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Le coup de gueule de Dương Thu Hương

Le coup de gueule de Dương Thu Hương




Le vol noir des corbeaux *

De la guerre, le poète chinois avait écrit jadis : "Là où les chevaux de guerre ont passé, dix ans après l’herbe n’a pas repoussé et le vent porte encore l’odeur du sang…" L’inspiration des anciens était poignante mais comme retenue, terrifiante mais encore indistincte. En ce temps-là, il n’y avait ni bombes atomiques ou thermonucléaires, ni armes chimiques ou biologiques, ni toutes ces arrière-pensées et ces intentions inavouées derrière chaque conflit. Les hommes de ce temps aimaient la discrétion et la sobriété dans la mise, aussi la souffrance, même décrite de façon pathétique, restait-elle voilée derrière un halo de beautés conventionnelles et intemporelles : la solitude, les cadavres enveloppés dans la peau des chevaux, les ossements se desséchant dans le sable et la poussière, le vent glacé, la neige qui tombe, et une lancinante nostalgie…

Les siècles ont passé, l’habit a changé, et avec lui, les mentalités. L’homme a osé se débarrasser de vêtures de toutes sortes pour contempler ses propres souffrances et, en même temps, regarder hardiment son propre corps. Aussi la littérature est-elle aujourd’hui moins pathétique et moins romantique que jadis, mais elle a gagné en sincérité et en cruauté. Parlant de la guerre, on ne se contente plus de pleurer sur le sort des orphelins errant sur les routes, des lavandières attendant au bord de la rivière le retour de leurs maris ; on s’est aventuré jusqu’au fin fond de la jungle pour y trouver, parquées en victimes propitiatoires, des régiments entiers de femelles soldates, le cheveu hirsute, le teint verdâtre, en proie aux désordres physiologiques chroniques et aux crises de folie collectives, aspirant après un horizon de douceur introuvable.

Après la guerre, la littérature avait suivi ces dizaines de milliers de vieilles filles massées dans des camps de travail forestiers ou agraires désolés, où misère et tristesse ont fait perdre la raison à ces malheureuses qui n’avaient d’autre désir que de voir surgir, à l’improviste, un mâle, peu importe qu’il soit bandit de grand chemin, marchand ambulant ou criminel chassé de la ville et de la campagne, dans le seul espoir d’être violées par lui, et à l’issue de cet accouplement-éclair, de tomber enceintes...

Mais en dépit de tous ses efforts, la littérature est incapable de soutenir le poids de la souffrance humaine, une souffrance qui s’étale nue au soleil comme dans l’obscurité de la nuit. Nul écrivain n’est capable d’entrer dans la peau de ces dizaines de milliers d’enfants vagabonds qui mendient leur humble ration de riz quotidienne dans les orphelinats. Aucune personnalité engagée dans quelque oeuvre humanitaire n’a assez de courage et de patience pour aller à la rencontre de ces milliers d’enfants malformés, ces petits monstres condamnés dès leur naissance à ne jamais connaître la condition humaine et qui ne survivent que comme des morceaux de chair impotents, confinés dans des chambres sans lumière pour échapper à la curiosité des voisins, entourés de la seule honte de leurs parents. Selon l’enquête la plus récente, la province de Thai Binh tient le triste record national du nombre d’enfants malformés issus de parents anciens combattants, victimes d’émanations toxiques de l’"agent Orange". Pourtant, ces enfants difformes peuvent toujours être vus par le monde extérieur et, en cas de besoin, exhibés dans les salles d’exposition des crimes de guerre...

Toutefois la guerre n’a pas fait que semer des souffrances visibles à l’oeil nu, des crimes susceptibles d’être recensés et exposés. Elle recèle aussi d’autres dimensions de la souffrance. Et ce sont précisément ces dimensions-là qui représentent les pertes les plus terribles, celles qui sapent les fondements moraux de l’humanité en général et de chaque peuple en particulier. Si le bonheur est ressenti différemment d’un peuple à l’autre, il en va de même de la souffrance. Ainsi les traces laissées par la guerre diffèrent-elles d’un pays à l’autre. Lors de la Seconde Guerre mondiale, Ilya Ehrenbourg avait écrit : "Lorsque tombe le soir, on n’entend plus le son du piano sous les fenêtres. L’Europe s’est appauvrie…"

