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La société vietnamienne face à la modernité
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale
La société vietnamienne face à la modernité
Le Bắc Bộ de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale






Thèse de doctorat d'histoire

Spécialité: connaissance des Tiers mondes






Soutenue le 13 octobre 1992


par Nguyễn Văn Ký



devant un jury composé de :



Mme CHEMILLIER-GENDREAU Monique, Professeur, Université Paris 7, Présidente ;

M. HEMERY Daniel, Maître de conférences, Université Paris 7 ;

M. TRINH Van Thao, Professeur, Universsité d'Aix

M. BROCHEUX Pierre, Maître de conférences, Université Paris 7 ;

M. COULAND Jacques, Maître de conférences, Université Paris 8.




Sujet : La société vietnamienne face à la modernité.

Le Tonkin de la fin du XIXe siècle

à la seconde guerre mondiale


Mention: Très honorable




R E M E R C I E M E N T S



Mes profonds sentiments de gratitude vont tout d'abord à Daniel Hémery qui a bien voulu accepter de me diriger durant toutes ces années de galère. Ce travail n'aurait pas abouti sans sa patience et sa générosité, ses conseils et ses encouragements sous une forme ou sous une autre. A cet égard, Pierre Brocheux et Georges Boudarel en ont fait autant avec leurs conseils précieux et inestimables. Je ne pourrais passer non plus sous silence l'octroi d'une allocation de jeune chercheur par le Labo Tiers-Mondes qui m'a permis de faire un voyage d'étude de trois mois au Vietnam pendant l'été 1990.


Mes remerciements vont également aux chercheurs et spécialistes vietnamiens au Vietnam qui m'ont facilité la tâche. Je pense particulièrement à l'historien Phan Huy Lê, directeur du Centre de coopération sur les études vietnamiennes, et à ses collaborateurs; aux ethnologues Diêp Dinh Hoa et Nguyên Tu Chi, aux historiens Dinh Xuân Lâm et Dào Hùng, aux professeurs de littérature Trân Dinh Huou et Truong Chinh, au littérateur de culture populaire Lê Trung Vu, au spécialiste des arts populaires Nguyên Du Chi, aux écrivains Tô hoài et Bui Hiên, au musicien Nguyên Xuân Khoat et à la chanteuse Kim Dung, etc, etc. La liste serait trop longue à énumérer.


Je tiens aussi à remercier Monsieur Hoàng Xuân Han pour sa gentillesse, et les conseils qu'il m'a donnés au cours des deux entretiens que j'ai eus avec lui.


Enfin, que mes proches trouvent ici l'expression de mes pensées les plus amicales; et particulièrement Anne Bagot qui m'a soutenu ces dernières années par sa patience et sa compréhension. D'ailleurs la relecture qu'elle a faite aurait été difficilement remplaçable .


ABREVIATIONS & SIGLES


AN : Archives antionales du dépôt de Hà nôi.

ASI : Annuaire statistique de l'Indochine.

BAVH : Bulletin des amis du vieux Huê.

BGIP : Bulletin général de l'instruction publique.

BSEI : Bulletin de la société des études indochinoises

CEDAOM : Centre des Archives d'Outre-Mer.

Coll : Collection.

Ed : Edition.

EFEO : Ecole française d'Extrême-Orient.

ESSH : Editions des Sciences sociales de Hà nôi.

IDEO : Imprimerie d'Extrême-Orient.

Imp. : Imprimerie.

IN : Imprimerie nationale.

Pub : Publication.

Vol.: Volume.

AVANT-PROPOS





Si la modernité est devenue un thème à la mode en France dans les années 1980, que représentait-elle pour le Vietnam de l'époque coloniale ? La séduisante civilisation occidentale à travers l'entreprise colonisatrice a-t-elle rallié les classes dirigeantes vietnamiennes fortement opposées dans le passé à toute innovation ? La rencontre de deux cultures, l'une matérielle, axée sur le savoir scientifique, et l'autre morale, basée sur les connaissances littéraires, ne constituait-elle pas déjà en soi un mélange explosif ? Il reste cependant à définir les conditions de cette rencontre, de même à comprendre les processus qui l'ont conduite vers telle ou telle finalité.


L'histoire sociale et culturelle du Vietnam pendant les quatre premières décennies du siècle est riche de renseignements et d'événements reflétant, si l'on peut dire, l'image d'un vaste laboratoire de transformations qui brassent à la fois les idées, les pratiques sociales et les hommes. La colonisation comme facteur et promoteur de modernité a réussi à minimiser, ne serait-ce que pour un temps, la question nationale. Ce déplacement du centre de gravité a eu pour conséquence la montée de la question culturelle comme préalable à tout changement en profondeur, du moins pour certains Vietnamiens. Ce qui s'est produit à cette époque n'avait sans doute pas son équivalent dans le passé. On assiste à la fois à des innovations et à des remises en cause profonde des valeurs traditionnelles, surtout celles léguées par le confucianisme d'Etat. La plupart des lettrés de l'ancienne école se résignent à regarder disparaître leur point d'appui, tandis que certains d'entre eux se décident à rattraper le train de la modernité, du moins sur le plan culturel. Plus radicale que ces derniers, la jeune génération formée aux idées modernes de l'Occident tourne définitivement le dos au passé en créant de nouveaux modes d'expression. A cet égard, la poésie et la littérature modernes constituent les deux principaux pôles d'attraction, par lesquels les jeunes intellectuels esquissent une nouvelle société. La presse florissante des années 1930 devient leur moyen favori pour affirmer les idées modernes et pour s'affirmer comme partie prenante de ces transformations en cours. Leurs sensibilités et leurs approches différentes les conduisent à une sorte de répartition des tâches dans une même entreprise. Les poètes s'aventurent dans les profondeurs de l'âme tandis que les écrivains s'efforcent de démonter les mécanismes sociaux qui entravent la bonne marche du progrès. Dans ce vaste chantier, les femmes contribuent à redéfinir leur rôle vis-à-vis de la famille et de la société. Par ailleurs, ces transformations font apparaître un déphasage entre la ville peuplée d'éléments modernes et la campagne, vivier du peuple vietnamien, qui continue à observer les pratiques et les coutumes ancestrales. Au fur et à mesure que la modernité avance cette dichotomie qui sépare les deux mondes apparaît de plus en plus nette. La fin des années 1930 apporte sur ce point une illustration formelle et exemplaire.

Loin d'épuiser toutes les questions soulevées, les analyses avancées dans ce travail n'ont qu'une valeur indicative et provisoire, car bien des zones d'ombre restent à être éclaircies. Par ailleurs, non seulement l'étendue du sujet rend difficile l'approfondissement de tous les aspects traités, mais elle interdit encore la prise en compte de tous les facteurs susceptibles d'influer sur le cours des événements. A cela s'ajoutent les sources incomplètes ou partiellement rassemblées qui viennent limiter les investigations. Ainsi la colonisation comme "agent de modernisation" ne sera traitée que d'une manière partielle à travers uniquement l'enseignement, les sciences et les techniques, et la santé. Il en sera de même avec "les milieux porteurs de modernité", la Cour et le contingent de tirailleurs, d'ouvriers non spécialisés (ONS) auraient pu faire partie de cette enquête. Dans le domaine culturel, nous regrettons de n'avoir pu faire une rétrospective sur la peinture et sur la chanson modernes, nées l'une dans les années 1930 et l'autre dans les années 1940. Si la vie matérielle est abordée à travers "les identités corporelles", tout ce qui relève de la consommation et de l'utilisation des moyens de communications comme le train, le vélo, le pousse-pousse, etc., ne figure pas malheureusement dans ce travail. Enfin, les traditions populaires et régionales d'ailleurs fort riches et fort vivaces encore pendant la colonisation ne seront traitées qu'à travers le quan ho.


C'est la raison pour laquelle, des renvois fréquents tout au long de ce travail vers d'autres auteurs ou d'autres ouvrages plus spécialisés visent à compléter les choses dites. Peut-être tous ceux qui s'intéressent à cette période de l'histoire sociale du Vietnam trouveront-ils l'esquisse d'une société à l'épreuve des temps modernes, avec ses acquis et ses contradictions. Si le passé permet d'appréhender le présent, le présent peut aussi expliquer le passé.

I N T R O D U C T I O N


QU'EST-CE QUE LA MODERNITÉ ?


La réplique d'un jeune Beur: "Touche pas à mon pote", adressée à un agent de la RATP (Régie autonome des transports parisiens), pour défendre son copain menacé, est apparue comme symbole d'un mouvement de jeunes des années 1980 en France. Ainsi, le recours au contexte économico-politique et à l'environnement socio-culturel qui ont donné naissance à une expression, complétant la recherche de l'origine étymologique, constitue souvent une étape vers la compréhension des idées exprimées à travers des vocables. Bref, l'histoire des mots a en outre l'avantage de nous amener au coeur du débat, à l'essentiel qui, parfois, pourrait être camouflé, maquillé pour perdurer.

Il est ainsi utile de localiser dans l'espace et dans le temps le terme "modernité". Ce mot vient du bas latin modernus qui, dérivé lui-même de modo ("récemment"), est attesté pour la première fois dans la dernière décennie du Ve siècle, au temps où se faisait le passage de l'Antiquité romaine au monde nouveau de la Chrétienté 1. Déjà, à cette époque, modernus ne signifiait pas simplement "nouveau" mais "actuel". S'il a fallu attendre jusqu'en 1849 pour que le substantif "modernité" fût reconnu, l'adjectif "moderne", quant à lui, avait vu le jour bien avant, en 1361, c'est-à-dire un siècle avant la chute de Constantinople, point de départ de l'Histoire moderne de l'Europe et de ses espaces d'influence. Ce qui nous conduit par la même occasion à admettre provisoirement que l'idée du moderne, faute d'une historiographie complète sur les autres régions du monde (Amérique précolombienne, Afrique, Asie) puisait ses racines dans la pensée de l'Occident.

Mais une idée, comme un individu, doit s'affirmer face à son adversaire, voire le renverser avant d'être reconnue, surtout quand celui-ci est en position dominante. A l'apogée du Classicisme français, Charles Perrault contestait le 27 janvier 1687, devant l'Académie française, le règne sans partage de cet idéal humaniste et universaliste de perfection, marquant ainsi le début d'une querelle, celle des Anciens et des Modernes. Armé des progrès scientifiques et techniques développés depuis Copernic et Descartes, et de la philosophie des temps nouveaux, cet académicien s'est insurgé contre les Anciens pour affirmer que dans les rapports des temps modernes à l'Antiquité, les Modernes étaient bien le "maître" et non "l'élève" 1.

Ainsi le rapport de forces a été inversé. La Querelle est devenue dans l'histoire de la pensée occidentale l'aube d'une nouvelle époque: le Siècle des Lumières.

Dès sa naissance, la modernité a été érigée en mot d'ordre d'une nouvelle esthétique par Baudelaire. Pour "ce théoricien du Beau", La modernité c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable 2. Cette modernité se voulait l'empreinte d'une nouvelle ère dans l'histoire, baptisée "Romantisme". Mais déjà à cette date, la modernité apparut non comme une philosophie, une réalité temporelle, mais bien comme un mouvement perpétuel qui allait rallier le temps, gagner l'espace, pénétrer la vie avant de se transformer en conscience; laquelle viendrait à son tour se détacher de la conscience romantique qualifiée de "figure de classicisme" à l'épreuve du temps 1.

Plus d'un siècle après, cette distinction reste maintenue malgré la substitution du modernisme au romantisme. En effet, la notion de modernisme est bien postérieure à celle de modernité puisqu'elle n'apparut que vers la fin du XIXe siècle. Ce "culte du nouveau pour le nouveau", pour reprendre les termes de Henri Lefebvre dans son Introduction à la modernité, apparaît plutôt comme un spectacle triomphaliste que comme l'aboutissement d'un travail critique, car il impose ses vues à tous ceux qui discutent ou refusent, sous la menace d'être rejetés dans le démodé 2. Dans un ouvrage consacré à cette question, Georges Balandier écarte toute confusion :

Le modernisme s'en distingue (du romantisme) en tant que mode, concession à ce qu'une époque porte en surface sans inscription dans la durée, illusion produite par l'intégration hâtive à l'oeuvre d'aspects contemporains, par l'incorporation de courants culturels pour un temps dominants, par le recours aux mots et signes qui provoquent l'attention et le succès précaire. Au contraire, la modernité de la création requiert de fuir ces commodités; elle exige une constante remise en question; elle est recherche, expérience, aventure qui la fait difficilement situable ou détériorisée. Elle impose l'exploration de nouveaux possibles. Ce que Roland Barthes formulait autrement : "Etre moderne c'est savoir ce qui n'est plus possible" 1.

Dans ce XIXe siècle riche de bouleversements et de rebondissements, le contour de la modernité se précise avec deux analyses. Si Baudelaire, "poète maudit, marqué par la Révolution et son échec", était le penseur de la modernité sur le plan esthétique, Henri Lefebvre a montré que Marx cherchait, à la même époque, à donner un contenu à la modernité politique 2. D'après Marx, "l'abstraction de l'Etat comme tel n'appartient qu'aux temps modernes, parce que l'abstraction de la vie privée n'appartient qu'aux temps modernes. L'abstraction de l'Etat politique est un produit moderne" 3. Dans le contexte révolutionnaire de 1848 Marx esquissa le contour d'une société post-révolutionnaire qui abolirait "l'intolérable distance entre le privé et le public, entre le particulier et le général, entre la nature et l'homme, entre ce qui se passe au niveau du quotidien et ce qui se passe au niveau des instances supérieures et sublimes, l'Etat, la philosophie, l'art" 4. En effet, tandis que Baudelaire subordonnait à l'art les autres connaissances et actions, Marx plaçait la connaissance politique au-dessus de tout. L'échec relatif de 1848 conduisit Marx à réviser ses optiques en prenant en considération d'autres dimensions, notamment l'économique. Henri Lefbvre qui a décortiqué à la loupe les textes en rapport avec la modernité de Baudelaire et de Marx , en arrive à la conclusion suivante :


" La modernité, dans la société bourgeoise, ce sera l'ombre de la révolution possible et manquée, sa parodie" 1.


