Reportages
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Revoir Luang-Prabang après 36 ans
Revoir Luang-Prabang après 36 ans
Tout voyage comporte son lot de surprises, bonnes ou mauvaises, agréables comme désagréables.
Aller revoir une ville où on avait grandi et qu'on a quittée il y a plus de trente ans n'est pas une
simple sortie du dimanche. La première surprise a eu lieu à l'aéroport de Toulouse : les voyageurs
sont interdits de garder sur eux tout ce qui est liquide, même des bouteilles d'eau minérale,
au-delà du contrôle de sécurité pour des raisons de sécurité justement, c'est une mesure pour
lutter contre le terrorisme ! Mais une fois cette barrière franchie, on n'a que le choix pour acheter
toutes les bouteilles qu'on veut ! Au retour le même manège recommence à l'aéroport de Hanoi.
Et là l'explication donnée était la même, pour des raisons de sécurité avec des détails succulents :
les bouteilles de liquide peuvent contenir des explosifs, cependant ces mêmes bouteilles
peuvent voyager dans la soute. Chose plus surprenante encore : les bouteilles d'eau minérale
distribuées durant le vol aux voyageurs, donc en principe déjà contrôlées, et qui ne contiennent
pas d'explosifs sinon elles auraient explosé à la figure des voyageurs en entraînant la chute de
l'avion, ces bouteilles-là aussi ont été saisies, car interdites de franchir la barrière de sécurité à
l'aéroport de Blagnac. Cette barrière franchie, on est libre d'acheter tout ce qu'on veut un peu
plus loin, des bouteilles d'eau, d'alcool, du vin, à profusion. Certes les mesures de sécurité
doivent, en aviation, primer sur toute autre considération, mais dans cette histoire, il y en a qui
sont mieux considérés que d'autres, leur commerce n'en souffre pas, au contraire ! À quelque
chose malheur est bon, non ?
Mais laissons cette comédie humaine aux affairistes pour aller voir plus loin, le but de notre voyage.
Si la réputation de Luang Prabang n'est plus à faire et si tout voyageur qui y est passé la préfère à
Huê, une autre ville de la région, classée elle aussi patrimoine de l'humanité par l'Unesco, il
convient aussi d'être attentif aux alarmes données par certains. Bruno Philip fut de ceux-là, il a
essayé d'alerter l'opinion publique à travers sa chronique du 25 décembre 2010 parue dans le
journal Le Monde, sur justement le risque de voir cette ville débarrassée de ses habitants à cause
de la pression immobilière au profit des constructions à usage touristique.
Quand on vient d'une grande ville, le contraste est saisissant surtout si l'on arrive de Bangkok, de
Saigon ou même de Hanoi. La pression démographique de ces grandes métropoles à une heure
ou deux de vol, sur leurs habitants, même passagers, n'a plus cours à Luang-Prabang dont la
population se chiffre encore à quelques dizaines de milliers, certes bien supérieure au chiffre
d'il y a une trentaine d'années. C'est justement quand on vient d'une grande ville de la région que
le regard n'est plus le même que si on venait directement d'Europe ou d'Amérique. Les effets de
proximité et de comparaison apparaissent au grand jour. De son vivant Jean Chesneaux qui nous
a quittés en 2005 aimait à souligner cette perspective du voyageur.
Vietnam, pays des possibles
Venant du Vietnam on a encore en tête le cortège de cyclos ou de motos (
xe ôm) qui vous harcèlent ou qui vous suivent, ou de petits vendeurs, - qui sont contrôlés par des patrons pour ne pas dire des gangs, et ne sont pas des individus réduits à de petits métiers pour essayer de s'en sortir- , qui essaient de vous faire acheter leurs bibelots, jusqu'au moment où, excédé, on est obligé de les renvoyer. Ici au Laos, du moins à Vientiane et à Luang Prabang, ces scènes sont inexistantes. Cela ne veut pas dire que la pauvreté ou la misère n'existe pas. À la campagne les gens sont pauvres, certains très pauvres mais ils ne sont pas misérables, ils ne mendient pas, ce n'est pas leur attitude devant la vie. Un petit détour pour éclairer cette situation. Chez les Bahnar, peuple des Hauts Plateaux du Vietnam, quand on est pauvre et misérable on se compare à un mendiant vietnamien (
kon yuon an mai [1] ) parce qu'il n'y avait pas de mendiants chez eux. La présence de mendiants vietnamiens dans les Hauts Plateaux depuis le XIXe siècle s'explique par la migration de Vietnamiens vers ces contrées lointaines pour chercher une vie meilleure, ou un lieu à l'abri des persécutions frappant le catholicisme, mais parmi ces migrants certains se sont trouvés réduits à devenir des mendiants. C'est ainsi que la langue bahnar s'est enrichi d'un nouveau terme au contact des misérables Vietnamiens.
