Comptes rendus de lecture
Comptes rendus de lecture
Pierre Brocheux
Ho Chi Minh
Paris, Presses de Scinces Po, 2000, 235 p.
L'intouchable Hô Chi Minh
Même mort, Hô
Chi Minh continue de hanter bien des esprits. A ce jour, pas moins
d'une vingtaine de biographies en français, en anglais ou en
vietnamien lui ont été consacrées. La
dernière, qui est de Pierre Brocheux - en attendant celle,
monumentale, de l'historien américain William Duiker à
paraître cette année -, vient de sortir aux Presses de
Sciences Po dans la série
« Références/Facettes » et l'on
peut la qualifier d'ouvrage de synthèse. Synthèse d'abord
des travaux existants, puis synthèse des problèmes
soulevés par ce personnage
« protéiforme », pour reprendre le terme
de l'historien Daniel Hémery, autre biographe de Hô.
Brocheux présente
dans cet essai un certain nombre de problèmes/thèmes
liés au parcours de Hô, à son image, à ses
responsabilités, à ses rapports avec le camp socialiste,
etc., tout en soulignant la difficulté «
de saisir
la face intérieure de l'homme tant celui-ci se fond dans
l'aventure collective du mouvement de libération nationale »
(p.24). Sans faire de révélations, l'auteur soumet
Hô aux regards des autres : compagnons ou adversaires, historiens
ou politiciens, écrivains, hommes d'armes ou militants, au
nombre desquels on peut citer Dalila Caselli, « sa
secrétaire pendant la durée de son séjour à
Paris , en 1946 », Jeannette Thorez-Vermeersch, Raymond
Aubrac, Jean Sainteny, Thierry d'Argenlieu, Raoul Salan, Paul Mus,
Graham Greene, Bao Dai, Vo Nguyên Giap et Vu Dinh Huynh, moins
connu du grand public. Ce fut ce dernier, son ancien secrétaire
particulier, qui lui présenta en 1945 le monde militant et
intellectuel de Hanoi : il faut dire aussi que c'était la
première fois que Hô mettait les pieds dans cette ville.
Il est un thème majeur qu'on aurait aimé que l'auteur
abordât : les rapports de Hô avec le PC vietnamien ou plus
précisément avec le bureau politique, surtout depuis
1945. Connaître ces rapports nous aiderait à
déterminer les responsabilités respectives dans les
crises et les drames qui traversèrent la société
vietnamienne de l'ère socialiste à visage inhumain. À
défaut, l'on en revient toujours à la
responsabilité collective. Des crimes sans coupables...
Si
«
la majorité des Vietnamiens, comme
l'écrit Brocheux,
a démarqué Hô de la
dictature du parti communiste » (p. 209), on peut
demander aussi à quelle(s) occasion(s) Hô s'est
démarqué du bureau politique pour contester ses
décisions. Sur ce point, il faut dire que Hô n'avait pas
la trempe de Mao, qui n'hésita pas à menacer de quitter
le PCC pour regagner la campagne, et lever une autre armée
populaire, quand il fut mis en difficulté au sein du bureau
politique. D'un autre côté, Hô n'avait pas la folie
meurtrière de Mao non plus. On dit à Hanoi que
« quand l'Oncle Hô est fort le Parti est faible et
inversement ».
C'est à ce niveau qu'on
s'aperçoit que le mythe Hô Chi Minh est bien ancré
dans la mémoire collective, car tout en faisant partie du tout
il reste singulier. Entrons dans ce mythe. En 1963 paraît
l'ouvrage mystificateur intitulé
Vừa đi đường vừa kể
chuyện (Causeries chemin faisant) signé de T. Lan. Le
narrateur restitue les histoires racontées par l'Oncle Hô
lors de ses déplacements vers la frontière chinoise en
1950. En fait sous le pseudonyme de T. Lan, c'est-à-dire le
narrateur, se cache Hô lui-même. Or, la IXe
résolution condamnant le révisionnisme, porte ouverte
à la répression, fut prise début 1964, quelques
mois après la parution de cet ouvrage. Au-delà de
l'aspect mystificateur, Hô n'essayait-il pas de se mettre
au-dessus de la mêlée, au moment où il se sentait
mis en minorité au sein du bureau politique ? Homme de
consensus, ayant rappelé dans des moments critiques qu'il
fallait sauver l'unité du Parti et rester solidaires, Hô
ne pouvait pas passer pour quelqu'un qui divise en s'écartant de
la ligne du Parti. Ne fut-il pas ainsi pris par son propre dilemme ?
Si la littérature sur Hô est abondante sans parler de ses
« Oeuvres complètes », des pans de sa vie
restent encore dans l'ombre, dont certains sans doute pour toujours.
