Inédits
Inédits
L'épouse
L'épouse
par Nguyễn Khải
J'avais
l'intention
cette fois-ci d'aller voir Trần Dần quoi qu'il arrivât,
une fois que je serais à Hà Nội. Né sous
le signe astrologique du tigre, il avait donc 69 ans et était
de 4 ans mon aîné. J'avais entendu dire qu'il était
souvent malade comme par le passé. La dernière fois que
je lui avais rendu visite, c'était en 1987, en compagnie de
Nguyễn Minh Châu . Ce dernier se portait encore bien et
ne savait pas qu'il allait tomber malade. Nous avions discuté
assez longtemps. J'avais été le seul à
m'entretenir avec Trần Dần; Châu avait très
peu parlé, il n'avait dit que deux ou trois mots pour la forme
et n'avait pas trop aimé, m'avait-il semblé. Donneur de
leçons, Trần Dần avait évoqué telle
théorie, telle École. Ainsi contrairement à moi,
Châu ne l'avait pas supporté. Je n'aimais pas ce que
Trần Dần écrivait depuis que j'avais lu
Người
người lớp lớp (Les
hommes vague après vague). Quant à ses poèmes
que beaucoup appréciaient, ils n'étaient pas à
mon goût. Cependant je l'ai toujours estimé et respecté
pour sa drôle de vie. Une vie de malheur à cause de son
métier. J'aimais aussi son caractère. Il me considérait
toujours comme un cadet, comme au premier jour de notre rencontre il
y a 38 ans. Plus tard, quoi que j'aie fait dans l'Association ,
il s'en fichait, car pour lui j'étais toujours le petit K. "Ce
qu'il a écrit, le petit K., c'est pas mal".
Une fois,
tandis que
je me rendais à l'Association en passant par le lac Thiền
Quang, j'avais entendu quelqu'un appeler : "K !".
Stupéfait, je m'arrêtai. Trần Dần, assis
dans une buvette, me fit un signe de la main. Je fis demi-tour et
allai m'asseoir à côté de lui.
- As-tu de l'argent ?, me demanda-t-il.
- Oui.
- Commande-moi une tasse d'alcool.
Je pris du
thé,
alors que lui buvait l'alcool accompagné de cacahuètes.
Au bout de deux tasses, il était un peu fait et me dit :
- Fais un effort, petit frère, nous espérons que tu seras écrivain.
Je fus rouge de joie.
Ce n'était pas courant qu'il fasse des compliments à
quelqu'un. A son propos, je pensais que sa vie était ainsi
faite, qu'il avait accompli sa mission, avec du bon et du mauvais,
avec réussite et défaite, comme la vie d'un homme. Il
ne me tourmentait plus. Par contre, sa femme oui. Ca faisait des
dizaines d'années que j'entendais parler d'elle, et chaque
fois la compassion me faisait venir les larmes aux yeux. Si Trần
Dần se plaignait tout le temps que l'Etat lui causait des
ennuis, lui, il causait cent fois plus d'ennuis à sa femme.
Certains rapportaient que souvent il l'insultait. Une de mes cousines
en est témoin : elle le vit taper sur la table, puis le doigt
pointé vers sa femme, crier "Espèce de femme
méchante !". Lê Đạt a raconté
qu'à l'époque où Trần Dần se
retrouva paralysé, quand il put marcher de nouveau après
d'interminables soins, par paresse il ne voulait pas faire sa
rééducation quotidienne, et se contentait de s'asseoir
dans un coin pour fumer. Lê Đạt dit alors à
sa femme : "Tu devrais l'obliger à faire sa rééducation
!" Elle répondit avec un sourire : "C'est un tyran,
un hobereau. Ni le Parti ni le gouvernement n'ont pu l'obliger à
faire quoi que ce soit, alors moi, qu'est-ce que je pourrais faire ?"
Je me rendis
donc un
matin chez eux. Après avoir frappé, je dus attendre
plus de dix minutes avant de voir Khuê, sa femme, venir
m'ouvrir la porte. Il me sembla qu'elle venait de lui faire sa
toilette, je le vis retenir encore son pantalon et venir vers sa
place habituelle, tout courbé. Cinq à six ans sans se
voir, c'est assez long pour les gens de notre âge. Sa barbe et
ses cheveux étaient blancs comme du coton, on avait peine à
le reconnaître au premier coup d'oeil, mais ses yeux étaient
comme avant, des yeux persécuteurs. Debout à côté
de son mari, Khuê me désigna du doigt en lui parlant
très fort. Etait-il possible qu'il fût aussi dur
d'oreille ?
