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Quelques idées créatrices du Tự lực văn đoàn
Le
Tự lực văn đoàn (Groupe littéraire libre
1) est né de la volonté d'un groupe
de jeunes journalistes des années 1930 qui voulurent révolutionner la littérature
vietnamienne, et ce, de la forme au fond. Rappelons brièvement que ce groupe
se constitua en 1934, et que ses membres étaient des rédacteurs du journal
Phong hoá (1932-1936), puis du
Ngày nay (1936-1944) quand le premier
fut fermé par les autorités coloniales
2. L'âme du groupe fut sans conteste
Nhất Linh
(pseudonyme de Nguyễn Tường Tam), qui écrivait et qui illustrait ces périodiques
de caricatures inspirées du
Canard enchaîné 3.
Cette innovation graphique plaça le
Phong hoá en tête des journaux vietnamiens
enrichis de caricatures, car la nouvelle formule plaisait, et fut copiée par d'autres journaux :
l'éphémère
Vịt Đực (Le Canard) paru en 1938 en fut une belle illustration.
Autour de la figure charismatique de
Nhất Linh, il y avait Khái Hưng, (nom de plume de Trần Khánh Giư),
Hoàng Đạo et Thạch Lam, (pseudonymes respectivement de Nguyễn Tường Long et
de Nguyễn Tường Lân, deux frères cadets de Nhất Linh), le poète Thế Lữ (Nguyễn Thứ Lễ),
le poète satirique Tú Mỡ (Hồ Trọng Hiếu), ainsi que les deux dessinateurs
Nguyễn Gia Trí et Nguyễn Cát Tường, alias Le Mur. D'autres collaborateurs
vinrent par la suite grossir l'équipe et enrichir les rubriques et les écrits.
Le
Phong hoá fut apprécié des lecteurs, son tirage qui atteignit des pointes
de plus de 10.000 exemplaires, fut un record pour l'époque, et exceptionnellement
le numéro du Têt de 1935 fut vendu à 16.000 exemplaires. Tout ceci est à
rapporter à l'échelle de ces années-là : la ville de Hanoi ne comptait qu'environ 150.000
habitants. La popularité du journal ne s'arrêta pas bien entendu aux frontières de Hanoi :
en 1935 lors de sa création,
Ngày Nay disposait d'une succursale à Saigon.
Rappelons également que les journaux de l'époque publiaient systématiquement
des romans sous forme de feuilletons, une pratique ancienne empruntée aux
journaux français. Ce procédé représenta quelques avantages : retenir les
lecteurs qui souhaitaient connaître la suite des feuilletons, se faire une idée de
leur opinion sur tel ou tel roman. Les éditeurs de l'époque acceptaient de publier
un roman sous deux conditions : qu'il fût auparavant publié sous forme de feuilleton,
et bien accueilli par le public. Forte de ces expériences journalistiques qui lui avaient
permis de mieux connaître leur audience et leurs lecteurs, cette jeune génération
d'écrivains-journalistes élargit son espace d'influence en créant le « Groupe littéraire libre »
dont les devises au nombre de dix, furent publiées non à la une du journal mais
discrètement sur une page intérieure. Cette profession de foi, parue dans
Phong hoá du 2 mars 1934, débutait ainsi :
« Tự lực văn đoàn regroupe des personnes qui, poursuivant le même but
sur le plan littéraire, (...) s'entraident et se protègent mutuellement dans leurs
tâches de création littéraire. Les oeuvres publiées ou les manuscrits qui lui sont
adressés seront soutenus si les deux tiers des membres présents les considèrent
comme valables et conformes à l'esprit du groupe. Le Tự lực văn đoàn n'est
pas une association commerciale du livre. (...)
Les devises du Tự lực văn đoàn :
1. Créer des oeuvres ayant une valeur littéraire dans le but d'enrichir la littérature nationale,
au lieu de traduire des oeuvres d'origine étrangère si ces dernières sont purement littéraires ;
2. Rédiger ou traduire des oeuvres à caractère social visant à améliorer l'homme et la société ;
3. Suivre le populisme
4, rédiger des oeuvres populaires et encourager les autres à aimer
le populisme ;
4. Ecrire dans un style simple, facile à comprendre, contenant peu d'expressions
littéraires classiques, un style typiquement vietnamien ;
5. Etre moderne, jeune et combatif, aimer la vie et croire au progrès ;
6. Mettre en valeur ce qui est beau et populaire chez nous pour inciter les autres à aimer
son pays d'une façon populaire, rien à voir avec tout ce qui est bourgeois et aristocratique ;
7. Respecter la liberté de l'individu ;
8. Faire comprendre aux autres que le confucianisme a fait son temps ;
9. Appliquer les méthodes scientifiques occidentales à la littérature nationale ;
10. Etre en accord avec une des neuf devises ci-dessus peut suffire si cela n'est pas
contradictoire avec les autres.
