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A r t i c l e s

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Ce papier est paru dans Rouge et Vert, n° 44, 13 juillet 1990, spécial été

Au Vietnam : Mousson contre Perestroïka


Le vent de la démocratie ne connaît pas de frontière. Il déboulonne les vieilles idoles à l'Est, il menace la racaille en Afrique mais arrivera-t-il à secourir l'un des derniers bastions du stalinisme en Asie ? Le Vietnam, dont la population est estimée à 80 millions en l'an 2000, va-t-il rattraper le train en marche ? Après l'évacuation de ses troupes au Cambodge et la reprise du dialogue avec la Chine, le Vietnam tente de sortir du marasme économique. Mais peut-il y avoir de grandes transformations sociales sans réformes politiques ? La direction du PCV semble durcir sa position face au déferlement des peuples qui réclament leur dignité ?




A l'heure où les bouleversements inattendus se produisent en Europe de l'Est on ne peut s'empêcher de se demander si cette secousse va atteindre l'Asie, le Vietnam plus précisément. En 1956, lors de la tentative de déstalinisation entamée par Khrouchtchev, les dirigeants du PC Vietnamiens étaient restés de marbre. L'histoire se répète-t-elle aujourd'hui ? Tout laisse à croire que le vent de la perestroïka ne survivrait pas à l'épreuve de la mousson d'Asie. Cependant, il convient de nuancer ce propos, car depuis le VI congrès du PCV en 1986, congrès placé sous le signe du «renouveau», mais en présence de Ligatchev, bien des choses ont changé.

Au dernier recensement de 1989,1e Vietnam compte 64 millions d'habitants avec un fort taux de croissance démographique de 2,2%. Depuis la réunification du pays en 1976 le chômage sévit en ville et fait des ravages à la campagne. A lui seul, ce pays cumule tous les retards et contradictions des pays dits socialistes et ceux du Sud (substitution du parti à l'Etat, absence de démocratie, de liberté de la société civile, développement non approprié, marasme économique, pénurie, misère et corruption au quotidien, inflation galopante, etc.).

Les combattants, bien qu'irréprochables pendant la guerre contre les G.I, sont devenus depuis 1975 des bureaucrates corrompus, des jouissseurs dégénérés. En effet, l'organe même du parti, le Nhân dân («Le peuple») estime que sur 2,2 millions d'adhérents seulement 30% restent valables. Pis, 85% des membres du Parti reconnaissent qu'ils n'ont pas les capacités à la hauteur des tâches confiées. Chaque année, le parti accueille 80 000 nouveaux adhérents qui viennent chercher une situation, en revanche, il traduit 20 000 de ses membres en conseil de discipline puis les exclut. Mais cette purge ne touche, par hasard que des cadres moyens et subalternes. Le marasme économique puisait ses racines dans le centralisme bureaucratique, dans la gestion amateuriste des dirigeants incompétents formés à l'école stalinienne qui privilégiait les grands travaux aux dépends de l'agriculture. Le corollaire de cette planification sans rapport avec les besoins réels donne des résultats désastreux : les entreprises d'Etat ne trouvaient au mieux qu'à moitié de leurs capacités, les salariés se donnaient l'apparence de travailler pour sauver les avantages sociaux en attendant la fin de la journée de travail officiel afin d'entamer une deuxième, voire une troisième activité. Qu'importé le travail au noir ! Bien que pays agricole, le Vietnam n'arrivait pas à l'autosuffisance alimentaire. A la fin de l'année 1988, plusieurs provinces du Nord étaient au bord de la famine.

A l'heure actuelle, le salaire moyen est de l'ordre de 20 000 đ (đông), soit l'équivalent de 36 F, celui d'un professeur d'université, 40 000 đ, juste de quoi vivre une semaine ! En effet, le salaire ne suit pas le coût de la vie qui ne cesse d'augmenter de jour en jour. A titre indicatif : 1 kg de riz parfumé coûte 1 500 đ; 1 kg de viande de porc, 7 500 đ; 1 kg de sucre, 2 500 đ; 1 kg de lessive, 4 000 đ; 1 poulet, 7 000 đ, 1 boite de lait, 2 300 đ; 1 café; 500 đ; 1 repas dans un restaurant populaire, 2 000 đ.

