E n t r e t i e n s
E n t r e t i e n s
Avec Jean Chesneaux.
Avec Jean Chesneaux.
Le Vietnam, un des jalons d'un itinéraire engagé
Pour renouer avec la tradition, nous
voulions cette fois aller à la rencontre de Jean Chesneaux pour qui
«vivre âgé et en relative bonne santé est un devoir civique». Retiré du
monde académique depuis vingt ans il continue à sillonner le monde pour
être présent dans les lieux de débat et nourrir ses réflexions. Bref,
il essaie d'«habiter le temps» - titre de son dernier ouvrage. Durant
les deux heures d'entretien qu'il nous a accordées, il a brièvement
retracé son itinéraire «difficile et chaotique», relaté ses «moments
inoubliables», et évoqué ses préoccupations actuelles. Comme l'ensemble
des thèmes suggérés au départ est trop vaste, il a préféré aborder ce
qui a rapport avec l'Asie, avec l'Extrême-Orient afin de ne pas
déborder le cadre de La Lettre.
La Lettre de l'Afrase : Comment l'Asie est-elle devenue votre terrain d'études ?
J. C. :
Cela tient d'abord à mon
itinéraire personnel puisque parti
de France en novembre 1946, je suis allé d'Alexandrie à Pékin et
retour, en deux ans. Visitant successivement le Moyen-Orient,
l'Afghanistan, l'Inde anglaise, Ceylan, Singapour, la Malaisie, le
Siam, l'Indochine française, la Chine, j'étais toujours arrivé dans un
pays d'Asie venant d'un autre pays d'Asie. Donc, il y a eu dès le
départ un regard «interasiatique» qui a été très fort chez moi. La
plupart des orientalistes ont découvert l'Indochine ou le Vietnam
venant de France, mais moi je venais de l'Inde, la plupart des
sinologues ont découvert la Chine venant de France, moi je venais
d'Indochine. Cela c'est très fort. Et ça m'a amené à m'intéresser
toujours à ce que j'appelle le comparatisme asiatique, à retrouver les
concordances, les synchronismes, les motivations communes. Par exemple,
le comparatisme des mouvements de libération coloniale, des mouvements
contre la domination américaine aux Philippines, la domination anglaise
en Birmanie, la domination hollandaise en Indonésie, la domination
française en Indochine. C'est vrai, il y a une crise commune à tous ces
pouvoirs coloniaux avant la première guerre mondiale, qui correspond à
la victoire japonaise des îles Tsushima en 1905 qui a été un choc pour
toute l'Asie coloniale.
Ce souci d'un regard asiatique
historisé m'a également
amené à m'intéresser au mode de production asiatique comme catégorie
marxiste tout à fait originale, qui interdit d'assimiler
artificiellement l'évolution des pays d'Asie à celle des pays d'Europe.
La succession classique des «modes de production» esclavagiste,
féodaliste et capitaliste est un phénomène occidental, ce n'est pas un
phénomène universel. La grande majorité des sociétés du monde ont connu
une autre formation que Marx appelait asiatique et qui était
caractérisée par la dualité des communautés villageoises et d'un
pouvoir autocratique, d'un pouvoir politique. C'est-à-dire que c'est le
contrôle de l'appareil d'Etat qui confère la puissance économique alors
qu'en Occident c'est la puissance économique qui est à la base du
pouvoir d'Etat, du pouvoir politique, situation inversée. Ce qui est
doublement intéressant parce que d'abord, cela amène à relativiser la
place de l'Europe dans l'histoire du monde pré-capitaliste, et
deuxièmement par ce que cela attire notre attention sur l'autonomie de
la sphère politique. Par exemple c'est tout le problème des Etats
africains d'aujourd'hui.
Ce qui explique pourquoi l'économie vietnamienne
d'avant la colonisation n'arrivait pas à décoller puisque l'économique
était contrôlé par le politique ...
J. C. :
L'économie chinoise non plus, l'économie coréenne non plus
et l'économie japonaise non plus. Il a fallu un choc venu de
l'extérieur. Ce n'est pas le problème de l'Asie, c'est le problème de
l'Occident. Le vrai problème c'est de savoir pourquoi en Occident des
conditions très particulières ont été réunies, qui ont permis justement
que l'économie passe au «poste de commandement», et cette situation
dominante de l'économie a peu à peu provoqué une évolution en chaîne
avec en effet tous les progrès de l'économie moderne, premièrement à
partir du XVIe siècle puis de la fin du XIXe siècle avec le capitalisme
proprement dit : le grand commerce a précédé la grande industrie, mais
dans les deux cas c'est un décollage par rapport à l'économie féodale.
Et c'est un problème de fond.
Et le Vietnam dans tout cela ? Vous entreteniez des
relations privilégiées avec ce pays ?
J. C. :
En juillet 1947, j'avais connu
dans l'Inde le délégué
personnel du président Hô Chi Minh auprès du pandit Nehru. Et je me
liai d'amitié avec ce monsieur. Très ignorant des affaires d'Indochine,
j'avais déjà participé avec lui à des meetings avec les Indiens, en
solidarité avec le Vietnam où la guerre avait commencé. Tout
naturellement, quand je suis arrivé à Bangkok j'ai pris contact avec la
délégation de la République Démocratique du Vietnam (RDVN). Ils m'ont
donné des recommandations pour la résistance vietnamienne avec laquelle
j'ai pris contact une fois arrivé à Saigon. Et on m'a proposé de
participer à un voyage de bonne volonté de Français et de Vietnamiens
qui devaient faire une visite de dix jours dans les zones contrôlées
par la guérilla vietnamienne sous l'autorité de ce qu'on appelait le
Comité du Nam Bô, qui était la représentation politique du gouvernement
du Nord dans les zones du Sud. Nous avons passé - nous étions deux
Français et deux Vietnamiens - des moments inoubliables :
l'extraordinaire qualité humaine, le sentiment de vivre un moment très
fort, privilégié, un contact direct avec la réalité politique. C'était
pour moi le baptême du feu de la vie politique, la première fois où
j'étais confronté à des réalités politiques.
