Thèse
Thèse
La société vietnamienne face à la modernité
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale
La société vietnamienne face à la modernité
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale
Vers l'individu moderne ?
Quan họ
Une galerie de photos sur ce thème est accessible à l'adresse suivante :
Festival de Lim
De même que pour le
ca trù, nous laisserons
de côté l'aspect musical du
quan họ,
- d'ailleurs fort riche et
fort intéressant à bien des égards -, pour nous consacrer uniquement à
ses particularités, qui l'ont érigé en véritable tradition culturelle.
En d'autres termes nous privilégierons la recherche du sens, caché ou
affiché, de cette tradition pluricentenaire.
Cette partie a été élaborée à partir des travaux,
des articles et des reportages plus ou moins récents existant sur ce sujet,
et l'ensemble sera complété par une enquête sur le terrain que nous
avons menée au cours de l'été 1990 dans deux villages de la région de
Bắc Ninh (l'actuelle province de Hà-Bắc) réputés pour le quan họ,
et qui se disputent son origine : Lũng-Giang, plus connu sous son nom
populaire de Lim, et Hoài Thị. Enfin, les échanges avec l'ethnologue
Diệp Đình Hoa, spécialiste de cette tradition, nous ont permis de mieux
la saisir dans sa globalité.
Comme pour bien d'autres sujets, l'origine du
quan
họ, à commencer par son origine étymologique, pose problème.
quan : pourrait être la contraction ou le
diminutif de quan quân, quan cách qui désignent en
général les mandarins, ou de quan viên qui signifie "convive",
"invité", "participant";
- Họ : diminutif de họ hàng,
qui désigne la grande famille portant le même nom ; họ veut dire
encore "s'arrêter".
L'une des innombrables
hypothèses, il n'en existe pas
moins d'une quinzaine
[44] , soutient l'idée que
quan họ a pour
origine le
kết nghĩa, la relation qui unissait deux mandarins (
quan)
et en faisait des alliés. Mais aucune de ces hypothèses n'est basée sur
des fondements solides et crédibles. Les artistes (
nghệ nhân) de
Hoài-Thị nous affirment que leur village et Viềm Xá, liés entre eux par
le
kết nghĩa, étaient le point de départ du
quan họ, et
qu'ils sont actuellement les représentants de la treizième génération.
Ce qui en ferait remonter approximativement l'origine au XIVe ou au XVe
siècle. Le village Lim revendique tout autant ce rôle originel sans
pouvoir fournir de précision, mais en avançant que sa fête annuelle est
la plus importante du
quan họ.
Dans cette
impasse, les spécialistes vietnamiens
font un détour chez les peuples frères, notamment les Mường et les
Thái, les plus proches des Vietnamiens sur le plan culturel. Si l'on considère
uniquement le
quan họ comme mode d'expression artistique,- on
l'appelait encore "chant alterné" sous la colonisation -, cette forme
d'expression existe bien, à quelques variantes près, chez ces deux
ethnies, et même au-delà des frontières du Vietnam, car elle est
répandue un peu partout dans toute l'Asie du Sud-Est
[45]. Pour ne citer
qu'un exemple: dans la région de Luang-Prabang au Laos, il existe bien
un mode de chant similaire appelé
khap
thoum, très vivace lors du Nouvel An lao. Si le
khap thoum
se
pratique également en
groupe, par contre, à la différence du
quan họ, seul le
porte-parole du groupe, - celui qui est reconnu pour ses qualités
artistiques et pour son esprit imaginatif, car un bon chanteur doit
être toujours capable d'improviser les paroles de circonstance -,
chante en s'adressant à l'hôte ou à l'hôtesse, avec la participation du
groupe qui ponctue son chant de paroles et de mélodies bien définies.
L'alternance homme-femme n'est pas non plus une règle absolue, les
paroles alternées s'appliquant plutôt à l'hôte ou à l'hôtesse par
rapport aux invités. Autre différence encore avec le
quan họ dont
les mélodies sont d'une variété incalculable, le
khap thoum se
reconnaît à son unique mélodie habillée de paroles dont la diversité
est illimitée, fruit de l'improvisation suivant les circonstances. Mais
le
khap thoum comme le
quan họ se pratiquent sans
accompagnement d'instruments de musique, le chant se suffisant à
lui-même.
En attendant une réponse plus définitive à
toutes les questions relatives à l'origine de ces traditions, à supposer que
réponse il y aura, nous partageons le point de vue des auteurs de
l'ouvrage
Quan họ. Nguồn gốc và quá
trình phát triển (Le
quan họ. Ses
origines et ses étapes de développement), pour
admettre que les termes
quan họ désignaient dans un temps très
reculé un mode d'expression du folklore, et que leur sens d'origine
échappe aujourd'hui à tout le monde. Dans cette perspective,
quan họ
peut
signifier tout simplement
bọn ta,
c'est-à-dire "nous",
"notre bande", si on le compare avec les termes équivalents des autres
minorités ethniques (les Mường, les Thổ, etc.)
[46]. D'ailleurs, le
regroupement des artistes (
nghệ nhân)
du
quan họ au sein
de chaque village était appelé jusqu'à une date récente
bọn quan
họ ("la bande
quan họ").
Après l'indépendance en 1954, le
terme
bọn ("bande"),
pourtant sans connotation particulière à
son origine, a été jugé trop familier et trop vulgaire par les tenants
du pouvoir qui ont fini par lui substituer
tổ ("cellule"),
terminologie communiste plus conforme à l'air du temps.
Cette
imbrication du politique dans le culturel va parfois encore plus loin.
L'ethnologue Diệp Đình Hoa nous a raconté que pendant la guerre contre
les Américains, les autorités politiques ont voulu pour des raisons
économiques, avancer de dix jours la date de la fête du village Lim en
la ramenant du 13e au 3e jour du premier mois lunaire, en pleine
période du Tết qui pouvait durer plusieurs semaines en milieu
villageois. Avec ce changement, elles espéraient que les paysans se
mettraient au travail plus tôt, et que la production agricole serait
ainsi portée à un niveau supérieur. Résultat, les villageois n'ont
certes pas organisé la fête comme les années précédentes, mais au lieu
d'aller au travail ils sont restés chez eux pour la célébrer dans
l'intimité. Les artistes de Hoài Thị nous ont raconté un autre fait
similaire. La fête du village Diềm (Viêm xá) -le village de leurs
"amis-alliés"- avait lieu le 6e jour du huitième mois lunaire, ce qui
correspond à peu près selon les années, au début du mois de septembre.
