chez les autres pour continuer le duo d'amour entre eux, ou en présence d'autres confrères et consoeurs du village. Vers quatre heures du matin, on fait une pause "souper" avec des sucreries, des fruits, du thé et de la limonade. Comme l'alcool n'est pas d'usage, les risques de disputes ou de déboires sont ainsi réduits. Le jour pointe et la fête se poursuit quelque part dans un autre village. Les jeunes amis se mettent d'accord pour continuer la fête ou pour se séparer.

Cette étape de tâtonnements dans le choix des ami(e)s peut se répéter plusieurs fois dans la même année, ou sur plusieurs années, jusqu'au jour où les uns et les autres ont trouvé leurs âmes soeurs. L'étape suivante revêt une importance primordiale dans la vie d'un nghệ nhân, car il s'agit de la cérémonie du kết nghĩa, sorte d'alliance sacrée dans la culture quan họ. (Cette "alliance" ne concerne que les jeunes gens eux-mêmes, garçons d'un village d'un côté, et filles d'un village différent de l'autre.) On informe les vétérans de sa propre "bande", qui se chargent de concrétiser ces relations par des cérémonies prescrites suivant les règles de la tradition. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un mariage mais les rituels revêtent tous les signes d'une union entre les quatre jeunes gens des deux binômes. Ils sont présentés à tous les membres du quan họ de leurs villages réciproques, pris à témoins de leur amitié. Naturellement, on fait la fête et on chante pour marquer cet heureux événement, d'abord à la maison communale, puis on poursuit les festivités chez les intéressés. Mais les jeunes (garçons et filles) sont prévenus que cette alliance qui les rapproche à bien des égards et qui officialise leurs relations d'amitié, leur interdit par la même occasion de se marier entre eux. Dans la pratique, cette interdiction n'altère en rien les sentiments sincères et réciproques qu'éprouvent les uns pour les autres ; leurs fréquentations, bien que mesurées et espacées, témoignent de leur attachement disons platonique. Au fond d'eux-mêmes, le sentiment d'amour est indéniable. La façon et le ton dont un des anciens de Hoài-Thị a évoqué devant nous sa jeunesse, à travers l'expression nhớ nhau lắm (on pense très fort à l'autre qui nous manque), en disent long.

Attardons-nous un instant sur le sens du terme nhớ, qui comme tant d'autre mots vietnamiens n'a pas d'équivalent en français, et reste difficile à traduire avec exactitude.
Nhớ veut dire suivant le contexte "penser (très fort) à", "manquer" (dans "tu me manques"), "se rappeler", ou encore "avoir la nostalgie, le mal du pays" dans l'expression "nhớ nhà (nhà: la maison), mais il peut aussi englober tous ces sens à la fois, suivant l'intonation qu'on lui donne. Dans le contexte évoqué,nhớ traduit explicitement le sentiment amoureux éprouvé pendant l'absence de l'autre.

Que faire dans ce genre de situation quand on a envie de revoir ses ami(e)s, mais que la prochaine fête est encore loin ? Les anciens de Hoài-Thị nous ont un peu dévoilé leur secret de jeunesse. On se met d'accord avec son partenaire pour aller rendre visite dans leur village aux amies liées par le kết nghĩa. Le moment le plus approprié est la fin de l'après-midi. Mais pour parfaire la mise en scène, on prévient de ses intentions les consoeurs de son propre village, qui font partie de la même "bande", et qui ont des amis kết nghĩa de l'autre sexe dans le même village voisin, pour qu'elles ne viennent pas le même jour voir leurs amis à elles, car il faut garder une apparence de spontanéité et de surprise. On arrive donc vers six ou sept heures au village "allié", on dit aux amies qu'on revient d'une tournée, d'une affaire dans la région, et qu'on en profite pour passer leur dire bonjour. En bonne tradition du quan họ on ne reçoit pas les amis sans un minimum d'accueil ritualisé par un repas, prétexte à les garder plus longtemps. Ces retrouvailles ne sauraient non plus se passer d'une partie de chant. En général, les "invités-surprise" passent la soirée chez leurs amies à chanter jusqu'à l'aube, avant de regagner leur village.