Ça m'a beaucoup marqué.
C'était le sentiment qu'un intellectuel français ne pouvait pas ne pas
s'engager dans ce domaine d'études et aussi ce domaine d'activités dans
lequel étaient impliqués, au péril de leur vie, un peuple, en
particulier des militants, des hommes qui avaient été directement les
victimes de toute la politique d'Etat de la France, pratiquement de
toute la politique coloniale depuis des dizaines et des dizaines
d'années. Ça m'a d'autant plus marqué qu'au retour, en nous dirigeant
vers Saigon, à la suite d'une erreur technique, d'un rendez-vous
manqué, etc., nous avons été arrêtés par une patrouille militaire. Nous
nous sommes retrouvés le soir à la prison centrale de Saigon où je suis
resté quatre mois et demi : inculpé d'atteinte à la sécurité extérieure
de l'Etat et de haute trahison pour «collusion avec les rebelles
vietminh». Finalement libéré sans jugement après un non-lieu. Il n'y a
pas eu de suites judiciaires, mais ces quatre mois étaient un choc très
fort, matérialisé par exemple, par les chants qu'on entendait toute la
nuit. Il y avait trois à quatre mille détenus, et la prison entière
chantait le chant d'adieu à ceux qui allaient être exécutés au petit
matin, et on entendait les balles françaises qui allaient les frapper,
les exécuter. Tout ça c'est des choses tout à fait inoubliables.
Cela m'a inculqué dans des
conditions tragiques une
hostilité viscérale envers la composante coloniale de la culture
politique de la France. Cela m'a installé du côté de la contestation
antifrançaise. Je sais bien que les autorités françaises en Indochine
n'étaient pas toute la France, que le colonialisme n'était pas la
France. Mais enfin, c'était quand même aussi une certaine France. Et
cette certaine France, je me suis toujours senti extérieur à elle,
dressé contre elle. Si par exemple, aujourd'hui encore, je suis
certainement l'un de ceux qui ne supportent pas, qui considèrent à la
fois comme ridicule et inacceptable le système des DOM-TOM, en tant que
survie de l'ancien système colonial de l'Empire français, cela remonte
à mon expérience de Saigon.
J'en profite pour dire un mot
des Kanaks puisqu'on en vient
aux DOM-TOM. Entre l'arrestation à Saigon et la crise de Nouvelle
Calédonie, il y a eu toute la guerre française d'Indochine, toute la
guerre américaine, toute mon activité universitaire en France, dans
lesquelles j'étais impliqué politiquement. C'est vrai qu'en 1984, avec
les événements de Nouméa, l'explosion du mouvement indépendantiste
kanak, ma très ancienne familiarité, ma très ancienne solidarité avec
le peuple vietnamien, qui remontait donc à mon arrestation en 1947 dans
la Plaine des Joncs, est revenue à la surface. Et il m'a semblé tout
naturel de m'engager auprès des Kanaks. C'est vrai, je pense que
d'avoir beaucoup connu les Vietnamiens m'a mis à l'aise dans les
relations avec les Kanaks, alors qu'ils sont un peuple d'une tout autre
culture, mélanésienne et non extrême-orientale, ce sont des chrétiens
et non des confucéens ni des marxistes, il y a très peu de marxistes
chez les Kanaks. A quoi j'ajoute qu'à Nouméa j'ai retrouvé quarante ans
plus tard, le Saigon colonial. Il y avait à Nouméa une atmosphère de
petitesse coloniale, d'archaïsme colonial, d'enfermement mental et
culturel colonial mais qui caractérisait déjà la rue Catinat, le Saigon
que j'avais connu en 1947. C'est vrai que Jean-Marie Tjibaou - je
m'honorais d'être de ses proches, je l'ai bien connu, je pense - était
une personnalité où je retrouvais un certain nombre des vertus
politiques et humaines des militants, des cadres que j'avais rencontrés
dans la résistance dans le Comité du Nam Bô. Je n'en doute pas.
Il y a eu la guerre d'Indochine dans laquelle vous étiez très impliqué ...
J. C. :
D'Indochine je suis parti en Chine en janvier 1948. Et je
me suis retrouvé dans l'hiver glacé de Shanghai assiégée par la
guérilla communiste comme à Pékin, comme toutes les grosses villes de
Chine. Cela n'a fait que renforcer mon intérêt à la fois intellectuel
et politique pour les mouvements révolutionnaires de libération
d'Extrême-Orient, essentiellement dirigés par des communistes. J'ai
donc passé cinq mois en Chine, avant de revenir à Paris à l'automne
1948. Ce furent des années où je me suis orienté vers les études
d'Orient et d'Extrême-Orient, mais ce furent aussi des années de grande
activité politique car je m'étais inscrit au parti communiste français
à mon retour. C'étaient les années de la guerre française d'Indochine.