Si Hegel fut le premier philosophe à développer en toute clarté un concept de la modernité 2, aujourd'hui encore, en Occident, la modernité suscite des interrogations, des débats, des réflexions de la part des spécialistes de compétences diverses (philosophes, anthropologues, sociologues, historiens ...), soucieux de lui donner un sens. Mais c'est un concept qui semble assez vain à l'historien de 1984 3. Modernité est étroitement liée à rationalité d'après Hegel. En élargissant son champ, la modernité se confond avec les "temps modernes" caractérisés par la subjectivité qui comporte avant tout quatre connotations : l'individualisme, le droit à la critique, l'autonomie de l'action et la philosophie idéaliste 4, car elle recouvre de l'intimité à la vie publique, de la philosophie à la religion, de l'histoire à l'économie 5. En d'autres termes Jean Baudrillard dirait "inextricablement mythe et réalité, la modernité se spécifie dans tous les domaines: État moderne, technique moderne, musique et peinture modernes, moeurs et idées modernes...6 Mais en aucun cas, ce sociologue ne définit la modernité comme un concept, que ce soit sociologique, philosophique, politique ou historique. Par conséquent, il n'y a pas de lois de la modernité, il n'y a que des traits de la modernité; il n'y a pas non plus de théorie, mais une logique de la modernité, et une idéologie 7.

"De tous côtés, écrit Roger Pol-Droit, on en a plein la bouche, mais nul ne sait exactement de quoi il retourne 1, un mot ayant plus de valeur que de sens 2­".

Idéologie et valeur engendrent nécessairement prise de position et controverse. "La querelle des Anciens et des Modernes" au XVIIIe siècle reste exemplaire. A notre époque, les sources n'ont pas tari. Jean Chesneaux, dans un essai et un article, a mis en relief "les effets pervers de la modernité dont l'immédiat, l'instantané, l'éphémère, le caroussel des artéfacts qui se renouvellent à des cadences toujours plus rapides, et donc la perte de perspective entre présent, passé, avenir" 3. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, les deux traducteurs de l'ouvrage de Jürgen Habermas cité plus haut, n'hésitent pas à écrire dans l'avant propos que décrire la modernité revient dès lors à décrire le cheminement d'une raison folle, au regard de la réalité contemporaine. Ou Michel Leiris encore, qui la tourne en dérision en la faisant rimer avec "merdonité" 4. A l'opposé, d'autres associent la modernité à l'idée du progrès: progrès scientifique et technique, progrès du confort et du bien-être, progrès économique et social, progrès qui permet à l'individu de s'affirmer, "d'échapper aux pressions des institutions, aux diktats des idéologiess 5. Si le substantif "modernité" appelle une certaine confusion, l'adjectif "moderne" semble un acquis, par opposition à "traditionnel" voire "archaïque". On emploie et on accepte facilement son sens: "la vie moderne", "la famille moderne", "l'homme moderne", "la femme moderne", "l'art moderne"...

Sur l'autre front, la modernité se définit par rapport à la tradition qui ne constitue pas en soi une inertie, car "toute société porte en elle des potentialités alternatives". Ancrées mais non enfermées dans le passé, celles-ci pourraient devenir selon les conditions historiques un leitmotiv de la sauvegarde des valeurs et pratiques sociales, cas du traditionalisme fondamental; ou une inspiration réformatrice, cas du traditionalisme formel; ou bien encore une source de contestation qui alimente les revendications politiques sous couvert des croyances, cas du traditionalisme de résistance; et enfin un moyen de sauver la mise face à une situation chaotique, cas du pseudo-traditionalisme 1.

Quoi qu'il en soit, le passage de la tradition à la modernité ne se fait guère sans heurts, sans remise en cause des pratiques sociales, des habitudes culturelles, des concepts tenus pour acquis. De même, le retour à la tradition s'effectue souvent dans un contexte issu d'affrontements de courants contradictoires. La tradition se positionne plutôt comme une réaction à une vision hégémonique, que comme une force nouvelle arrivée au terme de sa maturité.

De cette esquisse de la modernité, on peut néanmoins tirer quelques remarques:

- la modernité se caractérise par sa propre dynamique qui dépasse les frontières temporelles et spatiales puisqu'elle est sans cesse remise en question;

- quand elle avance elle met en branle des structures sociales; ses effets sont comparables à ceux des conquérants, arrivés en terre nouvelle, qui divisent une communauté en collaborateurs et résistants;

- la faiblesse de la tradition réside dans le fait qu'elle ne se définit que par rapport à une société donnée, cantonnée dans un espace délimité, malgré la diversité des sociétés et des cultures;

- l'image des sociétés traditionnelles traversées par la modernité est celle des villages de pêcheurs situés sur les berges d'un fleuve dont les crues les ignorent.

Pour subsister, se protéger ou se maintenir face aux éventualités dévastatrices, la tradition n'a d'autres alternatives que de dresser un mur assez solide autour d'elle ou de s'interroger sur sa nature et ses raisons existentielles. Dans le deuxième cas de figure, il va de soi qu'elle cherche à savoir ce que la modernité pourrait lui apporter pour combler ses failles. On entre alors dans le domaine de la philosophie. Élaborée ou non, écrite ou orale, la tradition s'appuie sur celle-ci, le référent de toutes pratiques sociales et culturelles.

Transposé aux civilisations et cultures des Tiers Mondes en général et à celles du Vietnam en particulier, le "concept de la modernité", fruit de la civilisation occidentale, garde-il le même sens, le même contenu? "Les affrontements politiques, dit Georges Balandier, des pays d'Afrique noire, s'expriment dans une large mesure, mais non exclusivement, par le débat du traditionnel et du moderne" 1. Qu'est-ce que la modernité représente pour un pays colonisé en lutte pour l'indépendance, pour sa classe dirigeante qui a longtemps vécu dans l'ombre du confucianisme, pour la masse paysanne qui coule sa vie derrière une haie de bambou, frontière séparant le village du territoire national ? Qu'y-avait-il de moderne dans l'engagement et dans l'action des révolutionnaires communistes vietnamiens pendant la colonisation ? La modernité était-elle porteuse d'une solution de rechange ? A quelle date remonte le débat sur la modernité dans la société vietnamienne si débat y avait ? Sur un autre plan, la famille vietnamienne a-t-elle résisté ou succombé aux agents de la modernité et auxquels ? La modernité était-elle pour quelque chose dans l'émancipation des femmes, dans la remise en question de leur rôle dans la société vietnamienne des années 1920 et 1930 ? Quels étaient les effets de cette remise en cause ? Comment les Vietnamiens en tant qu'individu et en tant collectif ont-ils réagi ? D'ailleurs, l'individu existait-il dans les anciennes structures sociales vietnamiennes ? L'individu est-il une notion moderne ?


PRESENTATION DES SOURCES


Tout questionnement sur une époque, sur un événement nécessite des sources pour être éclairci. Quelle approche envisager pour étudier la société vietnamienne de l'époque coloniale dont la littérature vietnamienne n'a laissé que peu d'écrits. Quant à la littérature en langue française, elle la traite de façon sporadique. Si l'ouvrage du prête Nguyên Van Phong 1 présente un certain intérêt, à savoir le cadre traditionnel de la société vietnamienne, ses usages, la période traitée se situe avant celle qui nous intéresse particulièrement d'une part, et d'autre part, l'auteur s'est basé uniquement sur la littérature en langue française. Autrement dit, la société vietnamienne a été étudiée d'une manière statique et non dynamique, et à partir du point de vue colonial uniquement. Il est vrai par ailleurs que la période 1882-1902 étudiée par Nguyên Van Phong ne présente pas un intérêt particulier dans la problématique de transformation sociale. Quant aux récents travaux des historiens de Hà nôi, la question politique a été privilégiée aux dépens de la question sociale. Depuis ces quartes dernières années, à la suite de la proclamation du "Renouveau" (Dôi moi), certains d'entre eux se posent des questions sur cette dimension sociale tout en la considérant plutôt comme résultante de courants politiques différents voire contradictoires, que comme objet d'étude en soi. Cependant, ils reconnaissent que l'histoire du Vietnam, de la colonisation à nos jours reste à revoir pour relativiser la position prise par les dirigeants qui ont négligé les autres champs autre que politique. Le peuple ne reste pas pour autant passif car la tradition populaire dit :"Devient roi celui qui est vainqueur et rebelle celui qui est vaincu" (duoc làm vua thua làm giac).

Ces préliminaires étant posés, l'histoire sociale du Vietnam de l'époque coloniale demeure un terrain vierge qui n'intéresse pas uniquement l'histoire mais aussi d'autres disciplines: anthropologie, sociologie, art, littérature...

Ainsi le recours aux sources diverses et à l'approche pluridisciplinaire s'impose. Gérard Vincent, dans un chapitre traitant du secret de la vie privée, s'est posé la question "Où sont les lieux de mémoire de la vie privée? 1". On pourrait en dire autant des "lieux de mémoire" de la vie paysanne traditionnelle vietnamienne. Nous nous sommes heurtés en effet à une double difficulté.

D'abord, quand les sources écrites existent, elles proviennent sans doute d'une petite minorité de la population qui occupent le sommet de l'échelle sociale et qui prétendent représenter les restants; sinon, il serait possible de chercher dans la mémoire collective transmise par le biais de la littérature orale sous différentes formes : légendes, dictons, adages, proverbes, chansons populaires, etc. Même si des efforts ont été réalisés par des spécialistes de Hà nôi qui avaient cherché à localiser certaines de ces sources orales par région, le problème de datation et d'interprétation reste entier. On peut citer par exemple, Tuc ngu, ca dao, dân ca Hà tây (Adages et chansons populaires de Hà tây), édité en 1975; Tuc ngu, dân ca, ca dao, vè Thanh hoa (Adages et chansons populaires de Thanh hoa), édité en 1983; Phuong ngôn, tuc ngu, ca dao (Proverbes, adages et chansons populaires de Hà nam ninh), édité en 1987; etc. Nous ne disposons pas non plus de sources laissées par "les médecins de campagnes", "les petits fonctionnaires" et "les érudits locaux", les trois grands catégories d'observateurs qui, d'après Edward Shorter, "ont une bonne connaissance de l'expérience des classes populaires tout en étant suffisamment cultivés pour coucher leurs impressions sur le papier" 2. Reste donc l'indispensable expérience de terrain, irremplaçable pour toute enquête à caractère anthropologique afin de combler dans la mesure du possible les lacunes. En effet, si les traditions se maintiennent, c'est grâce à un ensemble de pratiques sociales, de croyances, de modes de vie, de représentations et de systèmes de valeurs qui sont transmis de génération en génération. Cet ensemble constitue la mémoire vivante, sa continuité dans le temps, et sa vivacité dans le quotidien. Cependant le contexte socio-économique, les événements politiques ou tout autre fait extérieur d'une ampleur importante peuvent produire des incidences, faire dévier la marche habituelle ou geler certaines pratiques. On remarque, par exemple, que durant la guerre de libération nationale (1946-1954), certaines traditions populaires ont été bannies (par les dirigeants vietnamiens), des lieux de culte (pagodes, temples, maisons communales) détruits au nom d'une nouvelle conscience politique qui voulait enrayer les croyances et les superstitions, des pratiques sociales à leur tour abandonnées au profit d'une rigueur économique qui ignorait que la cohésion d'une tradition ne pouvait se maintenir que grâce à l'articulation de ses composantes.

Faire du terrain dans notre cas exige des moyens matériels non négligeables. Grâce au concours du Laboratoire Tiers Mondes, nous avons obtenu des sources de financement pour une mission de trois mois au Vietnam. Ce voyage rentrait dans le cadre de la coopération entre Paris 7 et l'Université de Hà nôi par l'intermédiaire du Centre de coopération sur les études vietnamiennes.

Ce séjour au Vietnam avait pour objectifs de compléter la documentation, de faire une enquête sur la culture villageoise, d'échanger des points de vue avec des spécialistes, de recueillir des témoignages sur la confrontation des deux cultures. Deux critères nous semblaient les plus importants concernant les témoignages : l'âge (plus de 60 ans), et le milieu social en rapport avec les questions abordées.

Les entretiens à caractère thématique adaptables à chaque interlocuteur ont été préparés sous forme de guides semi-directif. Parallèlement au dépouillement des Archives nationales de la période coloniale concernant le Tonkin, un travail d'observation de la vie quotidienne a été nécessaire à la mise en relief de la réalité vietnamienne et à la compréhension de la vivacité des traditions et usages.

Le choix du terrain d'enquête a été déterminé par des articles de journaux et à un moindre degré par le recueil des proverbes et chansons populaires de Nguyên Van Ngoc 1. Dans ces lectures, trois villages aux environs de Hà nôi avaient retenu notre attention. D'abord le village La, situé à proximité de Hà dông, dont les moeurs ne semblent pas aussi austères qu'on ne le croit; puis le village Lim, sur la route de Bac ninh, réputé par sa traditionnelle fête annuelle regroupant les artistes du Quan ho de la région, et enfin un autre village qui célébrait le culte du Ong Dùng bà Dà (Monsieur Dùng Madame Dà). Pour des raisons d'ordre pratique, nous n'avons pu nous rendre à ce dernier village, cependant, nous avons fait deux petits séjours au village Hoài thi qui se trouve à deux kilomètres de Lim et qui serait une des origines possibles de la tradition du Quan ho. Cette piste nous a été suggérée par l'ethnologue Diêp Dinh Hoa, spécialiste de la culture populaire vietnamienne. Un autre village de la province de Vinh phu devait faire l'objet d'une enquête sur les cultes de la fécondité, mais les circonstances n'ont pas permis de la réaliser.

Nous regrettons surtout les séjours trop courts dans les villages de l'enquête (5 jours à Hoài thi, 3 jours à Lim, et deux jours à La), car les conditions n'ont pas été réunis pour effectuer des séjours plus longs comme nous l'avions souhaité. A notre avis, il nous aurait fallu plusieurs semaines, voire plusieurs mois de vie commune avec les villageois pour que les contacts fussent vraiment tissés, condition indispensable pour gagner leur confiance, si la confiance finit par s'établir. Nous partageons sans réserve la démarche exposée par Georges Condominas dans son ouvrage L'exotique au quotidien 1, faisant de l'enquêteur une personne intégrée au milieu et à la communauté étudiés. Car c'est souvent au détour d'une conversation sans importance qu'on recueille des propos riches de sens, des allusions donnant matière à réflexion; et par ailleurs, les révélations, les questions touchant aux tabous, ne peuvent voir le jour que devant une personne de confiance dont on ne redoute ni les intentions ni les jugements. Néanmoins nos courts séjours ont été en partie compensés par le sentiment d'appartenance à la même communauté linguistique exprimé implicitement par les villageois, ce qui a facilité les contacts et les échanges.


