Comptes rendus de lecture

Comptes rendus de lecture




Pierre Brocheux
Ho Chi Minh
Paris, Presses de Scinces Po, 2000, 235 p.

La Quinzaine littéraire, n° 789, 16-31 juillet 2000



L'intouchable Hô Chi Minh

Même mort, Hô Chi Minh continue de hanter bien des esprits. A ce jour, pas moins d'une vingtaine de biographies en français, en anglais ou en vietnamien lui ont été consacrées. La dernière, qui est de Pierre Brocheux - en attendant celle, monumentale, de l'historien américain William Duiker à paraître cette année -, vient de sortir aux Presses de Sciences Po dans la série « Références/Facettes » et l'on peut la qualifier d'ouvrage de synthèse. Synthèse d'abord des travaux existants, puis synthèse des problèmes soulevés par ce personnage « protéiforme », pour reprendre le terme de l'historien Daniel Hémery, autre biographe de Hô.

Brocheux présente dans cet essai un certain nombre de problèmes/thèmes liés au parcours de Hô, à son image, à ses responsabilités, à ses rapports avec le camp socialiste, etc., tout en soulignant la difficulté « de saisir la face intérieure de l'homme tant celui-ci se fond dans l'aventure collective du mouvement de libération nationale » (p.24). Sans faire de révélations, l'auteur soumet Hô aux regards des autres : compagnons ou adversaires, historiens ou politiciens, écrivains, hommes d'armes ou militants, au nombre desquels on peut citer Dalila Caselli, « sa secrétaire pendant la durée de son séjour à Paris , en 1946 », Jeannette Thorez-Vermeersch, Raymond Aubrac, Jean Sainteny, Thierry d'Argenlieu, Raoul Salan, Paul Mus, Graham Greene, Bao Dai, Vo Nguyên Giap et Vu Dinh Huynh, moins connu du grand public. Ce fut ce dernier, son ancien secrétaire particulier, qui lui présenta en 1945 le monde militant et intellectuel de Hanoi : il faut dire aussi que c'était la première fois que Hô mettait les pieds dans cette ville.

Il est un thème majeur qu'on aurait aimé que l'auteur abordât : les rapports de Hô avec le PC vietnamien ou plus précisément avec le bureau politique, surtout depuis 1945. Connaître ces rapports nous aiderait à déterminer les responsabilités respectives dans les crises et les drames qui traversèrent la société vietnamienne de l'ère socialiste à visage inhumain. À défaut, l'on en revient toujours à la responsabilité collective. Des crimes sans coupables...

Si « la majorité des Vietnamiens, comme l'écrit Brocheux, a démarqué Hô de la dictature du parti communiste » (p. 209), on peut demander aussi à quelle(s) occasion(s) Hô s'est démarqué du bureau politique pour contester ses décisions. Sur ce point, il faut dire que Hô n'avait pas la trempe de Mao, qui n'hésita pas à menacer de quitter le PCC pour regagner la campagne, et lever une autre armée populaire, quand il fut mis en difficulté au sein du bureau politique. D'un autre côté, Hô n'avait pas la folie meurtrière de Mao non plus. On dit à Hanoi que « quand l'Oncle Hô est fort le Parti est faible et inversement ».

C'est à ce niveau qu'on s'aperçoit que le mythe Hô Chi Minh est bien ancré dans la mémoire collective, car tout en faisant partie du tout il reste singulier. Entrons dans ce mythe. En 1963 paraît l'ouvrage mystificateur intitulé Vừa đi đường vừa kể chuyện (Causeries chemin faisant) signé de T. Lan. Le narrateur restitue les histoires racontées par l'Oncle Hô lors de ses déplacements vers la frontière chinoise en 1950. En fait sous le pseudonyme de T. Lan, c'est-à-dire le narrateur, se cache Hô lui-même. Or, la IXe résolution condamnant le révisionnisme, porte ouverte à la répression, fut prise début 1964, quelques mois après la parution de cet ouvrage. Au-delà de l'aspect mystificateur, Hô n'essayait-il pas de se mettre au-dessus de la mêlée, au moment où il se sentait mis en minorité au sein du bureau politique ? Homme de consensus, ayant rappelé dans des moments critiques qu'il fallait sauver l'unité du Parti et rester solidaires, Hô ne pouvait pas passer pour quelqu'un qui divise en s'écartant de la ligne du Parti. Ne fut-il pas ainsi pris par son propre dilemme ?