Les autorités politiques, dans le feu de la victoire sur les Français
en 1954, ont décidé de déplacer la date de la fête du village Diềm au 2
septembre pour qu'elle coïncidât avec la fête nationale - date choisie
depuis la déclaration d'indépendance du Vietnam par Hồ Chí Minh le 2
septembre 1945. Si l'on suppose que cette méthode autoritaire a été
également appliquée dans le passé à d'autres circonstances, et il est
plus que vraisemblable qu'elle l'ait été, on a une idée de la
complexité introduite dans les recherches sur les traditions
populaires.
Chanteuses lors du Festival du Quan họ, Lim (1995)
Du
quan họ,
nous essaierons de donner deux
définitions qui se complètent l'une l'autre. Au niveau musical,
il
s'agit d'un mode de chant alterné qui se pratique en groupe, et dont
l'inspiration repose sur l'amour. Au niveau culturel,
le quan họ est
une tradition orale, régionale et populaire ayant comme support le
chant alterné, et qui se manifeste par un certain nombre de règles de
conduite et de qualités artistiques visant à cultiver l'amitié.
A ce stade de la définition, nous n'avons en fait
rien dit encore. D'où la nécessité de pénétrer dans cette tradition orale
afin d'en saisir les particularités et la profondeur, car le versant
musical, essentiel autant que riche, n'en constitue en définitive que
l'une de ses composantes, et pourrait n'être que l'arbre qui cache la
forêt.
Tout d'abord, quelques
repères. En tant que tradition
régionale, le
quan họ couvre
une superficie de 250 kilomètres
carrés dans la province de Hà-Bắc, et en particulier le pourtour de la
ville de Bắc-Ninh (voir cartes plus bas). Avant 1945, il y
avait au total, sur les 619 villages de l'ancienne province de
Bắc-Ninh, 49 villages dépositaires du
quan họ, répartis dans
les quatre districts (
huyện) :
- Huyện Tiên-Sơn : 17 villages dont Lim et Hoài Thị;
- Huyện Yên-Phong : 17 villages dont Diềm (Viêm-xá) ;
- Huyện Việt-Yên : 5 villages ;
- La ville de Bắc-Ninh : 10 villages [47].
Dans les années 1970, sur ces 49 villages 27
maintenaient la tradition.
La seule indication que nous ayons sur le nombre
d'artistes date de 1956 : 200 chanteurs et chanteuses
quan họ ont
été recensés lors de la fête du village Lim
[48]. Dans les années
1970, ce nombre était réduit de moitié. Si l'on fait une projection sur
le passé en tenant compte de la vitalité de cette tradition, et du
nombre des artistes qui composent une "bande" quan họ,
on peut avancer un chiffre de l'ordre de 1500 artistes reconnus (en supposant
qu'en moyenne il y avait 6 artistes par "bande", et 5 "bandes" dans
chacun des 49 villages dépositaires), sans compter ceux qui étaient
initiés sans faire partie d'aucune "bande".
La partie occidentale de la province de Hà Bắc
SOURCES : Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh
Quý,
Quan họ.Nguồn gốc và quá trình phát triển, ESS, Hà Nôi,
1978, 527 p.
La formation d'une bande quan họ
Le chiffre de 1500 est d'ailleurs un minimum si
l'on prend le village Hoài-Thị comme repère, certes ce village n'est
pas le meilleur exemple car cette tradition y est encore assez forte : on y
dénombre actuellement une bonne quinzaine d'artistes, hommes et femmes,
âgés de trente à plus de soixante-dix ans, et qui essaient de la
maintenir..
A l'époque coloniale, du quatrième jour du premier
mois au vingt-huitième jour du deuxième mois lunaire, il ne se passait
guère de jour sans qu'il y ait une fête quelque part dans l'un de ces
49 villages
[49]. Comme en principe chaque village célébrait sa propre
fête à une date déterminée, on imagine la vivacité de la tradition du
quan họ. Signalons au passage que les filles de la région de Bắc Ninh
sont, depuis toujours, réputées pour leur beauté et leur séduction. Au
temps de la monarchie, beaucoup d'entre elles ont été, sous différentes
dynasties (les Lý, les Lê, les Trịnh particulièrement), sélectionnées
pour devenir des courtisanes
[50]. Quant
à l'organisation interne de chaque "bande",
les membres choisissent celui ou celle qui a le plus contribué (
có công)
à son essor pour lui attribuer le rôle de coordinateur, que l'on
appelle aussi ông
trùm, monsieur le
représentant, titre purement honorifique (il s'avère que ce rôle est assuré la plupart du
temps par un homme). Les rapports internes à chaque bande et les
relations entre les bandes, sont essentiellement basés sur le respect
mutuel et sur l'amitié. Il règne en effet une certaine démocratie dans
le monde du quan họ que bon nombre de vietnamologues ont
soulignée. Au contraire de la culture académique, le quan họ ne
tient compte ni de l'âge ni du sexe : homme et femme, jeune et vieux
sont sur un pied d'égalité. Ce respect mutuel se traduit
immanquablement dans la façon dont chacun et chacune, quel que soit son
âge et son sexe, se situe par rapport à l'autre : un
nghệ nhân
(artiste) du
quan họ appelle son confrère
liền anh, et
sa consoeur
liền chị. Les hommes se nomment
tôi (moi,
je), et les femmes,
em (petite
soeur), ou également
tôi dans
les
conversations. Lors des fêtes ou des cérémonies liées au
quan họ, les
villageois appellent volontiers les porteurs de cette tradition
selon leur sexe
liền anh ou
liền chị. Cette façon de
se situer par rapport à l'autre est complètement étrangère à la culture
académique et à la vie quotidienne. En effet,
liền
anh et
liền chị , -termes de politesse
spécifiques à la culture
quan họ
et dont on ignore aujourd'hui l'origine étymologique -, ont à peu de
chose près le même sens que
anh (grand frère)
et
chị (grande soeur) tout court. Ces vocables
liền
anh et
liền chị,
résument en deux mots l'esprit et la fierté du
quan họ sur
lesquels les artistes du village Hoài-Thị n'ont avec raison pas oublié
d'attirer notre attention. Loin d'être un microcosme hermétique au sein
du village, le
quan họ représente au
contraire un motif de
fierté pour tous les villageois, qui attribuent aux
nghệ nhân (artistes)
un statut honorifique particulier. Les "bandes" du
quan
họ étaient ainsi exemptées de participer aux processions qui
ramenaient le lauréat du concours mandarinal à son village (il s'agit
du rituel
vinh quy )
[51], au temps où les concours littéraires
n'étaient pas encore supprimés par les autorités coloniales. Les
anciens de Hoài-Thị soulignent que les amis
quan họ du village
"allié" ont toujours droit aux places les plus prestigieuses dans le
đình lors des
cérémonies et des fêtes auxquelles ils ont été
invités, c'est-à-dire à la même natte que les représentants officiels du
village. Si les amis "alliés" arrivent en pleine cérémonie, le village
suspend alors les rituels pour les accueillir, ce qui témoigne de leur
prestige. Quand on sait combien les places au sein du
đình sont
symboliques dans la culture villageoise, on comprend ce que représente
le
quan họ vis-à-vis de son entourage. Ces particularités
profondément ancrées font de cette tradition une véritable identité
régionale, reconnue par les uns et par les autres, habitants de cette
région ou non.