LES ARCHIVES NATIONALES, 31B Tràng thi, Hà nôi.

Pendant la colonisation il existait cinq dépôts d'archives en Indochine:

- le dépôt central de Hà nôi;

- le dépôt du gouvernement de la Cochinchine à Sài gon;

- le dépôt de la Résidence supérieure en Annam à Huê;

- et deux dépôts, l'un au Cambodge et l'autre au Laos.

Si l'Annam disposait dès 1897 d'un service d'archives bien organisé, le Tonkin a été laissé pour compte car l'effort "s'est borné à la rédaction d'une belle circulaire 2". On était en 1907. Quant à la Cochinchine, le gouvernement a constaté "la nécessité de réorganiser son service d'archives dans la séance du Conseil colonial du 29 septembre 1902 pour supplier aux désordres 1". Mais il fallut attendre 1917, sous le gouvernement d'Albert Sarraut, pour que cette question fût réglée. En effet, c'est grâce à l'impulsion du directeur de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Louis Finot, qui demanda à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres la désignation d'un spécialiste qu'un ancien élève de l'Ecole nationale de Chartes, Paul Boudet, archiviste paléographe, a été ainsi nommé directeur des Archives et Bibliothèques de l'Indochine.

On constate donc que les Archives conservées à Hà nôi ont été classées suivant le même modèle de celles de France. Il existe plusieurs Fonds à Hà nôi:

- Fonds du Gouvernement général (Gougal);

- Fonds de la Résidence supérieure du Tonkin (Résuper du Tonkin);

- Fonds de la Mairie de Hà nôi;

- Fonds de la mairie de Hai phong;

- Fonds de la Province de Hà dông et celui de Phu tho.

Pour des raison d'ordre matériel nous n'avons pu consulter que partiellement les fonds mentionnés. Malgré la lourdeur bureaucratique dans la gestion des Archives, nous avons pu travailler dans des conditions acceptables grâce à l'accueil chaleureux du personnel.



LES BIBLIOTHEQUES


Nous avons surtout exploité les fonds de la Bibliothèque nationale et ceux du Centre d'information des sciences sociales. En dépit des conditions matérielles précaires ces deux bibliothèques disposent des ouvrages difficiles à trouver en France, notamment des travaux des dernières décennies parus au Vietnam. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux écrits récents sur les traditions paysannes, aux pièces de théâtre datant des années 1930. Les albums de photos nous auraient été précieux, mais ils ont tous disparus de la circulation. En effet on constate qu'un nombre non négligeable d'ouvrages se sont évaporés. On apprend par ailleurs que le fonds de la Bibliothèque nationale a été plusieurs fois transféré durant ces dernières décennies sous la menace de la guerre (dans les années 1960 et 1970 et au déclenchement des hostilités avec la Chine). A la section des périodiques de la Bibliothèque nationale, notre attention s'est porté sur la collection de la revue Van su dia (Littérature-Histoire-Géographie) devenue par la suite Nghiên cuu lich su (Recherche historique). En fin de consultation nous nous sommes rendus comptes que ces deux revues ne représentent pas un intérêt particulier pour notre sujet. Sinon, pas de grandes découvertes. Les collections des journaux de l'époque coloniale qui présentent pour nous un intérêt certain sont souvent très incomplètes, beaucoup plus qu'en France. Quant au fonds de l'Institut d'histoire, nous n'avons pu y accéder à cause des travaux d'aménagement en cours.


AUTRES SOURCES EN FRANCE


En matière de moeurs et de traditions ancestrales, nous disposons dans un premier temps des collections de journaux en langue vietnamienne quasiment complètes conservées à l'annexe de la Bibliothèque nationale à Versailles. Phong hoa (Moeurs et traditions) et Ngày nay (Actuel), entre autres, nous fournissent d'innombrables et inappréciables indications pouvant servir d'instrument de mesure de l'évolution sociale et familiale au Vietnam de l'époque étudiée.



Phong hoa (PH) :

PH est un journal d'émancipation sociale à caractère humoristique tenu par des progressistes. Nguyên Tuong Tam, alias Nhât Linh, dirige l'hebdomadaire avec la collaboration de ses frères cadets (Câm, Lân, et Long) et de Trân Khanh Giu, alias Khai Hung. Ce journal qui avait été fondé à l'origine par un groupe d'amateurs était menacé de disparition. Les frères Nguyên Tuong l'ont racheté sans changer de nom pour en faire leur tribune. De grand format (25 x 32, puis 45 x 60 cm à partir du numéro 13), le journal compte de 20 à 24 pages suivant les numéros et paraît le jeudi puis le vendredi, de juin 1932 à juin 1936. Sa durée de vie est relativement longue par rapport aux autres journaux et revues, compte tenu du contexte historique de l'époque. Son contenu se répartit en différentes rubriques : les débats d'opinion autour de l'évolution des moeurs, la littérature sous forme de roman-feuilleton 1 et de nouvelles, la poésie, le théâtre, les actualités régionales et internationales, les reportages, etc. Fait nouveau dans la presse vietnamienne, le journal est illustré de dessins humoristiques et de temps à autre de photos. Son plus fort tirage connu ne dépasse guère 16.000, et le tirage moyen se situe aux environs de 8.000. Son siège, doté d'une ligne téléphonique, se trouve au 1, rue Carnot (actuel rue Phan Dinh Phùng) à Hà nôi.


Ngày nay (NN) :

NN paraît quelques années plus tard mais bénéficie d'une longévité plus signifiante (1935-1945). Étant donné que Phong hoa et Ngày nay sont dirigés par le même comité de rédaction, leur but est identique, à peu de choses près; à savoir, réveiller la conscience collective pour abattre les coutumes et les croyances arriérées, les entraves à la marche du progrès. Sur la forme, le second apparaît comme plus moderne avec des photos dans chaque numéro, du moins dans les premiers. De format moyen, Ngày nay paraît trois fois par semaine puis devient très vite un hebdomadaire. Son tirage varie de 4.000 à 8.000 exemplaires. De même que celui de son aîné, son siège est à Hà nôi, au 55 rue des Vermicelles, mais Ngày nay dispose en plus d'une succursale à Saigon.

Sans être exhaustif, il convient de mentionner quelques autres journaux qui ont pris position pour le "nouveau" dans les débats, par exemple, Phu nu thoi dàm (Chronique de la femme, 1930-1934), Dàn bà moi (Femme moderne, 1934-1936), Tân tiên (Progrès, 1935-1938), Van minh (Civilisation, 1926-1931).

Si la presse vietnamienne était abondante dans les années 1930 et après, - on dénombre facilement une centaine de titres de périodiques comportant le terme "moi" ou "tân", tous deux veulent dire "nouveau" - , dans les années 1920 son nombre était limité à quelques dizaines de titres. Plus on remonte dans le temps, moins on trouve de titres. De ce fait, peu de choses nous sont parvenues de la conquête coloniale à 1907, date de naissance du mouvement Dông Kinh Nghia Thuc qui a placé les débats sur le plan national.


Enfin, nous avons également consulté les différents Fonds d'archives coloniales conservées au Centre des Archives d'Outre-Mer (CEDAOM) à Aix-en-Provence.











C H A P I T R E 1




LES STRUCTURES CULTURELLES

TRADITIONNELLES




Actuellement, un débat ressurgit dans certains milieux intellectuels vietnamiens, à savoir si le Vietnam fait partie du bloc Asie orientale (Chine, Japon, Corée), et continue à en faire partie, ou appartient à l'autre ère géographique nommée Asie du Sud-Est (Cambodge, Laos, Thaïlande, Indonésie, Malaisie,...). Derrière ce débat s'en cache un autre, à caractère politico-culturel : est-ce bien le confucianisme qui caractérise la culture vietnamienne ? Autrement dit, quel est la place du confucianisme dans la culture vietnamienne? Ce débat avait pour antécédent un contentieux politique datant de l'affaire du Cambodge en 1979. C'est le secrétaire général, Lê Duân, qui a déclenché cette controverse en accusant le confucianisme de tous les maux: instrument de pouvoir du mandarinat rétrograde pour opprimer le peuple. Les adversaires de Lê Duân voyaient dans cette doctrine un moyen de maintenir l'ordre moral au sein de la société et de la famille. Si ce débat s'arrêtait à ce niveau, on n'aurait fait qu'effleurer superficiellement le problème. On pourrait dire aussi que si les Vietnamiens posaient cette question, c'est parce qu'ils étaient à la recherche de leur propre identité culturelle. Quel paradoxe donc pour un peuple qui se réclame "d'une culture de quatre mille ans" (bôn nghin nam van hiên)! En réalité, les deux premiers millénaires de l'histoire du Vietnam restent encore à prouver, car les légendes sur les rois Hùng et ceux qui les ont précédés n'ont pas de valeur historique. Il nous reste donc la question de savoir si l'espace de deux mille ans est suffisant pour que la culture d'un peuple puisse prendre forme. A cette question, on ne peut répondre que par l'affirmative.

Qu'est-ce alors que la culture vietnamienne ? S'agit-il de la culture dominante ou de celle des dominés ? Par quoi sont-elles, l'une et l'autre, caractérisées ? Nous nous proposons, dans cette partie, d'étudier d'une part, les traits spécifiques de la culture confucéenne et ceux de quelques cultures paysannes, et d'autre part, le rapport des secondes avec la première.




LA CULTURE COMME INSTRUMENT DE POUVOIR

Il convient de rappeler que l'Asie est subdivisée en deux aires culturelles distinctes dont l'une pour pôle l'Inde et l'autre la Chine. La culture indienne s'est répandue à travers l'hindouisme et le bouddhisme au-delà des frontières de l'Inde, puisqu'elle est parvenue dans toute l'Asie du Sud-Est: Birmanie, Laos, Thailande, Cambodge, Indonésie, Malaisie....

Tandis que l'expansion de la culture chinoise, par le biais du confucianisme, s'est limitée principalement au Japon, à la Corée et au Vietnam. On constate aussi que la sinisation s'est souvent accompagnée de domination, exception faite du Japon; en revanche, l'indianisation s'est imposée sans effusion de sang. Il va sans dire également qu'à l'intérieur de chaque pays d'Asie il y a coexistence, encore jusqu'à nos jours, de la culture dominante et des autres courants culturels représentatifs des communautés issues de l'immigration (la communauté chinoise en Thailande, par exemple). Souvent cette coexistence dépasse les frontières culturelles pour donner une autre forme de culture qui intègre des différents éléments de chaque culture mise en jeu. Le Vietnam présente de ce point de vue un autre cas de figure.

Sans aller jusqu'à retracer l'histoire de l'implantation du confucianisme au Vietnam, ou à faire une étude comparative sur sa place dans différents pays d'Asie (Chine, Japon, Corée), ce qui serait par ailleurs des sujets passionnants, il nous semble important de donner quelques repères au sujet de cette pensée. Ce rappel aura un caractère ahistorique car le confucianisme sera traité comme une constante de l'histoire du Vietnam depuis son indépendance arrachée aux Chinois au onzième siècle jusqu'au vingtième siècle. Avec l'implantation du régime colonial, le confucianisme entre alors dans sa phase descendante sans disparaître complètement.

Quand on étudie le Vietnam on constate qu'au cours de deux mille ans de son histoire il n'a pas produit visiblement un seul penseur, un seul philosophe. Cependant, compte tenu de ses difficultés d'exister pour ce pays, l'emprunt d'une pensée d'origine étrangère, surtout celle sur laquelle s'appuyaient les plus forts ou les anciens dominateurs, pour servir de superstructure, pouvait être le raccourci afin de rattraper le train en marche, un moyen de s'imposer légitimement en tant que dirigeante pour la couche la plus influente. On retombe ici sur la notion de pouvoir, une sorte de "paradoxe de la légitimité" disait Maurice Godelier. D'après lui, "tout pouvoir de domination se compose de deux éléments indissociablement mêlés qui en font la force: la violence et le consentement". Il pousse son analyse plus loin en affirmant " que des deux composantes du pouvoir la force la plus forte n'est pas la violence des dominants mais le consentement des dominés à leur domination". En clair, la répression, la violence physique et psychologique sont moins efficaces que l'adhésion ou la coopération, pour une raison essentielle, à savoir que la domination est apparue comme un service rendu aux dominés, un échange entre ces derniers et leurs dominants. Les deux parties partagent ainsi les mêmes représentations 1 .

Dans la société vietnamienne, le confucianisme érigé en doctrine politico-sociale illustre parfaitement cette analyse. Etant donné que dans la cosmologie confucéenne, l'au-delà, c'est à dire le Ciel ou Thiên en sino-vietnamien ( ), représente l'harmonie, l'ordre, la perfection, le monde d'en-bas doit le prendre comme modèle afin d'atteindre les résultats probants quant à l'organisation politique et sociale. Dans cette représentation, ces deux mondes communiquent par l'intermédiaire de l'empereur, nommé fils du Ciel ou Thiên tu, le garant de l'ordre chargé d'appliquer la doctrine suprême. L'idéogramme désignant ce personnage ( ) se passe de commentaire. En effet, le long trait horizontal du haut représentant le Ciel est plus long que celui d'en-bas symbolisant le Terre et ces deux traits sont reliés par la verticale.