Si la littérature sur Hô est abondante sans parler de ses « Oeuvres complètes », des pans de sa vie restent encore dans l'ombre, dont certains sans doute pour toujours. Par contre, on commence à savoir que - rappelons-le tout de même pour les lecteurs francophones - le pseudonyme Nguyên Ai Quôc porté par Hô des années 1920 aux années 1940 était à l'origine le nom collectif de « cinq tigres » (ngu long), exilés de gré ou de force à Paris et militant pour la cause nationale : Phan Chu Trinh, l'avocat Phan Van Truong 1 Nguyên Thê Truyên, Nguyên Tât Thành (nom officiel de Hô), et Nguyên An Ninh, avec qui Léon Werth a sympathisé lors de son voyage en Cochinchine en 1925 2 On sait aussi que Hô eut une centaine de pseudonymes dans la période 1911-1942, et le dernier, Hô Chi Minh, gagna une résonance internationale.

Pour les natifs de son village natal, le patronyme Hô est chargé de sens ... disons affectif. L'historien Trân Quôc Vuong, connu pour son franc-parler et son anticonformisme (c'est aussi pour ces raisons qu'il a été mis au placard), qui avait fait des enquêtes à caractère « folklorique » - "puisque cela relève de la tradition orale", dit-il - sur la terre ancestrale de Hô dans la province de Nghê An, a soulevé un coin du voile masquant l'origine quelque peu taboue du père de Hô, autrement dit Nguyên Sinh Huy ou Nguyên Sinh Sắc, son nom de naissance. Risquons cette digression puisque Brocheux n'y a pas fait référence.

Au début des années 1860, un lettré, licencié de surcroît cử nhân) du nom de Hồ Sĩ Tạo vint donner des cours privés chez les Hà qui avaient une fille talentueuse nommée Hà Thị Hy. Chanteuse et danseuse, cette femme de trente ans, qui ne manquait pourtant pas de charme, avait du mal à trouver un mari. Un beau jour, elle se retrouva enceinte ! Or Hồ Sĩ Tạo était déjà marié et père de famille. Que faire pour étouffer cette honte ? Les Hà proposèrent ainsi leur fille à Nguyễn Sinh Nhậm, un paysan veuf et d'un âge avancé qui habitait le village voisin, celui de Kim Liên ou Sen. L'affaire fut conclue et le mariage célébré, le scandale évité ! Quelques mois plus tard Hà Thị Hy mit au monde un garçon qu'on appela Nguyên Sinh Sắc. On était en 1863. À l'âge de 4 ans, le petit Sắc se retrouva orphelin de père et de mère. Ses grands-parents maternels aussi étaient décédés. Ici intervint le lettré Hoàng Xuân Đường qui, par compassion, recueillit le rejeton d'un autre lettré. Le jeune Sắc grandit ainsi à Chùa, le village de son père adoptif. Quand il eut 18 ans, celui-ci finit par lui accorder sa fille de 13 ans, Hoàng Thi Loan, et leur fit construire une paillote sur le territoire du village. La suite de la vie de Nguyên Sinh Sắc est déjà connue : concours, échec, réussite, carrière mandarinale, drame, etc. D'après toujours les natifs de ces villages, les aînés de Hồ Chí Minh (la soeur et le frère) étaient bien au courant de cette histoire, par contre on ne peut ni infirmer ni affirmer que Hô lui-même la connaissait. Cependant l'indice suivant n'est pas dénué de sens : quand Hô revint pour la première fois en 1957 sur sa terre ancestrale, il passa d'abord au village de Chùa, (là où il est né et où il a passé ses premières années), avant d'aller visiter Kim Liên, son village natal selon la version officielle; ce qui fait dire à la tradition orale et locale que si Nguyễn Ái Quốc choisit Hô comme patronyme et qu'il le garda jusqu'à la fin de sa vie ce fut parce qu'il savait que son grand-père géniteur était bien Hồ Sĩ Tạo et non Nguyên Sinh Nhậm. En d'autres termes il s'agit bien d'un retour aux sources 3.

Personnage hors du commun pour la société vietnamienne de son temps, Hô est devenu intouchable, convient-il de constater, malgré les tentatives de déconstruction, - terme à la mode - , du mythe qu'il avait lui-même contribué à construire, ceci grâce au culte des héros nationaux bien ancré dans la tradition, ce que Brocheux a raison de souligner. Car la composante « culte de la personnalité » à lui seul, à l'instar de celui consacré à Staline ou à Mao, n'aurait pas suffi à défier le temps. Reposant dans son mausolée monumental et hideux, auquel on ne peut même pas appliquer la formule de Chateaubriand « Il faut de grands tombeaux aux petits hommes et de petits tombeaux aux grands », car son testament a été falsifié, Hô Chi Minh continue à susciter bien des interrogations, et cependant ses enfants cherchent en vain sa pensée.

Notes :

1. Auteur d'Une histoire de conspirateurs annamites à Paris ou la vérité sur l'Indochine, Gia Dinh, 1928.

2. Voir Léon Werth, Cochinchine, réédité par Viviane Hamy, Paris, 1997, 249 p., 1ère éd. 1926.

3. Pour plus de détail voir Trấn Quốc Vượng, Trong cõi (qu'on peut traduire par "En l'espace d'une vie"), Éditions Trăm Hoa, Californie, 1993.


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