Pour moi, c'était vraiment une évidence de participer à ces mouvements,
à ces défilés dans la rue, à ces campagnes de pétitions, à ces
conférences, à ces rédactions de tracts et de brochures qui m'amenaient
déjà à être lié à tout le mouvement anticolonialiste. C'est vrai que
nous avons vu basculer l'opinion française, massivement favorable à la
guerre en 1948, massivement hostile à la guerre en 1954. Deux souvenirs
précis : à la gare de Lyon, c'était l'interview de Ho Chi Minh en 1953,
je crois bien, dans un journal suédois qui s'appelait
Expressen,
et des dizaines de personnes s'attroupaient autour des jour-naux,
France-Soir
et
Paris-Presse, qui annonçaient sur toute la
page cette interview de Ho Chi Minh qui se disait prêt à négocier. Et
puis, je vendais
L'Humanité Dimanche sur le Boulevard
Saint-Michel le lendemain de la chute de Dien Bien Phu, dans un état
d'inconscience complète. Là, nous avons mesuré à quel point la même
opinion française qui avait accepté la défaite était quand même restée
très sensible à l'honneur du drapeau national. On s'est vraiment fait
insulter.
Ce que je ne mesurais pas à
l'époque, c'est à quel point
cet engagement de bonne volonté, engagement sincère, dans les
mouvements de soutien, les comités d'action contre la guerre
d'Indochine, ce que nous appelions la
sale guerre, n'avait pas
l'approbation, la confiance de la direction du PCF. J'ai compris
beaucoup plus tard que mon arrestation à Saigon en 1947 avait été
considérée comme «aventuriste» et suspecte. Je n'ai jamais eu pendant
toute cette époque la confiance de la direction du PCF sur les
questions d'Indochine, mais j'acceptais passivement cette situation
subordonnée. Ce qui fait que je connaissais beaucoup mieux que les
cadres professionnels du Parti ces questions, mais je n'avais pas la
confiance.
Un mot sur l'Affaire Boudarel.
Je connus Georges Boudarel à
Hanoi en 1957. Il m'avait intéressé par sa sincérité, par sa profonde
connaissance du Vietnam aussi. Et ce fut tout naturel de ma part,
d'accepter de présider son jury de thèse de doctorat, d'en être le
rapporteur. Quand j'ai été nommé à la Sorbonne professeur d'Histoire
contemporaine de l'Extrême-Orient, il a fait partie comme Pierre
Brocheux, comme Daniel Hémery de ceux qui sont venus étoffer le groupe
d'enseignement sur l'Extrême-Orient.
Naturellement, je le connaissais
personnellement.
Naturellement, je considère comme inacceptables toutes les campagnes
dont il a été l'objet depuis qu'a éclaté «l'Affaire Boudarel» il y a
quelques années. Mais j'y suis d'autant plus sensible que j'avais à
l'esprit la première guerre d'Indochine, notamment le napalm, invention
technique française qui consiste à lâcher d'un avion de l'essence
congelée, qui va condamner à une mort atroce des populations entières,
notamment des femmes et des enfants innocents. J'attends toujours que
ceux qui se sont montrés si exigeants vis-à-vis de Boudarel lequel
probablement s'est trouvé dans une situation difficile au camp 113 où
sans doute, il aurait été préférable qu'il n'aille pas,
parlent aussi du napalm; ceux-là même qui ont été si prompts à
l'accuser de toutes les trahisons n'ont jamais beaucoup parlé de cette
insulte mille fois plus grave à l'honneur national français, à la
dignité nationale française qu'a représenté l'usage généralisé du
napalm sur la moyenne région du Tonkin entre 1947 et 1954. Cela pour
moi c'est très fort. La guerre d'Indochine est au moins aussi odieuse
que la guerre d'Algérie parce qu'il n'y avait même pas là-bas l'élément
d'ambiguïté que représentait la population d'un million de Français en
Algérie. Là-bas c'était la domination colonialiste la plus brutale, la
plus cynique, sans aucune justification. Il y avait un vrai problème en
Algérie, qui n'existait pas en Indochine.
Quels étaient vos contacts
avec le milieu vietnamien
de France ?
J. C. :
Le seul intellectuel, à cette
époque-là, qui s'intéressait
au Vietnam contemporain était Lê Thành Khôi. Le PCF n'aimait pas les
Vietnamiens de France. J'entends encore un responsable du comité
central chargé des
questions coloniales, Elie Mignot qui me
disait que ce n'était pas «l'immigration» qui doit diriger le mouvement
de soutien, c'est-à-dire que celui-ci doit être dirigé par le Parti de
la classe ouvrière qui est maître chez lui, et les Vietnamiens de
France n'ont qu'à nous suivre. Au contraire, ces dernierss étaient tout
naturellement très engagés et très amis, très proches des Français qui
étaient engagés dans la campagne contre la guerre française d'Indochine
et plus encore dans la campagne contre la guerre américaine, notamment
Nguyên Khac Viên qui a joué un rôle considérable comme intermédiaire,
comme interlocuteur. C'était un intellectuel d'un haut niveau même s'il
n'a pas laissé une œuvre écrite considérable. Autour de Viên il y avait
toute une série d'autres militants dont nous étions très proches. Notre
engagement dans toutes ces campagnes était indissociable de nos liens
d'amitié avec les Vietnamiens de France : nous allions à leurs
réunions, à leurs fêtes, nous allions manger dans leurs restaurants. On
y était reçus comme des amis. Les choses ont changé quand s'est établi
l'ambassade, mais c'est là une analyse que j'étais incapable de faire à
l'époque.
Avant Nguyên Khac Viên il
faudrait aussi parler de Nguyên
Van Chi, un Vietnamien de Saigon qui ne savait même pas le vietnamien,
qui représentait cette mince couche de la bourgeoisie saigonnaise
complètement francisée, mais il était extrêmement dévoué à la cause de
la solidarité avec le Vietnam, et beaucoup de ce qui a été fait pendant
la première guerre d'Indochine est dû à Nguyên Van Chi. Citoyen
français qui enseignait en France s'est mis à la disposition des
Vietnamiens quand est arrivée la délégation des Vietnamiens à
Fontainebleau. La Conférence de Fontainebleau de 1946 avait été un
échec mais une délégation vietnamienne est restée, et elle ne fut
chassée de France qu'en 1949. Le responsable de cette délégation, Trân
Ngoc Danh, naturellement surveillé par la Police, publiait un bulletin
de presse, composé exclusivement de textes de la presse française sur
la guerre d'Indochine. Van Chi avait une influence considérable en
France. Il était l'ami des dirigeants socialistes, il avait des liens
avec les catholiques de gauche. Je le voyais fréquemment.