Venant du Vietnam par la route, le contraste entre les deux pays saute davantage encore aux yeux : l'utilisation intensive du sol côté vietnamien et la jachère à une grande échelle côté lao, un habitat dense d'un côté, parsemé de l'autre ; la forêt décimée ici, encore en vie là-bas. Justement, au poste-frontière de Lao Bao, on a vu ce jour-là une dizaine de camions d'une dizaine de mètres de long et chargés chacun d'un tronc d'arbre énorme, sans doute centenaire, débarrassés de leurs racines et de leurs branches. À une question faussement innocente à un fonctionnaire lao pour connaître la destination de ces troncs, on s'entend répondre qu'ils prennent la direction du Vietnam pour être replantés, car là-bas ils n'ont plus d'arbres. Oui, on va replanter des arbres centenaires sans racines au Vietnam, pays des possibles ! Les mauvaises langues disent que maintenant qu'ils ont fini de détruire la forêt au Vietnam ils vont saccager celle du Laos.
Sur la côte centrale du Vietnam, une patronne qui, de mèche avec les autorités si elle ne les représente pas, concentre dans ses mains des sociétés de taxis, de services liés au tourisme (restaurants, lieux de loisirs, resorts pour employer un mot à la mode là-bas) a sous ses ordres des centaines d'employés dont elle n'a pas hésité à menacer l'une de lui flanquer une gifle si elle se montre insolente. Ça aussi ça existe et c'est possible au Vietnam. À une employée qui gagne 1.400.000 đồng
[2] par mois comme serveuse dans un resort sur une plage déserte, cette Dame a trouvé le moyen de lui retenir sous diverses prétextes quelques centaines de milliers de đồng. Les pères fondateurs du capitalisme sauvage peuvent se retourner dans leur tombe. Le capitalisme sauvage se porte bien au pays des petits dragons, les investisseurs étrangers peuvent venir, ils sont en sécurité : pas de problème de grèves, pas d'emmerdes avec les syndicats, etc. Au moindre signe de contestation, les autorités locales s'en chargent. La liberté totale pour ceux qui détiennent les capitaux, le rêve ! Et pourtant les opposants au régime demeurés sur la côte californienne et ailleurs qualifient toujours le Vietnam de communiste, cela les arrange, car sans le communisme sur quoi pourraient-ils s'appuyer, à moins que ce credo relève de la myopie, ce qui n'est pas impossible au pays des possibles. Mais si on leur demande ce qu'il y a encore de communiste au Vietnam, ils auraient du mal à répondre.
Puisque l'heure est au vert, les Vietnamiens, c'est-à-dire les autorités vietnamiennes, ont bien saisi cette opportunité pour se faire valoir. Hanoi peut se targuer d'avoir un quartier piéton : la rue Hàng Ngang et ses prolongements (quelques centaines de mètres) dans le vieux quartier sont effectivement réservés le soir, mais pas dans la journée, aux piétons qui déambulent pour voir dix mille objets les uns importés de Chine, les autres fabriqués sur place par des artisans. Au bord du Petit Lac quelques voitures électriques aux enseignes vertes proposent aux touristes des promenades écolo autour de la ville.
C'est aussi ici que les choses sont remplacées par les mots, et plus l'occasion est solennelle plus il y a de banderoles-slogans étendues sur le fronton des bâtiments publics ou suspendues en hauteur sur la largeur des rues passantes. À l'occasion de la fête du travail dans un pays dit socialiste, les manifestations se sont résumées à une soirée de spectacles de jongleries et de prestidigitation au bord du Petit Lac, même pas de musique, mais à côté de cela on voit partout dans le centre ville des banderoles chargées de slogans de circonstance tels que « Vive la fête du Travail ». Une fête du Travail triste en somme dans un pays qui se dit socialiste.
De l'autre côté de la frontière la vie est plus paisible, plus facile, c'est ce qui attire nombre de Vietnamiens à la recherche d'une vie meilleure. Dès la frontière, les voyageurs sont pris d'assaut par une armée de changeuses de monnaie qui viennent jusque dans le car vous proposer leurs services, elles sont toutes des Vietnamiennes. Elles avaient dans leur sac des liasses de billets lao et vietnamiens, mais aussi des dollars et des euros. On n'a pas besoin de chercher un bureau de change, ce bureau ambulant vient vers vous. Les pères fondateurs du capitalisme financier n'ont sans doute pas pensé à cette possibilité. Là aussi des réseaux s'installent entre chauffeurs de cars, changeuses, restaurateurs et chaque partie doit trouver son compte.
