Comptes rendus de lecture

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Ngô Văn
Viet Nam 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale
Paris, L'Insomniaque, 1995, 444 p.

L'Homme et la société, n° 117-118, 1995 (3-4)



Việt Nam : chronique d'une révolution introuvable


Sur la toile de fond, parsemée d'espoirs éphémères et entachée de tragédies, de cette période charnière, on voit s'affronter les différentes fractions du mouvement anticolonialiste, tantôt alliées, tantôt rivales, pour le plus grand plaisir des tenants du pouvoir. Même si Ngô Văn 1 a simplement voulu témoigner en tant qu'acteur, puisqu'il se défend d'être historien, son ouvrage n'en constitue pas moins une véritable somme historique visant à mettre en lumière certaines dimensions, occultées par les écrits officiels de Hà Nội, d'une époque cruciale de l'histoire récente du Việt Nam. D'un bout à l'autre la conviction de l'auteur, gagné à la cause de la lutte des classes dans la perspective de la révolution prolétarienne internationale, sert de fil d'Ariane dans le dédale des événements présentés sous forme de chronique, chronique d'une révolution introuvable. Le va-et-vient incessant entre Saigon, Paris, Moscou et Canton montre bien que le conflit sur le terrain de la colonisation était doublé d'un conflit d'une autre nature, plus complexe, celui du communisme contre l'impérialisme. L'excommunication de Trotsky par Staline, et ses répercussions, illustrent bien le caractère international du combat, et déterminent en partie l'issue du conflit indochinois avec l'arrivée des communistes staliniens au pouvoir. L'auteur ne s'est pas contenté de témoigner, il puise encore ses sources dans les Archives, dans les journaux d'époque, dans les travaux d'histoire, et d'autres écrits, bref, dans les références dignes de foi. Son ouvrage vient ainsi compléter sur le plan de la durée celui de Daniel Hémery2 qui a permis, il y a vingt ans, au public francophone de découvrir, entre autres, le mouvement trotskyste vietnamien des années 1930. On peut cependant regretter le silence de Ngô Văn sur d'autres sources ou travaux qui concernent de près la période étudiée, par exemple, le Fonds Guernut des Archives d'Aix, véritable mine d'informations relatives aux mouvements sociaux qui explosèrent à l'époque du Front populaire au Việt Nam ; l'ouvrage de Patrice Morlat, La répression coloniale au Vietnam (1908-1940)3 ; celui de Hoàng Văn Đào, Việt Nam Quốc Dân Đảng (1927-1954) 4. Dans le même ordre d'idées, les vagues de grèves d'une grande ampleur en 1929-1931, qui éclatèrent un peu partout dans le nord du pays (chez les ouvriers des Charbonnières de Cam pha et de Hon gay, à la Société cotonnière de Nam Định, au Dépôt du Chemin de fer à Gia Lâm, chez les tireurs de pousse-pousse de Hà Nội et Hải Phòng, etc.) n'ont été évoquées qu'en quelques lignes. De même, qualifier de "putsch" le soulèvement de Yên Bái étouffé dans l'oeuf en 1930, relève plutôt d'une opinion personnelle que d'une analyse politique et historique, qu'on soit d'accord ou non avec ce mouvement nationaliste. Dans ce contexte de bouillonnement insurrectionnel qui coûta la vie à nombre d'acteurs, les uns victimes de la répression coloniale, les autres de règlements de comptes dégénérant en chasse à l'homme, on voit combien il était difficile, pour toute une génération de jeunes intellectuels acquis à la cause révolutionnaire ou patriotique, de trouver son chemin et sa réponse à l'occupation coloniale solidement implantée : les tâtonnements, les tentatives de mobilisation en sont de belles illustrations. Certains se sont tournés vers l'Asie même, afin de puiser sa sagesse et ses doctrines jugées suffisamment profondes pour contrebalancer celles de l'Occident. Nguyễn An Ninh, un des acteurs clefs de cette période, fut l'un d'eux, même si sa personnalité est difficile à saisir (il est en effet présenté tantôt comme un "nationaliste", tantôt comme un "anarcho-romantique", ou encore comme un "idéaliste révolutionnaire"), d'autres poursuivent un chemin tout tracé : un Tạ Thu Thâu et ses camarades, tous acquis à la révolution prolétarienne, un Trần Văn Giầu et ses confrères staliniens voués au louvoiement selon les directives du PCI inféodé à Moscou. On découvre donc sans surprise un Hồ Chí Minh peint sous les traits d'un pur produit du stalinisme. Mais le crime organisé était-il un monopole du stalinisme ? Qu'on se souvienne que dès sa formation, le parti nationaliste VNQDĐ eut sa propre "commission d'assassinat" qui fit tomber bien des têtes, non seulement celles des ennemis politiques mais également celles de ses propres membres jugés suspects. Que peut-on faire de ce passé si chargé? Et l'avenir ? A-t-il des chances de voir "les nouveaux damnés de la terre reprendre en choeur le chant entonné par leurs aînés il y a soixante ans".

Notes

1 La traduction en vietnamien de l'ouvrage de Ngô Văn est actuellement en cours.

2 Les révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine. Communistes, trotskystes, nationalistes à Saigon de 1932 à 1937, Paris, Maspéro, 1975.

3 Édité par L'Harmattan, 1990.

4 Édité à Saigon en 1970.


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