A partir de là vous êtes devenu spécialiste du monde asiatique ...
J. C. :
Précisons, du monde asiatique contemporain ! C'était un
domaine où les études historiennes étaient quasiment inexistantes en
France. Les études orientales étaient importantes mais c'étaient des
études orientalistes classiques, ce n'était pas l'étude de l'Orient qui
bouge, de l'Orient qui se révolte, de l'Orient qui essaie de combattre
pour son avenir après avoir été un Orient opprimé; et l'épisode
colonial et semi-colonial Indochine-Chine, et la période de libération
étaient pratiquement ignorés des études universitaires. Donc là, il y
avait un secteur libre, c'était la situation idéale pour quelqu'un qui
avait passé l'agrégation d'histoire, qui était soutenu par ses
professeurs, le professeur Renouvin, le professeur Labrousse. Je le dis
franchement, de tels calculs sont aussi intervenus. Et je disposais
aussi de cet acquis qu'avait représenté mon voyage, c'est-à-dire
j'avais une connaissance, une expérience directe de ces pays d'Asie, ce
n'était pas un savoir purement livresque. Je me suis donc orienté dans
cette direction en étudiant la langue chinoise aux Langues Orientales
et en m'inscrivant pour une thèse de doctorat d'Etat (
Le mouvement
ouvrier chinois 1919-1927), en entrant au CNRS pour deux ans pour
avancer ma thèse de doctorat, puis à l'Ecole des Hautes études comme
directeur d'études en 1955, et en bénéficiant d'une création de chaire
à l'ancienne Sorbonne en octobre 1968 sur l'histoire de
l'Extrême-Orient contemporain.
J'avais fait le choix de me
spécialiser sur la Chine et
donc pour moi, l'Indochine n'était pas un secteur de travail
universitaire au même niveau de spécialisation. Par exemple, je n'ai
jamais consulté d'archives, je n'ai pas appris le vietnamien. Je me
contentais d'une connaissance de seconde main, que j'avais mise en
oeuvre pour mon premier livre
Contribution à l'histoire de la
nation vietnamienne. Mais j'avais le souci de maintenir un certain
partenariat, un certain équilibre entre mes études principales qui
étaient la Chine, et mes études complémentaires sur l'Indochine. Une
situation un peu inversée, car mon engagement politique était beaucoup
plus fort sur l'Indochine. Mais c'est vrai que l'Indochine avait
toujours tenu une place particulière parmi ce qu'on appelait les
anciens pays tributaires de la Chine, tels que la Corée, la Birmanie,
le Siam. L'Indochine c'était quand même le frère cadet. Même s'il y a
eu aussi des conflits, il y avait une sorte de complicité profonde
entre la culture chinoise, l'histoire de la Chine et l'histoire
vietnamienne, déjà à l'époque impériale et à plus forte raison à
l'époque révolutionnaire. Ainsi, j'ai toujours été amené à attacher de
l'importance à cette relation Vietnam-Chine. Là c'est peut-être une des
originalités de mon travail comme historien de la Chine en première
ligne, mais quand même historien du Vietnam en deuxième ligne. J'avais
toujours encouragé ceux qui ont été plus loin que moi sur le Vietnam
comme Daniel Hémery, Pierre Brocheux, Georges Boudarel, à suivre de
près les affaires de Chine. Bien qu'eux, ils étaient dans la situation
inverse : ils étaient en première ligne sur le Vietnam mais ils ont
toujours bien connu la Chine. Et je pense que si j'ai pu les encourager
dans cette voie, tant mieux. Parce que ça fait partie de leur culture
historienne.
Pouvez-vous définir en termes plus généraux ce que
représentait pour vous l'engagement politique d'un intellectuel ?
J. C. :
Cela me semblait, me semble
toujours aller de soi :
m'associer aux refus et aux espoirs de mon temps, participer aux
combats politiques y compris aux combats d'idées, contribuer si peu que
ce soit à changer le monde, bref, « m'engager ».
Etait-ce le besoin de réagir à l'insupportable ou le souci d'être dans
l'histoire ? Peut-être encore la soif de sortir de moi-même ? Je ne le
sais pas très bien, au fond.
Pour un intellectuel comme pour
tout citoyen, l'adhésion à
un parti constitue la forme la plus simple, la plus directe de
l'engagement politique. Dans mon cas, au PCF. Comment ai-je pu, comment
pouvions-nous accepter son dogmatisme, sa logique d'appareil, son
idéalisation des pays « socialistes », son repli sur une
« culture de parti » médiocre et desséchée, son ignorance des
réalités françaises ? Comment pouvions-nous abdiquer tout sens de la
dignité et nous soumettre aux injonctions de cet « intellectuel
collectif » que prétendait être le Parti ?
Bref, mon engagement politique
était idéologique et défini
en termes rigides. Ayant quitté le PCF en 1969, mais sans avoir
formellement adhéré aux groupes maos, je fus néanmoins emporté par
l'utopie maoïste. Je continue pourtant à penser que, pour tragiquement
dévoyé qu'il fût, le maoïsme posait des questions fondamentales dont la
situation non moins tragique du tiers-monde montre encore la pertinence
: relations villes-campagnes, impossibilité de généraliser les modèles
soviétique et occidental de développement. Je me suis éloigné du
marxisme à la fin des années 70, plutôt discrètement.