Je ne sais pourquoi cette phrase ne cesse de me hanter depuis mon enfance… Ces dernières années, ayant l’occasion de traverser quelques villes d’Europe, en regardant les fenêtres des immeubles le long des rues, j’ai soudain compris pourquoi cette phrase banale m’avait poursuivie pendant presque un demi-siècle : c’est qu’elle décrivait la guerre survenue dans d’autres contrées, engendrant d’autres dévastations et affectant le sort d’autres hommes. Elle ne concerne nullement ce qui se passe ici, dans mon pays, le Vietnam, terre de paysans à la peine, où la civilisation urbaine est tout juste naissante, où la nostalgie des rizières continue de hanter et de submerger l’âme des citadins, où résonne encore sous la lune bucolique la plainte langoureuse du monocorde ou le lamento morose de la vielle.

En terre d’Europe, les institutions démocratiques ont été mises en place et consolidées au cours des siècles pour former un soubassement solide. Quels que soient les ravages causés par la guerre, les atrocités perpétrées par les SS par exemple dans les camps de concentration et les usines de transformation de la chair humaine qui poussaient comme des champignons, une fois les fours crématoires éteints, les criminels de guerre condamnés ou en fuite, les bombes réduites au silence, la société a retrouvé la paix et l’homme la possibilité de reconstruire la vie. Les institutions d’une société civilisée ressemblent aux marches d’un escalier qui permettent aux hommes de monter à la recherche de la maison du bonheur, même si le bonheur n’est pas également partagé entre tous les hommes de par le monde. Le souvenir de leurs souffrances, que les citoyens d’Europe gardent au fond de leur âme, les a rendus plus mûrs, plus vigilants devant la résurgence de manifestations pathologiques venant de politiciens des extrêmes (gauche aussi bien que droite), d’organisations néo-fascistes ou de groupuscules néo-terroristes… Ainsi, la conscience civique progresse, les droits civiques sont mis à profit au maximum et de façon positive. Ainsi, dès que les canons se taisent, arrive la colombe avec sa branche d’olivier – symbole tout à fait représentatif de la tradition occidentale, image qui ne brille pas par son romantisme mais dont la valeur réside dans sa vérité et sa permanence dans le temps. Dix ans après la guerre, vers les années 1955-56, on organisait déjà des concours de violon et de piano. L’Europe revit. Et le soir, on entend de nouveau le son du piano résonner derrière les fenêtres…

Dans notre pays, 25 années après le conflit, le son du piano ne sort toujours pas des fenêtres, alors que le peuple balbutie timidement les leçons de démocratie élémentaire au milieu de mille tracasseries et détresses. Ici, la guerre a fait résonner d’autres échos. Elle n’a pas rendu les citoyens plus mûrs ni plus sages, ne les a pas incité à exercer hardiment leurs droits civiques. Au contraire, elle a rendu la masse plus veule et plus accommodante pour accepter les humiliations et baisser la tête devant les forfaits.

Dans la tragique histoire du peuple vietnamien, les guerres désastreuses sont légion. Elles ont épuisé la quasi-totalité du capital courage de ce peuple. Le courage, comme toute autre qualité morale, n’est pas un potentiel illimité. Il n’est pas comme le riz dans la marmite de Thach Sanh, ne se reproduit pas indéfiniment comme les algues ou les protoplasmes. Comme le portefeuille gonflé de billets, il n’est pas sans fond. Ce courage a été mobilisé jusqu’à ses dernières ressources lors des cataclysmes qui ont frappé le pays, et une fois sorti de ces épreuves, l’homme baisse la tête et accepte facilement n’importe quelle condition pour survivre. Dans la plus extrême misère, il se consolera toujours : ça vaut mieux que de vivre sous les bombes…, et dans la plus flagrante humiliation : c’est encore pire de mourir… L’habitude contractée dans la guerre qui consiste à mépriser la vie humaine a exacerbé l’instinct criminel chez une minorité, alors qu’elle a renforcé la patience et la résignation de la masse. Ce qui explique la perplexité de maints vietnamologues devant ce paradoxe : comment un peuple si brave dans la guerre peut-il être si veule en temps de paix ?

