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Deux éditoriaux de Karl Marx
Deux éditoriaux de Karl Marx
La Guerre anglo-persane
À l'heure où l'Iran est menacé de frappes nucléaires par les puissances qui détiennent l'arme absolue -
rappelons-nous que ce club fermé constitue les membres du Conseil de sécurité de l'ONU (États-Unis, Russie, Grande
Bretagne, France, Réublique populaire de Chine et des pays comme Israël, Inde, le Pakistan, la Corée du Nord qui
n'ont pas signé le traité de non prolifération nucléaire) - il est bon de jeter un coup d'oeil sur ce qui s'est passé
au XIXe siècle dans cette même région du globe pour avoir un recul historique. Les deux petits textes qui suivenr
datent de 1856 et 1857, un siècle et demi de distance, restent d'actualité à quelques détails près. Si les acteurs
ont changé, les méthodes restent les mêmes, La Grande Bretange
a déjà appliqué ces méthodes au XIXe siècle lors de son expansion coloniale.
Ceux qui accusent aujourd'hui l'Iran de tous les maux ne font que ruminer ce que les autres ont brouté en
rejouant mal la fable du loup et de l'agneau.
Écrit par Karl Marx le 30 octobre 1856, traduit de l'anglais.
Éditorial paru dans le New York Daily Tribune, n° 4904, le 7 janvier 1857.
La déclaration de guerre à la Perse par l'Angleterre, ou plutôt par la Compagnie des Indes orientales, est la
réédition d'un de ces coups astucieux et téméraires de la diplomatie anglaise en Asie, grâce auxquels
l'Angleterre a étendu ses possessions sur ce continent. Dès que la Compagnie jette un regard cupide sur
n'importe lequel des États souverains indépendants ou n'importe quelle région dont les ressources politiques
et commerciales ou de l'or et les joyaux sont prisés, la victime est accusée de violer telle ou telle
convention fictive ou réelle, de transgresser une promesse ou une restriction imaginaire, de commettre
quelque nébuleuse offense, et la guerre est déclarée, et l'éternité du mal, la perpétuelle actualité de la fable
du loup et de l'agneau teignent de sang une fois encore l'histoire nationale anglaise.
L'Angleterre avait convoité depuis de longues années une position dans le golfe Persique et par-dessus tout
la possession de l'île de Karak, située dans la partie nord de ces eaux. Le célèbre sir John Malcolm,
plusieurs fois ambassadeur en Perse, ne cessait de prôner la valeur de cette île pour l'Angleterre et affirmait
qu'on pouvait en faire un des établissements les plus florissants en Asie, placée comme elle est au
voisinage de Bouchir, Bender-Rig, Bassora, Grien Barberia et El-Katif. En conséquence, l'Angleterre est
déjà en possession de l'île et de Bouchir. Sir John considérait l'île comme un point central pour le commerce
de Turquie, d'Arabie et de Perse. Le climat est excellent et elle offre toutes les facilités pour devenir un
endroit florissant. L'ambassadeur avait, plus de trente-cinq ans auparavant, soumis ses observations à lord
Minto, alors gouverneur général, et ils avaient tous deux cherché à réaliser ce plan. Sir John avait été
nommé au commandement d'une expédition pour s'emparer de l'île et devait déjà partir, quand il reçut l'ordre
de revenir à Calcutta; sir Hartford Jones fut alors envoyé en mission diplomatique en Perse. Durant le
premier siège de Hérat par les Persans, en 1837-1838, l'Angleterre, sous le même prétexte éphémère
jusqu'à présent - celui de défendre les Afghans, avec qui elle a été constamment en inimitié mortelle,
s'était emparée de Karak, mais avait été forcée par les circonstances, notamment par l'intervention de la
Russie, à lâcher sa proie. La tentative récemment renouvelée et couronnée de succès de la Perse contre
Hérat avait fourni à l'Angleterre une occasion d'accuser le Chah de manquement à la bonne foi envers elle
et de prendre l'île, comme un premier pas vers les hostilités.
Ainsi, durant un demi-siècle, l'Angleterre a cherché continuellement mais rarement avec succès d'établir
sa prépondérance au sein du Cabinet des Chahs de Perse. Ces derniers, néanmoins, nullement inégaux à
leurs ennemis aux caresse adulatrices, se dérobent à ces étreintes perfides. Instruits par la conduite des
Anglais en Inde, les Persans doivent garder présent à la mémoire l'avis donné à Feth-Ali-chah en l805 :
« Se défier des conseils d'une nation de marchands cupides qui, en Inde, trafiquent des vies et des
couronnes des souverains. » A malin, malin et demi. A Téhéran, capitale de la Perse, l'influence de
l'Angleterre est au plus bas; car, sans compter les intrigues russes, la France y occupe une position
éminente, et, de ces trois flibustiers, le Britannique est celui que la Perse doit craindre le plus. Au moment
présent, une ambassade de Perse est en route pour Paris ou y est déjà parvenue, et il est fort probable
que les complications survenues en Perse y deviendront le sujet de négociations diplomatiques. En fait,
la France ne considère pas d'un œil indifférent la conquête d'une île du golfe Persique. La question est
rendue encore plus épineuse du fait que la France exhume certains parchemins en vertu desquels
Karak lui fut déjà cédée par les chahs de Perse, à deux reprises, dont une remonte à 1708, sous
Louis XIV, l'autre à 1808, conditionnellement, il est vrai, dans les deux occasions, mais en termes
suffisants pour conférer quelques droits ou justifier des prétentions de la part du présent imitateur de
ces souverains qui étaient suffisamment anti-anglais.