Sur le plan pratique, cette philosophie s'appuie sur les trois piliers, appelés les trois relations fondamentales (tam cuong), et sur les cinq vertus (ngu thuong). Puisque l'empereur occupe la place centrale, le premier pilier repose sur le comportement, le devoir du sujet envers le souverain: respect, loyauté, appelés "chung" en sino-vietnamien. A l'échelle familiale, cette relation se traduit par la piété filiale, appelée "hiêu", et la fidélité conjugale ou "thuy". Ces rapports sont tous construits sur le même modèle, dans le même esprit. D'un côté on a le sauveur, le protecteur, le garant de l'ordre en la personne de l'empereur au niveau national, du père et du mari au niveau familial; et de l'autre côté le serviteur, le soumis représenté par le sujet, le fils et le femme. La notion d'ordre et d'harmonie apparaît comme une valeur intrinsèque qu'on doit à tout prix préserver. C'est elle qui dicte le comportement de chaque membre de la famille, l'unité de base de la société, qui régule les tensions et conflits inter-personnels. C'est manifestement la famille qui constitue le lieu de prédilection où s'enracine cette règle d'or. Mais ces relations n'ont de la valeur que si les individus sont éduqués dans ce but, même s'ils sont considérés par Confucius lui-même comme purs à leur naissance 1. Ainsi l'être humain doit durant son existence cultiver les cinq vertus:

- Nhân ( humanité );

- Nghia ( bonté et reconnaissance);

- ( politesse );

- Tri (intelligence );

- Tin (confiance).

Cet esprit peut être résumé dans la devise confucéenne "Tu thân, tê gia, tri quôc, binh thiên ha". Même si l'ordre n'est pas indiqué explicitement, on doit comprendre qu'il faut d'abord "s'éduquer soi-même", ensuite "gérer les affaires familiales" avant de "gouverner la pays" puis de "pacifier le monde". La vie est constituée sous cet angle d'étapes successives à franchir, et il n'est pas admis qu'une d'entre elles soit sautée. Autrement dit, un individu mauvais ne peut être un bon père ou une bonne mère de famille, sans parler des étapes suivantes; de même, celui qui a su pacifier le monde apparaît, aux yeux des autres, comme une personne qui avait réussi tout le parcours de la vie, donc une figure légitime. Si d'apparence cette devise concerne tout le monde, en réalité elle ne s'adresse qu'à l'homme et non à la femme, car la société humaine repose de fait sur ses représentants mâles. L'humanité est ainsi privée de la moitié de ses potentiels. L'édifice étant conçu, encore faut-il le construire puis le maintenir en état. Cette question se règle par le contingent de mandarins appelés à servir l'empereur, c'est à dire le pays et la nation. La porte du mandarinat est ouverte à tous sans discrimination, à l'exception de ceux qui ne respectent pas l'ordre étable. Les concours littéraires sont organisés à cet effet. Ce système de formation d'élite, comme tout autre système, vise à cristalliser et consolider les bases théoriques et les pratiques qui en découlent. Dès lors cette vision fermée sur le monde extérieur ne laisse aucune place à un appel d'air nécessaire à la génération des idées novatrices en accord avec un monde en mutations. Cependant, si l'on replace les choses dans leur contexte, en rappelant que Confucius était le contemporain de Bouddha (VIe siècle av. J.C., le temps où le monde apparaissait comme constitué d'îlôts sans rapport les uns avec les autres), elles semblent moins critiquables. Quoi qu'il en soit, cette vision confucéenne du monde a sa propre logique : qu'elle soit juste ou fausse, réductrice ou non, elle est quand même cohérente avec elle-même. A partir du moment où le monde est réduit à un centre et à ses périphéries, celui qui croit occuper la place centrale s'autorise alors à s'ériger en maître, et n'a rien à apprendre des autres puisqu'ils sont considérés comme des sauvages. Cette conviction ne fait que renforcer les représentations de ceux qui croient être le centre du monde; la boucle est ainsi bouclée.




LES QAUTRE ETAPES DE L'ASSIMILATION DU MONDE

EXTERIEUR PAR LA CHINE :

1. La vision "centre-périphérie" incite

la domination sur la périphérie et légitime

cet acte; Pour y établir la domination il faut asseoir

la base politique;

2. Pour asseoir la base politique il faut

inculquer les principes confucéens aux dominés;

3. Ces principes passent par l'étude des caractères;

4. L'étude des caractères basés sur les canons

confucéens renforce la vision "centre-

périphérie". La boucle est ainsi bouclée.

On remarque aussi que dans ce cycle, le maillon le plus faible est l'étude des caractères.

Il nous reste maintenant à voir comment cette doctrine s'est manifestée dans la société vietnamienne en général, et plus précisément dans les couches dirigeantes qui l'ont empruntée puis l'ont fait appliquer à l'échelle nationale. Pourquoi donc celle-ci fut-elle adoptée plutôt qu'une autre? Les raisons sans doute les plus évidentes de cet emprunt sont d'ordre historique. La longue domination chinoise de dix siècles (111 av. J.C. - 938 ap. J.C.) entrecoupée de révoltes et de luttes pour l'indépendance, constitue le cadre de la sinisation du Giao chi annexé à l'Empire du Milieu. La deuxième étape de cette domination allant de l'an 43 à l'an 543, marquée par la volonté de Si Nhiêp, le gouverneur chinois de cette province du sud, pose des jalons d'une intégration aux structures chinoises en démocratisant les connaissances. En effet, les Vietnamiens voient encore en Si nhiêp un grand homme de bonne volonté, un bienfaiteur. Après avoir assis des fondations la Chine poursuit et intensifie sa politique d'assimilation avec l'arrivée des Tang à la Cour impériale (618-907). Grâce à cette base politique, la culture chinoise sous sa forme confucéenne s'introduit et se répand au pays des Viet. L'étude des caractères han, du nom de la dynastie régnante, est encouragée et adoptée chez des Vietnamiens ayant soif de connaissances. Cependant faute d'historiographies vietnamiennes relatives à la domination chinoise on ignore l'étendue de l'expansion du confucianisme au Vietnam. Le manque de sources statistiques (démographie, enseignement, etc.) et de données sociologiques constitue un obstacle à la compréhension et à la description de ce fait. On ignore, par exemple, si les masses paysannes vietnamiennes savaient lire et écrire les caractères chinois, leurs réactions face à une culture d'origine étrangère, etc. On est alors amené à faire des hypothèses à partir des éléments connus qui sont plutôt des cas particuliers. L'envoi en Chine de quelques érudits signifie-t-il que la majorité des Vietnamiens connaissent les caractères? Par contre, si les Vietnamiens devaient partir en Chine pour obtenir des grades universitaires c'est qu'au Vietnam il n'y avait pas de structures comparables à celles existant en Chine à la même époque. L'Administration chinoise ne jugeait, peut-être pas nécessaire d'avoir une telle structure étant donné le nombre insuffisant des élites. Ou bien, comme le fait d'être couronné en Chine constituait une distinction sociale, il fallait maintenir ce rituel pour consolider le mythe de la grandeur de la culture chinoise. De nos jours ce processus de mythification fonctionne encore à merveille. Les pays du Tiers Monde envoient annuellement leurs contingents d'étudiants et cadres se former dans les pays dits développés. La dépendance politique des premiers passe entre autres par la dépendance culturelle.

Quoi qu'il en soit, il fallut attendre l'an 1070, soixante ans après la reconquête de l'indépendance nationale par les Ly, pour que la classe dirigeante vietnamienne édifiât le temple Van miêu pour rendre hommage à Confucius, et encore six ans après pour que les concours littéraires devinssent une institution nationale. Il est à noter aussi que ce monument construit dans la capitale reste l'unique lieu de culte dédié à Confucius. Quelle était la population de Hanoi à cette époque? Nul ne le sait avec exactitude. En tout cas elle ne pouvait dépasser quelques dizaines de milliers, étant donnée la superficie de la ville; et comme Hanoi était avant tout la capitale politique et administrative, ceux qui y vivaient, en dehors de la Cour, ne pouvaient être que l'élite mandarinale avec ses serviteurs. Quant à ceux qui vivaient d'activités économiques et d'artisanat, leur nombre aurait été insignifiant. On peut ainsi en déduire que le Van miêu, avec toutes ses significations, était essentiellement l'oeuvre de la Cour et du mandarinat, un lieu sacré où se déroulaient les rituels liés à l'exercice du pouvoir. En d'autres termes, le confucianisme était surtout le souci des classes dirigeantes qui reprenaient à leur compte le schéma des anciens maîtres pour avoir la haute main sur les affaires nationales, et pour maintenir le statu-quo de l'ordre établi.

L'adoption du confucianisme aurait été une nécessité dictée par les circonstances car les Vietnamiens n'avaient rien d'équivalent sur le plan de la pensée. Le bouddhisme aurait fait l'affaire, étant donnée sa diffusion dans la société vietnamienne à une date relativement avancée (IIe - IIIe siècle de notre ère). Mais à la différence du confucianisme, qui était aussi une doctrine étatiste, le bouddhisme visait à délivrer l'être humain de ses souffrances conditionnées par la vie; les bases politiques n'étaient pas nécessaires à son implantation. Par corollaire, cette doctrine ne pouvait être prise comme instrument de pouvoir. Or, tout pouvoir doit s'appuyer sur la notion de contrat passé entre gouvernants et gouvernés afin de perdurer. Cette composante du pouvoir restait le pivot du confucianisme étatisé. L'empereur, avec l'aide des classes dirigeantes, veillait sur le bien-être du peuple qui, en revanche, devait le payer pour les services rendus, en impôts, corvée et service militaire. C'était bel et bien le confucianisme qui a structuré la société vietnamienne en instituant les règles de conduite morale et sociale en public ou en privé. D'autres explications restent à explorer, néanmoins on pourrait avancer également l'idée que le tempérament et la mentalité des Vietnamiens étaient prêts à recevoir la doctrine confucéenne. Trinh Van Thao qui étudie dans un ouvrage récent 1 le rapport et le passage du confucianisme au communisme à travers trois générations d'intellectuels (1862, 1907, 1925) apporte à cet égard un éclairage inédit. Mais un examen de la culture villageoise permettrait de restituer chaque culture à sa place et d'en dégager ce qui lui est propre.



L E V I L A G E V I E T N A M I E N

O U L A C O N T R E - C U L T U R E



L'une des caractéristiques de la culture populaire villageoise au Vietnam réside dans sa tradition orale. L'organisation sociale s'appuie plutôt sur le village que sur la famille, ce qui représente à la fois sa force et sa faiblesse. La haie de bambou servant autant de défense naturelle que de frontière inviolable en est le symbole. Le centre décisionnelle de toutes les activités relatives à la vie du village n'est rien d'autre que la maison communale ou le Dinh. Étant donné que la riziculture occupe la place principale, les autres activités dépendent du calendrier agricole. L'artisanat (vannerie, tissage, travail de la soie, menuiserie, sculpture sur bois ...) représente une place non négligeable dans certains villages, mais d'autres se contentent uniquement du produit des récoltes. La période de repos est souvent matérialisée par les fêtes, temps indispensable à la régénération, au renouvellement des forces physiques et spirituelles. Si les cérémonies et les réceptions les plus solennelles ont lieu à la maison communale, les fêtes qui sont par ailleurs de hauts lieux de sociabilité et de convivialité s'y déroulent également. L'harmonie de la culture villageoise repose sur l'articulation d'un ensemble de facteurs aussi nécessaires les uns que les autres. Si on en supprime un pour une raison ou une autre, l'équilibre sera rompu et il s'ensuivra des conséquences fastes ou néfastes selon l'interprétation de l'observateur en place.

Nous souhaitons, dans la mesure du possible et sur certains aspects, parvenir à une étude comparative de deux cultures, l'une académique basée sur les textes, et l'autre populaire appuyée sur la tradition orale. Cependant, ce serait simpliste de dire que d'un côté on a la culture confucéenne, et de l'autre, la culture populaire, car cette dernière représente un conglomérat de cultures régionales qui, à degrés divers, sont traversées par la culture dominante avant de se subdiviser en cultures villageoises. Mais pour des raisons matérielles nous ne pourrions traiter en profondeur toutes les cultures régionales du Nord-Vietnam. Nous nous proposons donc de donner un cadre général puis des cas ou des aspects qui nous semblent révélateurs de la tradition populaire. Ce constat nous servira par la suite d'indicateur dans la confrontation entre la modernité et la tradition.


I. Généralités



Avant d'entrer dans le vif du sujet, il convient de préciser les quelques termes souvent utilisés pour désigner la commune vietnamienne:

Làng : terme vietnamien désignant l'unité de l'espace vital néanmoins complète des paysans;

Xa ( ) : terme sino-vietnamien désignant l'unité administrative dans certaines régions. Dans le delta et sur les hauts plateaux du Nord-Vietnam, un xa peut comprendre un ou plusieurs làng, selon le cas. Quand un làng fait partie d'un xa il prend alors le nom de thôn, terme sino-vietnamien.

Ainsi thôn et làng ont la même signification, mais chacun renferme ses propres couleurs. Làng, chargé d'affectivité, est utilisé surtout dans le langage courant, tandis que thôn avec son côté administratif est surtout employé dans les écrits officiels 1. Une autre caractéristique est à signaler également: chaque village vietnamien possède deux noms, l'un vulgaire (tên nôm), l'autre littéraire (tên chu). Il va sans dire que la tradition orale aime à employer le nom vulgaire et que le nom littéraire est laissé aux bons soins des administratifs.

Bien que le village vietnamien ait fait couler beaucoup d'encre depuis la colonisation, il n'en reste pas moins un sujet difficile à saisir dans sa globalité, et l'intérêt qu'il suscite n'a cessé de s'accroître durant ces deux dernières décennies. Au début des années 1970 il était question d'organiser au Vietnam un colloque sur le thème "La campagne vietnamienne dans l'histoire" mais le climat de guerre a empêché cette concrétisation. Cependant l'acte du colloque, rassemblant des écrits de spécialistes de compétence très diverses, a été publié en deux volumes, le premier en 1977 et le deuxième en 1978 par "l'Edition des sciences sociales" de Hanoi 1. Il n'en demeure pas moins que bien des questions subsistent. Par exemple, celle liée à l'origine du làng, qu'on ignore encore.

Le nom de xa est mentionné, semble-t-il, pour la première fois, dans les annales locales vers la fin de la domination chinoise en Annam. A en croire Nguyen Huu Khang, "Khuc Thua Hao, gouverneur annamite (907-917), divisa le pays en phu (préfectures), huyên (districts) et xa. Mais nous ne savons rien de l'organisation du xa à cette époque" 2. Cependant d'après cet auteur, le premier recensement des inscrits eut lieu au cours de l'année 1082; et sous le règne de Trân Thai Tôn (1225-1258), les deux catégories d'administrateurs communaux étaient recrutés parmi les mandarins appartenant au moins à la 6e classe (administrateur-adjoint) et à la 5e classe (administrateur principal). Quant à savoir si le làng est une institution chinoise, il est de plus en plus difficile de l'affirmer, même si les travaux de Luro et de Ory vont dans ce sens. Ceci au moins pour deux raisons.

