Autres contributions
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Quelques poèmes de Vũ Cận
Quelques poèmes de Vũ Cận
Nous profitons de la
facilité offerte par les nouvelles technologies de l'information pour
publier quelques poèmes de Vũ Cận en espérant qu'ils
trouveront un certain écho. De son vivant il voulait faire publier ses
oeuvres en France sous forme de recueils mais les choses n'ont
pas été réalisées.
Qui est Vũ Cận ? (?-1999)
Vũ Cận faisait partie des personnages restés dans l'ombre, connus seuls des initiés du Viêt Nam contemporain.
Formé à l'école occidentale dans sa jeunesse, il n'a pas hésité, comme nombre de ses pairs, à s'engager
du côté du Viet Minh quand les hostilités avec le régime colonial français ont débuté le 19 décembre 1946.
Au retour de la paix, il travaillait aux Éditions étrangères, à la revue Études vietnamiennes, en charge de la
partie francophone. Il était aussi l'ami personnel de Georges Boudarel qui travaillait également aux Éditions étrangères
quand il était encore au Vietnam. Avec le temps, Vũ Cận se montrait de plus en plus critique envers le
régime nord-vietnamien, et grâce au docteur Nguyễn Khắc Viện qui le prenait sous sa protection, qu'il a pu éviter
les pires ennuis. Moins bien connu que d'autres intellectuels, Vũ Cận n'en faisait pas moins partie
de ceux qui se souciaient du sort du Viêt Nam et des Vietnamiens dans la tourmente dite socialiste.
Pour rendre hommage à ce personnage aujourd'hui disparu (
voir notre nécrologie à son propos), nous
reproduisons quelques uns de ses poèmes écrits directement en français.
La blessure
Oiseau de mon enfance
Tu chantes et tu danses
Comme dans le temps jadis
En songe je te revois
Voltigeant et sautillant
Puis tomber de ta branche
Ta poitrine en sang
Tes plumes par terre éparses
Le caillou assassin s'est envolé
Mais dans ma main la fronde est restée
J'ai tué ma propre joie
Sans que je sache pourquoi
Oiseau de mon enfance
Ma crinière a blanchi
Mon coeur cette nuit en silence
Verse ses larmes dans mon lit
Hanoi, février 1993
La
contradiction
Le sommet visiblement surnourri
Le pays est mégalocéphale
Il se bourre de mégalomanie
Du poitrail à sa partie caudale
Le corps pourtant reste squelettique
Souffrant de disette alimentaire
Un socialisme rachitique
Se prétend révolutionnaire
Hanoi, décembre 1990
Le responsable
Quand la femme a tout
Sauf la féminité
Et que l'homme a tout
sauf le virilité
Et que l'enfant a tout
Sauf la candeur
Et que les vieilles gens ont tout
Sauf la sagacité
Et que les meneurs d'hommes ont tout
Sauf l'honneur
Faut-il en imputer la faute au Créateur
Ou peut-être à la postérité
Hanoi, décembre 1993
Paradis
terrestre
Ce monde est un enfer
Il a toujours été
Pour les petits hommes
Les petites femmes
Les petits enfants
Et les petits vieillards
Les petits hommes ont pleuré
Les petites femmes ont pleuré
Petits enfants petits vieillards de même
D'une autre vie tous ont rêvé
Des messies apparurent
Qui montrèrent l'Au-delà
Annonçant le Paradis
C'était commode c'était intelligent
Bien qu'à peine suffisant
Car la Paradis inventé
Exigeait pour y monter
Une longue trop longue échelle
L'humanité certes est mortelle
Elle aspire à quelque Éden accessible
Des messies autrement visionnaires
Viennent annoncer le Paradis sur terrestre
En foule les miséreux électrisés
Se ruent à leurs idées
Prêts à n'importe quel martyre
Le concepteur dit libération
Le constructeur bâtit prisons
La Terre promise s'entoure de barbelés
Se truffe de despotes et de flics
Oeillères et museaux distribue à volonté
Verbe et pléonasme aidant
La démocratie populaire voit le jour
Et populaires sont ses moyens
Populaires les museaux et les oeillères