En principe, les jeunes artistes à la recherche d'amis peuvent "s'allier" kết nghĩa) avec qui ils veulent, dans le village de leur choix, pourvu que les uns et les autres s'entendent. Dans la pratique, on "s'allie" plutôt avec les confrères ou avec les consoeurs du village qui a déjà des liens avec le sien depuis des générations. Ce qui explique pourquoi les relations entre Hoài-Thị et Viêm-Xá sont ininterrompues depuis treize générations, bien que le second ait connu d'autres liens plus ou moins éphémères avec d'autres villages. Pour montrer combien le kết nghĩa est sacré, les anciens (các cụ) de Hoài-Thị nous rappellent qu'en 1945, en pleine guerre et en pleine famine, leur village étant de surcroît ravagé par une inondation, ces catastrophes ne les ont pas empêchés de se rendre à Viêm-Xá qui se trouve à une dizaine de kilomètres (à pied et en pirogue), quand celui-ci célébra ses fêtes. Car si l'on n'était pas présent en cette occasion, on se montrerait infidèle et négligent, et la confiance réciproque serait compromise, ce que personne ne souhaite.

Il est important de préciser les limites et la nature des relations entre les sexes découlant du kết nghĩa. Les explications données par les anciens de Hoài-Thị nous informent par la même occasion sur la fréquence des retrouvailles, sur les différentes occasions où les uns invitent les autres à venir chanter. Le rituel du kết nghiã  "oblige" les intéressés à se rendre au village "allié" quand celui-ci célèbre sa fête (vào đám), et réciproquement. L'invitation se fait au moins trois jours à l'avance. Naturellement, lors de la fête, les amis quan họ siègent à la place d'honneur au đình, en divertissant le public par des chants de circonstance. Cette cérémonie terminée, les "bandes" quan họ invitent leurs amis venus du village "allié" à une visite familiale : séparément les filles reçoivent les garçons, et vice-versa. Si l'hôte est déjà marié, son épouse doit s'éclipser devant la présence des amies pour ne pas gêner leur espace de liberté ; cette règle de conduite s'applique également à l'époux de l'hôtesse. Bref, le mari ou la femme doivent s'effacer devant l'ami(e) quan họ dans ces circonstances, comme à chaque visite de courtoisie. Faut-il comprendre par là que l'amie avec laquelle on a tissé les liens du kết nghĩa est plus importante que l'épouse? (Cette question étant valable pour les deux sexes.) L'ethnologue Diệp Đình Hoa qualifie, en langage moderne, les amis unis par le kết nghĩa, de bồ bịch, les "amants" en quelque sorte. En cas de conflit ou de jalousie, qui sont fort compréhensibles, les artistes du quan họ préfèrent le divorce à l'abandon de la tradition. En effet, les artistes du quan họ connaissent souvent une vie familiale hors norme. Le peu de femmes que nous avons rencontrées ont, soit divorcé sans jamais se remarier, soit reconstruit plusieurs fois un foyer conjugal, et personne n'a abandonné sa passion pour le quan họ. L'une d'elles a divorcé il y a vingt ans, trois ans après son mariage, car son mari ne supportait pas qu'elle continuât à chanter.