Ces idées modernisatrices furent consolidées par les dix voeux formulés par Hoàng Đạo
en direction de la jeunesse et publiés dans une série de dix articles à la une du
Ngày Nay
à partir du numéro du 13 juillet 1936, et dont le titre donne la teneur. Par exemple :
"être résolument moderne sans aucune hésitation", "croire au progrès", "vivre selon un idéal",
"s'engager (pour les femmes) dans les activités sociales", "se former un esprit scientifique",
"préférer l'oeuvre à la célébrité", etc. Pour ne pas dépendre des autres, le groupe créa sa
propre maison d'édition, les Éditions
Đời nay (Notre époque). Et pour couronner le tout,
le groupe créa à partir de 1936-1937 le prix littéraire qui porta son nom, attribué aux
oeuvres de valeur (roman, nouvelle, poésie, reportage, pièce de théâtre, essai),
celles dont les idées n'étaient pas en contradiction avec celles du groupe.
Les traductions et les adaptations d'oeuvres d'origine étrangère ne furent pas
acceptées. Dans la période 1935-1938 aucune oeuvre admise au concours
n'a été jugée digne de recevoir le premier prix, cependant la commission
d'attribution des prix a décerné plusieurs prix d'encouragement. Il fallut attendre 1939
pour voir les premières oeuvres couronnées : le roman
Làm lẽ (Être femme de second rang)
de Mạnh Phú Tứ, et
Cái nhà gạch (La maison en brique) de Kim Hà, ont obtenu le
premier prix ex-aequo et une récompense de 100 piastres chacun; en poésie,
les recueils
Bức tranh Quê (Le tableau de la campagne) de la jeune poétesse Anh Thơ,
et
Nghẹn ngào (En sanglots) de Tế Hanh ont été particulièrement remarqués,
ils ont obtenu chacun 30 piastres. Ce furent les derniers prix attribués par
Tự lực văn đoàn.
Pour donner un aperçu sur la popularité des romans du groupe (une bonne dizaine),
58.000 exemplaires au total furent vendus sur l'ensemble du pays entre 1933 et 1936,
et plusieurs titres furent épuisés (
Nửa chừng xuân, Hồn bướm mơ tiên, Đọan tuyệt,
Gánh hàng hoa, etc). Les Éditions
Đời Nay sortirent aussi la collection
Lá mạ (feuille
du plant de riz) au prix de 25 centimes l'exemplaire pour mettre cette littérature à
la portée des petites bourses.
Si les lecteurs des deux journaux
Phong hoá et
Ngày nay étaient plutôt des
citadins
plus ou moins cultivés, la paysannerie faisait bien partie des réflexions et des enquêtes
de ces périodiques.
Phong hoá consacra régulièrement des articles traitant des problèmes
qui y sévissaient, et ce dès la première année; cette rubrique fut assurée au début par
Nhất Linh et Khái Hưng et plus tard par Thạch Lam à travers ses reportages.
L'association
Ánh sáng (La lumière) créée par Nhất Linh en 1937 avait justement
pour but d'apporter la lumière à la campagne qui vivait encore dans des conditions
d'hygiène, sanitaires, et intellectuelles, jugées inacceptables. Les raisons en étaient
multiples : faible niveau de culture et de scolarité, pratiques ancestrales
arriérées, superstition, rivalités personnelles et claniques, autant de barrières
qui entravaient la marche vers le progrès et qui furent sévèrement condamnés par
ces auteurs. L'annonce parue dans le numéro du 15 août 1937 de
Ngày nay
donne un aperçu de l'Association :
« ...Adhérez à l'Association Ánh sáng ! Faites-la connaître auprès de vos amis et
invitez-les à la rejoindre. Adhérer à l'Association revient à prendre à bras-le-corps
les tâches sociales, une oeuvre élaborée pour la première fois dans le pays, à se
rendre utile dans le processus du progrès de la société vietnamienne tant sur le
plan formel que sur le plan spirituel. Un adhérent de plus signifie un rayon de
lumière de plus qui parvienne dans la zone obscure, dans la tristesse du peuple misérable. »
Dans son discours d'ouverture au théâtre municipal de Hanoi, Nhất Linh fait entre
autres une mise au point :
« ... C'est pourquoi notre association n'est pas une
association charitable. Une personne malade à cause de ses misères qu'on
prend en charge, qu'on soigne puis qu'on ramène à ses conditions initiales,
retombera forcément malade. L'oeuvre charitable seule ne suffit pas, il faut
trouver les racines du mal pour les éradiquer. »
Le ton humoristique et
percutant cher à Thạch Lam dans un article sur les pratiques quotidiennes chez
les paysans fut révélateur :
« Se baigner dans une mare à la campagne est une
véritable réjouissance. Cinq à six femmes munies de la pierre à frotter
5, d'écorce
de savonnier et de chiffons, la jupe remontée jusqu'aux seins, accompagnent
quelques bambins chétifs. Une fois arrivées au petit pont de la mare, elles s'installent
chacune dans un endroit différent et sortent qui son bol, qui son épuisette, qui son
écope pour évacuer les plantes flottantes et remuer l'eau avant d'en prendre pour
s'en verser sur la tête. Leurs enfants pataugent dans la boue au fond de la mare
pour prendre force, ceux qui ont des boutons restent immergés dans l'eau pour
que les poissons viennent les déguster. Ces femmes se baignent en bavardant
comme des moineaux. L'eau de la mare est de plus en plus trouble, les conversations
de plus en plus animées avec l'arrivée d'autres qui apportent leur lot de cuisine.