- Te souviens-tu de ce monsieur ?
Quelle
tristesse de
rendre visite à un aîné qui ne nous reconnaît
plus ! Effectivement, il ne m'a pas reconnu. Il me regarda, sans
laisser paraître ni surprise ni contentement, avec des yeux
sans âme : "Euh, euh..." Sa femme cria encore :
- Comment ça euh, euh, dis qui c'est !
Il me regarda de
nouveau puis se traîna vers la chaise ; tête baissée,
il saisit maladroitement sa pipe à eau. Je lui tendis le
paquet de cigarettes, il en prit une sans mot dire. Il fumait en
lisant une revue. Il y a quelques temps j'avais demandé à
Lê Đạt : "En ce moment, est-ce que Trần
Dần écrit quelque chose ?" Lê Đạt
m'avait répondu avec un sourire : "Comment ça
écrire, il ne sait même plus qui il est, et tu parles
d'écrire!" Bon, il a suffisamment écrit comme ça.
Il pouvait dorénavant se reposer. S'il avait continué à
écrire il n'aurait pas égalé ses oeuvres
d'autrefois. Une époque est donc révolue, et les
talents avec. ...
Trần Dần
fumait durant toute ma visite en lisant comme si je n'étais
pas là, comme si lui-même n'existait pas. Quant à
moi, je parlais avec Khuê. Elle a beaucoup vieilli, un peu
ronde maintenant sans avoir perdu sa beauté de jeunesse. Elle
me dit : "On n'est que deux dans cette maison. Quand je sors je
ferme la porte sans oser rester longtemps dehors. Comme si j'avais un
enfant en bas âge, mais dans ce cas je pourrais quand même
le confier à une crèche, alors qu'un mari vieux et
malade, à qui le confier?
- Ça a été ces dernières années ? lui demandai-je.
Elle sourit :
- Maintenant j'arrive
à dormir toute la nuit. Je n'ai plus de souci, surtout plus de
souci d'argent. A cette date, Trần Trọng Vũ , leur
fils cadet, poursuivait ses études aux Beaux-Arts en France
après avoir obtenu une bourse du gouvernement. Il avait déjà
exposé ses tableaux que les amis admiraient, et comme il
faisait aussi des commandes pour la publicité, il gagnait de
quoi envoyer de l'argent pour l'achat des médicaments pour son
père. C'était vraiment dommage qu'il fût dans cet
état, alors que sa famille allait mieux sur le plan matériel
et que les choses devenaient faciles et favorables pourqu'il pût
écrire dans la tranquillité. "Peu de choses dans
la vie sont parfaites, n'est-ce pas ?". On a ceci on perd cela,
néanmoins on a quand même ceci. Quant aux dernières
décennies, ce furent des décennies de cauchemar pour
Khuê. Ce qui lui avait fait le plus peur, et elle ressent
aujourd'hui encore cette peur en se rappelant ce qui s'est passé,
ce fut le soir où son fils aîné, qui faisait
alors ses études secondaires de photographie, revint
soudainement à la maison, le visage pâle, et l'entraîna
dans un coin discret pour lui demander en pleurant presque : "Maman,
papa a des activités réactionnaires n'est-ce pas ?"
Glacée, les membres tremblants, elle essaya de garder son
calme pour le questionner :
- Qui t'a dit ça
- Le directeur.
Elle saisit les mains
de son fils pour lui expliquer sereinement que son père était
toujours l'homme de la Révolution, et qu'il avait simplement
subi une mesure de discipline. Cela datait de l'époque où
il n'était pas encore né. Depuis longtemps. Le fils
demanda alors pourquoi son père ne travaillait pas comme les
autres. "Il est affaibli, c'est ainsi qu'il reçoit du
travail pour le faire à la maison, ne vois-tu pas qu'il
continue à faire des traductions ? C'est tout à fait
normal, si papa était un réactionnaire, comment tous
les trois, auriez-vous pu continuer à aller à l'école,
alors ?" Puis elle a juré qu'elle ne lui avait jamais
menti, et que quand il serait grand il saurait tout. Que son père
était toujours digne de lui, de sa famille. Quant à
lui, il fallait qu'il travaillât bien à l'école.