- D'abord, la notion chinoise du "village" a toujours été définie comme un groupement de familles, et le conseil communal était formé uniquement de chefs de famille. Au pays d'Annam le làng est lié à l'idée de regroupement d'un certain nombre d'occupants (et non de familles) et à l'existence d'un espace vital qui leur avait été attribué. Le conseil des notables ne se compose pas de chefs de famille mais de représentants du village.

- La maison communale ou dinh dont certains font coïncider le début de l'existence avec la fondation des Trân (XIIIe siècle), mais dont on ignore toujours l'origine, avait une architecture différente de celle de son homologue en Chine, puisque ce bâtiment était construit sur pilotis, d'après les vestiges trouvés par les archéologues vietnamiens, comme l'habitat des minorités ethniques du Vietnam (Muong, Thai... ), et celui des peuples voisins (Lao, Khmer, Thaïlandais, ...).

Pour comprendre la société vietnamienne on ne peut faire l'impasse sur le village vietnamien. L'ethnologue Nguyên Tu Chi dirait, en d'autres termes que " comprendre le làng revient à avoir en main une base minimale et nécessaire pour comprendre la société des Viet, en particulier, et la société vietnamienne en général", puisque le village vietnamien est "la cellule vivante de la société vietnamienne, le produit naturel du passé chez le Vietnamien riziculteur" 1. Il est généralement admis que le village vietnamien bénéficie d'une certaine autonomie interne à l'égard du pouvoir central. "La commune annamite, écrivait Nguyên Van Huyên dans une étude sur ce thème, est reconnue depuis toujours comme impénétrable" 2. Le journal Ngày nay, dans son numéro du 7 mai 1935, allait dans le même sens: "Derrière les touffes de bambou, chaque village vietnamien est un monde à part. Si l'organisation administrative est identique partout, les coutumes et les usages varient d'un village à l'autre".

Il est à remarquer que deux populations de deux villages voisins, séparés seulement par une rizière, ont souvent des accents linguistiques différent 1. A quoi tient ce phénomène ? Les gens du village l'attribuent facilement à la nature de l'eau consommée, c'est à dire trouvée dans le puits du village. Quoi qu'il en soit, ce trait linguistique s'ajoute aux autres particularités de chaque village, qui constituent en somme sa propre identité. Et on peut dire, sans trop prendre de risque, que chaque village vietnamien forme une unité à la fois politique, économique, sociale, culturelle et cultuelle, et que chaque villageois, homme ou femme, enfant ou adulte, a la charge de maintenir cette cohésion et de la perpétuer. On ne peut s'empêcher, à cet égard, de poser la question : "Quelle est alors la place du pouvoir central dans cette forteresse?" Il est indéniable que le village ne peut jouir d'une indépendance totale. L'administration centrale intervient au niveau du contrôle des inscrits qui est jalousement gardé par les autorités villageoises. En fait, elle ont peur des conséquences éventuelles. Nguyên Van Huyên donne l'exemple du village Da nguu dans la province de Bac ninh qui n'avait que 909 inscrits d'après le recensement de 1931, mais une fois la vérification faite, on en comptait 2348 2. En effet, le contrôle des inscrits est un outil redoutable pour le pouvoir central, car il permet de déduire la part des impôts à prélever, le quota des corvéables et enfin le contingent mobilisable pour le service national; ce sont les trois principaux services que le village doit lui rendre. Dans l'ancien temps, la Cour devait recourir à la peine de mort pour punir les responsables du village qui auraient fait des déclarations mensongères sur ces chiffres. (La bataille des chiffres, comme on le voit, ne date pas de l'époque coloniale mais est bien antérieure.) Par ces trois contraintes, l'Etat arrivait à dicter sa politique et à imposer une certaine rigueur économique au village. (Il est à souligner que même à l'heure actuelle l'Etat tire l'essentiel de ses ressources des impôts versés par les villages, puisque le régime de l'impôt sur le revenu n'existe toujours pas pour les citoyens.) Les autres dimensions (culturelles, cultuelles, sociales...) sont prises en main directement par le village.

On a vu plus haut que l'existence du village est étroitement liée à celle de son espace, formé du territoire destiné à l'habitat, et des rizières. L'organisation de l'espace suit un schéma assez commun : l'habitat s'ouvre sur les rizières 1. Si l'espace réservé à l'habitat est fermé par la haie de bambou, en revanche l'intérieur du village est complètement ouvert. En effet, les portes de chaque maison restent ouvertes toute la journée et les maisons communiquent entre elles malgré la séparation apparente que constituent les murets 2. Cette particularité confirme donc l'unité du village face à l'extérieur. D'ailleurs, quand un individu étranger au village franchit pour la première fois la haie de bambou, il se trouve devant une sorte de labyrinthe dont seuls les villageois détiennent le secret. Pour cette raison, en temps de guerre, le village demeure le refuge naturel pour ceux qui veulent échapper au contrôle de l'adversaire. Le sentiment national, l'esprit nationaliste chez les Vietnamiens n'étonnent plus les observateurs, cependant ils sont avant tout "le peuple du village" (dân làng) avant d'être les citoyens, le peuple de la nation (dân nuoc). Fier de ses traditions et de son mode de vie, fort de la solidarité communautaire, le village s'érige en quelque sorte en une autorité de fait pour contrebalancer le pouvoir central. L'expression qui est sur les lèvres de chaque villageois phep vua thua lê làng (l'ordre du roi cède le pas aux coutumes du village) en est la preuve. A l'heure actuelle, on voit, par exemple, à l'entrée de certains villages, un écriteau qui prévient les visiteurs motorisés qu'ils ont à payer une petite "taxe de circulation" qui servira à l'entretien des routes. Cette initiative échappe totalement aux autorités centrales, en l'occurrence le parti. Cependant, en cas de désaccord avec le pouvoir, le village ne cherche jamais à l'affronter, à s'opposer par la force, mais au contraire, il s'efforce de trouver des moyens plus dissuasifs pour ne pas le heurter. Seul le résultat compte, la façon d'agir doit être la plus souple mais aussi la plus efficace possible, quitte à faire des détours, à être lésé en apparence. En un mot, la culture villageoise préfère le consensus, le compromis à tout acte extrémiste.

Hier comme aujourd'hui, l'existence d'un village repose avant tout sur la riziculture. Au Nord-Vietnam depuis fort longtemps les paysans arrivent à avoir deux récoltes par an : le riz du cinquième mois (vers juin) et le riz du dixième mois (vers novembre), plus connus respectivement sous les vocables de "vu chiêm" et "vu mùa". Pour assurer un travail efficace et avoir un bon rendement, les paysans ont recours à une répartition des tâches entre toutes les personnes en âge de travailler. Au niveau d'une famille, la cogestion assurée à la fois par l'homme et la femme témoigne d'une entente et d'une responsabilité partagée. On a tendance à croire que le travail le plus pénible repose sur l'homme, mais en réalité la femme fait preuve d'une endurance inégalée. Prenons le cycle agraire, et nous constatons que la femme fournit des efforts au moins égaux à ceux de l'homme.


Répartition des tâches agricoles entre l'homme et la femme


Tâches

homme

femme

Labourage

h


Hersage

h


Semailles


f

Repiquage


f

Irrigation

h

f

Moissons

h

f

Battage

h

f

Décorticag

h

f

Blanchissage


f

Il est vrai que le labourage et le hersage demandent un effort physique de la part de l'homme, mais la grosse part n'est-elle pas déjà fournie par l'animal, en l'occurrence le buffle? Il n'en est pas de même pour le repiquage qui, certes, ne nécessite pas un effort physique incommensurable; cependant la femme doit, à longueur de journée, courber le dos pour effectuer ce travail. Une personne non initiée aurait le dos "cassé" au bout d'une journée de repiquage. La remarque d'un observateur français, en poste à Hanoi, qui travaille sur l'agriculture au Vietnam, en voyant des Vietnamiennes d'un certain âge marcher le dos courbé dans les rues, résume bien cette tâche :"On dirait qu'elles continuent à repiquer leurs plants de riz." Cette étape est considérée par l'ethnologue Nguyen Tu Chi comme la plus pénible de la riziculture. En effet, il s'agit d'un travail de fourmi que seule la main de l'homme, par expérience, peut assurer. A ce jour aucune mécanisation n'a été possible. Le travail de la femme ne s'arrête pas là, on voit encore de nos jours des femmes au visage camouflé pour se protéger contre la chaleur torride de l'été, irriguer les rizières aux heures les plus chaudes de la journée (midi - quatorze heures).

Par ailleurs, si les travaux agricoles s'insèrent étroitement dans le tissu économique villageois, ils s'enracinent aussi profondément dans la tradition. La vie moderne a apporté le calendrier grégorien mais les villageois continuent, même à nos jours, à vivre avec le calendrier lunaire. Les semailles, les récoltes, et diverses activités, qu'elles soient publiques ou privées, reposent encore sur celui-ci. Dans le quotidien c'est encore lui qui sert de repères temporels dans les conversations.



II. L'appareil administratif


Si l'appareil administratif villageois vietnamien a subi des secousses à différentes époques il n'en demeurait pas moins un trait identitaire de la culture villageoise. Son évolution nous importe moins que son enracinement. Pour cette raison précise la présentation qui suit ressemble plutôt à une constante historique qu'à une confrontation avec la modernité.

Décrire l'appareil administratif du village vietnamien revient à identifier ses rapports avec le pouvoir central. Ici, l'appareil administratif répond à deux prérogatives. D'abord, le village, comme identité et unité politique, sociale, culturelle et cultuelle, se doit de se doter d'une règle de fonctionnement interne; d'autre part, l'Etat centralisateur a besoin d'un outil sur lequel il agit afin de pouvoir contrôler l'ensemble du territoire. De là découlent deux logiques, deux modèles ou deux pratiques, parfois antagonistes, qui se heurtent, parfois dépendants, qui s'interpénètrent selon les époques où l'Etat est fort ou faible. Néanmoins ces deux modèles qui ne partagent pas les même intérêts choisissent le même mode de représentation. En effet, le village vietnamien est, dans l'un ou dans l'autre modèle, représenté par une personne, à savoir le chef du village.

De tout temps et à n'importe quelle époque, le village vietnamien reste le pivot de la survie nationale en temps de paix comme en temps de guerre. De tout temps aussi, le village résiste à toute tentative de changement que ce soit sur le plan administratif, politique ou culturel, surtout s'il se sent menacé par la perte d'identité ou d'autonomie qui en découlerait. Tout souverain sait en tenir compte et essaie de l'utiliser à ses fins. Comme tout régime d'inspiration étatique, les monarchies de l'ancien Vietnam devaient compter et s'appuyer sur leurs instruments de pouvoir pour gouverner. Ce prolongement de l'autorité centrale se nommait "mandarinat", et était formé de lettrés reçus aux concours littéraires. C'était parmi ces gradés que le pouvoir central choisissait ses administrateurs communaux. A l'époque des Trân (1225-1400), on distinguait parmi eux deux catégories:

- les dai tu xa, recrutés parmi les mandarins de 5e classe et des classes supérieures;

- les tiêu tu xa, recrutés parmi les mandarins de 6e classe et des classes inférieures 1.


Par la suite, aussitôt arrivé au pouvoir, Lê Loi (1427-1433) a rétabli l'institution des mandarins communaux supprimée sous les Minh. Il en nommait trois dans les grands villages ayant plus de 100 inscrits, deux dans les moyens villages dont le nombre des inscrits était compris entre 50 et 100, et un dans les petits villages ayant moins de 50 inscrits 1. Peu à peu, cette nomination est devenue une attribution des mandarins des phu (préfecture) ou des huyên (district). Les mandarins communaux avaient la charge de "l'administration générale des affaires de la commune, de l'instruction et de la solution des procès, d'instruire et de policer les habitants" 2. De ce fait, l'Etat ne connaissait le village qu'à travers ses hommes, ceci pour deux raisons voulues à la fois par les uns et par les autres. D'un côté, le pouvoir central reconnaissait le village comme une personne morale, une unité sociale représentée par un seul homme désigné par lui, et ne cherchait pas à avoir affaire directement avec les individus. A cet égard, il suffisait que quelques individus sèment le désordre (pillage, révolte...) pour que tout le village fût puni par les autorités supérieures. De l'autre côté, le village se gardait de tout divulguer, de rapporter les activités et les affaires internes au représentant officiel, en qui il n'avait pas entièrement confiance.

Pour se maintenir au pouvoir, les monarques avaient besoin des contributions du peuple entier à qui il faisait appel pour le service militaire, pour la corvée, pour payer les impôts et diverses taxes. Ces trois obligations indiscutables, les mandarins communaux devaient veiller à les faire appliquer. C'était sur eux que pèseraient les menaces si les impôts tardaient à venir, si le contingent pour le service militaire ou la corvée manquait d'effectifs. Ayant la charge de mener à bien les affaires, ils répercutaient les menaces sur le village par l'intermédiaire de son représentant. A l'inverse, pour satisfaire le peuple, l'Etat le payait pour les services rendus en mettant un certain nombre de terres à sa disposition. Rappelons au passage qu'en vertu de la monarchie d'inspiration confucianiste, le territoire national relevait de la propriété du roi, qui déléguait aux mandarins communaux l'attribution des terres cultivables à chaque village, selon le nombre d'inscrits et les règles définies par le cadastre. En général tous les trois ans, la répartition des terres devait être revue et corrigée en fonction des données réelles du moment. L'adage populaire dit aussi à ce propos que "Les terres appartiennent au roi, la pagode au bouddha" (dât cua vua chùa cua but). Mais l'Etat, lui aussi, avait ses devoirs envers le peuple. Il revenait à lui d'assurer la sécurité, la défense du territoire, de faire reculer les risques de calamités naturelles, d'écarter les fléaux et d'entreprendre les grands travaux hydrauliques .

