Inédits
Inédits
Un hameau pauvre aux environs du bourg
Un hameau pauvre aux environs du bourg
Traduction de l'article intitulé "Xóm nghèo ven đê"
(qui fait partie d'une série de reportage de Nguyễn Tường Lộc)
paru dans le journalSài Gòn giải phóng, 27/08/94
La commune de Phước
Lộc, dans le district de Nhà Bè,
n'est qu'à 11 kilomètres du bourg, mais peu de gens peuvent imaginer ce
que cela représente : ici il n'y a pas de routes, ni de marché, ni
d'électricité, ni d'eau courante.
Le réseau routier est constitué par
l'unique route en terre
rouge battue d'une longueur de 1,2 kilomètre reliant la commune de
Phước Kiểng au comité populaire de la commune de Phước Lộc. Ici les
eaux entravent tout, le moyen de communication est essentiellement la
barque, ce qui rend le trajet des écoliers très pénible. Dès le petit
matin, des barques débordantes d'animation convoient les enfants vers
l'école. Cependant toutes les familles n'ont pas de barque. Par petits
groupes de cinq à sept, les enfants en prennent une en commun. C'est
seulement une fois arrivé ici qu'on réalise les efforts accomplis par
eux pour venir à l'école, et ceux des familles qui les y envoient. J'ai
rencontré Monsieur Nguyễn Văn Hải, l'un des parents d'élèves qui
amènent à la rame les enfants à l'école. Une fois sur la berge, il a
essuyé de la main la sueur sur son front, et m'a dit, encore essoufflé
:
- J'ai eu une panne d'oreiller
ce matin et en plus nous
naviguions à contre-courant, j'ai du ramer très vite afin que mon fils
ne soit pas en retard. Ça fait quand même plus de deux kilomètres,
c'est pas rien, je suis fatigué, je n'ai plus de souffle. Puis il a
secoué la tête :
- Mon fils n'est qu'au CE2, ça
fait trois ans que je
l'amène et que je reviens le chercher tous les jours, c'est
inimaginable. Je ne sais pas si j'aurai la force de le faire jusqu'à la
fin du primaire.
Madame Nguyễn Thị Lan s'est
mêlée à la conversation :
- Et cela sans parler de la
faim et de la soif. Quand nous
sommes occupés à la rizière, nous ne pouvons les ramener de l'école que
vers deux ou trois heures de l'après-midi. C'est pitoyable, ils sont
verts de faim. Moi, je suis déjà ignorante et cela m'a causé beaucoup
de tort, serait-il raisonnable de faire subir le même sort aux enfants
? Ce n'est pas facile pour eux d'avoir quelques rudiments de
connaissance. Arrivèrent alors en riant trois garçons torse nu, en
short court, tout mouillés et tenant leur sac à la main. Ils en ont
sorti en hâte leurs vêtements froissés, et se sont mis derrière les
bananiers pour se changer. Madame Lan a continué :
- Comme ces trois-là, ils ne sont
pourtant pas loin de
l'école, mais ils doivent barboter dans l'eau pendant tout le trajet
qui fait un peu moins d'un kilomètre. Quand ils ne rencontrent pas de
barque au passage pour les prendre, ils doivent passer à gué, comme
aujourd'hui sans doute, c'est pourquoi, ils sont tout mouillés comme
des rats. Le roulement de tambour annonçant la reprise des cours se fit
entendre, et les enfants se mirent sagement en rang avant d'entrer en
classe. Les barques repartirent sur la rivière. Je les regardai
s'éloigner, les vagues de leur sillage arrivèrent aux berges, et mon
coeur se serra. Dans le district de Phước Lộc il n'y a pas encore de
collège, les collégiens doivent se rendre à la commune de Tân Qui Tây
ou à celle de Tân Qui Đông, ce qui rallonge encore la route de sept
kilomètres. Monsieur Bẩy Hoành qui habite au hameau 1 nous a renseignés
:
- J'ai une nièce qui est
collégienne. Elle habite à trois
kilomètres d'ici. Elle doit traverser à gué les cours d'eau et les
rizières avant d'arriver ici, couverte de boue. Puis elle se lave et se
change avant de prendre son vélo laissé chez moi pour continuer sa
route vers le collège.Quand je vois qu'elle peine pour aller à l'école,
cela me saisit aux tripes. La commune de Phước Lộc est composée de 570
familles, soit 3700 habitants dont les 2/3 sont illettrés. La plupart
d'entre eux ont plus de 30 ans. Dans cette commune, il n'y a qu'une
école primaire alors qu'il y a 46 collégiens et 10 lycéens. J'ai
rencontré Madame Nguyễn Thị Nhân au comité populaire même de la
commune. Après avoir apposé ses empreintes digitales et rangé
soigneusement ses papiers dans un sac, elle m'a dit :
- Dans ce pays on n'a pas
besoin d'apprendre. La vie est
déjà incertaine, se procurer de quoi manger est déjà terrible, où
peut-on encore trouver les forces pour apprendre ? On est dix dans ma
famille et personne ne sait lire. Le canot à moteur continuait à nous
acheminer. La pluie se mit à tomber, nous nous arrêtâmes près d' une
touffe de bambous pour nous abriter. Nous y trouvâmes deux jeunes
filles de 14-15 ans, assises et tenant à la main une feuille de
bananier pour se protéger de la pluie. Devant elles, une quarantaine de
canards en train de faire leur toilette. L'une d'elles, Liên, nous a
raconté :
- J'ai arrêté l'école après le
CP car dans ma famille il
n'y avait personne pour s'occuper des canards. Je déplore mon sort en
voyant les autres continuer jusqu'au collège, jusqu'au lycée, alors que
je suis toute la journée à la rivière pour garder les canards. La pluie
tombant de plus en plus fort, nous nous sommes dirigés vers une petite
paillote. Le propriétaire, d'une quarantaine d'années, nous a salués,
il était content :
- Ça fait deux ans qu'on n'a
pas eu de visite.