A mon avis, il n’y a pas de quoi s’étonner. Là où les institutions démocratiques ne sont pas encore bien assises, où les hommes ne sont pas conscients de leur droit de vivre en tant qu’hommes, n’importe quel brave soldat peut faire un citoyen abruti et lâche. Ne vous attendez pas encore à entendre le son du piano, il n’y a que la plainte du monocorde ou le lamento de la vielle – une musique faite pour consoler des âmes niaises, qui ressassent les souvenirs de splendeurs et d’horizons depuis longtemps disparus, de ces horizons chimériques dont les pâles reflets les aident à oublier l’amertume de leur vie réelle.

Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que ceux qui détiennent le pouvoir à la fois baignent dans cette mentalité et en profitent systématiquement. Autrement dit, ce pouvoir subsiste en s’abritant derrière le fantôme de la guerre, et en même temps les tenants de ce même pouvoir profitent de l’existence de ce fantôme tout en le fuyant. Encore un de ces paradoxes difficiles à comprendre ? Non, la vie en fait n’en recèle pas tant. Car autant le souvenir de la guerre sème de germes de faiblesse et de résignation dans l’esprit de la masse exclue du pouvoir, autant il aiguise la soif de jouissance chez ceux qui le détiennent : toujours plus, encore et encore… Une soif d’argent, digne de l’époque du pré-capitalisme occidental, est en train de se répandre dans cette pauvre terre d’Indochine, après une longue guerre dévastatrice menée par des dirigeants dont la majorité gardent, vissés dans leur cervelle, les dogmes du communisme totalitaire alors que, dans leurs veines, coule le sang de petits tyrans ruraux. Les dieux ne sont plus. La boîte de Pandore s’est ouverte, d’où s’échappent une bande de démons rapaces. Ne reste que le reflet falot d’un horizon lointain derrière lequel luit le canon du fusil.

Car c’est sur le canon du fusil qu’est assis le pouvoir. Là est le principe immuable de cet État : il ne faut jamais l’oublier. Les anciens combattants qui ont mené la révolte paysanne de Thai Binh sont morts les uns après les autres dans l’obscurité et le silence. Ils sont morts sans laisser de traces, oubliés par les medias, abandonnés par les reporters étrangers dont les caméras se tournaient déjà vers d’autres objectifs. Qui pouvait entendre leurs cris d’agonie dans les camps isolés et dispersés, où on les parquait au milieu de criminels de droit commun, de bandits de grand chemin et de tueurs à gages ! Il y a cent différentes façons de mourir, et toutes ont été englouties sous les vivats qui s’élevaient des chantiers le jour d’inauguration, sous les bruyants flonflons qui accueillaient des délégations d’hommes d’affaires accourant de Corée du Sud, du Japon, de Hongkong, d’Australie et de France…

Les anciens combattants de Thai Binh – province qui compte le plus grand nombre de "héros morts pour la Patrie" et en même temps le plus grand nombre d’enfants malformés de tout le pays – ont été des boucs émissaires de choix de la dernière guerre. Ils pensaient sûrement que ce gouvernement était leur gouvernement. Ce qui leur restait encore de courage après les combats les a poussé à agir. Ils s’imaginaient que le sang qu’ils avaient versé avec leurs frères d’armes pendant plus de trois mille jours sous les bombes, leur garantissait le droit de parler pour réclamer la justice. Dans leur mémoire de gens simples, flottait la vague et douce illusion que ceux qui détiennent le pouvoir furent leurs compagnons, leurs chefs de groupe avec qui ils avaient partagé la vie dans la jungle de Truong Son pendant toute la durée de l’héroïque guerre anti-américaine…

Pauvres anciens combattants de Thái Bình, qui semblaient avoir ignoré ce mot fameux : "La révolution finit toujours par manger ses propres enfants" ! Le mirage de Truong Son les a finalement conduits vers une mort sans gloire dans des camps implacables et sans nom.

Le Vietnam ne connaît pas de Tian An Men. Le grand art de nos dirigeants consiste à laisser macérer des "tian an men" dans le formol du silence et de l’oubli, de les déchirer en mille lambeaux que le vent disperse dans le néant. Sur ce point, les dirigeants chinois feraient mieux de venir prendre des leçons chez leurs homologues du Sud. Les fantômes des anciens combattants de Thai Binh continuent de me hanter : sont-ils encore à rôder dans la plaine, ou déjà retournés dans la jungle obscure de Truong Son pour y retrouver les doux souvenirs des jours anciens ?