Dans une récente réponse au Journal des Débats, le London Times renonce, au nom de l'Angleterre,
en faveur de la France, à toute prétention à l'hégémonie des affaires européennes, réservant à la nation
anglaise la direction incontestée des affaires d'Asie et d'Amérique, dans lesquelles nulle autre puissance
européenne ne doit s'immiscer. Il est néanmoins permis de douter que Louis Bonaparte accepte cette
division du monde. En tout cas, la diplomatie française, à Téhéran, au cours des derniers malentendus
anglo-persans, n'a pas soutenu de grand cœur l'Angleterre; et le fait que la presse française exhume
et fasse mousser les prétentions gauloises sur Karak semble augurer que l'Angleterre ne trouvera pas
qu'il soit un jeu si aisé d'attaquer et de démembrer la Perse.
Sources : Karl Marx & Friedrich Engels,
Textes sur le colonialisme, Moscou,
Éd. du Progrès, 1977.
La Guerre contre la Perse
Écrit par Karl Marx vers le 27 janvier 1857, traduit de l'anglais.
Éditorial paru dans le New York Daily Tribune, n° 4937, le 14 février 1857.
Pour comprendre les raisons politiques et l'objet de la guerre récemment entreprise par les Britanniques
contre la Perse, et qui, d'après les nouvelles récentes, a été poussée assez énergiquement pour réduire le
Chah à la soumission, il est nécessaire de prendre une vue rétrospectives des affaires persanes.
La dynastie persane, fondée en 1502 par Ismaïl, qui se proclamait descendant des rois de Perse,
près avoir soutenu pendant plus de deux siècles la puissance et la dignité d'un grand État, avait subi, vers
1720, un échec très rude, par la rébellion des Afghans habitant ses provinces orientales. La Perse
occidentale fut envahie par eux, et deux princes afghans réussirent à se maintenir quelques années
sur le trône persan. Ils en furent, cependant, bientôt chassés par le fameux Nadir, agissant d'abord en
qualité de général du prétendant persan. Ayant pris
lui-même la couronne, il réduisit les Afghans rebelles et, par sa fameuse invasion de l'Inde, contribua pour
beaucoup à la désorganisation de l'Empire mogol déjà à son déclin, ce qui ouvrit la voie aux progrès de la
domination britannique en Inde.
Au milieu de l'anarchie qui suivit, en Perse, la mort de Nadir-Chah, en 1747, prit naissance, sous le
gouvernement de Ahmed Dourrani, un État afghan indépendant, comprenant les principautés de Hérat,
Coboul 1, Kandahar, Pechawer et l'ensemble des territoires possédés plus tard par les Sikhs. Ce royaume,
qui n'était que superficiellement cimenté, s'écroula après la mort de son fondateur, et se retrouva
démembré en ses parties constituantes, les tribus afghanes indépendantes, avec leurs chefs propres,
divisées par d'interminables inimitiés, ralliées exceptionnellement sous la menace d'une collision avec la
Perse. Cet antagonisme politique entre Afghans et Persans, fondé sur des différences tribales, auquel
s'ajoute des réminiscences historiques, maintenu vivace par des querelles de frontière et des prétentions
rivales, est également consacré, pour ainsi dire, par l'antagonisme religieux, les Afghans étant sunnites,
c'est-à-dire musulmans orthodoxes, tandis que la Perse constitue la citadelle des chiites hérétiques.
En dépit de cet antagonisme intense et universel, il existe un point de contact entre Persans et Afghans - leur
commune hostilité envers la Russie. La Russie envahit la Perse pour la première fois sous Pierre le Grand,
mais sans grand avantage. Alexandre Ier, plus
heureux, par le traité de Gulistan, priva la Perse de douze provinces, la plupart au sud du Caucase. Nicolas,
par la guerre de 1826-1827, qui prit fin par le traité de Tourmantchaï, dépouilla la Perse de plusieurs autres
districts, et lui interdit la navigation au large de ses
propres côtes de la mer Caspienne. La mémoire des spoliations passées, les restrictions présentes
qu'elle doit souffrir, et la crainte de nouveaux empiétements, autant d'incitations concourant à mettre la
Perse en opposition mortelle avec la Russie. Les Afghans, de leur
côté, bien que n'ayant jamais été impliqués dans de véritables conflits avec la Russie, étaient habitués à la
considérer comme l'ennemi éternel de leur religion comme un géant prêt à avaler l'Asie. Voyant en la
Russie leur ennemi héréditaire, Perses et Afghans étaient amenés à considérer l'Angleterre comme leur
alliée naturelle. Ainsi, pour maintenir sa suprématie, l'Angleterre n'avait qu'à jouer le rôle du médiateur
bénévole entre la Perse et l'Afghanistan, et se montrer l'adversaire résolu des empiétements russes.