L'hémorragie provoquée par les événements de 1975 a laissé à Luang-Prabang la place vide dans la communauté vietnamienne aux nouveaux arrivants, pas tous des anges, loin de là. Et les premières victimes de ces nouveaux immigrés ne sont autres que leurs compatriotes anciennement installés mais pas assez méfiants à leur égard. Ces hommes sans foi ni loi ont laissé une réputation abominable sur leur passage : tontines crevées, abus de confiance, dettes volatilisées, etc.
Tourisme & tout risque...
Comment ne pas s'étonner pour celui qui revient après plus de trente ans de tomber sur des hôtels, plus luxueux les uns que les autres, qui intimident plus d'un par leur cadre somptueux alors jusqu'en 1975 il n'y avait qu'un seul hôtel classé de luxe à Luang Prabang ? Le boum des constructions hôtelières se poursuit à tel point que des complexes touristiques n'ont pas hésité à occuper le terrain en s'implantant dans les environs de la cité aux dix mille bonzes : les Thaïlandais mettent à profit leur savoir-faire et leur expérience dans un complexe aux environs de la cascade Nadeuay, la plus proche de la ville à quelque trois kilomètres. À l'autre bout de la ville, à une dizaine de kilomètres, un complexe hôtelier qui se veut original, propose des séjours hors des sentiers battus. L'aménagement d'un terrain de golf à quelques kilomètres du centre ville se termine pour le bonheur de futurs clients qui sont déjà choyés par le responsable des lieux. La construction de cet espace de loisir de luxe très sélectif a déjà nécessité le déplacement des personnes qui avaient toujours habité là. Ceux qui ont voulu croire à leur bon droit du sol en ont fait les frais et se sont retrouvés, dit-on, en prison. Mais l'ancienne prison, elle aussi, a été transformée en hôtel de luxe, de même l'unique hôpital de la ville, lui aussi, a dû déménager vers la périphérie pour laisser les anciens bâtiments disposés sur plusieurs hectares au nouvel investisseur qui les a transformés en résidence hôtelière pour la clientèle huppée qui n'a pas besoin de compter ses billets avant d'y pénétrer.
Si le tourisme commence à faire prendre conscience aux gens lucides du risque encouru (monétarisation à outrance, désacralisation des lieux sacrés ou de culte, standardisation du mode de vie, paupérisation de l'expression culturelle, occidentalisation des rapports sociaux et humains, pour ne parler que de ceux-là) il représente pourtant sans conteste un facteur d'amélioration de la vie matérielle. La ville s'anime au rythme de l'arrivée des touristes et de leurs promenades. Les jeunes voyageurs n'hésitent pas à manger au marché la cuisine locale pour une bouchée de pain.
Ici, au pays du million d'éléphants, la méfiance n'est pas la règle d'or dans les relations. Pour preuve une situation insolite qu'on dirait sortie tout droit d'un roman : un voyageur débarquait dans une maison d'hôte à deux heures du matin. La porte métallique coulissante était entrebaîllée, derrière elle un homme de type occidental vit un nouveau client arriver, lui ouvrit la porte puis il s'éclipsa. Celui qui venait d'arriver se dit que c'était un drôle de patron qui ne voulait même pas recevoir du monde; en attendant il ne voyait personne venir. Comme c'était difficile de chercher une autre maison ouverte à cette heure-là, il s'installa sur une chaise contre le mur à l'opposé du bureau d'accueil. Un quart d'heure passa, toujours personne, une demi heure toujours personne. Il décida, en attendant que quelqu'un arrive, d'aller s'allonger sur un fauteuil dans la salle d'accueil plus loin, il ne faisait de mal à personne. Une demi-heure plus tard, la porte s'ouvrit à grand bruit, on entendit un couple entrer. Puis une conversation s'installa entre le nouveau client et une autre personne qui ne pouvait être que le gérant ou le gardien. Le couple voulait une chambre. Il y avait encore des chambres libres. Le couple s'éclipsa par la suite en prenant l'escalier. Quand le calme revint, le voyageur clandestin se leva pour aller voir le gérant qui venait en fait de surgir de derrière le comptoir où il dormait. Il lui expliqua la situation puis lui demanda s'il y avait encore une chambre. Aucun problème, une chambre libre l'attendait au premier étage. Le voyageur s'éclipsa à son tour pour essayer de dormir un peu avant que le jour ne se pointe. Peut-on imaginer pareille situation, dans un pays riche d'Occident dit civilisé ?