Dans cette même eau pleine de crasse, les ménagères talentueuses lavent le riz,
préparent les escargots et les poissons. Puis elles ramènent le tout à la maison pour
le cuisiner, avant de présenter les petits plats à leur lettré de mari qui ne tarde pas
à en prendre avec de l'alcool en déclamant des vers, son loisir favori. »
La première tentative de modernisation à laquelle l'association
Ánh sáng consacra ses
efforts fut un modèle d'habitation en milieu rural en accord avec les idées modernes :
un bâtiment spacieux et bien éclairé avec des compartiments fonctionnels dans un cadre
respectant les normes sanitaires. Ce processus de réforme du cadre de vie et des
mentalités n'a pu être mené à son terme, à cause entre autres raisons de l'approche
de la seconde guerre mondiale, alors que certains jeunes architectes tels que Nguyễn
Cao Luyện et Hoàng Như Tiệp participaient activement à ce projet de modernisation
matérielle et culturelle.
Malgré sa courte existence (1934-1939), le
Tự lực văn đoàn n'en contribua pas
moins à fonder les bases de la littérature moderne vietnamienne. La plupart de
ses oeuvres sont devenues de grands classiques maintes fois réédités, même si
elles ne font pas partie du programme d'enseignement du pays depuis l'indépendance,
exception faite de la période 1955-1975 dans le Sud. Ce groupe littéraire a joué le rôle
moteur qui a drainé toute une génération d'écrivains et d'artistes. Beaucoup de
grands noms des années 1940 et 1950 sont passés à un titre ou un autre par
Tự lực văn đoàn, tels que Vũ Đình Liên, Thanh Tịnh, Đoàn Phú Tứ, Tô Ngọc Vân,
ou ceux qui sont devenus par la suite des poètes mandarins comme Xuân Diệu
et Huy Cận. Cependant les idées réformatrices formulées par le groupe n'ont
pas eu l'écho qu'elles méritaient. La fameuse tunique (
áo dài)
6 inventée par le
dessinateur de mode Nguyễn Cát Tường pour mettre en valeur la femme
vietnamienne moderne fut une des rares conquêtes du groupe sur les plans
idéel et matériel. La libération de la femme, préconisée et soutenue par le groupe,
ne dépassa pas le cercle restreint des citadines cultivées bien que l'accueil du
roman-culte Đoạn Tuyệt de Nhất Linh - qui voulait libérer la femme du carcan
de la famille - fût très favorable.
Avec l'arrivée de la seconde guerre mondiale,
puis de la «
sale guerre » propice aux règlements de comptes qui sévirent
contre les opposants au Vietminh, nationalistes et trotskistes, l'heure n'était
plus aux réformes sociales et culturelles mais à la lutte armée : Nhất Linh se
réfugia en Chine en 1941, Thạch Lam est mort de la tuberculose l'année suivante,
Khái Hưng
7 fut arrêté en 1947 par la milice Vietminh de Nam Định qui le fit
disparaître dans le brouillard de la guerre de libération, Hoàng Đạo est décédé
subitement en 1948 dans un train sur le trajet Hong Kong – Canton. Le
Tự lực văn đoàn cessa définitivement d'exister. Ce fut la fin d'une époque.
Notes :
1. "Libre"
signifie ici "autonome, "indépendant", "libre des pressions extérieures".
2.
En 1935 une décision du gouvernement général frappa déjà
Phong hoá
d'une suspension de parution pendant 3 mois sans en donner la moindre raison.
3.
Durant son séjour en France (1927-1930), Nhất Linh a été captivé par la vie culturelle, notamment
le journalisme, et les institutions démocratiques de la IIIe République alors qu'il préparait une
license ès sciences.
4.
Ce terme, traduit du vietnamien (
bình dân) doit être compris dans le sens favorable
ou neutre qui évoque plutôt l'idée de sipmplicité,
de commun de démocratique, etc., en tout cas c'est le sens du terme vietnamien.
Sa connotation péjorative ne convinet pas à ce contexte mais
nous n'avons pas trouvé d'autres termes plus appropriés.
5.
Traditionnellement les Vietnamiens se lavent (se baignent) en se frottant le corps avec un
galet de la grosseur d'une souris informatique, un peu rugeux pour enlever la crasse.
6.
En fait, ce fut une réforme de l'ancienne tunique qui comportait 4 pans très large, la nouvelle
n'en a que deux, l'ensemble bien serré au corps à partir de la taille jusqu'au cou, y
compris les bras
7.
Khái Hưng figure dans
Le Petit Robert 2 et
Le Robert des noms propres depuis au moins 1975,
alors que Nhất Linh n'y est pas, sans doute parce que ce dernier n'a jamais été traduit en
français.
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