Pour un professeur d'université
l'engagement politique se
définit aussi en termes de pratiques professionnelles. Certes, je
détenais une capacité de transgression. Ainsi, quand je présidais des
jurys de thèse, je disposais toujours les sièges en carré pour briser
physiquement le solennel face-à-face entre le candidat et ses juges;
les auditeurs, intégrés dans ce dispositif, étaient invités à prendre
eux aussi la parole, ce qu'aucun règlement n'interdit. Les débats se
déroulaient dans un climat plus informel, plus stimulant. Cette
innovation symbolique fut souvent approuvée mais jamais imitée. Je me
sentais de moins en moins à l'aise dans le système lourdement
hiérarchique et bureaucratique de l'université française. Je pris en
1978 une retraite (très) anticipée, qui fut une décision politique au
meilleur sens du terme.
Au-delà de l'adhésion à un
parti, la forme la plus haute de
l'engagement politique des intellectuels ne se trouve-t-elle pas dans
l'implication directe, pleinement assumée, en tant que personne
singulière et citoyen responsable ? Telle est la tradition de Voltaire
défendant l'innocence de Calas, de Victor Hugo faisant campagne contre
la peine de mort, de Marc Bloch et de Jean Cavaillès quittant leur
confort social et intellectuel pour la Résistance, les tortures, la
mort.
Le Larzac fut, pour un certain
nombre d'entre nous,
l'occasion de se libérer de ces handicaps et de ces contraintes
[intellectuel comme « caisse de résonance », comme parapluie
face à des forces de répression, etc.], d'inscrire l'action dans la
durée et l'intériorité, bref, d'être des intellectuels « dans les
luttes » et pas seulement « au service des luttes ». La
nécessité de lier la théorie et la pratique est à mes yeux l'un des
aspects essentiels de l'engagement politique d'un intellectuel.
De nouveau vous avez été
impliqué dans la guerre,
américaine cette fois. Quel était le climat de cette époque en France
et aux Etats-Unis ?
Pendant la guerre américaine, et
plus encore que pendant la
guerre française, nous avons travaillé avec l'Union des Vietnamiens de
France. A nouveau, c'était une époque d'intense activité
internationale. C'était l'époque où mon niveau de responsabilité
universitaire m'amenait à aller souvent aux Etats-Unis. J'y ai vu
naître le mouvement contre la guerre au Vietnam, les manifestations,
les groupes universitaires, le mouvement des campus, les livres, les
débats très violents à l'intérieur de la société américaine pour ou
contre la guerre. Je connaissais bien les intellectuels américains
engagés contre la guerre, et c'était l'époque où en France nous tenions
toujours nos réunions avec trois orateurs : un Vietnamien, un Français
et un Américain. Et nous avions toujours des Américains, souvent
éminents comme le grand anthropologue Marshall Sahlins qui était à ce
moment-là au Collège de France, pour participer à nos réunions.
Et pourtant, les communistes
étaient mal préparés à ce
réveil politique aux Etats-Unis. Je me rappelle encore Mai Van Bô qui
était à l'époque délégué général de la RDVN. Je revenais de mon premier
voyage aux Etats-Unis en 1965. J'étais là au moment où sont tombées les
premières bombes sur le Nord-Vietnam.
Obstination et espérance
Chaque itinéraire personnel est un cheminement singulier, qui louvoie avec obstination
entre les espérances et les regrets, les projets et les aléas, les
réussites et les revers, les lignes droites et les fractures. Mais
c'est en même temps une succession de moments, de «situations» disait
encore Sartre, dont les priorités s'imposent à nous pour orienter nos
humeurs et nos choix.
A partir de Mai 68, (...) l'engagement politique prit la forme d'une immersion dans les luttes
contestataires en archipel des années 70. (...) Je me retrouve ainsi du
côté des «intellectuels verdissants», comme Félix Guattari et René
Passet, Edgar Morin et Michel Serres, Jean-Paul Deléage et Jean-Paul
Besset. (...) J'ai été accueilli en ami dans des groupes de réflexion
comme
Transversales, dans des initiatives de réveil civique comme les
Cercles Condorcet.(...).
Passons sur les risques
personnels. Risques de déconvenues et de bévues, risques d'humiliation
sinon d'ostracisme. Après tout, ce sont les risques du métier. Un
intellectuel refuse rarement les satisfactions morales et sociales d'un
livre « qui marche », d'une causerie qui plaît, et surtout d'une idée
qui fait son chemin, d'un débat dont on sort à son avantage. Alors, il
faut bien en affronter les contreparties. (...) Une réflexion sur un
itinéraire engagé doit aussi faire place aux signaux qui continuent à
l'éclairer, aux moments chaleureux qui le jalonnent et dont le souvenir
ne s'efface pas. (...).
Je pense par exemple à
l'épave du
Rainbow Warrior, devant laquelle en février 1986
j'étais venu m'incliner sur un quai du port d'Auckland; je tenais à ce
que les Néo-Zélandais entendent au moins une voix française désavouant
cet attentat si bête et si méchant. (...)
Notes :
Et j'avais vu la première
manifestation à Washington. Les
organisateurs m'avaient dit : « S'il y a 5000 personnes, ce sera
déjà un grand succès ». Or ils étaient 20.000. Surprise aussi pour
le gouvernement. Et ce fut le début d'un mouvement très puissant. Les
grandes manifestations de la fin c'était 500.000 personnes. Mais Mai
Van Bô ne pouvait pas comprendre que c'était un mouvement humaniste et
social. Il voulait absolument me faire dire quels étaient les intérêts
minoritaires du capitalisme américain qui étaient derrière le
mouvement. Il était convaincu que si des éléments
représentatifs de l'intelligentsia, de la bourgeoisie américaines
étaient contre la guerre, c'est qu'ils étaient les instruments d'un
courant minoritaire du capitalisme américain qui avait des conflits
économiques et financiers avec le gouvernement américain. J'ai essayé
de lui expliquer que non.