Les fêtes du Pimay
Tomber sur une période de fêtes quand on voyage est une véritable aubaine à condition de ne pas avoir à faire de démarches administratives. Ici plus qu'ailleurs, les choses peuvent prendre beaucoup de temps car les gens ne sont pas pressés, le temps n'est pas compté en secondes comme en Occident, surtout en période de fêtes. Mise à part cette parenthèse, le temps des fêtes c'est aussi le moment où les gens s'amusent, les traditions rejaillissent, les coutumes remontent à la surface. Ici on improvise un baci pour souhaiter la bonne année au doyen du village, en fait ils sont trois avec ses deux cadets, - un homme et une femme d'une dizaine d'années de moins que lui - , après les avoir installés sous une gouttière, improvisée également, pour qu'ils reçoivent de l'eau parfumée à la manière des statues de bouddha qu'on arrose dans les pagodes à cette occasion. Là-bas on rend hommage à l'esprit de la source située sur une colline de l'autre côté du Mékong, cérémonie accompagnée d'une scène médiumnique. Bien sûr, ce sont les gardiens de la tradition qui organisent ces rituels mais plusieurs générations s'y retrouvent pour l'occasion, les jeunes sont là mais surtout les personnes âgées n'en sont pas écartées, au contraire, elles sont respectées et choyées. Qui connaît mieux le passé qu'elles ?
À Luang-Prabang, tout le monde sait que les fêtes du Pimay explosent dans toute leur vivacité et leur diversité. Elles commencent le premier jour, cette année le 14 avril, avec la traditionnelle lolat (littéralement se promener au marché) le long de la rue principale : la foule s'anime vraiment vers les 9 heures, les uns arrivent les autres rentrent, mais tout le monde s'habille avec ses plus beaux vêtements, enfants comme adultes, hommes comme femmes. Dix mille choses installées sur les deux côtés de la rue s'offrent à la curiosité des yeux : petits fanions représentant les douze animaux du zodiaque dessinés puis peints à la gouache qu'on achète pour les installer sur les petits that (stupa) de sable construits l'après-midi dans l'île du Mékong, oiseaux en cage et petits poissons qu'on libèrera pour acquérir des mérites, ombrelles de toutes les couleurs, vêtements, soieries, jouets, nourriture, gourmandises. Bref, dix mille choses qui attirent le regard.
Après le déjeuner, c'est le deuxième temps de la journée qui prend la relève. On s'est débarrassé de ses beaux habits pour se vêtir d'une simple chemise ou d'un T-shirt pour la circonstance. Des groupes d'adolescents se forment place des Jets d'eau pour s'arroser mutuellement et se barbouiller de colorants : garçons à la poursuite des filles et inversement. Il fait chaud, l'eau rafraîchit.
Dans les rues des pick-up circulent à petite vitesse; à l'arrière on a installé un fût rempli d'eau autour duquel les fêtard(e)s se tiennent debout pour pouvoir arroser les passants à l'aide d'une épuisette ou d'une pompe. On chante à tue-tête, on fait du bruit en tapant sur le fût. Puis tout le monde se retrouve dans l'île de sable du Mékong en prenant une pirogue motorisée : chaque groupe construit son stûpa aussi beau et aussi grand que possible. Quand c'est fini, on pique au sommet du stûpa le petit fanion aux signes du zodiaque acheté le matin au marché, on se met tout autour pour réciter ensemble une prière, formuler des vœux pour l'année qui vient. Puis on déambule ou on s'arrête au gré de ce qui se passe : ici un orchestre traditionnel accompagne des chanteurs et chanteuses dans leurs joutes amoureuses ou taquines sur l'air du khapthum, véritable fond culturel de Luang Prabang qu'il faut faire classer patrimoine immatériel de l'humanité de même que le mode de chant du Sud du pays, le Lam Saravan que la gracieuse Latsami Phudindong interprète avec virtuosité. Là-bas une échoppe qui propose aux passants de la bière lao avec des accompagnements comme de la viande grillée à la braise.
Une partie de la foule se dirige vers l'autre rive du Mékong pour atteindre les grottes, lieux de pèlerinage qui attirent particulièrement les jeunes dans leurs aventures sentimentales. La visite des grottes est une vieille institution lors des fêtes chez les peuples d'origine thai dont les Lao font partie. La ville s'anime de nouveau en fin d'après-midi quand la foule revient de l'île avant de laisser la place aux réceptions diverses, officielles ou chez les particuliers.