Une démonstration d'amitié d'une part et une ferme résolution de résistance de l'autre - il n'en fallait pas plus.
On ne peut dire, néanmoins, que les avantages de cette position ont été très efficacement utilisés. En 1834,
quand il s'agit du choix d'un héritier du Chah de Perse, les Anglais furent induits à coopérer en faveur du
prince proposé par la Russie et l'année d'après à aider ce prince, avec de l'argent et l'assistance active
d'officiers britanniques, à soutenir ses prétentions contre son rival. Les ambassadeurs anglais envoyés en
Perse furent chargés de mettre en garde le gouvernement persan de ne pas se laisser entraîner à engager
contre les Afghans une guerre qui ne pouvait voir d'autres résultats que de dissiper ses ressources;
mais quand ces ambassadeurs demandèrent sérieusement les pouvoirs pour prévenir la menace d'une
telle guerre, ils se virent rappeler par leur ministère, dans la
métropole, un article du vieux traité de 1814, en vertu duquel, en cas de guerre contre la Perse et les
Afghans, les Anglais ne devaient s'en mêler, à moins que leur médiation ne fût sollicitée. L'idée de ces
envoyés et des autorités britanniques dans l'Inde était que cette guerre était machinée par la Russie,
désireuse de mettre à profit l'expansion persane vers l'Est, comme le moyen d'ouvrir une roue par
laquelle une armée russe pourrait un jour ou l'autre entrer en Inde. Ces considérations semblent toutefois
n'avoir guère fait impression sinon aucune sur lord Palmerston, alors à la tête du Département des Affaires
étrangères, et en septembre 1837 une armée persane envahit l'Afghanistan. Quelques petits succès
l'amenèrent jusqu'à Hérat, devant lequel elle campa et en commença le siège sous
la direction personnelle du comte Simonitch, ambassadeur russe à la cour persane. Au cours des opérations
de guerre, McNeil, l'ambassadeur britannique, se trouva paralysé par des instructions contradictoires.
D'une part, lord PaImerston lui enjoignait « de s'abstenir de faire des relations de la Perse avec Hérat
un sujet de discussion », car l'Angleterre avait rien à dire là-dessus. D'autre part, lord Aucland, le
gouverneur général de l'Inde, voulait qu'il dissuadât le Chah de poursuite ses opérations. Tout au début des
hostilités, M. Ellis avait rappelé les officiers britanniques servant dans l'armée persane, mais Palmerston
les avait réintégrés. Et le gouverneur général indien ayant réitéré ses instructions à McNeil de retirer les
officiers britanniques, Palmerson avait de nouveau renversé cette décision. Le 8 mars 1838, McNeil se
rendit au camp perse et offrit sa médiation non pas au nom de l'Angleterre, mais en celui de l'Inde.
Vers la fin de mai 1838, après environ neuf mois de siège, Palmerston envoya une dépêche menaçante à
la cour persane, faisant pour la première fois de l'affaire de Hérat un sujet de remontrance et pour la
première fois faisant violemment grief des « connexions de la Perse avec la Russie ». Simultanément,
le gouvernement indien ordonna à une expédition navale de cingler vers le golfe Persique et de s'emparer
de l'île de Karak – la même qui a été récemment occupée par les Anglais.
À une époque plus récente, l'envoyé britannique quitta Téhéran pour Erzeroum, et l'ambassadeur persan
envoyé en Angleterre se vit refuser l'accession de ce pays. Entre-temps, en dépit d'un blocus très prolongé,
Hérat avait tenu, les assauts persans avaient été repoussés, et, le 15 août 1838, le Chah fut forcé de lever
le siège et de se retirer à marches précipitées d'Afghanistan. Là-dessus, on eût supposé alors que les
opérations des Anglais auraient pu prendre fin; mais bien loin de là, les choses prirent un tour extraordinaire.
Non contents de repousser les tentatives de la Perse, faites, comme on
l'alléguait, à l'instigation et dans l'intérêt de la Russie, qui voulait s'emparer d'une partie de l'Afghanistan, les
Anglais entreprirent d'occuper, pour eux-mêmes, la totalité de ce pays. D'où la fameuse guerre afghane,
dont le résultat final fut si désastreux pour les Anglais, et dont la responsabilité réelle reste tout aussi
mystérieuse.
La présente guerre contre la Perse a été motivée par des événements fort semblables à ceux qui
précéderont la guerre afghane, c'est-à-dire une attaque contre Hérat par le Persans, qui eut pour résultat
cette fois la prise de cette ville. Une circonstance frappante, toutefois, est que les Anglais ont agi à présent
comme les alliés et défenseurs de ce même Dost Mohammed, qu'ils avaient, avec un tel insuccès,
entrepris de détrôner au cours du conflit afghan... Reste à voir si cette guerre doit avoir des conséquences
aussi extraordinaires et inattendues que celles de la précédente.
Sources : Karl Marx & Friedrich Engels,
Textes sur le colonialisme, Moscou,
Éd. du Progrès, 1977.
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