Curieusement, quand on se marie, on s'abstient d'annoncer la nouvelle aux ami(e)s qui vous sont lié(e)s par le kết nghĩa, et de les inviter au mariage. Pourquoi donc cette discrétion ? "Ça ne se fait pas", se bornent à répondre nos anciens de Hoài-Thị. La nouvelle du mariage parvient pourtant, par la voie du oui-dire, aux oreilles des intéressé(e)s. Par contre, on invite ses ami(e)s quan họ au mariage de ses enfants, et lors de la disparition d'un membre de sa famille. A la différence des autres circonstances, on ne chante pas au foyer en deuil, mais chez un autre de la même "bande", après avoir présenté ses condoléances à la famille du défunt. Les nghệ nhân de Hoài-Thị tenaient à souligner que le kết nghĩa repose exclusivement sur les liens d'amitié et sur le respect mutuel, qu'il ne fallait pas confondre avec certaines alliances entre deux villages sur une base de solidarité et d'entraide. En d'autres termes, les liens du kết nghĩa n'ont rien à voir avec l'aspect matériel, jamais on ne demanderait quoi que ce soit aux ami(e)s à qui on est uni(e)s par ces liens. Quand les liền anh et liền chị (autrement dit les artistes du quan họ) approchent de l'âge de trente ans, ils cessent de parcourir les fêtes à la recherche d'ami(e)s, pour laisser la place aux jeunes, estimant qu'ils ont passé l'âge (quá thì). Ils n'abandonnent pas pour autant le quan họ, ils participent au contraire à ses autres aspects pour maintenir la tradition : organisation des concours de chant, participation à ces concours (les anciens deviennent jury), formation de jeunes talents et transmission de la tradition, les plus doués contribuant par la composition de nouvelles chansons à enrichir le répertoire, etc. Quoi qu'il en soit, l'âge "avancé" ne remet nullement en cause les relations du kết nghĩa et les rituels qui en découlent (réceptions, visites de courtoisie, etc.).Tout ceci montre que le quan họ était présent dans tous les actes touchant aux événements importants de la vie, du mariage à la mort en passant par les fêtes diverses.

L'essence du quan họ peut finalement se résumer en un mot : chơi, qui renferme lui aussi une panoplie de sens différents. Ce terme veut dire "jouer", "s'amuser", mais dans le quan họ, il devient un maître-mot de sens noble. On le retrouve dans les expressions : nghề chơi (littéralement le "métier de jouer"), lối chơi ("la manière de jouer"), chơi quan họ pour dire "pratiquer le quan họ". Dans le langage courant, chơi entre dans les expressions :

Chanter à en faire exploser la terre

Bien que le terme "jouer" ne corresponde pas exactement à celui de chơi nous ne trouvons pas mieux. Ainsi dans les traductions qui suivent, chơi sera traduit par "jouer". Enfin donc, pour clore cette exploration, nous illustrons cette tradition du quan họ par les traductions de quelque chansons, les unes rapportées par des spécialistes, les autres recueillies au cour de notre enquête. Contrairement aux poèmes classiques et même aux poèmes du ca trù riches d'allusions littéraires et historiques, les paroles des chants quan họ ont pour cadre la vie matérielle et émotionnelle des paysans. Les poèmes chantés, qui reflètent ainsi le côté concret et imagé de la vie quotidienne, sont pour la plupart construits sur le modèle du lục bát (alternance de vers de six et de huit pieds), seule forme de poésie reconnue comme typiquement vietnamienne avant l'avènement de la poésie moderne. Les chansons sont relativement courtes, parfois très courtes, mais enrichies d'innombrables sons et expressions n'ayant pas de sens en soi, telles que i, a, u, ơ, la, et tình tang, tang tình, tình tính tang etc., sans doute aussi pour répondre aux besoins de la mélodie. Voici une chanson d'accueil chantée à l'occasion de la venue des visiteurs :
Aujourd'hui les quatre océans communient,
Bien que venus des quatre horizons, nous sommes issus de la même famille.
L'est et l'ouest, séparés par des milliers de lieues,
Se réjouissent pourtant dans le même foyer.
Cette joie d'aujourd'hui, nous nous en souviendrons (...) [57].

Les chiques de bétel, indispensables en toute circonstance dans la tradition quan họ, entrent dans une chanson d'accueil, chantée par les femmes pour inviter leurs confrères à en accepter :
Mes deux mains portent la boîte à chiques de bétel,
J'invite d'abord les amis du
quan họ puis tout le monde.
Nous sommes des filles du pont Lim,
Nous sommes allées à Hà Nội pour ramener nos amants.(...)
Garçons talentueux et jolies filles chantent tumultueusement.
Le treizième jour du premier mois, on vient s'amuser à la fête de Lim,
Bien que joyeux, ce n'est pas comme si nous étions ensemble (entre amis quan họ)
[58].