Issu d'une famille modeste, seules les études pourraient le
sauver de la pauvreté. Ayant été institutrice,
elle connaissait les dangers, les troubles liés à
chaque âge de ses enfants. Quand on hait ses parents on
deviendra un enfant mal élevé, quand on hait la société
on deviendra un opposant. Dans les deux cas on perdra son enfant. A
cette époque elle avait arrêté de travailler, la
mesure disciplinaire subie par Trần Dần finirait bien un
jour par être revue, alors que quand on perd son fils on le
perdra pour toujours. Non seulement on l'aurait perdu, mais les
parents auraient également essuyé les conséquences
ainsi que ses frères et soeurs.
Dans cette maison, des
décennies durant personne n'a maudit le gouvernement, la
société, les amis du père. Trần Dần
pouvait dire ce qu'il voulait dehors, mais une fois rentré
chez lui il devait se soumettre aux usages de la famille. Pas parce
qu'ils avaient peur de quelqu'un mais peur que les enfants ne
devinssent mal élevés. Son épouse pouvait
s'accommoder, lui céder le pas sur les autres plans, mais en
ce qui concerne l'éducation des enfants, c'était son
affaire, elle avait le monopole dans ce domaine. La mère a
constaté que son fils aîné était un enfant
bien élevé mais seulement avec elle, il détestait
encore son père. Il faisait patiemment des efforts contre sa
rancoeur, rancoeur envers son père. Parce que c'était
un enfant ordinaire avec ses idées ordinaires ne lui
permettant pas de comprendre la souffrance difficilement évitable
d'un créateur. Son frère cadet était différent.
Il avait des dons innés d'artiste. Il aimait son père,
le respectait, et continue à le faire. Garder un équilibre
sur le plan moral dans une famille qui connaît des malheurs
revient à faire de l'acrobatie, la mère doit être
lucide et patiente à chaque instant. Le matin, l'enfant pense
une chose, le soir il se peut qu'il pense autre chose. C'est ainsi un
enfant. Cela sans parler de la stabilité sur le plan
financier. Quand le mari avait perdu son emploi, elle s'était
tout de suite engagée à travailler comme institutrice
avec la garantie du comité du quartier. Elle fut nommée
par la suite directrice-adjointe, puis institutrice du cycle
primaire.
Au bout de quelques années elle dut arrêter à
cause d'un de ses poumons noirci. La voilà qui vendit pour 600
đồng
tous ses bons de tissu d'une année pour
acheter des chaussures en plastique puis les revendre à
travers la ville. Etant débutante dans le commerce et naïve,
elle devait payer contravention sur contravention ; même assise
à la même place on l'embêtait avec des
contraventions. Si certains lui faisaient casquer des amendes,
d'autres la protégeaient. Il y avait un jeune policier qui
passait devant elle à vélo, tantôt il disait :
"L'institutrice, restez là, ne vous déplacez pas",
tantôt : "Partez, l'institutrice, ils arrivent !".
Elle avait les larmes aux yeux toute la journée. Mais une fois
rentrée à la maison, elle devait se montrer toute
fraîche et dire aux enfants : "Aujourd'hui maman a bien
vendu". Même si le riz manquait, à la fin de chaque
repas, elle en mettait un bol de côté pour le mélanger
avec celui du repas suivant. Un bol de riz froid réchauffé
peut en donner deux ou trois. Ce sont là des astuces de la
ménagère d'une famille qui ne mange pas à sa
faim. S'il y avait un peu plus de riz, elle vendait le surplus pour
avoir de quoi acheter de la sauce de poisson, du sel, des légumes
et du lard pour les fritures. Un repas avec du poisson et du fromage
de sojà cuisiné c'était déjà
somptueux. Les trois enfants avaient chacun un seul vêtement
pour toute l'année scolaire. Une fois revenus chez eux, ils
devaient se changer et porter des habits déchirés pour
travailler. Elle-même n'avait plus que quelques tenues encore
mettables, et pour cause, elle avait vendu tous les bons de tissu
afin d'acheter du riz. Elle vivait misérablement dans
l'attente patiente d'une conviction opiniâtre : "Le fleuve
a ses tournants, l'homme ses moments. Personne ne peut être
heureux éternellement, ni malheureux pour toute sa vie".
Son réconfort provenait du fait que les enfants ont tous les
trois bien fini leurs études. L'aîné serait parti
en Allemagne pour terminer son cursus de photographie, mais il était
resté à cause de l'état de son père.
Quant à la deuxième fille, trois années de suite
au concours général annuel des élèves du
Nord-Viêt Nam, il lui manqua juste un demi-point. Elle demanda
à sa mère :
"Pourquoi est-ce ainsi, maman ?".