Les villages cités dans le texte sont soulignés sur la carte
SOURCES : Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh
Quý,
Quan họ. Nguồn gốc và quá trình phát triển, ESS, Hà Nôi,
1978, 527 p.
Contrairement au
ca trù qui était
l'apanage des classes dirigeantes (lettrés et mandarins), les amateurs du
quan
họ se recrutaient et se recrutent encore dans le milieu
populaire, et plus précisément, chez les paysans de condition sociale moyenne :
les trop pauvres n'auraient pas eu les moyens de subvenir aux frais
occasionnés par les cérémonies et les dépenses diverses, tandis que
lespaysans riches ne se sentaient pas particulièrement attirés par
cette tradition, comme nous l'a fait remarquer l'ethnologue Diệp Đình Hoa.
Cette observation va dans le même sens que notre enquête dans les deux
villages, et elle reste valable de nos jours. Niveau d'instruction et
conditions sociales allant ici de pair, les
nghệ nhân du
quan
họ sont loin d'être des mordus des concours littéraires.
Jusqu'au début du siècle, dans les années 1920-1930, aucun d'entre eux ne
possédait un titre d'enseignement envié. La plupart d'entre eux
possédaient tout au plus quelques rudiments des connaissances
classiques, quant à l'enseignement moderne, ils avaient le niveau du
primaire
[52]. L'exercice du pouvoir ne semblait pas non plus les attirer
particulièrement ; peu d'entre eux ne faisaient partie d'une
institution officielle (conseil des notables, représentants du village,
etc.)
[53].
Nous allons maintenant suivre
pas à pas le cursus de formation d'un artiste, et sa vie depuis la naissance jusqu'à l'âge de
la retraite sociale. Le
quan họ est un milieu ouvert, on n'a pas
besoin de parrainage ni d'adoption particulière (comme dans le milieu
du
ca trù) pour en faire partie. En principe
donc, tout le monde peut devenir membre d'une "bande"
quan họ. Que l'on
parvienne ou non à se faire reconnaître comme
nghệ nhân, cela
dépend uniquement des qualités artistiques dont on fait preuve, et aussi du
respect des règles de conduite et du savoir-vivre spécifiques. Rien de
plus normal que tout cela, car la discrimination, de quelque nature
qu'elle soit, est inconnue. La formation d'un artiste
comprend essentiellement deux volets indissociables, d'importance égale : le chant et le
savoir-vivre
lề lối). Si l'on est né de parents eux-mêmes
artistes, dès la naissance on est bercé par les chants
quan họ
qui prennent la place des berceuses ordinaires. L'enfant grandira avec
cette sensibilité, et connaîtra sans difficulté quelques paroles et
mélodies. "En règle générale, affirment les anciens de Hoài-Thị, les
parents artistes encouragent leurs enfants à poursuivre la tradition".
Si l'enfant a des dons et s'il le souhaite, il participera à des
soirées de formation collective, organisées la plupart du temps chez
ông
trùm, le représentant d'une "bande". Les plus âgés et les plus
avertis deviennent, de facto, des guides sans avoir pour autant ce
statut de "maître", qui représente une notion sacrée pour les
Vietnamiens dans les autres disciplines. Aussi la relation de type
"maître-disciple" n'existe pas dans le
quan họ, qui s'appuie
sur d'autres rapports plus égalitaires. Si on n'est pas né de
parents artistes, on baigne tout de même dans l'atmosphère du
quan họ
au sein de son
village. Le plus souvent, ce sont des aînés qui, ayant découvert les
jeunes talents prometteurs, suggèrent aux parents de les autoriser à
fréquenter les cercles de formation. Comme les artistes sont des
cultivateurs, le calendrier des soirées-formation dépend de celui de la
riziculture. La présence des aîné(e)s est plus qu'indispensable, car
l'apprentissage se faisait exclusivement par voie orale, jusqu'à une
date récente où un certain intérêt a sensibilisé des chercheurs
vietnamiens d'origines diverses qui se sont penchés sur la question en
organisant des colloques, en menant des enquêtes, et en publiant des
écrits divers
[54].
L'âge requis pour un jeune qui souhaite s'initier
aui
quan họ est d'environ 14-15 ans.
Mais le jeune ou la jeune n'arrive
pourtant pas complètement démuni(e) le premier soir de la formation,
compte tenu de la tradition ambiante qui règne dans le village. On
apprend bien entendu à chanter en mémorisant, par répétition, les
paroles, à maîtriser les techniques propres et nécessaires à chaque
genre de chanson, lui-même étant fonction des circonstances. On ne
chante pas la même chose au
đình
au cours d'une cérémonie, que
chez un particulier. Les genres sont très diversifiés et très codifiés
: chansons d'accueil, d'adieu, rituelles (anniversaire, mariage, etc.),
d'évocation cosmique (la pluie, le soleil en particulier), et de
séduction amoureuse, le genre le plus riche par son répertoire. Comme
il s'agit d'un mode de chant alterné, chaque
amateur doit connaître la "chanson-réplique" (
đối)
la mieux
adaptée à la circonstance, afin de pouvoir répondre au défi qui lui
sera lancé par ses pairs de sexe opposé, une fois qu'il sera entré dans
le cercle des initiés. Réplique tant sur le plan musical et sur le plan
technique, que pour le sens des paroles. A côté de l'apprentissage
artistique, on assimile l'esprit
quan họ basé sur le respect
mutuel, sur un savoir-vivre (
lề lối) et un certain
savoir-faire. On cultive l'humour, l'esprit poétique, et on apprend un certain
langage (
lời ăn tiếng nói) agréable à
entendre, répondant au terme
khéo (agréable, délicat). La joie et la
douceur sont de mise car la politesse et l'oubli de soi au bénéfice de l'autre sont
primordiaux. Quand on s'adresse à quelqu'un, on cherche toujours à le
valoriser, et à pratiquer l'humilité pour soi-même. Le langage
quan
họ est à la fois imagé, symbolique et codifié. Par exemple, lors
des retrouvailles, les hommes invitent, en signe d'estime et de
politesse, les femmes à chanter les premières. Elles déclinent cet
honneur avec humilité : "Nous ne connaissons pas le chemin menant au
marché qui se trouve au loin (
chúng em không biết đi chợ xa),
mais seulement celui qui aboutit sur le marché d'ici près" (
chúng em
chỉ biết đi chợ gần thôi) : il faut comprendre par là qu'elles ne
prétendent pas être mises au rang des chanteuses prodigieuses
connaissant par coeur tout le répertoire, mais qu'elles n'en possèdent
que quelques rudiments. Il s'agit d'une réponse typiquement
quan họ.