Le piège cambodgien s'est refermé

A ces problèmes internes s'ajoute le différend avec la Chine qui considère depuis toujours que le Vietnam fait partie intégrante de son espace stratégique. Enfin, la question cambodgienne qui reste à régler l'a isolé de la communauté internationale. Pour avoir tenté de devenir le grand frère de la «fédération indochinoise socialiste» en plaçant le Laos et le Cambodge dans sa mouvance, le Vietnam est tombé dans son propre piège. A en croire Claude Cheysson, ex-ministre des «Relations extérieures» du gouvernement Mauroy, Deng Xiaoping, aurait dit en 1983 : « Les Khmers rouges, pour nous c'est rien ! C'est juste un moyen de faire saigner les Vietnamiens et faire payer les Russes». Et les dirigeants vietnamiens ont préféré être saignés dans une fuite en avant pendant la période 1979-1989. Par conséquent, la situation dans laquelle le Vietnam s'est fait prisonnier était parfaite pour la Chine dont la devise demeure diviser et affaiblir l'ennemi potentiel, (rappelons aussi que lors des accords de Genève de 1954, c'était déjà la Chine qui avait fait pression sur le Vietnam pour qu'il accepte le partage des deux).

Placé devant de telles pressions tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, le Vietnam n'avait pas d'autres alternative que de renoncer à sa mainmise sur le Cambodge. Après dix ans d'aventure consternante, les troupes vietnamiennes ont plié bagages en septembre 1989. Contraint d'accepter cette condition, le Vietnam escompte en retour une aide substantielle de l'Occident.

Depuis le VI congrès, le parti-Etat omniprésent et omniscient a pourtant dû faire appel aux initiatives privées et individuelles, aux investisseurs étrangers et à la diaspora vietnamienne. On observe ainsi la disparition des fermes d'Etat, la colonisation de nouvelles terres et la création de nouvelles coopératives à l'initiative des familles de paysans. Des écoles privées sont crées, les cafés ouvrent leurs portes. La pénurie a disparu et le commerce avec les provinces limitrophes de la Chine méridionale, retrouve son essor. Mais le véritable changement se produit au niveau de l'état d'esprit. Les gens ne sont plus tenus de se taire. Une certaine liberté de mouvement se dessine. Faire du tourisme est possible dans les deux sens. Les effets de cette ouverture, bien que contrôlés, se fait déjà sentir. Des entreprises d'Etat jugées non compétitives doivent fermer leurs portes, d'autres le font de même par pénurie de matières premières. Les salariés déversés dans la rue viennent aggraver le chômage.

En matière d'information, la liberté de la presse laisse à désirer. Sur 240 titres de journaux et revues tenus par le parti, une trentaine se sont engagés dans le processus du «renouveau» dont deux sont entièrement autofinancés. Le décret n° 15 du comité central, daté de fin 1987, sur le renforcement du rôle de la presse a bien souligné que facilité sera faite aux journalistes dans leurs investigations et les obstcles à la critique levés. En réalité, il y a double langage. A titre d'exemple, les journalistes ne peuvent s'abonner aux journaux étrangers. Pour s'informer sur ce qui se passe dans le monde et accéder aux informations non tronquées, les journalistes engagés doivent recourir aux émissions radiophoniques venant de l'étranger (la BBC est particulièrement prisée) Si la presse est encouragée à critiquer les effets néfastes de la société (corruption abus de pouvoir, incompétence, prostitution,... ) elle est aussi priée de ne pas tout déballer sur la place publique de peur de discréditer les cadres dirigeants. L'ordre est donné aux journaux d'arrêter de publier des articles sur le stalinisme. Les termes «manif», «grève», sont proscrits. C'est la raison pour laquelle la manifestation d'agriculteurs de la région du delta du Mékong sur la question agraire, en décembre 1988, suivie de grèves d'étudiants n'ont pas été mentionnés.