Deuxième temps fort des festivités : la procession de Nang Sangkhan, la protectrice de la ville installée sur le dos du phénix porté par un char bien décoré, entourée de ses six accompagnatrices qui la suivent au sol. Les sept jeunes filles sont élues chaque année par une commission officielle juste avant le jour de la procession, la première, la plus belle incarne l'esprit protecteur de la ville. La procession part de Wat That pour atteindre Wat Xiengthong avant de se disperser. Le jour suivant on sort le Prabang (la statue en or du Bouddha) de son lieu de résidence le Ho Prabang, un bâtiment à l'intérieur du Musée, ex-Palais royal pour l'installer dans la cour de Wat May, juste de l'autre côté de la rue qui la sépare de l'enceinte du Musée, c'est là que les officiels et particuliers viennent lui rendre hommage en versant de l'eau parfumée aux fleurs naturelles comme le frangipanier, sur une gouttière d'où l'eau peut ruisseler de sa tête jusqu'à ses pieds.
[3] Pendant que les uns l'arrosent à l'aide de coupes d'argent pour les gens aisés, ou de métal moins noble pour les plus modestes, les autres recueillent au bout d'une autre conduite pour la ramener chez eux, cette eau sacrée. Officiellement les fêtes ne durent plus que trois jours qui sont des jours de congé, alors qu'avant 1975 elles duraient deux semaines, mais les gens, les collectivités continuent la fête au-delà de ces trois jours. Les traditions ne se font pas par décret !
Il ne s'agit pas pour nous de décrire ici la fête du Pimay, d'autres l'ont fait depuis longtemps et avec beaucoup de soin et de passion. Nous nous contentons de donner quelques flashs pour enrichir nos propos.
Il n'y a pas de fêtes, à Luang-Prabang du moins, sans le lamvong qui reste une danse populaire et appréciée. Lors des fêtes on retrouve de vieux morceaux de musique datant d'avant 1975 mais toujours à la mode. Le lamvong est plus qu'une danse ou une musique, c'est une véritable tradition qui reflète un mode de vie, un art de vivre.
Le rythme sur lequel on danse le lamvong sert de contenant à un contenu musical. Comme le lamvong est bien vivant, le contenant n'a pas été dénaturé ce qui a permis de "contenir" la musique, et en fin de compte cette musique reste vivante. Les trente cinq ans de changements et d'austérité ne l'ont pas fait disparaître. La musique lao est donc vivante à l'heure actuelle contrairement à la musique vietnamienne qui subit une acculturation sans précédent : la chanson vietnamienne composée dans les années 1960 et 1970 dans le Sud du pays et appelée "musique jaune" est inconnue de la jeune génération à quelques exceptions près. À la place de cette musique qui était en continuité avec celle de la génération d'avant-garde artistique des années 1940 voire 1930, on a à l'heure actuelle une musique qui n'est ni occidentale ni orientale, une musique bâtarde impropre à l'oreille. Cette situation s'explique aussi par le fait que la musique vietnamienne (entendons la chanson vietnamienne) n'avait pas de cadre précis puisqu'elle a pris forme depuis les années 1930 seulement, pas assez vieille pour être ancrée dans la tradition. Faute de cadre donc de contenant traditionnel, on met tout ce qu'on veut mais dans le vide. Comme les Vietnamiens n'ont pas une seule danse comparable aux danses populaires du Laos telles que le lam vong ou le lam Saravan bien ancrées dans la tradition, donc pas de cadre, c'est-à-dire pas de rythme spécifique pour caractériser une musique, donc pas de contenant musical, la musique, c'est-à-dire le contenu, fuit dans tous les sens pour former une sorte de cacophonie difforme. On voit bien à travers cet exemple que le contenant est aussi important que le contenu en matière de traditions pour ne pas s'étendre dans d'autres domaines.
Ce temps de fêtes est remarquable aussi par ce qui caractérise les fêtes traditionnelles bien enracinées dans la vie matérielle et émotionnelle, le moment où on s'amuse en oubliant les contraintes de la vie, où tout le monde se retrouve sur le même pied d'égalité et surtout on n'a pas besoin d'un porte-monnaie bien garni pour y participer, on n'achète pas ces moments de libération sociale, ils s'offrent à tout le monde.