Nous venons de retracer brièvement la logique voulue par l'Etat centralisé pour établir son emprise sur le village. Bien que la nature des rapports, les attributions des tâches soient connues, nous nous heurtons à une zone d'incertitude quant à la pratique décisionnelle, à savoir sur qui reposait le véritable pouvoir au sein d'un village vietnamien. Faute de sources et de travaux approfondis nous nous contentons de donner l'organigramme qui nous paraît le plus vraisemblable et le plus fréquemment rencontré. En d'autres termes, le modèle proposé repose sur un minimum d'organes fonctionnels et qui a survécu jusqu'à l'époque coloniale. Nous obtiendrons un appareil de type "vuong tuoc" (modèle étatique ou littéralement "prestige lié au roi") qui comprend:


- le Tiên chi, personnage le plus gradé du village. C'est à lui que revient le pouvoir de décision sur toutes les affaires du village. Tout acte administratif doit d'abord comporter sa signature. Il occupe la place la plus prestigieuse dans les réunions et dans les repas à caractère public. Il a toujours droit à la "tête du cochon" (thu lon), la partie de l'animal réservée symboliquement à la plus haute hiérarchie.

- le Thu chi, l'adjoint du précédent dans les grands villages. Il le seconde. Sa signature dans les écrits officiels vient juste après celle du Tiên chi; par contre, il n'a pas droit à la "tête du cochon" lors des festivités, à moins que son supérieur veuille bien la partager avec lui.

- Le ky muc, ou conseil des notables formés de gradés, d'hommes d'âge (60 ans ou plus), d'anciens notables, d'anciens représentants et de représentants en exercice du village. Mis à part les gradés, tous les autres membres du conseil doivent, pour être reconnus par tout le village, officialiser leur titre en organisant un grand repas au dinh. C'est le rituel "khao vong". Font partie aussi du conseil ceux qui ont acheté des titres à la Cour. Cette pratique permet à la Cour dans les moments de "vaches maigres", d'avoir des rentrées en nature en vendant un certain nombre de terres. Il va de soi que seuls les riches propriétaires peuvent les acheter.Il semble bien que toutes les affaires du village reposent sur ce conseil présidé par le "Tiên chi". Les hommes âgés, pourtant membres à part entière, n'assistent aux réunions qu'à titre consultatif au mieux, sinon ils sont réduits au rôle de simples observateurs. L'une des attributions du conseil consiste à nommer le "Ly truong".

- Le "Ly truong" est le représentant officiel du pouvoir central devant le village et inversement. Les décisions de l'un ou les réclamations de l'autre passent par lui avant d'atteindre la partie adverse. Etant nommé par le conseil des notables, il a la charge d'exécuter ou de faire exécuter par ses collaborateurs les décisions prises par celui-ci. Cependant son entrée en fonction n'est effective qu'à partir du moment où il est reconnu par le village (les habitants) et par les autorités supérieures au Huyên dont dépend le village. C'est sur lui que pèsent les menaces, les critiques quand l'Etat se juge insatisfait des contributions du peuple; et c'est contre lui que se retourne le village s'il le trouve injuste ou partial dans ses actes. Effectivement, le village a le droit, en principe, d'intenter un procès contre lui devant le mandarin du district. Parmi les collaborateurs du "Ly truong", on trouve en général:

- un "thây tu", lettré ayant pour tâches de rédiger les voeux, les prières dans les cérémonies;

- un "thây thông giang", chargé de traduire et d'expliquer toutes les décisions administratives venant d'en-haut au village;

- un "thu bô", responsable des registres des inscrits et du cadastre;

- un "lang cai", gardien de tout acte de vente, d'achat, de changement de propriétaire, etc.;

- un "thây sa nam", responsable des rites

- un "ông tu", gardien de la maison communale;













ORGANIGRAMME DE L'APPAREIL ADMINISTRATIF

DU VILLAGE VIETNAMIEN



Nous avons signalé plus haut qu'il y avait concurrence de deux modèles de représentation du village: l'un de type "vuong tuoc" (prestige lié au roi) et l'autre de type "xi tuoc" (prestige lié à l'âge). On se doute bien que ces deux modèles se distinguent par le fond et non par la forme. En effet, l'appareil administratif institué par le pouvoir central ou celui mis en place par la tradition villageoise restent quasiment identique. Par exemple, la nomination du "ly truong" relève toujours du conseil des notables. Par contre, selon la tradition villageoise, le "tien chi" doit être issu du peuple, c'est à dire doit être né et avoir grandi dans le cadre du village. Ce rôle ne peut revenir qu'à l'homme le plus âgé et le plus respectable par son intégrité et par sa vision juste des choses (dao duc). On comprend alors les réactions du village quand arrive le mandarin venu d'ailleurs, même s'il est nommé par le pouvoir central, car pour le village il s'agit d'un acte d'immixtion dans ses affaires internes. Cependant les affrontements avec les autorités supérieures sur cette question sont toujours évités étant donnée la culture villageoise qui recherche avant tout le compromis. En effet, il y a bien coexistence de deux réalités entièrement indépendantes sans que l'une ou l'autre soit complètement anéantie. Cherchant à définir les rapports entre le village et l'Etat vietnamiens, Nguyên Dông Chi écrit: " Même si ceci (le village) est la base de cela (le pouvoir central), le premier respecte le second (...). En revanche, même si cela domine ceci, en définitive il n'arrive pas à le maîtriser totalement" 1. Mais quand l'Etat est fort, les exactions deviennent une pratique courante. Sous les Trân (1225-1400), pour se prémunir contre toutes dissimulations du nombre des inscrits, l'Etat prenait des mesures oppressives concernant les obligations. Il choisissait arbitrairement le nombre d'inscrits déclarés d'une certaine année pour servir de base intangible aux années ultérieures; alors qu'en principe, il devait tenir compte à chaque échéance du nombre de naissances et de décès dans la répartition des terres, les prélèvements d'impôts, etc. 2. A ce caractère tyrannique, le village opposait une résistance active dictée par sa tradition défensive, en pratiquant la stratégie "dông không, nhà trông" (rizières abandonnées, maisons vidées). Dans la première phase, les villageois laissaient leur logement tomber en ruine et ne s'occupaient plus de leurs rizières. Ensuite ils s'enfuyaient petit à petit dans d'autres localités et s'y installaient pendant quelques années, en laissant les autorités de faire ce qu'elles voulaient des terres abandonnées. Enfin, un petit groupe de familles regagnait le village et demandait aux autorités de reconsidérer la nouvelle situation. Si cela ne suffisait pas, le groupe n'hésitait pas à les corrompre. La corruption vue sous cet angle devenait une arme pour lutter contre les exactions. En fin de compte, l'Etat a dû céder et procéder à la nouvelle réglementation en diminuant les impôts pour montrer sa "générosité" 1. Par contre, quand l'Etat et le village arrivaient à coexister sur la base d'un certain respect mutuel, ceci se traduisait concrètement dans la vie pratique. Afin d'éviter que le modèle étatique l'emporte sur le modèle villageois dans la nomination du "Tiên chi", tout le monde s'accordait sur le principe d'"avancement modéré". Par exemple, les lettrés possédant le titre de "tu tài" (bachelier) étaient avancés de 10 personnes, les "cu nhân" (licencié) de 15, les "pho bang" (docteur de 2e catégorie) de 20 et les "tiên si" de 30. Ce système permettait aux tenants des titres d'accéder à la place du "Tiên chi" avant leur âge, c'est à dire avant les autres inscrits dépourvus de titre sans détruire le modèle coutumier. Ou encore, lors des repas à caractère public, on partageait la tête de cochon en deux, une moitié allait aux vieux et l'autre aux lettrés attitrés.

Quoi qu'il en fût, le nombre exact des inscrits constituait une affaire confidentielle du village, gardée jalousement de génération en génération. Seule la dénonciation, à la suite de conflits inter-personnels, pouvait révéler ce chiffre au grand jour. Situation dont l'adage populaire dirait : "Quand les lèvres sont entrouvertes les dents ont froid." (môi ho rang lanh). Ainsi, le rapport du village à l'Etat était ambigu, à le fois "pour et contre, respect et entêtement" 1.

Que s'est-il passé sous l'administration coloniale? Le village vietnamien a-t-il changé d'attitude face à elle? La colonisation a-t-elle réussi à le mettre à genoux?

De la conquête à la fin de la "pacification", marquée par l'arrivée de Paul Doumer à la tête du gouvernement général de l'Indochine, l'Administration coloniale n'a pas eu le temps de s'attaquer à la "commune annamite", car cette question ne constituait sans doute pas une urgence. Il fallut attendre 1921 pour qu'une tentative de réforme puisse aboutir avec les arrêtés du 12 août signés de la main du Résident supérieur du Tonkin. Effectivement, ces réformes portant sur la réorganisation du conseil administratif des communes visaient "à utiliser toutes les capacités communales et à grouper dans les conseils administratifs les anciens ky muc, et les éléments de bonne volonté plus évolués". Cette réforme s'inscrivait, certes, dans le cadre de la modernisation administrative amorcée par Paul Doumer, mais elle permettrait aussi aux colonisateurs d'atteindre les affaires locales pour mieux les contrôler. Six ans après, René Robin, résident supérieur du Tonkin, a reconnu, dans une circulaire adressée aux administrateurs-chefs de province, que "ce but n'a pas été atteint" 2. L'échec de cette tentative est à chercher du côté des coloniaux qui voulaient imposer un nouveau mode de fonctionnement sans avoir le consentement des anciens notables. Autrefois nommés, le "Tiên chi" et le "Thu chi" devaient désormais être élus par les électeurs avant d'être choisis par les membres du conseil pour les représenter. La suspicion à l'égard de l'Administration coloniale, animée du sentiment de préserver la tradition, a fait des notables des opposants "sourds" à la réforme, "s'abstenant de solliciter un mandat". Il en résultait que le conseil élu se trouvait souvent à contre-courant de la tradition. Placée devant cette situation inconfortable, la Résidence supérieure du Tonkin a pris la décision d'abroger les réformes de 1921 en en instituant une nouvelle, par l'arrêté n°785-I du 25 février 1927. Cherchant à récupérer les mécontents, l'Administration coloniale a instauré un autre conseil nommé "conseil de ky muc" pour assister le conseil d'administration dit "conseil de Tôc biêu", déjà mis en place en 1921, qui supervisait et continuait à superviser l'édifice communal. Réduit au simple rôle consultatif, le conseil de Ky muc donnait cependant "obligatoirement son avis par écrit sur les principales décisions prises par le conseil d'administration" 1. De toute façon il fallait remplir certaines conditions pour pouvoir faire partie du conseil de Ky muc : avoir au moins 30 ans, être titulaire des titres de l'enseignement traditionnel ou de l'enseignement moderne (au moins du brevet élémentaire ou du diplôme d'études primaires supérieures), ou d'un grade de mandarin soit civil, soit militaire. En cas de désaccord entre les deux conseils, la question devait être soumise à nouveau au conseil d'administration. Le Résident-Administrateur-chef de province trancherait s'il y avait toujours divergence après la deuxième consultation 2 . Le conseil de Tôc biêu ne jouissait pas pour autant d'une autonomie totale, car les autorités supérieures ne perdent pas le nord. En effet, "Le Résident pourra, en outre, par décision spéciale, charger temporairement le conseil d'administration de l'exécution de missions particulières de police ou d'administration" 1. De même, les décisions du conseil contraires aux intérêts de l'administration ou de la commune pouvaient être annulées par l'Administrateur-chef de province qui prononcerait la suspension ou la dissolution du conseil. Une fois élu par le scrutin majoritaire et par les inscrits âgés de 18 ans et plus, le conseil de Tôc biêu choisissait dans son sein un président (chanh huong hôi) et un vice-président (pho huong hôi). Contrairement au mandat de Ky muc qui était illimité, tous les six ans ce conseil devait être renouvelé en bloc mais ses membres, limités au nombre de 20 (4 élus pour 100 électeurs) restaient indéfiniment rééligibles 2. Ce conseil s'adjoint de même un Ly truong qui servait d'intermédiaire entre l'administration et la commune. Ce représentant avait la garde du cachet de la commune et des archives autres que celles du conseil d'administration. Il s'occupait particulièrement du recouvrement des impôts et de la perception des taxes communales qu'il versait au trésorier.

Les réformes coloniales ont fait apparaître un nouveau type de notable dans le paysage communal en la personne du secrétaire. Des écoles crées spécialement au chef-lieu de province pour les futurs candidats à ce poste ont été confiées aux fonctionnaires indigènes désignés par le Résident. Ces derniers leur enseignaient des connaissances liées à la fonction de secrétaire sans oublier "l'instruction de la réforme". La durée des études était fixée à six mois durant lesquels les élèves-secrétaires percevaient une allocation mensuelle dans la limite des moyens de leur village respectif.

Mais les réformes ne s'arrêtaient pas là. Elles touchaient cette fois le coeur de la tradition en codifiant les rites et les pratiques de la vie quotidienne sous la rubrique "Coutumier". A titre d'exemple, le "tiên cheo" ou "redevance dûe par la famille de l'époux au village de l'épouse" doit être compris entre 0$50 et 5$, l'enterrement, entre 1$ et 30$, le "khao vong" ou droit d'accession à un grade, entre 5$ et 50$. Tous ces droits/taxes faisaient partie des recettes réglementées du budget de la commune. Au-delà de son aspect financier, la portée de ces réformes aurait atteint les pratiques traditionnelles, désorganisé une structure culturelle basée sur la solidarité parentale, les rapports de voisinage et l'observation des pratiques ancestrales. Le simple fait d'introduire la taxe d'enterrement qui "exempte la famille de tout repas obligatoire offert à la commune" pourrait faire se disloquer tout un tissu social. Cette taxe, bien que limitée à 30$ ne constituait pas inévitablement une dépense supplémentaire pour la famille en deuil. Cependant elle n'avait pas la même fonction car l'unique souci des administrateurs consistait à renflouer la caisse de la commune. Alors que "le repas obligatoire" qui nécessitait, certes, des dépenses renfermait d'autres dimensions qu'on ne pouvait pas manipuler comme de simples écritures comptables. Quand on connaissait l'importance du culte des ancêtres, traduit concrètement par des rituels, ne pas offrir un repas à la communauté signifiait nécessairement un acte de désinvolture à son égard, un manquement au devoir envers les ancêtres. Bref, un reniement des normes sociales, de la tradition tout simplement. Cette substitution d'une mesure administrative, ayant pour unique fonction la fonction budgétaire, à une pratique sociale chargée de sens, pouvait engendrer des effets incalculables. Les administrateurs qui voulaient moderniser le fonctionnement de "la commune annamite" ont-ils pensé à cette portée ?