Une bureaucratie hésitante face aux grands défis

Quoiqu'il en soit, l'opinion n'ignore pas ce qui se passe en Europe de l'Est et de source officieuse, le bureau politique aurait qualifié les événements de «véritable révolution». Pourtant la langue de bois retrouve vite son verbe. Le communiqué officiel du 8e plénum du CC du PCV tenu du 12 au 18 mars 1990 analyse ces bouleversements en ces termes: «Dans le contexte international actuel, le comité central observe que plusieurs pays socialistes (sic) sont en proie à une crise générale la plus aiguë de notre époque. (... ) Les forces impérialistes et réactionnaires profitent des difficultés de ces pays pour étendre leur mainmise et leur destruction. (... ) mais nous avons confiance que le socialisme finira par s'affranchir des épreuves et continuer sa marche. (... )»

Il ne s'agit nullement de parole en l'air car le point culminant de ce retour en arrière se traduit par le limogeage de Trần Xuân Bách, membre du bureau politique et du secrétariat central, pour «avoir transgressé les principes d'organisation et les disciplines du parti, ayant entraîné des effets négatifs». En réalité, ce dirigeant est l'un des réformateurs qui a osé réclamer le pluripartisme. En fait, le «renouveau» pour les dirigeants conservateurs consiste à bricoler le secteur économique tout en gardant la haute main sur le politique. Coincé entre la perestroïka de Gorbatchev et le retour à l'orthodoxie à la manière de Deng, le PCV, fragilisé, essaie de gagner du temps, le temps de réaliser que même son modèle, la RDA, tant cageolé, ne parvient pas à survivre à l'épreuve de l'histoire. L'avenir risque de nous réserver des surprises car l'histoire millénaire des relations sino-vietnamienne est riche en rebondissements. Le magazine Times du 30 avril 1990 vient de révéler l'offre de la Chine au Vietnam d'une aide substantielle de 2 milliards de dollars, équivalente de celle octroyée par l'URSS sous la condition qu'il devienne sont allié, autrement dit qu'il renonce à la perestroïka de Gorbatchev. Le Vietnam a-t-il les moyens de refuser cet appel du pied. La perte d'un allié incertain comme le Vietnam pour l'URSS devient insignifiant à l'heure actuelle au regard des problèmes gigantesques qu'elle doit affronter. Les retrouvailles sino-vietnamiennes restent donc une éventualité à ne pas exclure de la donne géopolitique aux pays des moussons. Cependant, la situation demeure pour le moins incertaine. Aux dernières nouvelles, deux personnalités vietnamiennes jugées subversives ont été mises en résidence surveillée. Est-ce le retour de la mousson qui s'amorce, de nouvelles inondations ou une simple mesure d'intimidaion ? Par ailleurs, la direction du parti a regardé d'un mauvais œil l'appel lancé en février dernier à Paris par plusieurs journaux vietnamiens allant de la droite libérale aux groupes trotskystes en passant par les dissidents de l'Union générale des Vietnamiens en France qui préconisent l'abolition du rôle dirigeant du parti et la création d'un Etat de droit.

L'autre grande inconnue reste la réaction du peuple qui n'a pas hésité à se révolter maintes fois dans l'histoire. Comme l'a bien dit Paul Mus, un grand connaisseur du Vietnam de l'époque coloniale : «Les grands événements historique ne laissant donc point ce peuple indifférent, surtout quand ils le concernent directement et vont l'atteindre jusque dans ses retraites rurales».

Le peuple ne peut compter que sur ses propres forces, car contrairement à la plupart des pays d'Europe de l'Est, le Vietnam ne dispose pas d'une véritable opposition organisée avec des projets précis, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur du parti. Au sein du parti, les dirigeants qui se disent réformateurs ou surnommés tels n'agissent qu'au coup par coup. Ils n'ont jamais su ou pu s'organiser pour proposer un contre-projet de société, une alternative à une société bloquée. La solution radicale risque alors de ne jamais voir le jour et le Vietnam va encore rater son train, une fois de plus.


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