Les touristes occidentaux ne sont pas ignorés mais incités à rejoindre la foule en délire. Il est difficile de trouver encore des fêtes de cette nature dans les pays industrialisés où pour s'amuser il faut sortir son porte-monnaie : un tour de manège quelconque ça vaut tant, les autos tamponneuses ça coûte tant, voir l'enfer n'est pas gratuit, etc. À côté de ces fêtes, la Foire du Trône est d'une tristesse humiliante. Dans les années 1970, 1980 il y avait encore de timides carnavals à Paris puis petit à petit, ils ont disparu. Celui de Venise est un rescapé mais tout le monde ne peut pas s'y introduire. La société moderne a détruit toutes les fêtes anciennes sur l'autel du profit matériel dressé par quelques-uns. La fête de la Musique a potentiellement un bel avenir si on se donnait les moyens de la faire vivre à l'écart de la consommation, mais pour l'instant elle n'est même pas un jour de congé, ce qui révèle aussi l'esprit de ceux qui régissent la société : les fêtes avec toutes ses composantes émotionnelles et sociales passent après d'autres prérogatives. Même ceux qui essaient d'inventer des fêtes en faisant appel au passé, ne sont pas parvenus à créer une ambiance libre de toute marchandisation : quand on regarde le programme de Autrefois le Couserans, qui passe pour une grande fête en Ariège et qui essaie de renouer avec les traditions, on s'aperçoit que les 6 pages imprimées sur du papier glacé au format A4 en couleurs sont remplies, chargées de publicités que les commerçants du coin y ont fait paraître, puisqu'ils sont aussi les subventionneurs de cette fête. Voilà comment le commerce s'introduit dans les fêtes modernes. On cherche en vain dans ce programme riche en couleurs, un encart expliquant l'origine de cette fête, de certaines traditions, ce qu'elle est censée véhiculer, son esprit en somme. Les touristes sont invités à admirer et applaudir en tant que spectateur le défilé qui retrace la vie d'autrefois, à regarder les scènes de vie champêtre, les activités du passé, etc. Et à côté de ces spectacles qui sont loin d'être insignifiants, des stands de commerçants vous proposent toutes sortes de produits et d'objets consommables ou non, utiles ou inutiles. Pourrait-on imaginer les fêtes de Noël sans le commerce ? Acteurs et participants dans les fêtes traditionnelles on est réduits à être spectateurs et consommateurs dans la société moderne.
Comment oublier ...
Un pays c'est aussi les gens qui y vivent. Si on s'attache à un pays c'est parce qu'on s'attache à eux; un beau paysage, on ne l'emporte pas avec soi mais les sentiments partagés avec d'autres oui.
Comment oublier celui qu'on avait rencontré la veille dans une fête et qu'on retrouva par un pur hasard le lendemain dans une autre fête et qui vous dit qu'il serait très content de vous recevoir dans la fête de son village ? Comment oublier le moment où un vieux copain vous a reconnu et où vous essayez avec honte de fouiller en vain dans la mémoire pour retrouver son nom? Comment oublier une compagne de route désargentée mais qui avait dans ses affaires pour la route tout ce qu'il fallait pour sa petite fille de 3 ans (riz, viande de buffle séchée et grillée, tisane en bouteille), quand les autres allaient manger dans des échoppes en buvant du coca ou autres boissons gazeuses bien colorées? Comment oublier le visage rayonnant d'un chanteur amateur à qui on adresse un compliment ? Comment rester insensible aux sourires d'enfants quand on leur a jeté des regards complices ? Oui dans ces contrées lointaines on peut encore avoir des moments de complicité avec des enfants sans être fusillés du regard par leurs mères protectrices et possessives, sans avoir à entendre le rappel à l'ordre ˝Toto, viens ici˝ ! Comment oublier la posture cambrée, le corps incliné à moitié caché par une couverture humide, le regard hagard d'un vieux copain atteint de folie que la famille enferme dans un petit bâtiment à l'écart de la maison familiale ? Comment cacher ses émotions et exprimer sa reconnaissance quand de vieux amis qu'on n'avait pas revus depuis plus de trente ans vous accueillent à bras ouverts, facilitent votre vie, vous promènent partout pour vous présenter à leurs amis à leurs familles ? Ces retrouvailles permettent par la même occasion de constater que les traditions sont encore bien vivantes au Laos même à l'échelle familiale, en tête desquelles le baci ou soukhouan, cérémonie qui s'impose à toute grande occasion d'une vie telle que mariage, naissance, maladie, guérison, voyage, retour de voyage, promotion sociale, fêtes …
Quand les gens d'un village organisent un baci pour rendre hommage à leur doyen, on ne peut pas rester apathique devant cette marque de considération pour les personnes âgées, car il faut dire que c'est une très belle tradition, loin de la façon dont on les traite en Occident à l'heure actuelle où une personne d'une cinquantaine d'années est déjà finie pour le monde du travail et, où les plus âgées, on les parque dans des « maisons de retraite » pour y attendre la mort - mais il ne s'agit pas de mouroirs, terme malpropre réservé aux pauvres -, certaines sont abandonnées par les leurs ! La canicule de 2003 a révélé cette horreur chez les êtres déshumanisés. Mais on était encore loin du fond de pensée de certains qui préconisent même l'euthanasie les concernant pour alléger la facture sociale. Oui, on ne raisonne qu'en termes économiques, en termes d'intérêts ! Aux orties les autres dimensions de la vie.