Je fréquentais notamment le groupe des Américains de Paris,
PACS (Paris American Committee to Stop War) qui a été dissous en 1968
par le ministre de l'Intérieur, Debré, mais qui était très actif, qui
se réunissait chez les Quakers rue de Vaugirard. Par exemple Suzanne
George vient de ce milieu-là et beaucoup qui sont disparus aujourd'hui
comme Monsieur et Madame Morris, des milliardaires qui avaient donné
toute leur fortune pour les enfants d'Hiroshima, et qui soutenaient
activement le comité, et beaucoup d'autres. Nous avions été amenés à
participer au Tribunal international Bertrand Russell contre les crimes
américains au Vietnam avec Marcel-Francis Kahn, Jean-Pierre Vigier,
Laurent Schwartz et beaucoup d'autres. J'ai participé aux deux sessions
comme historien, celle de Stockholm et celle de Roskilde à côté de
Copenhague. Tout ça faisait partie de notre engagement.
Le souvenir me revient d'une manifestation Place de la
Concorde. Il y avait le parti communiste français et son «Mouvement de
la Paix», qui disaient « Paix au Vietnam » - c'est-à-dire
qu'entre les deux parties en guerre on s'en tenait à une position de
non-engagement. Il y avait la gauche militante dont j'étais, nous
disions « FNL vaincra » car nous étions solidaires du FNL , nous
étions convaincus que le FNL pouvait mettre les Etats-Unis en échec. Et
troisièmement, il y avait les trotskistes, Krivine en tête levant le
poing et scandant « Des armes aux Viet Cong ». Je ne fais pas
de commentaire. Car où trouver les armes ? Qui donnerait des armes ?
Comment envoyer des armes aux Viet Cong ? C'était du verbalisme
trotskiste à l'état pur.
En gros c'était quand même la
division dans la gauche qui
prédominait. Nous avions organisé « Les six heures pour le
Vietnam » en commun avec toutes les tendances. Et puis sont venues
les deuxièmes « Six heures » avec la formation du Comité
Vietnam National (CVN) dont les communistes ne faisaient pas partie.
Les mémoires de Laurent Schwartz qui donnent le point de vue de
quelqu'un qui n'était pas dans le PC, sont très complets sur cette
période.
Un mot encore sur l'Italie, où
le mouvement de soutien au
FNL (le «Vietcong») était bien plus fort qu'en France, mais où les
intellectuels radicaux ne connaissaient guère l'Extrême-Orient. Je me
suis ainsi trouvé dans un rôle de «personne-ressource», dirions-nous
aujourd'hui, j'étais souvent invité et traduit. C'est à la demande du
grand éditeur Einaudi de Turin que j'ai rédigé en 1968
Per ché il
Vietnam resiste. Ce livre, plus tard repris en français dans la
«Petite Collection Maspero», resta un an sur la liste des best-sellers
d'Italie.
Après, vous vous êtes éloigné à la fois du Vietnam,
des études spécialisées sur l'Asie et du mouvement communiste en
général. Quelles ont été les raisons de cet éloignement ?
J. C. :
Dans les années 70, pour des
raisons personnelles très
profondes, je me suis éloigné du PCF - c'est vrai que j'étais attiré
par des mouvements sociaux plus radicaux qu'on appelait à ce moment
contestataires : le Mouvement de Lip et du Larzac, le mouvement
féministe, le mouvement écologiste, tous les terrains de luttes qui
mettaient en cause le modèle profond de société et au sujet desquels le
PCF n'avait rien à dire. L'attitude du PCF en Mai 68, puis l'invasion
de la Tchécoslovaquie, tout ça avait été insupportable. Parallèlement
j'ai quitté l'université un peu plus tard, en 1978.
J'étais convaincu qu'un intellectuel devrait mieux
connaître la société dans laquelle il vit, alors que j'avais le
sentiment de mieux connaître l'Extrême-Orient que la France. Je résume
cela dans une phrase : « Nous avions les yeux rivés sur les
rizières du Vietnam, et nous n'avons pas vu les tours de béton pousser
sous nos yeux, à Paris et dans toute la banlieue ». Nous n'avons pas
compris ce que représentait ce bouleversement profond de tout le corps
social et de tout le corps politique français donc ce que représentait
la Ve République devant laquelle nous sommes aujourd'hui impuissants.
Je n'ai jamais regretté de m'être engagé à fond aux côtés du peuple
vietnamien, mais par contre, j'ai profondément regretté ce déséquilibre
: nous connaissions tout du Vietnam ou de la révolution culturelle
chinoise et nous ne savions pas grand-chose de ce qui se passait sous
nos yeux : Belleville détruit, le quartier Italie détruit, la banlieue
sud totalement déstructurée, cette machine impitoyable dont nous
recueillons aujourd'hui les frais à vingt ans de distance avec les
autobus qui n'osent plus aller en banlieue.
