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A r t i c l e s

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Ce texte est paru dans le magazine Carnets du Viet Nam n°1 printemps 2003

Quelques idées créatrices du Tự lực văn đoàn


Le Tự lực văn đoàn (Groupe littéraire libre1) est né de la volonté d'un groupe de jeunes journalistes des années 1930 qui voulurent révolutionner la littérature vietnamienne, et ce, de la forme au fond. Rappelons brièvement que ce groupe se constitua en 1934, et que ses membres étaient des rédacteurs du journal Phong hoá (1932-1936), puis du Ngày nay (1936-1944) quand le premier fut fermé par les autorités coloniales 2. L'âme du groupe fut sans conteste Nhất Linh (pseudonyme de Nguyễn Tường Tam), qui écrivait et qui illustrait ces périodiques de caricatures inspirées du Canard enchaîné 3. Cette innovation graphique plaça le Phong hoá en tête des journaux vietnamiens enrichis de caricatures, car la nouvelle formule plaisait, et fut copiée par d'autres journaux : l'éphémère Vịt Đực (Le Canard) paru en 1938 en fut une belle illustration.

Autour de la figure charismatique de Nhất Linh, il y avait Khái Hưng, (nom de plume de Trần Khánh Giư), Hoàng Đạo et Thạch Lam, (pseudonymes respectivement de Nguyễn Tường Long et de Nguyễn Tường Lân, deux frères cadets de Nhất Linh), le poète Thế Lữ (Nguyễn Thứ Lễ), le poète satirique Tú Mỡ (Hồ Trọng Hiếu), ainsi que les deux dessinateurs Nguyễn Gia Trí et Nguyễn Cát Tường, alias Le Mur. D'autres collaborateurs vinrent par la suite grossir l'équipe et enrichir les rubriques et les écrits. Le Phong hoá fut apprécié des lecteurs, son tirage qui atteignit des pointes de plus de 10.000 exemplaires, fut un record pour l'époque, et exceptionnellement le numéro du Têt de 1935 fut vendu à 16.000 exemplaires. Tout ceci est à rapporter à l'échelle de ces années-là : la ville de Hanoi ne comptait qu'environ 150.000 habitants. La popularité du journal ne s'arrêta pas bien entendu aux frontières de Hanoi : en 1935 lors de sa création, Ngày Nay disposait d'une succursale à Saigon.

Rappelons également que les journaux de l'époque publiaient systématiquement des romans sous forme de feuilletons, une pratique ancienne empruntée aux journaux français. Ce procédé représenta quelques avantages : retenir les lecteurs qui souhaitaient connaître la suite des feuilletons, se faire une idée de leur opinion sur tel ou tel roman. Les éditeurs de l'époque acceptaient de publier un roman sous deux conditions : qu'il fût auparavant publié sous forme de feuilleton, et bien accueilli par le public. Forte de ces expériences journalistiques qui lui avaient permis de mieux connaître leur audience et leurs lecteurs, cette jeune génération d'écrivains-journalistes élargit son espace d'influence en créant le « Groupe littéraire libre » dont les devises au nombre de dix, furent publiées non à la une du journal mais discrètement sur une page intérieure. Cette profession de foi, parue dans Phong hoá du 2 mars 1934, débutait ainsi : « Tự lực văn đoàn regroupe des personnes qui, poursuivant le même but sur le plan littéraire, (...) s'entraident et se protègent mutuellement dans leurs tâches de création littéraire. Les oeuvres publiées ou les manuscrits qui lui sont adressés seront soutenus si les deux tiers des membres présents les considèrent comme valables et conformes à l'esprit du groupe. Le Tự lực văn đoàn n'est pas une association commerciale du livre. (...) Les devises du Tự lực văn đoàn :
1. Créer des oeuvres ayant une valeur littéraire dans le but d'enrichir la littérature nationale, au lieu de traduire des oeuvres d'origine étrangère si ces dernières sont purement littéraires ;
2. Rédiger ou traduire des oeuvres à caractère social visant à améliorer l'homme et la société ;
3. Suivre le populisme 4, rédiger des oeuvres populaires et encourager les autres à aimer le populisme ;
4. Ecrire dans un style simple, facile à comprendre, contenant peu d'expressions littéraires classiques, un style typiquement vietnamien ;
5. Etre moderne, jeune et combatif, aimer la vie et croire au progrès ;
6. Mettre en valeur ce qui est beau et populaire chez nous pour inciter les autres à aimer son pays d'une façon populaire, rien à voir avec tout ce qui est bourgeois et aristocratique ;
7. Respecter la liberté de l'individu ;
8. Faire comprendre aux autres que le confucianisme a fait son temps ;
9. Appliquer les méthodes scientifiques occidentales à la littérature nationale ;
10. Etre en accord avec une des neuf devises ci-dessus peut suffire si cela n'est pas contradictoire avec les autres.