Les paroles d'un sage résonnent encore : la vie est faite de relations, sans relations il n'y a pas de vie chez les humains ou ce ne serait plus une vie. Ici au Laos, comme la vie est plus facile que dans les pays voisins, elle est plus simple aussi. C'est sans doute la raison pour laquelle les relations avec les gens sont plus simples. Et quand on est musicien les relations se font naturellement autour de soi, partout où il va le musicien trouve des gens avec qui faire de la musique, nouer des liens, etc. Il faut dire aussi que la musique a un pouvoir de séduction sans égal, elle seule peut faire vibrer une âme, pleurer un être, ensorceler un individu. Aucune autre discipline artistique ne possède cette résonance avec l'âme. Un tableau d'un grand maître qui peut coûter des millions, une construction d'un architecte de renom, n'ont pas ce pouvoir. On pourrait dire que ce sont les sons produits par la musique, autrement dit les ondes acoustiques qui provoquent, excitent les organes sensoriels pour atteindre la sensibilité du corps humain et qui finissent par provoquer des émotions. Mais évidemment chaque personne a ses propres fréquences de résonance d'où la diversité des goûts musicaux chez les êtres humains.
La musique c'est la vie
Un détour bien tortueux pour parler d'un personnage bien connu du milieu musical de Luang-Prabang : il s'agit de Bounthan qui vit de la musique et avec la musique, un des rares qui y parvient. Il doit atteindre ses soixante-dix ans ces temps-ci mais on lui donne beaucoup moins tant il reste jeune dans ses attitudes et ses réactions devant la vie. Pour lui, la vie c'est la musique, sans la musique la vie n'aurait plus de sens.
Dès sa tendre jeunesse, il s'est passionné pour la musique en s'initiant à plusieurs instruments à la fois. Comme Luang Prabang était une petite ville sans école de musique pour les passionnés, il est allé chercher ses maîtres à la capitale, Vientiane. Là il a croisé des guitaristes venant d'ailleurs pour gagner leur vie dans des night-clubs huppés : Philippins, Vietnamiens, Chinois, etc. Dans les années 1960, on a fait appel à lui pour diriger l'orchestre de l'armée installée à Luang Prabang, il jouait de tout, de la guitare bien sûr mais aussi de l'accordéon, de la trompette, du trombone, de la batterie. Comme il est d'origine vietnamienne, il donnait un coup de main en tant que musicien à la communauté vietnamienne qui organisait des fêtes chaque année (à la mi-automne, à la fin de l'année scolaire), plus précisément aux jeunes amateurs qui se formaient. Le vent des changements survenus en 1975 l'a appelé à d'autres responsabilités : instituteur à l'école de la communauté vietnamienne, enseignant de langues, du lao aux Vietnamiens venant du Vietnam et du vietnamien aux Lao. Il a aussi rempli deux mandats de maire de son village/quartier. Malgré ses diverses activités qui absorbaient beaucoup de son temps il n'a jamais lâché sa passion pour la musique.
Mais les temps ont changé. Pour des raisons un peu trop compliquées à expliquer en deux mots, la mode actuelle dans les soirées consiste à faire venir un musicien qui fait du clavier et un chanteur puis la sono fait le reste. Il n'y a plus d'orchestre avec d'autres instruments que le clavier (guitares, batterie, etc.). En quelque sorte il y a bien sur ce plan appauvrissement. En tant que multiple-instrumentiste, Bounthan n'a pas eu de mal à s'adapter à la nouvelle conjoncture, il est encore souvent sollicité par diverses collectivités ou amis pour animer des soirées musicales et dansantes. Il arrive qu'il anime avec un de ses enfants, un jeune d'une vingtaine d'années qui est décidé à le suivre dans cette voie. Son studio installé dans une petite pièce attenante à la maison sert aussi de salle de cours quand il donne des leçons de musique aux jeunes. Il y a là-dedans de vieilles guitares électriques et guitares sèches, accrochées pèle-mêle au mur, des claviers, la table de mixage, la sono. En tant que compositeur, il a envoyé à la communauté lao des États-Unis un certain nombre de chansons lao qu'il avait composées contre des droits d'auteur avec cependant une restriction : ces chansons ne pouvaient revenir au Laos sous forme arrangées et chantées, ailleurs libres à eux de faire ce que bon leur semble. À Luang Prabang même, certaines institutions font aussi appel à lui pour avoir de nouvelles chansons afin de faire passer leurs idées. Au moment où nous l'avons vu il venait de finir une chanson pour le Trésor que nous avons eu le plaisir d'écouter. Bref un artiste riche d'expériences et d'amitié.