Nos ancêtres aimaient à dire : "Lingot d’or se perd, motte de terre perdure". Si l’ancien dicton s’avère exact, alors la guerre a emporté les meilleurs, les plus braves et les plus loyaux d’entre nous, épargnant ceux dont la sagesse consiste à louvoyer, les opportunistes, ceux qui se tapissent dans l’ombre des allées du pouvoir, les forts en gueule prodigues en gesticulations et pantalonnades, toujours prompts à s’esquiver devant les dangers et les sacrifices… Reste-t-il encore quelque conscience en ces âmes ? Et quelle conscience peut-on encore trouver dans ces gangs de contrebandiers d’Etat, ces repaires de voleurs du Parti unique, ces bandes de fils d’apparatchik qui prennent régulièrement l’avion de Hongkong pour aller s’amuser dans les bordels et brûler des dollars par centaines de milliers dans des salles de jeu ?

Là où la lumière n’est plus, l’obscurité se répand. Là où la noblesse a disparu, le cynisme et la bassesse triomphent. Le moteur de toute action politique ou de tout comportement n’est plus l’amour de la patrie mais la cupidité et l’intérêt égoïste. La logique du profit prime celle de la raison et de la vertu. Pour servir les intérêts personnels, on érige le passé comme un temple qui, pour avoir été quelque peu désacralisé, n’en reste pas moins fascinant et enchanteur pour les âmes naïves et timorées. Et le pouvoir qui a été installé sur le canon du fusil reste toujours un bourreau avec la hache à la main, prêt à trancher net le cou à tous ceux qui, soit par révolte soit par curiosité, veulent soulever le voile du sérail pour voir comment les "voleurs de jour"[1] que sont les nouveaux mandarins s’y partagent le gâteau.

Parmi les rumeurs et chuchotements circulant au sein de la population, on entend souvent cette devinette : "Combien de milliards de dollars la mafia vietnamienne a-t-elle subtilisés au peuple et mis à l’ombre dans les banques en Suisse, à Bangkok ou à Singapour…?" Et cette phrase que chacun a sur le bout de la langue : si un gouvernement Aquino s’installe ici et procède à un inventaire, on peut se demander si la fortune des roitelets et barons d’Annam de tout poil dépasse ou non celle du couple Marcos. Mais ces propos chuchotés dans l’ombre ne sont qu’une façon pour le peuple de se défouler ; ce qui domine la surface du fleuve de la vie est toujours le tonitruant monologue, inlassable et sans vergogne, du Parti au pouvoir.

Tout récemment, des articles de presse ont été publiés en protestation contre la politique de l’OTAN, dont le chef de file est évidemment l’Amérique. Des meetings ont été organisés à grande pompe pour susciter la haine et appeler la population à la lutte. J’ai appris qu’en ces occasions, des écrivains vietnamiens ont fait preuve d’une belle ardeur et d’un enthousiasme tapageur, certains s’étant même fait inscrire sur la liste des volontaires pour aller sur le terrain afin d’écrire des articles anti-OTAN…

Quelle intrépidité, qui mérite hommage et citation ! Mais je ne comprends pas pourquoi ces écrivains ne se sont pas portés volontaires pour aller voir plutôt ce qui se passe chez nous, là haut, en amont de la rivière Mong Cai, avant de partir se battre contre l’OTAN en Yougoslavie !

Car c’est là que nos frères aînés chinois sont en train de construire des barrages qui ont pour effet de modifier gravement l’écologie de la région du Viet Bac, faisant perdre à des millions de nos compatriotes leurs moyens de subsistance et les réduisant à brève échéance à la misère. Nos écrivains ne savent-ils pas la vérité ou, la sachant, font-ils la sourde oreille ? La solidarité de l’internationalisme prolétarien d’antan pèse-t-elle si lourd dans leur conscience qu’ils doivent fermer les yeux et se boucher les oreilles, ou bien les reflets des bougies slaves et les chants polyphoniques orthodoxes les fascinent-ils davantage que les souffrances déchirantes de leurs congénères?