Ces idées modernisatrices furent consolidées par les dix voeux formulés par Hoàng Đạo en direction de la jeunesse et publiés dans une série de dix articles à la une du Ngày Nay à partir du numéro du 13 juillet 1936, et dont le titre donne la teneur. Par exemple : "être résolument moderne sans aucune hésitation", "croire au progrès", "vivre selon un idéal", "s'engager (pour les femmes) dans les activités sociales", "se former un esprit scientifique", "préférer l'oeuvre à la célébrité", etc. Pour ne pas dépendre des autres, le groupe créa sa propre maison d'édition, les Éditions Đời nay (Notre époque). Et pour couronner le tout, le groupe créa à partir de 1936-1937 le prix littéraire qui porta son nom, attribué aux oeuvres de valeur (roman, nouvelle, poésie, reportage, pièce de théâtre, essai), celles dont les idées n'étaient pas en contradiction avec celles du groupe. Les traductions et les adaptations d'oeuvres d'origine étrangère ne furent pas acceptées. Dans la période 1935-1938 aucune oeuvre admise au concours n'a été jugée digne de recevoir le premier prix, cependant la commission d'attribution des prix a décerné plusieurs prix d'encouragement. Il fallut attendre 1939 pour voir les premières oeuvres couronnées : le roman Làm lẽ (Être femme de second rang) de Mạnh Phú Tứ, et Cái nhà gạch (La maison en brique) de Kim Hà, ont obtenu le premier prix ex-aequo et une récompense de 100 piastres chacun; en poésie, les recueils Bức tranh Quê (Le tableau de la campagne) de la jeune poétesse Anh Thơ, et Nghẹn ngào (En sanglots) de Tế Hanh ont été particulièrement remarqués, ils ont obtenu chacun 30 piastres. Ce furent les derniers prix attribués par Tự lực văn đoàn.

Pour donner un aperçu sur la popularité des romans du groupe (une bonne dizaine), 58.000 exemplaires au total furent vendus sur l'ensemble du pays entre 1933 et 1936, et plusieurs titres furent épuisés (Nửa chừng xuân, Hồn bướm mơ tiên, Đọan tuyệt, Gánh hàng hoa, etc). Les Éditions Đời Nay sortirent aussi la collection Lá mạ (feuille du plant de riz) au prix de 25 centimes l'exemplaire pour mettre cette littérature à la portée des petites bourses.

illus Si les lecteurs des deux journaux Phong hoá et Ngày nay étaient plutôt des citadins plus ou moins cultivés, la paysannerie faisait bien partie des réflexions et des enquêtes de ces périodiques. Phong hoá consacra régulièrement des articles traitant des problèmes qui y sévissaient, et ce dès la première année; cette rubrique fut assurée au début par Nhất Linh et Khái Hưng et plus tard par Thạch Lam à travers ses reportages.

L'association Ánh sáng (La lumière) créée par Nhất Linh en 1937 avait justement pour but d'apporter la lumière à la campagne qui vivait encore dans des conditions d'hygiène, sanitaires, et intellectuelles, jugées inacceptables. Les raisons en étaient multiples : faible niveau de culture et de scolarité, pratiques ancestrales arriérées, superstition, rivalités personnelles et claniques, autant de barrières qui entravaient la marche vers le progrès et qui furent sévèrement condamnés par ces auteurs. L'annonce parue dans le numéro du 15 août 1937 de Ngày nay donne un aperçu de l'Association :
« ...Adhérez à l'Association Ánh sáng ! Faites-la connaître auprès de vos amis et invitez-les à la rejoindre. Adhérer à l'Association revient à prendre à bras-le-corps les tâches sociales, une oeuvre élaborée pour la première fois dans le pays, à se rendre utile dans le processus du progrès de la société vietnamienne tant sur le plan formel que sur le plan spirituel. Un adhérent de plus signifie un rayon de lumière de plus qui parvienne dans la zone obscure, dans la tristesse du peuple misérable. »
Dans son discours d'ouverture au théâtre municipal de Hanoi, Nhất Linh fait entre autres une mise au point :
« ... C'est pourquoi notre association n'est pas une association charitable. Une personne malade à cause de ses misères qu'on prend en charge, qu'on soigne puis qu'on ramène à ses conditions initiales, retombera forcément malade. L'oeuvre charitable seule ne suffit pas, il faut trouver les racines du mal pour les éradiquer. »