Le soleil se couche de l'autre côté du Mékong, le jour se retire pour laisser le calme et la nuit aux noctambules qui ne sont pas rares en période de fêtes. Et pourtant les soirées se terminent bien tôt à Luang Prabang mais on se lève tôt aussi. À partir de cinq heures on entend les coqs chanter comme à la campagne, ce qui dérange certains touristes trop conformistes pour apprécier ce qui leur semble étrange. Certains vont jusqu'à trouver que le poulet élevé en plein air est trop coriace, on leur sert alors du poulet industriel à la place. Bon appétit messieurs les touristes.
Ce tour d'horizon rapide empreint de souvenirs et d'émotions, marqué par des contrastes et des permanences (que les bouddhistes me pardonnent d'employer une notion à l'encontre de leur univers spirituel), bouscule les préjugés qu'on pouvait avoir à chaque voyage. D'après notre musicien de Luang Prabang, les traditions et coutumes lao sont préservées à 90%, sujet fort intéressant mais qui n'a pu être approfondi à cause de la situation transitoire du voyageur, mais qui le mérite bien entendu. Les femmes lao s'habillent globalement encore à la laotienne alors que les hommes ont depuis longtemps troqué leurs habits traditionnels contre la tenue moderne occidentale sauf à de rares occasions près. Ici aussi et à ce niveau, les femmes demeurent les dépositaires et conservatrices de la tradition bien plus que les hommes. Alors qu'au Vietnam, il faut vraiment chercher pour trouver une femme en tunique traditionnelle, la fameuse
áo dài, que la publicité met tant en avant. Si les traditions sont globalement conservées au Laos, on constate tout de même un léger écart entre la ville et la campagne où elles sont mieux ancrées dans la vie et dans les esprits. À Huê
[4], une cité quand même de plus de 300.000 âmes, on peine à trouver un endroit pour écouter de la musique vivante, alors qu'elle se joue un peu partout à Luang Prabang, certes on était en période de fêtes, mais au Vietnam on ne trouve aucune occasion similaire même lors des fêtes : une société où la musique ne trouve pas sa place est une société triste.
Le Laos coincé entres ses voisins aussi encombrants les uns que les autres doit se frayer un chemin pour trouver sa voie. Les Vietnamiens de Vientiane s'inquiètent de l'arrivée prochaine de 5.000 familles chinoises qui seront installées sur un terrain marécageux à la périphérie de la ville, concédé aux autorités chinoises pour 50 ans. Les accords de coopération entre le Laos et la Chine se multiplient à un rythme soutenu (sept barrages sur le Nam Ou, parc de communications par satellite, l'Hôtel international Bon repos à Luang Prabang sur un terrain de 10 hectares, etc.). On parle déjà des liaisons ferroviaires pour trains à grande vitesse qui mettront Vientiane à quelques heures de Kunming, capitale du Yunnan, avant d'atteindre Singapour. Ce projet rentre dans le cadre de la dynamisation régionale entre la Chine et l'Asean. Le Nord du Laos est déjà acquis à la Chine pour nombre d'observateurs. Le casino dans la « zone économique spéciale » vers la frontière chinoise en est le signe précurseur. N'oublions pas que Luang Prabang était dans le passé un lieu de passage sur la route de la soie venant de la Chine vers la Birmanie. Qui dit passage dit contacts, échanges, commerce, richesse et peut-être aussi bouleversements quand les temps changent.
Les relations spéciales qui lient le Laos à son voisin Vietnam résistent-elles à l'opération de charme à coups des millions de dollars d'aide et de coopération diverses avec la Chine, – et la Chine a beaucoup de grosses coupures à écouler - décidée à ne pas laisser cette plaque tournante occupée par d'autres ? À terme le Laos peut devenir une source de tensions entre ses voisins qui ont déjà d'autres différends en matière stratégique régionale. On vient d'apprendre que les Vietnamiens ont manifesté les 5 et 12 juin 2011 à Hanoi et à Saigon contre l'occupation des Iles Spratleys et Paracels par la Chine. Cette manifestation n'aurait pas pu avoir eu lieu sans l'aval des autorités vietnamiennes. Espérons que le petit Laos ne se laissera pas entraîner dans ces jeux de partage d'influences et qu'il puisse maintenir un équilibre tenable pour la tranquillité de son peuple, un peuple qui a d'autres choses à faire que de guerroyer.
Notes :
[1]. Kon yuon = Vietnamien ;
an mai : terme emprunté au vocabulaire vietnamien qui veut dire mendier.
[2]. Fin avril 2011, 1€ vaut dans les 30.000 đồng.
[3]. Cette photo est une carte postale de Luang Prabang dont l’auteur est Song Phonepaseuth. Que l’auteur trouve ici l’expression de ma gratitude.
[4]. Les deux « cabarets » (
phòng trà) des dernières années ont fermé leurs portes, faute de clients.
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