Celle-ci retint ses larmes pour la consoler :
"Tu devra donc
travailler encore plus, ma fille".
Le petit Vũ, le cadet,
avait déjà des dons de dessinateur quand il était
petit. Admis au Collège des Beaux-Arts à treize ans
pour cinq ans d'études, il dut cependant déclarer qu'il
avait deux ans de plus, qu'il pesait plus lourd que son poids réel,
et qu'il était plus grand que sa vraie taille. Pour un garçon
soi-disant de quinze ans, il était trop petit, trop maigre, on
lui aurait donné dix ans. Après cinq ans d'études,
il est sorti major de sa promotion. Ses tableaux exposés lui
ont valu la médaille de bronze. Il passa le concours d'entrée
à l'Ecole des Beaux-Arts. Et encore cinq ans d'études.
Au concours de sortie, il fut encore major. Son mémoire sur
Chagall était remarquable. Le jury se demanda si son père
ne l'avait pas aidé : comment pouvait-il lire des choses sur
Chagall sans connaître le français ? Vũ lui
répondit alors qu'il savait lire, écrire et parler le
français. Ca faisait plus de dix ans qu'il l'avait appris, et
son professeur, M. Nguyễn Mạnh Tường , pris de
sympathie pour un garçon doué et pourvu de volonté,
lui avait donné des cours gratuits, sinon comment aurait-il pu
payer ce professeur alors qu'il n'avait pas assez pour se nourrir?
A cette époque,
son Ecole réduisait déjà l'effectif du personnel
mais elle garda tout de même Vũ comme assistant. Une
organisation humanitaire française offrait une bourse d'études
en France à cette Ecole. Le directeur la lui attribua d'office
avant d'en informer le ministère. Khuê, les larmes aux
yeux, poussa un soupir : "Il y a énormément de
gens bien dans la vie, et partout, sans eux comment aurions-nous pu
nous en sortir, dis-moi ?" Même le départ de Vũ
pour la France fut épique. La veille, à dix-neuf
heures, alors qu'il devait prendre l'avion à quatre heures du
matin, ils apprirent qu'il ne pouvait pas encore partir. La mère
a dû aller partout où il fallait pour supplier. Elle ne
pensait pas à l'argent qu'il pourrait gagner plus tard mais
seulement à son talent cultivé depuis l'enfance qui
trouvait une occasion favorable à son expression. Sacrifié,
il deviendrait quelqu'un d'autre, il pourrait devenir un coupable par
déception, par désespoir. Un homme déçu
finira par se ternir, et ce sera la mort lente, il s'auto-détruira
par épuisement. Si ses talents ne trouvent pas d'espoir, il
pourra devenir dangereux, il se brûlera dans l'explosion d'un
feu. Un mois d'attente pour l'enfant, et la mère semblait ne
plus dormir, ne plus manger; elle ne faisait que sortir, que parler.
Car c'était l'affaire de toute une vie pour son fils, elle a
tout sacrifié pour qu'il pût devenir ce qu'il est
aujourd'hui.
J'écoutais
parler Khuê qui, de temps à autre, jetait un coup d'oeil
sur le vieillard qui fut autrefois Trần Dần, assis à
côté d'elle. Il lisait attentivement une revue, mais
qu'est-ce qu'il pouvait bien lire sans tourner une seule fois la page
? S'était-il endormi ? Elle interrompit soudain la
conversation pour regarder en direction des pieds de son époux,
là où il semblait y avoir une petite flaque sur la
dalle. Oui, il venait de faire ses besoins. Elle passait sa journée
à lui changer son pantalon, à faire la lessive, puis à
faire sécher le linge ; les jours de pluie ou quand le vent du
sud-est chargé d'humidité soufflait, elle était
obligée de l'étendre dans la maison, où elle
pouvait. Et pourtant elle était toujours souriante et radieuse
tout en parlant, sans aucune trace de peine. Était-elle à
ce point habituée à la souffrance ? On ne savait pas si
les écrits du père, si les tableaux du fils pourraient
apporter quelque chose à la vie, on attendait toujours leurs
retombées. Une chose est certaine, s'il n'existait pas ce
genre d'épouse, de mère dont toute la vie consiste à
endurer patiemment les malheurs des siens, le monde serait
dramatiquement triste et glacial.
Article paru en vietnamien dans Văn nghệ, n° 45(1816) du 5 nov 1994 .
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