Admettons que l’OTAN ne soit qu’une clique de gendarmes internationaux violant la souveraineté d’un Etat, du moins le fait-elle avec un motif valable en soutenant la minorité affaiblie que sont les Albanais. Quant aux frères aînés chinois qui envahissent nos régions frontalières, notre sol et nos eaux territoriales, qui construisent des barrages qui détournent le cours de nos fleuves, sur quel motif se fondent-ils ? Qu’on nous présente un argument au moins aussi valable que la défense du peuple kosovar avancée par l’OTAN pour justifier sa politique d’invasion ! Mais trêve de discours sur les écrivains de ce pays : de tout temps les chevaux ont porté des oeillères et n’ont fait que suivre le chemin de leurs maîtres !

Ce dont je veux parler, c’est du contraste entre, d’une part, le tintamarre fait autour de cette mobilisation générale anti-OTAN – présentée comme le symbole d’un Vietnam porte-étendard de la conscience humaine et héroïque vainqueur de l’Amérique – et, d’autre part, la timidité dans la résistance contre l’invasion et les exactions flagrantes perpétrées par nos voisins du Nord : on dirait le cri étouffé d’un enfant qui bégaye. Ainsi lit-on dans le journal Nhân Dân Dimanche du 28 mars 1999 (page 8) la déclaration suivante du porte-parole du ministère des Affaires étrangères : "Comme nous l’avons déjà affirmé à maintes reprises, le Vietnam a suffisamment de preuves historiques et d’arguments juridiques pour démontrer sa souveraineté sur sa région d’économie spéciale et son plateau continental. Toute action de la part de quelque autre Etat que ce soit touchant aux deux archipels Paracels et Spratly est assimilable à une action touchant à la région d’économie spéciale…" Tout Vietnamien quelque peu attentif aux destinées du pays sait parfaitement que le gouvernement chinois a effrontément lancé ses forces armées contre les îles Paracels et Spratly, et qu’il a, dès la fin de la visite en Chine de notre secrétaire général Le Kha Phieu, signifié l’interdiction de pêche à nos pêcheurs en juillet et août de cette année. Alors, à quoi rime cette vague allusion du porte-parole des Affaires étrangères : "Toute action de la part de quelque autre Etat…" ? Un tel bafouillage dans un communiqué officiel ne fait pas honneur à ses auteurs.

Il m’arrive souvent de m’interroger : le comportement d’un groupe ou d’une collectivité humaine n’est-il pas régi par les mêmes règles, le plus souvent inconscientes, que celles qui régissent le comportement d’un individu ? Le soutien frénétique apporté par les autorités vietnamiennes au gouvernement yougoslave s’explique par le principe "qui se ressemble s’assemble". Ici, c’est le règne du parti unique ; là, la domination d’une famille. D’un côté, on massacre des gens parce qu’ils sont d’une autre race ; de l’autre, on réprime ceux qui s’opposent à l’oppression et réclament la justice… Le caractère maffieux est le dénominateur commun des gouvernements barbares qui ne connaissent que l’intérêt égoïste comme principe d’action. Dans quelle mesure cette hypothèse est-elle fondée ? Je n’ai encore ni le temps ni les conditions nécessaires pour le vérifier, mais de telles idées sont sûrement assez répandues parmi ceux qui prennent la peine de réfléchir.

Les journalistes étrangers s’interrogent souvent sur la ligne politique du gouvernement vietnamien ; ils s’expliquent mal le retournement récent qui, après tant d’efforts péniblement déployés pour courtiser l’Amérique et l’Europe, frise le paradoxe… Alors, messieurs les observateurs occidentaux, vous devez assurément vous creuser les méninges encore longtemps pour toucher la vérité de ce pays. Car vous n’avez pas encore compris la psychologie de ces parasites. Pour ceux-là, il n’y a pas de logique ni de principe d’action. Leur psychologie est celle du thang bom – le nigaud qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Leur objectif c’est le gâteau qu’ils ont à portée de la main. Se sachant incapables, n’ayant aucune qualité qui puisse leur permettre d’exister par eux-mêmes, ils en sont réduits à déterrer le passé pour s’abriter derrière les fantômes de la guerre anti-américaine, à l’ombre du temple qui exhale encore les relents d’encens de jadis, et profiter de la naïveté de la masse pour prolonger leur règne.