La chanson d'accueil suivante est chantée par les hommes, lors de la visite de leurs amies :
Ce n'est pas tous les jours qu'on nous rend visite
J'allume le feu, je prépare le thé pour les invitées.
Ce thé, vous le savez, est très bon
Prenez-en pour me faire plaisir.
J'aimerais que la rivière soit à sec pour que la route continue,
Je pourrais ainsi la suivre sans avoir à payer la traversée. (...)
La lune éclaire même le jardin de pêchers ;
En est-il ici une parmi vous qui soit encore libre
Pour que je prépare la chambre nuptiale ?
La nuit ne dure que l'espace d'un quartier de lune.
[59.]

La plupart des chants quan họ s'inspirent de l'amour. La chanson qui suit exprime le sentiment de la fille amoureuse :
Je suis allée partout,
Personne n'est aussi poli que les gens d'ici.
Je rencontre quelqu'un aux joues roses,
Aux dents noires bien brillantes, aux cheveux onduleux
Hier j'étais occupée,
J'étais tourmentée, je croyais que les amis quan họ pensaient à moi.
J'entendis les sons d'une cloche en cuivre dans l'après-midi
Je vis tourner une hirondelle-messagère.
De qui donc suis-je amoureuse pour attendre dans ce tourment?
[60.]

Une chanson exprimant la tristesse d'une fille qui apprend que son ami (uni à elle par le lien du kết nghiã) se marie :
J'ai pourtant promis devant les eaux et les monts,
Je me presse de finir la bobine de fil à tisser puis celle de soie.
Quand on file la soie on retient la bobine
Le temps de filer est le temps d'attendre.
On "joue" à en faire casser les galets par les oeufs,
On joue à en faire déborder les océans dans les forêts.
Tu es comme une fleur sur une branche,
Je suis comme un papillon qui tourne autour de la fleur.
Maintenant que tu te maries avec elle,
Je sens comme un couteau qui fend mon coeur en dix morceaux [61.] .
L'inversion des schémas et le défi aux lois de la nature sont encore plus explicites dans le poème suivant, chanté par les nghệ nhân de Hoài-Thị [62.] :
On joue à en faire gronder les tonnerres, à en faire tomber la pluie
On joue à en recoller le miroir cassé en trois morceaux.
On joue à en faire entendre le ciel,
On joue à en faire tomber les feuilles dans le temple du roi des Ngô (celui des Chinois). (...)
On joue jusqu'à tant que l'océan se transforme en une mare.
On joue à en faire passer cent montagnes à travers le trou d'une aiguille.
On joue jusqu'à ce que les bulles d'air restent au fond de l'eau,
Et que flotte le bois de lim. [63.]
On joue à en faire pondre les anguilles [64.] au sommet de l'arbre,
Quand les merles pondront leurs oeufs dans l'eau [65.] alors je t'épouserai.

A Bắc-Ninh même, il existe une autre chanson où le terme chơi (jouer) est remplacé par celui de hát (chanter), néanmoins l'intensité reste la même :
On chante à en faire trembler la terre et le ciel,
On chante pour être reconnu par les autres.
On chante depuis le village,
A travers les provinces du Nord jusqu'aux provinces de l'Est.
On chante à en assécher la rivière,
A en faire exploser la montagne, à en rendre le coeur passionné.
[66.].

Arrive le moment de la séparation, les ami(e)s quan họ chantent encore les dernières chansons pour exprimer les sentiments que va provoquer l'absence. Ce chant d'adieu est chanté par les femmes :
Je reste ici pour te regarder partir.
Que j'aimerais que tu me laisses un mouchoir rouge [67.]
J'aimerais que tu restes ici
Ou que j'aille là-bas (avec toi), pour qu'on soit unis
Comme l'arbre qui retrouve ses branches.
Le printemps arrive même au pied du jardin de citronniers,
Je voudrais cueillir les fleurs mais j'ai peur des épines sur les branches [68.]
Je grimpe sur le mont éternel,
Et je vois deux hirondelles qui mangent une mangue sur l'Océan de l'Est.
Je traverse la rivière [69.] les épaules chargées,
Je transpire et le vent fait battre mon coeur [70.]