Le ton humoristique et percutant cher à Thạch Lam dans un article sur les pratiques quotidiennes chez les paysans fut révélateur :
« Se baigner dans une mare à la campagne est une véritable réjouissance. Cinq à six femmes munies de la pierre à frotter 5, d'écorce de savonnier et de chiffons, la jupe remontée jusqu'aux seins, accompagnent quelques bambins chétifs. Une fois arrivées au petit pont de la mare, elles s'installent chacune dans un endroit différent et sortent qui son bol, qui son épuisette, qui son écope pour évacuer les plantes flottantes et remuer l'eau avant d'en prendre pour s'en verser sur la tête. Leurs enfants pataugent dans la boue au fond de la mare pour prendre force, ceux qui ont des boutons restent immergés dans l'eau pour que les poissons viennent les déguster. Ces femmes se baignent en bavardant comme des moineaux. L'eau de la mare est de plus en plus trouble, les conversations de plus en plus animées avec l'arrivée d'autres qui apportent leur lot de cuisine. Dans cette même eau pleine de crasse, les ménagères talentueuses lavent le riz, préparent les escargots et les poissons. Puis elles ramènent le tout à la maison pour le cuisiner, avant de présenter les petits plats à leur lettré de mari qui ne tarde pas à en prendre avec de l'alcool en déclamant des vers, son loisir favori. »
La première tentative de modernisation à laquelle l'association Ánh sáng consacra ses efforts fut un modèle d'habitation en milieu rural en accord avec les idées modernes : un bâtiment spacieux et bien éclairé avec des compartiments fonctionnels dans un cadre respectant les normes sanitaires. Ce processus de réforme du cadre de vie et des mentalités n'a pu être mené à son terme, à cause entre autres raisons de l'approche de la seconde guerre mondiale, alors que certains jeunes architectes tels que Nguyễn Cao Luyện et Hoàng Như Tiệp participaient activement à ce projet de modernisation matérielle et culturelle.
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Malgré sa courte existence (1934-1939), le Tự lực văn đoàn n'en contribua pas moins à fonder les bases de la littérature moderne vietnamienne. La plupart de ses oeuvres sont devenues de grands classiques maintes fois réédités, même si elles ne font pas partie du programme d'enseignement du pays depuis l'indépendance, exception faite de la période 1955-1975 dans le Sud. Ce groupe littéraire a joué le rôle moteur qui a drainé toute une génération d'écrivains et d'artistes. Beaucoup de grands noms des années 1940 et 1950 sont passés à un titre ou un autre par Tự lực văn đoàn, tels que Vũ Đình Liên, Thanh Tịnh, Đoàn Phú Tứ, Tô Ngọc Vân, ou ceux qui sont devenus par la suite des poètes mandarins comme Xuân Diệu et Huy Cận. Cependant les idées réformatrices formulées par le groupe n'ont pas eu l'écho qu'elles méritaient. La fameuse tunique (áo dài) 6 inventée par le dessinateur de mode Nguyễn Cát Tường pour mettre en valeur la femme vietnamienne moderne fut une des rares conquêtes du groupe sur les plans idéel et matériel. La libération de la femme, préconisée et soutenue par le groupe, ne dépassa pas le cercle restreint des citadines cultivées bien que l'accueil du roman-culte Đoạn Tuyệt de Nhất Linh - qui voulait libérer la femme du carcan de la famille - fût très favorable.

Avec l'arrivée de la seconde guerre mondiale, puis de la « sale guerre » propice aux règlements de comptes qui sévirent contre les opposants au Vietminh, nationalistes et trotskistes, l'heure n'était plus aux réformes sociales et culturelles mais à la lutte armée : Nhất Linh se réfugia en Chine en 1941, Thạch Lam est mort de la tuberculose l'année suivante, Khái Hưng 7 fut arrêté en 1947 par la milice Vietminh de Nam Định qui le fit disparaître dans le brouillard de la guerre de libération, Hoàng Đạo est décédé subitement en 1948 dans un train sur le trajet Hong Kong – Canton. Le Tự lực văn đoàn cessa définitivement d'exister. Ce fut la fin d'une époque.


Notes :

1. "Libre" signifie ici "autonome, "indépendant", "libre des pressions extérieures".

2. En 1935 une décision du gouvernement général frappa déjà Phong hoá d'une suspension de parution pendant 3 mois sans en donner la moindre raison.

3. Durant son séjour en France (1927-1930), Nhất Linh a été captivé par la vie culturelle, notamment le journalisme, et les institutions démocratiques de la IIIe République alors qu'il préparait une license ès sciences.

4. Ce terme, traduit du vietnamien (bình dân) doit être compris dans le sens favorable ou neutre qui évoque plutôt l'idée de sipmplicité, de commun de démocratique, etc., en tout cas c'est le sens du terme vietnamien. Sa connotation péjorative ne convinet pas à ce contexte mais nous n'avons pas trouvé d'autres termes plus appropriés.

5. Traditionnellement les Vietnamiens se lavent (se baignent) en se frottant le corps avec un galet de la grosseur d'une souris informatique, un peu rugeux pour enlever la crasse.

6. En fait, ce fut une réforme de l'ancienne tunique qui comportait 4 pans très large, la nouvelle n'en a que deux, l'ensemble bien serré au corps à partir de la taille jusqu'au cou, y compris les bras

7. Khái Hưng figure dans Le Petit Robert 2 et Le Robert des noms propres depuis au moins 1975, alors que Nhất Linh n'y est pas, sans doute parce que ce dernier n'a jamais été traduit en français.


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