Donc, ce fut pour des motifs de
fond que je me suis éloigné
du mouvement communiste, que j'ai délaissé les études spécialisées sur
l'Extrême-Orient. A quoi s'est ajoutée l'affront, c'est-à-dire le refus
d'un visa en 1970. Etait paru cette année-là à Hanoi un article de
critique très féroce de mon livre publié dans la petite collection
Maspero,
Vietnam. Etudes de politique et d'histoire. Le premier
chapitre était consacré aux relations Nord-Sud et s'appelait
« Bipolarité dans l'unité ». Je me suis vu accuser
expressément et nommément d'être un agent de Kissinger pour préparer la
division du Vietnam entre le Nord et le Sud, ce qui n'était pas du tout
le sens du chapitre ; mais j'ai toujours maintenu qu'il y a une culture
particulière aux diverses régions, que les Etats ne sont pas des blocs
monolithiques abstraits, que les Occitans ne sont pas des gens du Nord,
que les Bavarois ne sont pas Prussiens, que les gens du Nam Bô ne sont
pas les gens du Bac Bô, ça fait partie de la richesse des peuples. La
diversité régionale, ça existe dans tous les pays. Mais il n'était pas
permis de le dire sur le Vietnam, et le visa a été refusé dans des
conditions ridicules et déshonorantes pour les historiens vietnamiens.
Le pauvre Phan Gia Bên qui avait été mon assistant lors de mon premier
voyage en 1957, devenu un responsable des historiens vietnamiens, a dû
m'écrire une lettre humiliante pour lui, me disant qu'aucun historien
vietnamien n'était libre pour me recevoir car ils étaient tous
mobilisés pour célébrer certains grands anniversaires ! C'est vrai que
je n'ai jamais accepté ce refus de visa. Et ensuite les Vietnamiens ont
été embarrassés. L'Ambassadeur, Vo Van Sung, m'a invité à dîner, un peu
pour s'excuser. Mais c'était bien tard !
C'est l'occasion de rappeler
qu'en 1960, j'ai été reçu par
Hô Chi Minh, qui était un homme très simple, qui n'était pas un
théoricien politique, qui se rappelait très bien ses années en France,
qui était amical, cordial. Dès que nous posions une question un peu
théorique, son secrétaire personnel, Tô Huu, disait « Je vous
expliquerai ça après. » Par contre je me rappelle très bien une
séance de l'Assemblée populaire nationale chargée d'élaborer la
nouvelle Constitution en 1960. Ho Chi Minh était présent sur la tribune
où était présenté le rapport de la commission des experts qui avait
préparé la nouvelle Constitution, tout à fait de style soviétique, avec
des articles extrêmement formels, extrêmement complexes. Personne ne
comprenait rien. On voyait Hô Chi Minh sauter sur sa chaise de plus en
plus - on m'a traduit, il se lève et il dit : « Ecoutez ! C'est
pas comme ça qu'on parle chez nous. » Toute la salle se met à
rire. « Ce que vous voulez dire c'est ça, ça et ça. Alors dites-le
d'une façon simple. Expliquez que les délégués de l'Assemblée doivent
pouvoir être contrôlés par la base de telle et telle façon. Mais
dites-le d'une façon directe. N'employez pas ce langage officiel et
formaliste. » Et toute la salle s'était levée pour applaudir. On
sentait le soulagement que quelqu'un puisse parler comme eux. Mais on
sentait aussi le poids de l'appareil politico-étatique, qui était
finalement le plus fort. Bien. Le PCF avait fait plus tard un film sur
Hô Chi Minh, sur la guerre, avec Séban, je crois. Et nous avions fait
tous des contributions. Moi, j'avais raconté cette anecdote et
naturellement elle avait été enlevée du film.
Je conserve une certaine familiarité avec le Vietnam. Quand
je rencontre un Vietnamien je sais comment lui parler. Je sais que
quand le maréchal Nguyên Trai avait organisé au XVe siècle la révolte
contre l'occupation chinoise, il avait tracé sur des feuilles avec un
bâton de graisse les idéogrammes d'appel à la révolte. Et ensuite les
fourmis mangeaient les parties enduites de graisse, et les feuilles
elles-mêmes venaient appeler les paysans à la lutte. Des choses comme
ça je les sais. Le Kim Van Kiêu, je le connais, les proverbes j'en
connais. J'ai des connivences anciennes et durables avec les
Vietnamiens. Je sais tout ce qui sépare le repas vietnamien du repas
chinois et en particulier les herbes fraîches, les senteurs naturelles,
les herbes de cuisine inconnues de la cuisine chinoise. Rien ne me rend
plus malheureux que les restaurants de Paris où est écrit
« cuisine chinoise et vietnamienne ». Quelle confusion ! Même
si la cuisine chinoise est de son côté extrêmement savante.
Au-delà de ces connivences anciennes et durables, j'ai
aussi retiré de mon expérience d'historien du Vietnam un certain nombre
d'idées générales, que je ne fais que mentionner ici. ainsi, le primat
de la culture politique sur la géographie physique, puisqu'à elle seule
la configuration très étirée du Vietnam n'était guère favorable à la
formation d'une entité historique aussi solide. Ou la «plasticité»
(terme hégélien) du système politique confucéen, qui a pu structurer
avec la même cohésion et pour des siècles, des ensembles géopolitiques
aussi différents que la Chine immense et massive et le petit Vietnam
deltaïque et littoral. Ou encore le caractère «fractal» du Vietnam,
terme désignant des objets mathématiques qui peuvent se subdiviser à
l'infini; le Vietnam est fractal au sens où Hans-Magnus Enzensberger a
pu parler d'une Europe fractale. J'y ajouterai encore le paradoxe
historique du communisme vietnamien, qui fut introduit là-bas dans des
conditions de totale extériorité, et qui pourtant semble y survivre à
la débâcle du «socialisme réel» presque partout ailleurs; cela fait
réfléchir sur le Vietnam, mais aussi sur le communisme.
Les menus des restaurants vietnamiens stimulent l'appétit,
les noeuds de l'histoire vietnamienne stimulent l'esprit.