Quoi qu' il en fût, les villageois fortement attachés à leurs terres et par conséquent, à leurs traditions, tenus de maintenir les pratiques sociales sous le regard vigilant de la communauté, ne pouvaient pas renoncer facilement à leurs coutumes. Placés à la fois devant une obligation d'ordre civique et administratif, et devant un devoir d'ordre culturel, ils n'avaient pas le choix s'ils voulaient éviter des ennuis avec les autorités et garder de bons rapports avec la communauté. Il est tout à fait concevable et vraisemblable que d'un côté, les villageois aient acquitté la taxe d'enterrement, et que de l'autre côté, ils aient continué à offrir des repas à la communauté. Dans ce cas, la taxe constituait un surcroît de dépenses familiales. Du coup, elle contribuait à appauvrir les paysans qui avaient juste de quoi se maintenir en vie. L'Administration coloniale n'avait pas non plus pour vocation de faire du social bien qu'elle ait prévu dans la réforme de dispenser cette taxe pour les familles les plus pauvres 1. Du moment que les colonisés accomplissaient leurs obligations et ne semaient pas de troubles, elle n'interviendrait pas dans d'autres domaines de la vie. Pour cette raison, tout laisse à croire que la colonisation, quoiqu'elle ait pesé sur la vie sociale vietnamienne, n'a pas transformé de fond en comble les traditions ancestrales. Cependant la campagne vietnamienne n'arrivait pas pour autant à sortir de son cadre quelque peu autarcique du temps de l'ancien régime qui, par souci de sécurité, avait freiné certains essors. L'Etat monarchique, qui avait voulu réduire les écarts trop importants des richesses, afin d'éviter des révoltes et des troubles sociaux, avait privilégié les agriculteurs aux dépens des commerçants, restreint la libre entreprise et l'accumulation des biens personnels. La distribution des terres aux familles d'agriculteurs devait respecter cette logique. On se trouvait donc devant une société paysanne formée quasi-exclusivement de petits riziculteurs. L'absence de grandes propriétés terriennes, imposée par le régime cadastral interdisait tout développement, qu'il fût économique ou technique. De ce fait, les recettes nationales fournies pour l'essentiel par le travail agricole venaient sans doute à leur tour limiter le développement de l'agriculture. L'absence de culture intensive, d'insecticides, de voies de communication et de marché de dimension régionale ou nationale pour résorber le produit agricole et pour inciter au négoce, faisait de l'agriculture vietnamienne plutôt un moyen de subsistance qu'un véritable secteur économique au sens moderne du terme.

Tous ces facteurs incitent à tirer un bilan globalement négatif de l'action coloniale en milieu rural vietnamien même si par ailleurs une certaine rigueur administrative a bien été introduite dans le fonctionnement de la commune : contrôle non sans difficulté des inscrits, levée des impôts et des taxes diverses, déclaration des naissances, mariages et décès, etc. Si l'Administration a modifié sans vraiment y parvenir le mode de représentation de la commune, les villageois vietnamiens restaient attachés à leurs traditions et continuaient à les observer dans toutes les manifestations de la vie sociale. Un exemple type de la confrontation entre la tradition et le versant pratique et concret de la modernité, appelé encore "modernisation".



III. Le giap



Si le village vietnamien arrive à subsister, à garder sa relative autonomie, c'est grâce en partie à son organisation sociale. L'un des aspects de cette forme d'organisation se traduit par le giap, institution quelque peu informelle de contribuables mâles à caractère d'entraide.

Quel est le rapport du giap avec la modernité ? A proprement dit aucun. Cependant comme le giap fait partie intégrante de la structure villageoise, il s'impose de fait comme une donnée difficilement contournable si l'on veut comprendre le fonctionnement d'un village vietnamien. A ce titre, le giap peut être assimilé à un trait identitaire de la culture populaire vietnamienne, autrement dit, une constante de l'histoire puisqu'il a survécu à toutes les épreuves de l'histoire du Vietnam depuis son apparition.

Il convient par ailleurs de signaler que le giap reste un sujet peu abordé jusqu'à présent. Nguyên Van Huyên, dans "Recherche sur la commune annamite", l'a évoqué sans épuiser la question. Le travail le plus fourni est celui de l'ethnologue Nguyen Tu Chi, sous le pseudonyme de Trân Tu 1. L'origine exacte du giap reste à déterminer, cependant d'après l'historien Trân Quôc Vuong, le giap serait une institution chinoise apparue au plus tard sous les Tang dans la période du VIIe au Xe siècle 2. A son origine, le giap était une unité administrative, une sorte de subdivision du village. L'institution du giap a été appliquée au Vietnam, mais il a perdu son contenu avec le temps, et il ne reste plus que le contenant, c'est à dire le nom. Pour mieux s'adapter aux réalités locales le giap a été vietnamisé.

Si les relations liées au sang et au lieu d'habitation par proximité sont palpables et visibles, le giap reste une notion "invisible". Il se situe quelque part entre ces deux premières. Deux voisins ou deux personnes portant le même nom de famille (cùng ho) peuvent ne pas être dans le même giap, et inversement deux membres du giap ne sont pas forcément des voisins ou n'ont pas obligatoirement le même nom. Cependant, l'enfant mâle et son père s'inscrivent toujours dans le même giap. Le nombre de giap varie selon des villages, néanmoins on remarque des constantes: il n'est jamais inférieur à deux, et très souvent ce nombre est pair (2, 4 ou 6). Chaque giap porte d'autre part un nom en rapport avec l'orientation : giap thuong (giap en amont), giap ha (giap en aval), giap dông (giap de l'Est), giap doài (giap de l'Ouest), etc. Nguyên Tu Chi a bien relevé durant son enquête que les villageois, pour une raison encore inconnue, substituaient les "affaires du giap" (viêc giap) aux "affaires du village" (viêc làng). Cette substitution, consciente ou nom, ne fait que compliquer l'identification du rôle du giap au sein de l'appareil administratif d'une part, et de sa place dans les pratiques coutumières d'autre part. Quoi qu'il soit le giap reste une institution respectée qui façonne la vie de ses membres : "Le paysan mâle du Nord-Vietnam vit et grandit dans le cadre du giap" 1.

En fin de compte, qu'est-ce qu'un giap concrètement?

L'une des façons de répondre à cette question consiste à suivre pas à pas la vie d'un paysan de sa naissance à l'âge de sa "retraite sociale" à 70 ans, comme l'a fait Nguyên Tu Chi.

Dès la naissance d'un enfant mâle, le père doit en faire part à son giap (trinh làng) 1 en s'adressant au conseil du giap ou à défaut à son responsable. En effet, le père vient avec un plateau de chiques de bétel et d'alcool, deux produits indispensables à toute cérémonie. A partir de ce moment-là, le responsable ou le conseil du giap inscrit officiellement le nom de l'enfant dans le registre d'état civil du giap. Désormais l'enfant devient membre potentiel du giap. Cette notion se traduit concrètement dans la vie quotidienne, car même en bas âge l'enfant a droit à sa petite part des festivités : à la fin des festins, on remet une part symbolique du repas (viande, riz, fruits...) au père pour l'enfant absent. A partir de 3 ou 4 ans et jusqu'à l'âge de 17 ans, il peut suivre son père dans toutes les réunions et festivités pour "prendre part" aux cérémonies, même s'il ne participe pas encore réellement aux activités et n'a encore aucune responsabilité au sein du giap. En fait, c'est le temps de l'apprentissage. La fréquentation des réunions, le contact avec le monde adulte permettent à l'enfant de bien assimiler les pratiques puis de les intégrer et de se sentir solidaire du groupe. A la "maturité", 18 ans, le jeune homme doit de nouveau se présenter au giap (trinh làng) pour passer au statut supérieur, c'est-à-dire en devenir membre actif ou contribuable (dinh) du village. Étant membre à part entière du giap, il connaît dorénavant sa place exacte dans la hiérarchie, et celle qu'il occupe à chaque festivité ou réunion. Dans cette hiérarchie, seul l'âge est pris en compte et rien d'autres. En vietnamien on parle de xi tuoc (prestige lié aux dents, c'est à dire à l'âge) en ce qui concerne le giap, par opposition à quan tuoc (prestige liée au mandarinat) quand il s'agit de l'appareil administratif.

Si immuable soit-elle, cette hiérarchie à l'intérieur du giap ne constitue nullement une barrière sélective. En principe tout membre du giap peut parvenir un jour à occuper la place suprême et prestigieuse dans l'institution, car d'une année à l'autre le jeune membre passe à l'échelon supérieur. Mais en réalité tous ceux qui appartiennent à la même classe d'âge ne parviendront pas à représenter le groupe pour la simple raison de principe que l'avancement ne tient pas compte uniquement de l'âge, mais aussi de la date d'inscription au registre voire de l'heure. Dans cet esprit, parmi ceux qui sont potentiellement aptes à représenter le groupe, c'est-à-dire qui ont le même âge et qui ont fait le tour des autres responsabilités, c'est celui dont le nom a été inscrit le premier au registre qui sera désigné pour assurer cette fonction.

Revenons maintenant aux étapes précédentes qui caractérisent les activités du giap. Au fur et à mesure que le jeune homme avance en âge, il passe systématiquement à la "table supérieure" (bàn trên) ou à la "natte supérieure" (chiêu trên) 1. Chaque "table" ou chaque place correspond bien à un certain nombre de tâches et de responsabilités réelles. Prenons un exemple concret: le giap décide de fêter les cinquante ans de ses membres, l'âge symbolisant le début de la vieillesse (lên lao, littéralement "monter en vieillard"). Cette cérémonie demande un minimum d'organisation et de préparation: voeux de longévité, cuisine, mettre la table.... Admettons qu'il y ait neuf membres ayant le même âge, 20 ans par exemple. L'une des répartitions possibles consiste à les répartir en trois groupes appelés lênh : le premier s'occupe de répartir le travail aux deux autres et de les surveiller afin de mener à bien le travail collectif; le second prend à sa charge de faire les courses et le troisième s'occupe de la cuisine. Le temps de rotation de ces tâches est d'un an. Dans cet exemple, l'année d'après le troisième groupe passera second et le second premier; sachant que premier groupe a déjà accompli toutes les tâches, il passera donc aux autres activités. Ainsi au bout d'un certain temps, tout membre du groupe aura accompli toutes les responsabilités définies. Se voir attribuer une responsabilité, dans la vie d'un membre du giap, signifie aussi avoir droit à certains avantages. Or avantages et investissements vont de pair pour que l'équilibre puisse se maintenir. C'est pourquoi, dès qu'un jeune homme est reconnu comme membre actif du giap à ses dix-huit ans, il est de son devoir aussi de cotiser périodiquement à la caisse commune, sans parler des dépenses imprévues ou occasionnelles. Des sanctions sont même prévues à l'égard de celui qui manque à ses devoirs.


"Celui qui ne paie pas trois fois de suite ses cotisations est rétrogradé à la "table inférieure". La quatrième fois, il est rayé du groupe et mis à l'index par toute la communauté. Personne ne se mettra à côté de lui dans les réunions publiques. Personne ne mangera à sa table. Et ce qui est le plus grave, c'est que, quand il mourra, personne ne s'occupera gratuitement de son enterrement." 1


Il est à remarquer que dans la société villageoise vietnamienne, le fait d'être conduit à son dernier repos gratuitement par la communauté représente un honneur. On comprend alors que nul individu n'a intérêt à transgresser les règles ou à négliger ses devoirs. Le giap en tant qu'institution d'entraide a parfaitement saisi cette importance puisqu'une de ses fonctions consiste à s'occuper gratuitement de l'enterrement de ses membres: creuser le fosse, porter le cercueil et les objets de culte, etc.

En dehors des activités tournées vers l'extérieur, tout groupe d'humains a pour tâche de maintenir sa cohésion, qui ne peut être assurée que grâce à l'adhésion de ses membres aux idées et principes fondateurs. Le représentant du groupe, en l'occurrence du giap, a une lourde responsabilité à cet égard. Ce rôle ne confère pas que des honneurs et des avantages, il implique aussi des devoirs envers le groupe. Pour cette raison, personne ne le fuit, sinon cela signifierait manquer à ses responsabilités et à ses devoirs, une attitude peu glorieuse. Il arrive souvent que le responsable du giap avance des dépenses à caractère occasionnel avant d'être remboursé par les contributions du groupe. Il lui arrive aussi de cotiser le premier et le groupe complète les dépenses. Il en ressort que la tenue de ce rôle n'est pas à la portée de tout le monde, et en particulier des gens de condition modeste. Dans la pratique, celui qui ne jouit pas d'une condition sociale acceptable se doit de décliner cette responsabilité en la confiant à un autre confrère, plus apte et appartenant à la même hiérarchie, ceci avec le consentement du groupe. Par ailleurs, Si on est membre du giap de la naissance à la mort, la vie active en son sein s'arrête à l'âge de 70 ans, ceux qui parviennent à cet âge sont nommés thuong lao (littéralement "vieillard supérieur"). Ce rite de passage nommé ra lao (sortir de la vieillesse) dégage l'intéressé de toute responsabilité. En effet, le terme "ra" (sortir) employé ici veut dire "sortir" de la vie sociale, de la vie communautaire, pour prendre sa retraite. Désormais, dans les réunions publiques, les thuong lao occupent la place la plus prestigieuse et deviennent les conseillers les plus écoutés.