Modestie oblige. Sur ce, les confrères, ne renonçant pas à les mettre
en valeur, répliquent : "Le marché qui se trouve au loin ne vaut pas
les soixante-treize marchés qui sont tout près" (
chợ xa không bằng
bẩy mươi ba chợ gần [55]. Ce
mouvement de balancier se prolonge
jusqu'au moment où l'une des deux parties consent à chanter la
première. Tout artiste prévenu ne peut manquer d'avoir recours à ce
rituel, sous peine d'être critiqué et mal considéré. Il en est ainsi
pour toute autre conversation et dans toute situation. D'un autre côté,
ces répliques de circonstance sont les révélateurs de la vivacité
d'esprit et de la capacité d'improvisation chez les artistes du
quan
họ, qui sont en fait de vrais poètes. Ces qualités ne nuisent en
rien à l'esprit cocasse qui vient enrichir leur personnalité. A titre
anecdotique, nous pouvons raconter le petit fait suivant : lors de
notre enquête au village de Hoài-Thị, le premier soir après la prise de
contact avec l'ensemble des membres de la "bande", et après les
inévitables chants d'accueil sous le clair de lune, arriva le temps de
nous séparer. Un sexagénaire alors au lieu de rentrer chez lui par le
chemin tout tracé, préféra imaginer un raccourci en escaladant en
pleine nuit les murs qui séparaient les habitations. On ne peut
attribuer ce geste au souci de gagner du temps, Hoài-Thị est un petit
village d'environ six cents habitants sur une petite superficie, mais
c'était plutôt l'esprit ludique et aventureux, bien vivant dans cette
culture, qui se manifestait.
Sur le plan physique, la tenue vestimentaire fait
partie de l'identité
quan họ. Les hommes gardent encore de nos
jours la tunique noire par-dessus le pantalon blanc et large, et
portent le "turban" (
khăn xếp). Le parapluie
enfin symbolise à la fois la galanterie et l'élégance. Il arrive cependant à certains de
se mettre à l'heure de la modernité, en s'habillant à la manière
occidentale. Quant aux femmes, elles gardent le costume traditionnel
fait d'une longue tunique ceinturée, la tête est couronnée d'une
coiffure drapée (
chít khăn). Le large chapeau rond (
nón quai
thao), à ne pas confondre avec le chapeau conique ordinaire,
qu'elles suspendent à leur épaule ou qu'elles tiennent à la main d'un
geste gracieux, complète la tenue. Si pour une raison ou une
autre, l'on ne souhaite pas devenir un véritable
nghệ
nhân, tout en restant attaché à cette
tradition, on peut tenir alors le rôle d'assistant dans les cérémonies
: accueil, préparation des repas et des chiques de bétel, c'est un
travail d'intendance en somme. Ces tâches, certes moins valorisantes,
nécessitent pourtant un apprentissage méticuleux, car les repas du
quan
họ ne se préparent pas de la même façon qu'un repas ordinaire ou
même qu'un repas de fête. Le soin et la présentation sont essentiels :
les plats, une fois bien cuisinés, doivent être disposés sur les
assiettes d'une manière qui reflète la beauté (
mỹ thuật. Les
chiques de bétel sont préparées avec un grand souci de l'esthétique,
qui tranche sur l'ordinaire : elles portent également le nom de
trầu
cánh phượng (chiques de bétel aux ailes de phénix). Plus
précisément, l'écorce verte à moitié détachée de la noix d'arec coupée
en petits quarts, est repliée en forme de pétales de fleurs, on pique
la noix sur une petite tige de bambou, sur laquelle on enfile aussi une
feuille de bétel enroulée et repliée en forme d'ailes d'oiseau. On
dresse enfin l'ensemble en fichant les petites piques, de longueurs
différentes sur un fruit, par exemple sur un pamplemousse, pour
composer ainsi une figure artistique. Un repas
quan họ, que
l'on appelle simplement
cơm (repas) et non
cỗ (festin)
est un rituel obligé mais surtout une épreuve redoutable pour les
débutants. Contrairement à la tradition villageoise ordinaire, pour qui
le repas ou le festin occupent une grande place en toutes
circonstances, le repas dans la culture
quan họ reste
symbolique. On mange très peu ; malgré tout, l'hôte qui reçoit ses amis
doit préparer un repas conforme à la tradition tant sur le plan
quantitatif que sur le plan qualitatif. Si ce repas tombe en un moment
où la famille de l'hôte connaît des difficultés matérielles, on se
débrouille par tous les moyens pour parvenir à l'organiser, quitte à
s'endetter sans que les amis le sachent. Il ne faut surtout pas
présenter le moindre signe d'économie, quant à l'avarice, elle est en
dehors du sujet. Les plats les plus conseillés demeurent le poulet, le
"pâté" de porc (
giò), les gâteaux de
riz (
bánh chưng), les sucreries (
bánh mật, bánh
su-sê), le riz, etc.
On évite les plats trop gras. Comme boisson, du thé, de la limonade, mais surtout
pas d'alcool qui abîme la voix. Pendant le repas, un silence relatif
est de mise, les discussions ne peuvent se faire qu'à voix basse, et
naturellement on manie les couverts avec précaution pour ne pas faire
de bruit. Dernière singularité du repas
quan
họ, quel que soit le nombre de personnes présentes, le repas se prend toujours autour
d'un seul plateau (
mâm), symbole de la solidarité entre les
participants : l'hôte doit avoir la délicatesse de veiller à ce qu'il
soit couvert jusqu'à la dernière minute. Le repas n'est fini que quand
le plus honorable de la "bande" en marque le terme en posant ses
baguettes sur le bord du plateau. Cette codification renverse les
manières habituelles des Vietnamiens à table, et fait la fierté du
quan
họ.