Par contre, on commence à savoir que - rappelons-le tout de
même pour les lecteurs francophones - le pseudonyme Nguyên
Ai Quôc porté par Hô des années 1920 aux
années 1940 était à l'origine le nom collectif de
« cinq tigres » (
ngu long), exilés
de gré ou de force à Paris et militant pour la cause
nationale : Phan Chu Trinh, l'avocat Phan Van Truong
Nguyên Thê Truyên, Nguyên Tât
Thành (nom officiel de Hô), et Nguyên An Ninh, avec
qui Léon Werth a sympathisé lors de son voyage en
Cochinchine en 1925
On sait aussi que Hô
eut une centaine de pseudonymes dans la période 1911-1942, et le
dernier, Hô Chi Minh, gagna une résonance internationale.
Pour les natifs de son village natal, le patronyme Hô est
chargé de sens ... disons affectif. L'historien Trân
Quôc Vuong, connu pour son franc-parler et son anticonformisme
(c'est aussi pour ces raisons qu'il a été mis au
placard), qui avait fait des enquêtes à caractère
« folklorique » -
"puisque cela relève
de la tradition orale", dit-il - sur la terre ancestrale de
Hô dans la province de Nghê An, a soulevé un coin du
voile masquant l'origine quelque peu taboue du père de Hô,
autrement dit Nguyên Sinh Huy ou Nguyên Sinh Sắc, son nom
de naissance. Risquons cette digression puisque Brocheux n'y a pas fait
référence.
Au début des années 1860, un
lettré, licencié de surcroît
cử
nhân) du nom de Hồ Sĩ Tạo vint donner des cours
privés chez les Hà qui avaient une fille talentueuse
nommée Hà Thị Hy. Chanteuse et danseuse, cette femme de
trente ans, qui ne manquait pourtant pas de charme, avait du mal
à trouver un mari. Un beau jour, elle se retrouva enceinte ! Or
Hồ Sĩ Tạo était déjà marié et
père de famille. Que faire pour étouffer cette honte ?
Les Hà proposèrent ainsi leur fille à Nguyễn
Sinh Nhậm, un paysan veuf et d'un âge avancé qui
habitait le village voisin, celui de Kim Liên ou Sen. L'affaire
fut conclue et le mariage célébré, le scandale
évité ! Quelques mois plus tard Hà Thị Hy mit au
monde un garçon qu'on appela Nguyên Sinh Sắc. On
était en 1863. À l'âge de 4 ans, le petit Sắc se retrouva
orphelin de père et de mère. Ses grands-parents maternels
aussi étaient décédés. Ici intervint le
lettré Hoàng Xuân Đường qui, par compassion,
recueillit le rejeton d'un autre lettré. Le jeune Sắc grandit
ainsi à Chùa, le village de son père adoptif. Quand il
eut 18 ans, celui-ci finit par lui accorder sa fille de 13 ans,
Hoàng Thi Loan, et leur fit construire une paillote sur le
territoire du village. La suite de la vie de Nguyên Sinh Sắc est
déjà connue : concours, échec, réussite,
carrière mandarinale, drame, etc. D'après toujours les
natifs de ces villages, les aînés de Hồ Chí Minh (la
soeur et le frère) étaient bien au courant de cette
histoire, par contre on ne peut ni infirmer ni affirmer que Hô
lui-même la connaissait. Cependant l'indice suivant n'est pas
dénué de sens : quand Hô revint pour la
première fois en 1957 sur sa terre ancestrale, il passa d'abord
au village de Chùa, (là où il est né et où
il a passé ses premières années), avant d'aller
visiter Kim Liên, son village natal selon la version officielle;
ce qui fait dire à la tradition orale et locale que si
Nguyễn Ái Quốc choisit Hô comme patronyme et qu'il le
garda jusqu'à la fin de sa vie ce fut parce qu'il savait que son
grand-père géniteur était bien Hồ Sĩ Tạo et
non Nguyên Sinh Nhậm. En d'autres termes il s'agit bien
d'un retour aux sources .
Personnage hors du commun pour la société vietnamienne de
son temps, Hô est devenu intouchable, convient-il de constater,
malgré les tentatives de déconstruction, - terme à
la mode - , du mythe qu'il avait lui-même contribué
à construire, ceci grâce au culte des héros
nationaux bien ancré dans la tradition, ce que Brocheux a raison
de souligner. Car la composante « culte de la
personnalité » à lui seul, à l'instar
de celui consacré à Staline ou à Mao, n'aurait pas
suffi à défier le temps. Reposant dans son
mausolée monumental et hideux, auquel on ne peut même pas
appliquer la formule de Chateaubriand «
Il faut de grands
tombeaux aux petits hommes et de petits tombeaux aux grands »,
car son testament a été falsifié, Hô Chi
Minh continue à susciter bien des interrogations, et cependant
ses enfants cherchent en vain sa pensée.
Notes :
.
Auteur d'Une histoire de
conspirateurs annamites à
Paris ou la vérité sur l'Indochine, Gia Dinh, 1928.
.
Voir Léon Werth, Cochinchine,
réédité par Viviane
Hamy, Paris, 1997, 249 p., 1ère éd. 1926.
.
Pour plus de détail
voir Trấn Quốc Vượng, Trong cõi
(qu'on peut traduire par "En l'espace d'une vie"), Éditions Trăm Hoa,
Californie, 1993.
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