Vivent les museaux et les oeillères
Populaires la despotaille et la flicaille
Vivent la despotaille et la flicaille
Pour nous les bienheureux le choix est fait
Servons comme gardiens et délateurs
Comme chantres et indicateurs
À bas le Paradis céleste
Vive le Paradis terrestre
Hanoi, décembre 1964
Art et odorat
Il est de grands mandarins poètes
Bien illustres d'autant que haut placés
Ils font des vers sans qu'on le souhaite
Pour les léguer à la postérité
Leurs oeuvres comme eux-mêmes sentent fort
Mais la littérature s'enrichit
D'un genre jamais rencontré encore
Et baptisé du nom de Puésie
Hanoi, mars, 1995
L'expression (à Lê Đạt
1)
Le silence est d'or disaient les anciens
Sans que mutisme ne soit diamant
Le sage muselé on le voit bienheureux
Se fait silencophone en se taisant
Hanoi, mas 1995
La condition
Jeune je vivais dans l'humiliation
Frustré de ma propre patrie comme j'étais
Elle pesait lourd la colonisation
Vietnamien elle m'avait fait sujet français
À la révolution j'allais adhérer
Tant pour laver ma honte que celle des miens
L'indépendance a redonné la dignité
L'ex-sujet français devient objet vietnamien
Hanoi, décembre 1992
Le message
(Annae-Mariae) Reviens et guéris de mes obsessions
J'ai mal à l'existence j'ai mal à l'âme
Prends le bistouri fais-moi l'intervention
De mes jours je voudrais renouer la trame
On tisserait peut-être un nouvel ouvrage
Mais lequel me demandé-je et de quel fil
Le coton du champ jadis s'est fait nuage
Il flotte là-haut au royaume du grésil
Au sommet de la hauteur tu es arrivée
Moi hélas trébuchant je descends la pente
Pressentant ma propre fosse sous mes pieds
Qui du reste me mettra fin à la tourmente
Non de l'éternelle attente délivre-toi
Tu poursuivras sans moi ton pénible chemin
Fragiles sont tes épaules lourde est la croix
Efface mon image de ton coeur éteint
Hanoi, Noël 1994
Dragon de terre
Ce tirage au sort occulté et cyclique
Avait fait que je suis né en l'An du Dragon
L'animal sacré à destinée cosmique
Aurait dû présider à ma condition
Mais j'ai en vain tenté ma chance dans les airs
Vapeurs et nuages trouvent mon corps trop lourd
Et mes griffes acérées dont je suis fier
Gênent mes pattes écourtées quand je cours
Ainsi dragon de terre assoiffé d'espace
Dans des eaux stagnantes vautré-je mes années
La mare exiguë éternise l'impasse
Et la vase asphyxie aussitôt remué
Dragon pourtant accessoire de l'Empereur
Sois sans orgueil résous-toi à t'accommoder
Tu seras comblé de prébendes et d'honneurs
Rien que pour savoir ramper et te prosterner
Hanoi mars 1995
Les pavillons rouges
(À la mémoire des héros tombés à la Porte de la Paix Céleste)
Continent des tempêtes soudaines
Immense moulin à chair humaine
Le Céleste Empire ployant tous les ans
Noir de passé et rouge de sang
À son âge pourpre a accédé
Là avait échoué les Pavillons Noirs
Mais les Pavillons Rouges ont triomphé
Rouge à présent est le Pouvoir
Les crachats abondants de leurs fusils
Nourrissent les coeurs et les esprits
On entre en transe on vocifère
Sa haine du réactionnaire
Sa foi en la Révolution
Prêt à la calomnie et la délation
On espionne piège s'entretue
Et de l'ennemi de classe abattu
Les dévots zélés arrachent le foie
Avec bruit et ferveur s'en délectent
Une société hurlante et bavante
Rend hommage à son immortel architecte
Le très Haut Très Rouge Fils du Ciel
Élevé au rang du génie universel
Il n'est plus mais d'autres Huangdi rouges
À la renommée marquée au fer rouges
Montés sur chenilles froids comme la peste
Célèbrent dans le sang la Grande Paix Céleste
Hanoi, le 4 (?) Juin
1996
(Pour le 7e anniversaire de la boucherie de Tiananmen)
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