À la recherche d'ami(e)s
Festival du Quan họ, Lim 1995.
Ainsi, au bout de quatre ou cinq années, le jeune
ou la jeune novice aura appris l'art et la manière (
lề lối)
du >. Il ou elle atteint maintenant
dix-huit ou vingt ans, l'âge d'entrer dans le cercle des artistes confirmés. Mais l'urgence consiste
d'abord à trouver un partenaire (ou une partenaire) du même sexe, étape
indispensable pour le chant. Les partenaires se choisissent par
affinité, et deviennent inséparables lors des tournées ou des
circonstances diverses. L'amitié profonde qui attache l'un(e) à l'autre
prévaut souvent sur les relations familiales entre frères ou soeurs,
par exemple. Effectivement, dans le
quan
họ en tant que mode d'expression artistique, on chante par binômes, binôme de garçons d'un
côté, s'adressant au binôme de filles de l'autre bord. A l'intérieur du
binôme, l'un(e) chante la voix principale (
giọng chính) et
l'autre la voix de soutien (
giọng luồn).
Cependant le binôme constitué est loin d'avoir parcouru toutes les étapes de la vie
d'artiste. Il lui faut maintenant trouver les amis de l'autre sexe d'un
village voisin, avec qui chanter dans différentes situations, et si
possible avec qui lier des relations d'amitié à peu près
indestructibles. Le contexte le plus propice à la découverte des
ami(e)s demeure celui des fêtes de village, les fêtes du village Lim,
par exemple. Le binôme s'y rend, attentif à trouver de futur(e)s
ami(e)s. De toute manière, les chanteurs ou chanteuses
quan họ
se reconnaissent facilement à leur costume. Si un binôme de garçons
commence à être connu tant sur le plan artistique que sur le plan du
savoir-vivre, il arrive que des filles fraîchement formées et à la
recherche d'amis n'hésitent pas à faire remarquer leur présence, et
prennent l'initiative d'un rapprochement, en empruntant bien sûr des
détours habiles. Si les garçons se décident à répondre à cet "appel de
pied", ils s'avancent vers elles et leur demandent de quel village
elles sont originaires
[56]. Les conversations s'engagent et prennent
très vite une tournure de séduction. Les anciens (
các cụ) de
Hoài-Thị nous ont bien précisé que l'amour constitue le mobile principal de la
conversation (
nói chuyện, chủ yếu là tình).
Si l'on s'aperçoit que les filles ne manifestent pas de réactions particulièrement
antipathiques, et qu'elles se présentent bien sur tous les plans, alors
on leur tend les chiques de bétel pour les inviter à en prendre. Les
garçons ne sont nullement les maîtres de la situation, car ils sont
également confrontés au défi, et les rôles peuvent s'inverser. Bref,
garçons et filles se choisissent mutuellement en fonction de leurs
affinités et de leur estime réciproque. La chique de bétel est à la
fois un prétexte - les Vietnamiens disent que "la chique de bétel est
le début de toute conversation" (
miếng
trầu là đầu câu chuyện) - et un langage codé. L'invitation à la chique de bétel traduit l'estime
et l'invitation au chant. Si l'estime est réciproque, alors les filles
acceptent les chiques de bétel et se préparent ainsi au chant. Sinon,
on se sépare pour partir au devant de nouvelles aventures. Admettons
que filles et garçons se soient choisis pour
une partie de chant, ils se mettent ensuite d'accord pour aller chanter
dans un endroit retiré et se mettre à l'abri du bruit, et des regards
curieux. La partie de chant peut durer jusqu'à l'épuisement de
l'inspiration, c'est-à-dire plusieurs heures. Les jeunes sont
entièrement libres d'exprimer leurs sentiments, car les chants reposent
essentiellement sur l'amour et la séduction. Une personne non prévenue
qui les écoute les prend facilement pour des amoureux ou des couples
déjà formés. En fin de soirée de fête, si l'envie de chanter ne tarit
pas et s'ils souhaitent se connaître un peu mieux, ils s'invitent alors
chez les uns ou chez les autres pour continuer le duo d'amour entre
eux, ou en présence d'autres confrères et consoeurs du village. Vers
quatre heures du matin, on fait une pause "souper" avec des sucreries,
des fruits, du thé et de la limonade. Comme l'alcool n'est pas d'usage,
les risques de disputes ou de déboires sont ainsi réduits. Le jour
pointe et la fête se poursuit quelque part dans un autre village. Les
jeunes amis se mettent d'accord pour continuer la fête ou pour se
séparer.
Cette étape de tâtonnements dans le choix des
ami(e)s peut se répéter plusieurs fois dans la même année, ou sur plusieurs
années, jusqu'au jour où les uns et les autres ont trouvé leurs âmes
soeurs. L'étape suivante revêt une importance primordiale dans la vie
d'un nghệ nhân, car il s'agit de la cérémonie du
kết
nghĩa, sorte d'alliance sacrée dans la culture
quan họ.
(Cette "alliance" ne concerne que les jeunes gens eux-mêmes, garçons d'un
village d'un côté, et filles d'un village différent de l'autre.) On
informe les vétérans de sa propre "bande", qui se chargent de
concrétiser ces relations par des cérémonies prescrites suivant les
règles de la tradition. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un
mariage mais les rituels revêtent tous les signes d'une union entre les
quatre jeunes gens des deux binômes. Ils sont présentés à tous les
membres du
quan họ de leurs villages réciproques, pris à
témoins de leur amitié. Naturellement, on fait la fête et on chante
pour marquer cet heureux événement, d'abord à la maison communale, puis
on poursuit les festivités chez les intéressés. Mais les jeunes
(garçons et filles) sont prévenus que cette alliance qui les rapproche
à bien des égards et qui officialise leurs relations d'amitié, leur
interdit par la même occasion de se marier entre eux. Dans la pratique,
cette interdiction n'altère en rien les sentiments sincères et
réciproques qu'éprouvent les uns pour les autres ; leurs
fréquentations, bien que mesurées et espacées, témoignent de leur
attachement disons platonique. Au fond d'eux-mêmes, le sentiment
d'amour est indéniable. La façon et le ton dont un des anciens de
Hoài-Thị a évoqué devant nous sa jeunesse, à travers l'expression
nhớ
nhau lắm (on pense très fort à l'autre qui nous manque), en disent
long.
Attardons-nous un instant sur le sens du terme
nhớ,
qui comme tant d'autre mots vietnamiens n'a pas d'équivalent en français,
et reste difficile à traduire avec exactitude.