Une autre mélodie d'adieu chantée également par les femmes, est actuellement connue de tout Vietnamien. Elle est devenue célèbre, grâce entre autres, aux chanteurs modernes qui l'ont popularisée :
Mon bien-aimé [71.], reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci :
Ne traverse pas à la nage si la rivière est profonde,
Ne prends pas la pirogue si elle est bondée.
Mon bien-aimé, reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci :
Si tu m'aimes alors ne fréquente personne.
Reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci
Garde ton sous-vêtement et laisse-moi ta chemise en gage.
Mon bien-aimé, reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci :
Si tu trouves mieux que moi, alors marie-toi,
Mais ne vaudrait-il pas mieux m'attendre ?
Mon bien-aimé, reste, ne rentre pas !


Notes

44. Voir tableau de la page 172 de l'ouvrage de :
Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh Quý, Quan họ. Nguồn gốc và quá trình phát triển,(Le quan họ. Ses origines et ses étapes de développement), ESS, Hà Nôi, 1978, 527 p. Ouvrage de référence, à notre avis, qui traite le sujet dans sa globalité; les auteurs fournissent entre autres, une bibliographie très complète sur la question.

45. Ibid. p. 201.

46. Ibid. p. 196.

47. Ibid. p. 20.

48. Ibid. p. 359.

49. Voir le calendrier des fêtes dans la partie "Les moeurs villageoises à travers les fêtes", et aussi l'ouvrage de Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh Quý, op. cit. p. 390.

50. VŨ Ngọc Phan, Tục ngữ, ca dao, dân ca Việt Nam (Dictons, proverbes et chansons populaires du Vietnam), Editions des Sciences sociales, 5e édition, 1978, p. 600.

51. NGÔ Tất Tố, op. cit.

52. Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh Quý, op. cit. p. 381.

53. Ibid.

54. Dans la période 1956-1976, six ouvrages et une bonne vingtaines d'articles sur le quan họ ont été publiés. En outre, cinq colloques ont été organisés sur cette question avec la collaboration du Centre culturel de la province de Hà-Bắc (Ty văn hóa tỉnh Hà-Bắc), le pays natal du quan họ. Chiffres tirés de la bibliographie fournie par l'ouvrage de trois auteurs, Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh Quý, op. cit.
Notons aussi que dans les représentations officielles de spectacles, le quan họ figure en bonne place comme folklore du pays.

55. Propos recueillis par nous.

56. Ici comme ailleurs, quand les Vietnamiens se rencontrent, la première question qu'on pose à l'autre consiste à s'informer du village natal de l'interlocuteur.

57. Chanson recueillie par nous.

58. Chanson du village de Lim, recueillie par nous.

59. Chanson de Lim, recueillie par nous.

60. VŨ Ngọc Phan, op. cit. p. 609. Ce recueil est classé par genres et par thèmes. En outre, on y trouve également des chansons populaires de certaines minorités ethniques, telles que les Thai, les Tày, les Muong, les E-dê, les Hmong.

61. Ibid. p. 605.

62. Chanson recueillie par nous.

63. Le bois de Lim, qui a une forte densité, ne flotte pas mais coule au fond de l'eau.

64. Il s'agit plus précisément des trạch, une sorte d'anguille assez rare qui pond naturellement ses oeufs dans l'eau.

65. Les merles pondent naturellement leurs oeufs dans leur nid qui se trouve généralement au sommet de l'arbre. Il s'agit bien entendu, dans ces deux derniers vers, de l'inversion des lois de la nature.

66. TRẦN Quốc Vượng, DƯƠNG Tất Từ, LÊ Văn Hảo, Mùa xuân và phong tục Việt Nam (Le printemps et les traditions vietnamiennes), Hà nôi, 1970.

67. Objet symbolisant une promesse d'amour.

68. Allusion au risque de jalousie chez la femme de son ami.

69. Allusion au mariage, au départ de son village pour rejoindre son ami.

70. Chanson d'adieu de Lim, recueillie par nous.

71. Bien que le terme vietnamien người ơi (employé pour appeler quelqu'un) dissimule sous une apparence neutre, il signifie bien dans ce contexte "mon-bien aimé" ou "mon amour".


Crédits photos : collection personnelle

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