Tout ce qui peut rappeler ce remède salvateur : "le Parti glorieux conduisant la nation vers la victoire sur l’impérialisme US", sera systématiquement exploité, l’affaire de l’OTAN offrant l’occasion la plus propice. D’un autre côté, ne pouvant se tenir sur leurs deux jambes, n’ayant ni la force ni la volonté de tourner la page de l’histoire, ils doivent se pendre aux basques du grand voisin, tout en se cramponnant à la planche vermoulue du bateau du socialisme déjà mis en pièces par les tempêtes. Car ce n’est qu’en exhibant l’enseigne du socialisme qu’ils peuvent encore spolier sans vergogne le peuple et transformer les biens de la nation en comptes individuels dans les banques étrangères. C’est précisément pour conserver cette source de profits qu’ils sont obligés de se mettre à plat ventre pour encaisser, sans mot dire, les gifles aux trente-six chandelles que leur flanque le voisin du Nord.

De tout temps, les âmes cupides sont sans pudeur. Autrement dit, la noblesse de coeur et le respect de soi sont des notions illusoires, étrangères à ceux qui n’ont pas les qualités pour comprendre ces choses. Hélas, où sont maintenant les glorieux ancêtres des Viets : les Nguyen Trai, Phi Khanh, Tran Binh Trong, les Nguyen Bieu, Mac Dinh Chi, Giang Van Minh, etc…[2] ? Si leurs mânes pouvaient s’exprimer aujourd’hui, elles hurleraient d’indignation et s’arracheraient les entrailles avant de disparaître comme poussière si elles devaient être témoins des comportements et agissements des hommes qui conduisent aujourd’hui le peuple Viet…

Vingt-quatre années ont passé depuis le 30 avril 1975 : presque un quart de siècle, mais les paysans habillés en soldats ont toujours les pieds dans la boue de la rizière. L’ombre de la guerre a recouvert le temple où se nichent les bandits, tandis que la foule des naïfs timorés continue de se nourrir des reflets d’horizons perdus, en se consolant de "plutôt vivre dans la honte que de mourir" ! C’est ainsi que l’avènement de la démocratie est toujours renvoyé aux calendes grecques, les occasions de bâtir une société de progrès toujours incertaines.

Voilà le fruit tropical d’arrière-saison – conséquence invisible mais la plus terrible et la plus durable causée par la guerre dans notre pays. Voilà le vrai handicap moral, le monstre engendré par la guerre dans l’âme d’un peuple. Où est donc passée la fameuse colombe de Picasso ? Elle doit voler sous d’autres cieux, dans quelque patrie appartenant à d’autres hommes, à des gens qui savent se respecter, qui chérissent le sang qu’ils ont versé, qui connaissent la valeur de leur propre vie et de celle de leurs semblables. Chez eux, dix ans après la guerre, le son du piano a résonné sous les fenêtres, remplissant l’air des crépuscules.

Cet oiseau de rêve n’est pas encore arrivé dans ce pays, où nous pataugeons toujours dans la boue, le coeur tranquille, indifférents à notre propre sang versé, dociles et résignés devant l’oppression et heureux avec le bol de riz arrosé de nuoc mam d’étrilles [3]. Nous qui n’avons encore jamais osé ouvrir grand nos yeux pour contempler et aimer la vie comme une valeur digne d’exister, habitués que nous sommes à ne regarder la vie présente qu’avec des yeux mi-clos, en nous laissant hypnotiser par le souvenir des reflets d’horizons disparus…

Un quart de siècle après la guerre, sur cette terre qui est nôtre, on n’entend toujours que le battement d’aile des corbeaux sur les cimetières qui se succèdent à perte de vue du nord au sud, du sud au nord. L’oiseau qui tient la branche d’olivier dans son bec se cache encore quelque part dans la brume de l’horizon. En quelque rivage lointain. En attendant l’aurore.

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* Ce texte est une traduction de la version originale écrite en vietnamien et parue dans le journal d'une communauté vietnamienne de la région parisienne Diễn Đàn dans son numéro 86, juin 1999. La traduction a été faite par Nguyễn Hữu Tấn Đức pour le journal Tin nhà, n° 40 août 1999, une périodique en langue vietnamienne de l'Église d'Asie.

Ceux qui souhaitent avoir un petit dossier sur cette romancière peuvent aller visiter le site de Pascale Arguedas, critique littéraire;
ou un autre site pour voir les critiques de son roman Terre des oublis parues dans la presse française.



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