Nhớ veut dire suivant le contexte "penser (très fort) à", "manquer" (dans "tu me
manques"), "se rappeler", ou encore "avoir la nostalgie, le mal du
pays" dans l'expression "
nhớ nhà (nhà: la maison), mais
il peut aussi englober tous ces sens à la fois, suivant l'intonation
qu'on lui donne. Dans le contexte évoqué,
nhớ traduit
explicitement le sentiment amoureux éprouvé pendant l'absence de
l'autre.
Que faire dans ce genre de situation quand on a envie de
revoir ses ami(e)s, mais que la prochaine fête est encore loin ? Les
anciens de Hoài-Thị nous ont un peu dévoilé leur secret de jeunesse. On
se met d'accord avec son partenaire pour aller rendre visite dans leur
village aux amies liées par le
kết nghĩa. Le
moment le plus approprié est la fin de l'après-midi. Mais pour parfaire la mise en
scène, on prévient de ses intentions les consoeurs de son propre
village, qui font partie de la même "bande", et qui ont des amis
kết
nghĩa de l'autre sexe dans le même village voisin, pour qu'elles ne
viennent pas le même jour voir leurs amis à elles, car il faut garder
une apparence de spontanéité et de surprise. On arrive donc vers six ou
sept heures au village "allié", on dit aux amies qu'on revient d'une
tournée, d'une affaire dans la région, et qu'on en profite pour passer
leur dire bonjour. En bonne tradition du
quan
họ on ne reçoit pas les amis sans un minimum d'accueil ritualisé par un repas, prétexte
à les garder plus longtemps. Ces retrouvailles ne sauraient non plus se
passer d'une partie de chant. En général, les "invités-surprise"
passent la soirée chez leurs amies à chanter jusqu'à l'aube, avant de
regagner leur village.
En principe, les jeunes artistes à la recherche
d'amis peuvent "s'allier"
kết nghĩa) avec qui ils veulent, dans
le village de leur choix, pourvu que les uns et les autres s'entendent.
Dans la pratique, on "s'allie" plutôt avec les confrères ou avec les
consoeurs du village qui a déjà des liens avec le sien depuis des
générations. Ce qui explique pourquoi les relations entre Hoài-Thị et
Viêm-Xá sont ininterrompues depuis treize générations, bien que le
second ait connu d'autres liens plus ou moins éphémères avec d'autres
villages. Pour montrer combien le
kết nghĩa est
sacré, les anciens (
các cụ) de Hoài-Thị nous rappellent qu'en 1945,
en pleine guerre et en pleine famine, leur village étant de surcroît
ravagé par une inondation, ces catastrophes ne les ont pas empêchés de
se rendre à Viêm-Xá qui se trouve à une dizaine de kilomètres (à pied
et en pirogue), quand celui-ci célébra ses fêtes. Car si l'on n'était
pas présent en cette occasion, on se montrerait infidèle et négligent,
et la confiance réciproque serait compromise, ce que personne ne
souhaite.
Il est important de préciser les limites et la
nature des relations entre les sexes découlant du
kết nghĩa. Les
explications données par les anciens de Hoài-Thị nous informent par la
même occasion sur la fréquence des retrouvailles, sur les différentes
occasions où les uns invitent les autres à venir chanter. Le rituel du
kết
nghiã "oblige" les intéressés à se rendre au village "allié" quand
celui-ci célèbre sa fête (
vào đám), et réciproquement.
L'invitation se fait au moins trois jours à l'avance. Naturellement,
lors de la fête, les amis
quan họ siègent à la place d'honneur
au
đình, en divertissant le public par des chants
de circonstance. Cette cérémonie terminée, les "bandes"
quan họ invitent
leurs amis venus du village "allié" à une visite familiale :
séparément les filles reçoivent les garçons, et vice-versa. Si l'hôte
est déjà marié, son épouse doit s'éclipser devant la présence des amies
pour ne pas gêner leur espace de liberté ; cette règle de conduite
s'applique également à l'époux de l'hôtesse. Bref, le mari ou la femme
doivent s'effacer devant l'ami(e)
quan họ dans ces circonstances,
comme à chaque visite de courtoisie. Faut-il comprendre
par là que l'amie avec laquelle on a tissé les liens du
kết nghĩa est
plus importante que l'épouse? (Cette question étant valable pour
les deux sexes.) L'ethnologue Diệp Đình Hoa qualifie, en langage
moderne, les amis unis par le
kết nghĩa, de
bồ bịch,
les "amants" en quelque sorte. En cas de conflit ou de jalousie, qui sont
fort compréhensibles, les artistes du
quan họ préfèrent le
divorce à l'abandon de la tradition. En effet, les artistes du
quan
họ connaissent souvent une vie familiale hors norme. Le peu de
femmes que nous avons rencontrées ont, soit divorcé sans jamais se
remarier, soit reconstruit plusieurs fois un foyer conjugal, et
personne n'a abandonné sa passion pour le
quan họ. L'une
d'elles a divorcé il y a vingt ans, trois ans après son mariage, car
son mari ne supportait pas qu'elle continuât à chanter.
Curieusement, quand on se marie, on s'abstient
d'annoncer la nouvelle aux ami(e)s qui vous sont lié(e)s par le
kết
nghĩa, et de les inviter au mariage. Pourquoi donc cette discrétion
? "Ça ne se fait pas", se bornent à répondre nos anciens de Hoài-Thị.
La nouvelle du mariage parvient pourtant, par la voie du oui-dire, aux
oreilles des intéressé(e)s. Par contre, on invite ses ami(e)s
quan
họ au mariage de ses enfants, et lors de la disparition d'un membre
de sa famille. A la différence des autres circonstances, on ne chante
pas au foyer en deuil, mais chez un autre de la même "bande", après
avoir présenté ses condoléances à la famille du défunt. Les
nghệ
nhân de Hoài-Thị tenaient à souligner que le
kết nghĩa repose exclusivement sur les liens
d'amitié et sur le respect mutuel, qu'il ne fallait pas confondre avec certaines
alliances entre deux villages sur une base de solidarité et d'entraide.