- Depuis quand êtes-vous ici ?
- Plus de sept ans.
- Il y a de l'eau partout ici,
comment fait-on pour
circuler ? Ai-je demandé un peu gêné. Il m'a répondu en riant :
- Je suis trop pauvre pour aller voir qui que ce soit, et par ici,
il n'y a personne qui soit assez riche pour qu'on lui demande
une aide. Il y a encore quelques mois j'avais une barque pour me
déplacer. Puis mon fils a été malade, j'ai du la vendre pour avoir de
quoi lui acheter des médicaments. Voyant son grand fils allongé dans le
hamac en lisant quelque chose, je demandai au père s'il allait encore à
l'école. Ses yeux brillèrent d'un seul coup :
- Chaque jour, on a un voisin qui amène son enfant à
l'école, je lui ai demandé d'amener le mien par la même occasion. Je
fais des efforts afin que mes enfants puissent finir leurs études, mais
il faut qu'ils travaillent dans l'agronomie, pour que demain ils
reviennent ici même, transformer ces rizières remplies d'alun en
rizières fertiles et aider les autres à sortir de cette misère. Il faut
dire que dans ces banlieues pauvres, tout manque : route, électricité,
eau courante. Il faut que les instituteurs aiment beaucoup leur métier,
et les enfants, pour rester ici à les instruire. L'instituteur Nguyễn
Thành Q. qui, demeurant dans la commune de Tân Qui Tây, enseigne à
Phước Lộc depuis trois ans, nous a livré ses confidences :
- Quand j'ai fini l'école
normale j'étais volontaire pour
revenir enseigner dans mon district. Phước Lộc n'est qu'à huit
kilomètres de chez moi, mais après avoir accepté cette nomination, je
me suis senti exaspéré. Je ne croyais pas que la commune était si
pauvre. Il y a mille malheurs. J'ai failli quitter l'école plusieurs
fois. Mais en pensant aux liens d'attachement avec les gens, aux
sentiments respectueux que les enfants nous réservent, j'y ai renoncé.
L'institutrice P.T.X. originaire de Nhà Bè nous a elle aussi confié :
- La première nuit quand je préparais mes cours à la
lumière d'une lampe à pétrole et que j'entendais les moustiques
bourdonner comme une flute, j'ai pris peur, je pensais à ma famille, je
pleurais presque. J'ai déjà plusieurs fois quitté l'école, mais une
fois rentrée chez moi, je pensais à mes élèves. J'étais tourmentée,
déchirée. Même s'il y en a quelques uns qui ne viennent pas
régulièrement à l'école, ce n'est pas de leur faute mais celle de la
pauvreté de leur famille. A chaque fois qu'ils retrouvent leur classe
ils sont contents, et ça se voit sur leur visage. Qu'ils sont adorables
! Ce qui est touchant c'est aussi leurs sentiments à notre égard, et
ceux de leurs parents. Le salaire le plus élevé d'un instituteur ne
dépasse pas ici 300.000 đồng par mois. Tandis que ceux qui sont
contractuels ne reçoivent que 70.000 đồng par mois. L'institutrice L.T.L.
nous a dit avec souci :
- Certains d'entre nous enseignent le jour, la nuit ils
doivent aller chercher des crabes et des grenouilles dans la rizière
sous la pluie. Un autre jeune enseignant n'a pas hésité à confier :
- Au début, quand on pataugeait
dans la rizière et qu'on
rencontrait nos propres élèves on était très gênés. Petit à petit on
s'habitue. Quand je suis en forme je demande même à quelques-uns de mes
propres élèves s'ils veulent que nous allions chercher les crabes
ensemble pour que ce soit plus gai. Avant de partir je lui ai demandé
ce qu'il souhaitait. Il a serré les lèvres pour réfléchir, puis il m'a
tapé sur l'épaule amicalement :
- Je souhaite que
nous autres
instituteurs, nous
n'oubliions pas la peine des élèves des banlieues. Ayons le courage
d'aller vers eux. Mais l'Etat doit aussi avoir une politique adéquate
envers les enseignants des zones isolées pour les encourager à venir
dans des écoles lointaines.
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