Et pour terminer, quelles
sont vos réflexions sur
notre temps, confronté à des problèmes qui dépassent cette fois les
frontières géographiques et culturelles ?
J.C. :
Je me suis orienté vers une réflexion beaucoup plus
globale, globale au sens intellectuel autant que géographique du terme
car il s'agit du globe, c'est-à-dire des périls planétaires qui
menacent l'ensemble des pays du monde. Le Tiers Monde n'existe plus,
rien n'est plus confusionniste que de parler de Tiers Monde car c'est
ignorer la chute du deuxième monde, c'est ignorer qu'a disparu la
relation triangulaire, bénéfique, qui existait quand les pays du Sud
pouvaient mener un jeu de balance entre l'Est et l'Ouest. L'Est a
disparu, le deuxième monde s'est effondré ; le numéro trois n'existe
plus parce qu'il y a seulement le un, il n'y a plus le deux. Et le Sud
se trouve dans une situation beaucoup plus dépendante, beaucoup plus
ingrate que la situation de l'ex-Tiers Monde car il n'y a plus de voie
ouverte, créatrice, de place pour une innovation conquérante qui était
l'idéologie de la Conférence de Bandoeng en 1955. Et le Sud résiste
face au Nord, mais dans la dépendance exclusive du Nord. Ce qui est
nouveau c'est que le Sud est dans la dépendance d'un Nord qui est
lui-même en crise. Le modèle nordiste est déconsidéré comme il ne l'a
jamais été à l'époque du tiersmondisme. Je fais partie des
intellectuels qui se consacrent à l'analyse des faiblesses et des
crises de ce modèle nordiste : le problème des grandes villes et
l'échec du modèle urbain dont j'ai parlé tout à l'heure, car la
banlieue de Liverpool, de New York, de Tokyo, de Sydney, c'est l'enfer,
tout comme celle de Mexico, de Calcutta. Le modèle urbain qui était
considéré comme l'avenir de l'humanité est en pleine crise. On ne sait
pas quoi faire des grandes villes. On a pu en finir avec les grands
domaines seigneuriaux du Moyen Âge, on a pu en finir avec les grands
empires coloniaux mais comment démonter les «mégapoles» devenus
invivables, ça on ne sait pas. La ville, l'environnement, la
délinquance, la crise des Etats, les forces transétatiques, les
multinationales, tout cela est mis en cause. Enfin, je m'intéresse à
toutes ces mutations fondamentales de notre temps. Je participe à la
revue
Transversales qui se préoccupe de ce genre de problèmes.
Je participe à la réflexion de la Ligue de l'enseignement, je suis
vice-président du cercle Condorcet de Paris, je suis conseiller de la
revue
Ecologie et politique.
Je me suis trouvé ainsi dans une situation tout à fait
imprévue à la fois vis-à-vis de la Chine et du Vietnam. Il y a environ
vingt ans, je commençais à tourner le dos aux études chinoises
spécialisées, aux études vietnamiennes spécialisées, je pensais aller
dans une autre direction et revenir à l'étude des sociétés développées
en tant que sociétés en crise dans lesquelles nous avons un rôle à
jouer, un rôle de dénonciation, d'analyse critique. Ce qui se passe
maintenant, c'est que je vois la Chine et le Vietnam arriver sur ce
terrain. Parce que les méfaits des grandes villes existent aussi en
Chine et au Vietnam. La tyrannie du marché mondial, l'idéologie du
marché mondial, le Vietnam y est exposé et la Chine aussi. La crise de
l'environnement, on la connaît en Chine, on la connaît au Vietnam. Les
problèmes démographiques, on les connaît en Chine, on les connaît au
Vietnam et je m'y arrête brièvement.
Pour moi, le problème de la
démographie n'est pas seulement
un problème alimentaire, parce que les êtres humains ne sont pas
seulement des estomacs. Et je suis très inquiet de la démographie
incontrôlée de pays comme l'Algérie ou le Vietnam et de beaucoup
d'autres. Les services sociaux et la charge des écoles, les services de
santé deviennent impossibles à assurer, trop lourds pour les Etats
pauvres et embarrassés de ces pays dont la population croît trop vite.
L'analphabétisme remonte, c'est naturel. Le nombre de maladies mal
soignées augmente. C'est la vraie raison, beaucoup plus importante que
la question alimentaire. C'est une question de démocratie. La vraie
démocratie se fonde sur l'équilibre entre l'expérience et l'espérance,
donc dans la relation entre le passé et le futur. Ce dialogue politique
est vital pour la démocratie. Quand le nombre des habitants qui ont
moins de dix ans, moins de quinze ans, même moins de vingt ans dépasse
une certaine proportion, la démocratie ne peut fonctionner, parce que
la société ne dispose pas des instruments mentaux de la démocratie,
c'est-à-dire l'expérience. La démocratie c'est d'abord une démocratie
de coopération entre les générations, les gens âgés, les gens d'âge mûr
et les jeunes. Mais quand cet équilibre bascule la démocratie est
atteinte. Ce sont des sociétés de consommation misérable, mais quand
même de consommation, et non des sociétés de maturité politique, des
sociétés de maîtrise de l'avenir. Si l'on ne contrôle pas la
démographie, les enfants n'auront aucun avenir. Ce n'est pas
principalement une question d'alimentation, c'est une question de
démocratie.
Ces réflexions inquiètes dépassent de beaucoup le cadre
particulier du Vietnam, mais il n'est sans doute pas déplacé de
conclure ainsi notre entretien. Si je suis si sensible aux problèmes du
contrôle politique de la démographie, contrôle qu'exige la santé
politique d'un pays, je le dois peut-être à ma longue familiarité avec
le Vietnam.
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