En d'autres termes, les liens du
kết nghĩa n'ont rien à voir
avec l'aspect matériel, jamais on ne demanderait quoi que ce soit aux
ami(e)s à qui on est uni(e)s par ces liens. Quand les
liền anh
et
liền chị (autrement dit les artistes du
quan họ)
approchent de l'âge de trente ans, ils cessent de parcourir les fêtes à
la recherche d'ami(e)s, pour laisser la place aux jeunes, estimant
qu'ils ont passé l'âge (
quá thì). Ils n'abandonnent pas pour
autant le
quan họ, ils participent au contraire à ses autres
aspects pour maintenir la tradition : organisation des concours de
chant, participation à ces concours (les anciens deviennent jury),
formation de jeunes talents et transmission de la tradition, les plus
doués contribuant par la composition de nouvelles chansons à enrichir
le répertoire, etc. Quoi qu'il en soit, l'âge "avancé" ne remet
nullement en cause les relations du
kết
nghĩa et les rituels qui en découlent (réceptions, visites de courtoisie, etc.).Tout
ceci montre que le
quan họ était présent
dans tous les actes touchant aux événements importants de la vie, du
mariage à la mort en passant par les fêtes diverses.
L'essence du
quan họ peut finalement se résumer en un mot :
chơi, qui
renferme lui aussi une panoplie de sens différents. Ce terme veut dire
"jouer", "s'amuser", mais dans le
quan họ, il devient un
maître-mot de sens noble. On le retrouve dans les expressions :
nghề
chơi (littéralement le "métier de jouer"),
lối chơi ("la
manière de jouer"),
chơi quan họ pour dire "pratiquer le
quan
họ". Dans le langage courant,
chơi entre dans les
expressions :
- đi chơi : sortir, aller se promener;
- làng chơi : "la confrérie" des "joueurs" (ceux qui ont des penchants pour les vices);
- tay chơi : joueur;
- chơi bời : qui ne pense qu'à s'amuser, qui a un penchant pour les vices;
- chơi gái : (en parlant des hommes) action qui
traduit le libertinage, qui considère la femme comme un objet de plaisir;
- - chơi cho : série verbale qui signifie se sorrtir
d'une situation en infligeant une "défaite" à l'adversaire;
- chơi ác : se comporter avec méchanceté, jouer un mauvais tour ;
- chơi đểu : être salaud;
- chơi nhau : s'affronter, ou plus familièrement "baiser";
- chơi ngang : en parlant d'une femme, avoir des
relations extra-conjugales, ou communément se comporter d'une façon non
conformiste et téméraire, se mettre expressément dans des situations délicates.
Chanter à en faire exploser la terre
Bien que le terme "jouer" ne corresponde pas exactement à celui de
chơi
nous ne trouvons pas mieux. Ainsi dans les traductions qui suivent,
chơi
sera traduit par "jouer". Enfin donc, pour clore cette exploration, nous illustrons
cette tradition du
quan họ par les traductions de
quelque chansons, les unes rapportées par des spécialistes, les autres
recueillies au cour de notre enquête. Contrairement aux poèmes
classiques et même aux poèmes du
ca trù riches
d'allusions littéraires et historiques, les paroles des chants
quan họ ont
pour cadre la vie matérielle et émotionnelle des paysans. Les poèmes
chantés, qui reflètent ainsi le côté concret et imagé de la vie
quotidienne, sont pour la plupart construits sur le modèle du
lục bát (alternance de
vers de six et de huit pieds), seule forme de poésie reconnue comme typiquement vietnamienne avant l'avènement de la
poésie moderne. Les chansons sont relativement courtes, parfois très
courtes, mais enrichies d'innombrables sons et expressions n'ayant pas
de sens en soi, telles que
i, a, u, ơ, la, et
tình tang, tang tình,
tình tính tang etc., sans doute aussi pour répondre aux besoins de
la mélodie. Voici une chanson d'accueil chantée à l'occasion
de la venue des visiteurs :
Aujourd'hui les quatre océans communient,
Bien que venus des quatre horizons, nous sommes issus de la même famille.
L'est et l'ouest, séparés par des milliers de lieues,
Se réjouissent pourtant dans le même foyer.
Cette joie d'aujourd'hui, nous nous en souviendrons (...)
[57].
Les chiques de bétel, indispensables en toute
circonstance dans la tradition
quan họ, entrent dans une
chanson d'accueil, chantée par les femmes pour inviter leurs confrères
à en accepter :
Mes deux mains portent la boîte à chiques de bétel,
J'invite d'abord les amis du quan họ puis tout le monde.
Nous sommes des filles du pont Lim,
Nous sommes allées à Hà Nội pour ramener nos amants.(...)
Garçons talentueux et jolies filles chantent tumultueusement.
Le treizième jour du premier mois, on vient s'amuser à la fête de Lim,
Bien que joyeux, ce n'est pas comme si nous étions ensemble (entre amis quan họ)
[58].
La chanson d'accueil suivante est chantée par les hommes, lors de la visite de leurs amies :
Ce n'est pas tous les jours qu'on nous rend visite
J'allume le feu, je prépare le thé pour les invitées.
Ce thé, vous le savez, est très bon
Prenez-en pour me faire plaisir.
J'aimerais que la rivière soit à sec pour que la route continue,
Je pourrais ainsi la suivre sans avoir à payer la traversée. (...)
La lune éclaire même le jardin de pêchers ;
En est-il ici une parmi vous qui soit encore libre
Pour que je prépare la chambre nuptiale ?
La nuit ne dure que l'espace d'un quartier de lune.
[59.]
La plupart des chants quan họ s'inspirent
de l'amour. La chanson qui suit exprime le sentiment de la fille amoureuse :
Je suis allée partout,
Personne n'est aussi poli que les gens d'ici.
Je rencontre quelqu'un aux joues roses,
Aux dents noires bien brillantes, aux cheveux onduleux
Hier j'étais occupée,
J'étais tourmentée, je croyais que les amis quan họ pensaient à moi.
J'entendis les sons d'une cloche en cuivre dans l'après-midi
Je vis tourner une hirondelle-messagère.
De qui donc suis-je amoureuse pour attendre dans ce tourment?
[60.]
Une chanson exprimant la tristesse d'une fille qui
apprend que son ami (uni à elle par le lien du kết nghiã) se marie :
J'ai pourtant promis devant les eaux et les monts,
Je me presse de finir la bobine de fil à tisser puis celle de soie.
Quand on file la soie on retient la bobine
Le temps de filer est le temps d'attendre.
On "joue" à en faire casser les galets par les oeufs,
On joue à en faire déborder les océans dans les forêts.
Tu es comme une fleur sur une branche,
Je suis comme un papillon qui tourne autour de la fleur.
Maintenant que tu te maries avec elle,
Je sens comme un couteau qui fend mon coeur en dix morceaux [61.] .
L'inversion
des schémas et le
défi aux lois de la
nature sont encore plus explicites dans le poème suivant, chanté par
les nghệ nhân de Hoài-Thị
[62.] :
On joue à en faire gronder les tonnerres, à en faire tomber la pluie
On joue à en recoller le miroir cassé en trois morceaux.
On joue à en faire entendre le ciel,
On joue à en faire tomber les feuilles dans le temple du roi des Ngô (celui des Chinois). (...)
On joue jusqu'à tant que l'océan se transforme en une mare.
On joue à en faire passer cent montagnes à travers le trou d'une aiguille.
On joue jusqu'à ce que les bulles d'air restent au fond de l'eau,
Et que flotte le bois de lim.
[63.]
On joue à en faire pondre les anguilles [64.] au sommet de l'arbre,
Quand les merles pondront leurs oeufs dans l'eau [65.] alors je t'épouserai.
A Bắc-Ninh même, il existe une autre chanson où le
terme
chơi (jouer) est remplacé par celui de
hát
(chanter), néanmoins l'intensité reste la même :
On chante à en faire trembler la terre et le ciel,
On chante pour être reconnu par les autres.
On chante depuis le village,
A travers les provinces du Nord jusqu'aux provinces de l'Est.
On chante à en assécher la rivière,
A en faire exploser la montagne, à en rendre le coeur passionné.
[66.].
Arrive le moment de la séparation, les ami(e)s quan họ chantent encore les dernières
chansons pour exprimer les sentiments que va provoquer l'absence. Ce chant d'adieu est chanté par
les femmes :
Je reste ici pour te regarder partir.
Que j'aimerais que tu me laisses un mouchoir rouge [67.]
J'aimerais que tu restes ici
Ou que j'aille là-bas (avec toi), pour qu'on soit unis
Comme l'arbre qui retrouve ses branches.
Le printemps arrive même au pied du jardin de citronniers,
Je voudrais cueillir les fleurs mais j'ai peur des épines sur les branches
[68.]
Je grimpe sur le mont éternel,
Et je vois deux hirondelles qui mangent une mangue sur l'Océan de l'Est.
Je traverse la rivière [69.] les épaules chargées,
Je transpire et le vent fait battre mon coeur [70.]
Une autre mélodie d'adieu chantée également par
les femmes, est actuellement connue de tout Vietnamien. Elle est devenue
célèbre, grâce entre autres, aux chanteurs modernes qui l'ont popularisée :
Mon bien-aimé [71.], reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci :
Ne traverse pas à la nage si la rivière est profonde,
Ne prends pas la pirogue si elle est bondée.
Mon bien-aimé, reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci :
Si tu m'aimes alors ne fréquente personne.
Reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci
Garde ton sous-vêtement et laisse-moi ta chemise en gage.
Mon bien-aimé, reste, ne rentre pas !
Si tu rentres je te recommande ceci :
Si tu trouves mieux que moi, alors marie-toi,
Mais ne vaudrait-il pas mieux m'attendre ?
Mon bien-aimé, reste, ne rentre pas !
Notes
44. Voir tableau de la page 172 de l'ouvrage de :
Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh
Quý,
Quan họ. Nguồn gốc và quá trình phát triển,(Le
quan họ.
Ses origines et ses étapes de développement), ESS, Hà Nôi,
1978, 527 p. Ouvrage de référence, à notre avis, qui traite le sujet
dans sa globalité; les auteurs fournissent entre autres,
une bibliographie très complète sur la question.
45. Ibid. p. 201.
46. Ibid. p. 196.
47. Ibid. p. 20.
48. Ibid. p. 359.
49. Voir le calendrier des fêtes dans la partie "Les moeurs
villageoises à travers les fêtes", et aussi l'ouvrage de Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh
Quý,
op. cit. p. 390.
50. VŨ Ngọc Phan, Tục ngữ, ca dao, dân ca Việt Nam (Dictons,
proverbes et chansons populaires du Vietnam), Editions des Sciences sociales, 5e édition, 1978, p. 600.
51. NGÔ Tất Tố, op. cit.
52. Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh
Quý,
op. cit. p. 381.
53. Ibid.
54. Dans la période 1956-1976, six ouvrages et une bonne
vingtaines d'articles sur le
quan họ ont été publiés. En
outre, cinq colloques ont été organisés sur cette question
avec la collaboration du Centre culturel de la province de
Hà-Bắc (Ty văn hóa tỉnh Hà-Bắc), le pays natal du
quan họ.
Chiffres tirés de la bibliographie fournie par l'ouvrage
de trois auteurs, Đặng Văn Lung & Hồng Thao & Trần Linh
Quý,
op. cit.
Notons aussi que dans les représentations officielles de
spectacles, le
quan họ figure en bonne place comme
folklore du pays.
55. Propos recueillis par nous.
56. Ici comme ailleurs, quand les Vietnamiens se rencontrent,
la première question qu'on pose à l'autre consiste à s'informer du village natal de l'interlocuteur.
57. Chanson recueillie par nous.
58. Chanson du village de Lim, recueillie par nous.
59. Chanson de Lim, recueillie par nous.
60. VŨ Ngọc Phan,
op. cit. p. 609.
Ce recueil est classé par genres et par thèmes. En outre,
on y trouve également des chansons populaires de certaines
minorités ethniques, telles que les Thai, les Tày, les Muong, les E-dê, les Hmong.
61. Ibid. p. 605.
62. Chanson recueillie par nous.
63. Le bois de Lim, qui a une forte densité, ne flotte pas
mais coule au fond de l'eau.
64. Il s'agit plus précisément des
trạch, une sorte d'anguille
assez rare qui pond naturellement ses oeufs dans l'eau.
65. Les merles pondent naturellement leurs oeufs dans leur nid
qui se trouve généralement au sommet de l'arbre. Il s'agit
bien entendu, dans ces deux derniers vers, de l'inversion des lois de la nature.
66. TRẦN Quốc Vượng, DƯƠNG Tất Từ, LÊ Văn Hảo, Mùa xuân và
phong tục Việt Nam (Le printemps et les traditions vietnamiennes), Hà nôi, 1970.
67. Objet symbolisant une promesse d'amour.
68. Allusion au risque de jalousie chez la femme de son ami.
69. Allusion au mariage, au départ de son village pour
rejoindre son ami.
70. Chanson d'adieu de Lim, recueillie par nous.
71. Bien que le terme vietnamien
người ơi (employé pour
appeler quelqu'un) dissimule sous une apparence neutre, il
signifie bien dans ce contexte "mon-bien aimé" ou "mon amour".
Crédits photos : collection personnelle
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