Nous avons voulu retracer ici l'itinéraire d'un membre du giap de sa naissance à sa mort. Ce choix nous a été imposé par la rareté de la documentation. Faute de travaux et de sources, certaines questions demeurent sans réponse. Nous ignorons par exemple le rôle exact du giap dans les rouages administratifs villageois, ou plutôt ses rapports avec les autorités locales. Dans la réalité, il arrive que celles-ci confient au giap le soin de répartir les terres à ses membres, de rassembler le contingent destiné à la corvée ou au service militaire. Ceci prouve que les autorités connaissent parfaitement les compétences du giap et ne cherchent pas à l'ignorer, mais au contraire qu'elles l'utilisent avec habilité. Le giap ne serait-il alors qu'un simple outil de l'administration? Ou au contraire une institution parallèle pour contrebalancer le pouvoir officiel ? Quelle serait sa principale fonction, mis à part le maintien de la tradition à perpétuité ? Car il est tout à fait concevable et vraisemblable qu'à son origine, toute tradition répondait à un besoin réel, qu'il fût d'ordre mythologique ou symbolique, social ou politique, moral ou matériel. Si on accepte l'idée sur l'origine du giap avancée par Trân Quôc Vuong, cette institution aurait été mise en place pour le besoin de la cause: servir l'administration. Mais au fil du temps, les administrés l'auraient détournée en leur faveur, puis vidée de son contenu avant de la transformer en simple pratique coutumière pour servir la collectivité. Cette hypothèse semble à notre avis défendable, car elle répond entre autres questions à celles de la recherche de l'autonomie, de la volonté de s'affirmer comme personne morale, d'élargir les bases unificatrices afin de consolider les facteurs identitaires de la communauté villageoise. On comprendra ainsi pourquoi cette pratique a obtenu l'adhésion de tout individu mâle vivant au sein du même village, sans parler de sa principale fonction apparente qui demeure la convivialité et l'entraide. Par ailleurs, le caractère ségrégatif lié au sexe a visiblement été maintenu. On pourrait l'expliquer de deux manières, soit en le mettant sur le compte du confucianisme qui a pénétré profondément dans la mentalité des Vietnamiens jusqu'à ce qu'ils intériorisent complètement cette notion; soit en l'attribuant au souci de sauvegarder la façade pour ne pas attirer l'attention des autorités, qui verraient en cela un élément de trouble ou de contestation. Étant donné que le village en tant que personne morale et unité de base sociale ne cherche pas l'affrontement ouvert avec les autorités centrales, mais que sa devise reste la recherche de compromis en cas de conflits avec ces dernières, ce caractère "sexiste", dirons nous aujourd'hui, dans le fonctionnement du giap, illustre le compromis entre gouvernants et gouvernés : les premiers peuvent toujours faire pression sur les seconds à travers le giap, et ces derniers affichent un respect formel à l'égard des premiers. Un véritable jeu du chat et de la souris.




IV. Le Dinh



De même que celle du village vietnamien, l'origine du dinh reste obscure. Certains supposent que le dinh existe depuis la dynastie des Trân voire depuis celle des Ly, en se basant sur l'idéogramme qui le désigne ( ), et qui veut dire aussi "habitation" 1. Si les Français se sont intéressés à cette question dès le début du siècle, il a fallu attendre les années 1960 pour que les Vietnamiens commencent les recherches; elles ont été confiées à l'Institut des Beaux Arts. Une dizaine d'années après, ces travaux ont connu un certain écho, grâce notamment à la mise en lumière de la sculpture populaire trouvée sur le dinh. A ce jour, parmi les inscriptions qui sont en quelque sorte les "cartes d'identité" du dinh, on en a recensé 4 qui remontent à l'époque des Mac au XVIe siècle, 166 du XVIIe siècle et 300 du XVIIIe siècle. La plus vieille date de l'époque des , 1472. Cependant tous les dinh n'avaient pas leur inscription car celles-ci étaient l'oeuvre des riches du village, qui voulaient laisser leur nom, en tant que bienfaiteurs, à la postérité; par conséquent, les villages qui ne comptaient que des paysans pauvres ne pouvaient pas faire faire des inscriptions sur le dinh. Par ailleurs, les fouilles et les vestiges trouvés attestent que l'architecture du dinh, comme nous l'avons signalé plus haut, présentait une certaine similitude avec celle des peuples d'Asie du Sud-Est, à savoir, la construction sur pilotis. Ce qui a fait dire aux chercheurs vietnamiens que, peut-être dans les temps reculés, les ancêtres des Vietnamiens vivaient aussi dans des maisons sur pilotis, et que le dinh serait le vestige, le témoignage d'un mode de vie qu'on connaît très mal de nos jours.

Toutefois, les inscriptions révèlent que chaque dinh porte un nom qui est différent de celui du village. Bien que le nom du dinh soit en sino-vietnamien, sa signification reflète le caractère populaire, l'aspect vivant et agréable de la vie, par exemple, "Tu muc dinh" (le dinh de la joie), "Tho khang dinh" (le dinh de la longévité), "hoà lac dinh" (le dinh de la convivialité), "Nhân tho dinh" (le dinh de la longévité humaine), etc. Ces noms s'opposent donc à ceux des lieux de cultes (temples, pagodes) qui ont tous un caractère religieux. Ce qui nous ramène à poser la question : "quelle est la fonction ou quelles sont les fonctions du dinh ?"

Contrairement à ce qu'on peut croire, le dinh n'était pas uniquement le lieu de culte du génie tutélaire, car toutes les activités relatives à la vie communautaire avaient lieu à la maison communale. Il est vrai qu'on y célébrait annuellement le culte du génie protecteur, qui souvent avait d'ailleurs son propre autel, installé en général à l'entrée du village et qui était sa demeure au cours de l'année; c'est seulement le jour du culte qu'on l'invitait à regagner la place honorable qui lui était réservée dans le dinh. Une fois que les cérémonies étaient terminées alors on le raccompagnait à son autel. Donc, pour le reste de l'année, le dinh servait aux autres activités. C'est là qu'on recevait les autorités provinciales ou centrales. Le conseil des représentants du village s'y retrouvaient pour débattre et prendre des décisions. Les affaires de justice qui ne dépassaient pas les compétences du village se réglaient également dans ce lieu. Dans certains villages, la cour du dinh servait aussi de marché. C'est encore au dinh qu'avaient lieu les fêtes et les festivités diverses. Toutes ces activités, qu'elles fussent sociales ou religieuses, judiciaires ou festives, étaient très souvent accompagnées de festins (), le rituel qui allait de soi dans les moeurs villageoises. On peut dire sans trop prendre de risque que tout était prétexte au festin: du mariage à la mort, de la promotion sociale à l'avancement en âge (tous les dix ans), sans parler des cérémonies dédiées aux ancêtres de chaque corps de métier, ou des anniversaires divers. Mis à part le festin à caractère de promotion sociale, les autres étaient financés par les contributions villageoises. Vus sous l'angle économique, ces rituels comportaient des facteurs de gaspillage et de ruine. Cependant ils étaient toujours en rapport avec la richesse de chaque village. Si on replace les choses dans leur contexte, on s'apercevra que tout ceci formait bien un ensemble cohérent et logique. D'abord, les activités économiques au sein d'un village étaient très réduites. Les produits trouvés au marché étaient constitués pour la majorité du surplus de l'agriculture et de l'élevage à dimension familiale. D'autre part, l'absence de grandes voies de communication et de moyens de transport limite les échanges. De plus, l'esprit commercial chez les Vietnamiens n'était, et n'est toujours pas très développé, car ils sont avant tout des agriculteurs et des artisans. S'ajoutent à cela la superficie des rizières et la forme d'exploitation agricole, qui ne pouvaient dépasser la dimension familiale étant donnée la répartition des terres au départ. A de rares exceptions près, la propriété privée ne permettait que de survivre. Ces différents éléments faisaient que l'accumulation de la richesse ne se réalisait que dans des cas extrêmement rares, et ils empêchaient la vision économique à long terme. A quoi bon se serrer la ceinture quand on sait qu'on ne sera jamais riche ? Sans parler de la crainte d'être dépouillé par les impôts. Par contre, s'il n'y avait pas de festin, il n'y aurait plus de cérémonies, plus de fêtes, plus de vie sociale, et donc plus de vie au sein du village tout simplement. L'adage populaire dit aussi "miêng trâu là dâu câu chuyên" (la chique de bétel est le début de la conversation). C'est dans ce sens là que le fait de manger sert de prétexte à toutes les activités (sociales, religieuses, politiques...) Rien d'étonnant! On remarque que de nos jours, même en Occident, les prises de contact, les négociations se font souvent à table, autour d'un café, d'un repas ou lors d'une réception. On ne peut donc supprimer cette dimension de la vie villageoise sans provoquer de graves conséquences.








V. La question des cultes
A. Le culte des ancêtres


On a vu plus haut que le confucianisme a été introduit au Vietnam pendant la domination chinoise, puis repris et érigé en culte surtout par les classes dirigeantes après l'indépendance. Le bouddhisme a été reconnu comme religion d'Etat sous les Ly sans enrayer les croyances populaires. Le christianisme, arrivé au Vietnam dès le XVIIe siècle, sous l'impulsion des Jésuites d'abord, puis sous celle de la Mission étrangère de Paris, a aussi trouvé sa place dans des communautés villageoises. Les conflits qu'il a connus aux XVIIIe et XIXe siècles n'étaient pas d'ordre religieux, mais étaient plutôt des conflits de pouvoir entre le clergé local et les autorités vietnamiennes qui n'acceptaient pas le fait que certains villages échappaient à leur contrôle. L'une des questions qu'on peut se poser est de savoir comment les grandes religions sont arrivées à s'insérer dans le milieu villageois qui avait déjà ses propres cultes. On pourrait dire aussi que le peuple vietnamien en général, et les paysans en particulier, ne sont pas fanatiques sur le plan de la croyance; en revanche, ils sont assez superstitieux dans l'ensemble. Leurs génies prennent des forment très variées.

Chez les Vietnamiens, la vie et la mort ne représentent pas un antagonisme mais plutôt une dualité, le prolongement de l'une dans l'autre. L'expression "sông gui thac vê" (la vie n'est qu'un passage, la mort c'est le retour pour toujours) illustre cette conception. Pour cette raison chez ce peuple la mort est omniprésente dans la vie.

Quand on rentre dans une maison vietnamienne, on voit que l'endroit le plus dégagé et le plus haut dans la pièce principale est réservé à l'autel des ancêtres, sur lequel on trouve un encensoir (lu), en cuivre chez les familles aisées, en bronze ou en porcelaine chez celles qui sont moins fortunées, et des bougeoirs. Le premier et le quinzième jour du mois lunaire, jour de la pleine lune, on y apporte des fruits de saison, et à la tombée de la nuit, avant le repas du soir, le chef de famille (en l'occurrence le père, ou bien la mère si celui-ci vient à décéder, ou bien le fils aîné s'il est majeur) allume les bougies, brûle de l'encens et commence la prière (khân) en demandant aux disparus de bien veiller sur les vivants, de les protéger et de leur apporter de la chance.

Chaque année on célèbre aussi les anniversaires de la mort des parents (au sens large). A chaque anniversaire, on prépare un festin () et on invite tous les membres de la famille, et éventuellement quelques amis ou alliés (les parents de la bru ou du gendre, par exemple) à être présents en ce jour solennel. Pour ce culte, on ne dépasse généralement pas la deuxième génération au-dessus, ce qui donne : les grands-parents, les parents, les oncles et tantes... Parmi ces anniversaires, ceux des parents et surtout celui du père sont les plus importants. On dirait que dans cette conception, dans cet agencement spirituel, les vivants essaient de garder dans leur entourage le plus longtemps possible ceux qui étaient les plus proches d'eux et les plus respectés, jusqu'au jour où leur place sera prise par leurs descendants directs. En d'autres termes, aussi puissante soit-elle, la mort ne peut enlever ce que chacun représentait de son vivant au sein de sa famille.

La présence du mort peut être aussi perçue à travers du deuil que portent les membres de la famille (deuil des parents et des grands-parents, 3 ans; deuil des oncles, des tantes, 1 an, etc.). De même que l'anniversaire de sa mort, le deuil du père doit être strictement respecté. Le corps du défunt est gardé en famille pendant au moins trois jours avant d'être enterré. Dans l'ancien temps le cimetière comme lieu commun n'existait pas, chaque famille enterrait ses morts dans sa propre rizière; et de nos jours cette pratique n'a pas encore complètement disparue. Elle vient ainsi renforcer les facteurs qui font des Vietnamiens un peuple attaché à sa terre natale. De plus, c'est aussi à la rizière qu'on enterrait le placenta après la naissance. La rizière a de ce fait une triple fonction: lieu matriciel à la naissance, lieu de culture durant la vie et lieu de repos spirituel à la mort. Bref, la rizière représente tout un symbole dont l'une des deux composantes concerne l'aspect matériel: la rizière produit la denrée de base, elle alimente la vie; et l'autre, le côté spirituel, le lieu de passage de la vie à l'au-delà. On comprend donc pourquoi quitter son village pour un Vietnamien était un acte inconcevable. Cependant, durant leur vie bien des Vietnamiens étaient amenés à quitter leur terre natale par nécessité vitale. Autrefois, les cérémonies d'enterrement ne marquaient la clôture des pratiques funéraires. En effet, trois ans après la mort, la famille avait pour charge de nettoyer les os du défunt avant de les remettre dans le cercueil. Cette fois, les familles aisées pouvaient élever les tombeaux en dur, les autres moins fortunées ne se contentaient que d'un monticule de terre 1.

L'objet de culte le plus symbolique demeure le gia pha (registre généalogique). Entre autres renseignements relatifs à la famille paternelle on y inscrit la date de la mort de chaque membre et non celle de sa naissance. Cet objet est précieusement gardé par la famille, et si par malheur elle doit quitter le village pour toujours, elle l'emporte avec elle. Pour toutes ces raisons, quitter son village ou perdre son registre généalogique constituent un délit moral. D'où les insultes dô bo làng (espèce d'apatride, littéralement: espèce, quitter, village), dô mât gia pha (espèce de sans-racines, littéralement: espèce, perdre, registre généalogique).

Contrairement aux autres cultes qui se pratiquent dans les lieux publics réservés à cet effet, le culte des ancêtres s'observe en famille. Son lieu ne dépasse pas le lieu d'habitation, exception faite des funérailles. C'est donc la famille tout entière, mais surtout le père, qui a pour tâches de le perpétuer en le transmettant à ses enfants, qui à leur tour le transmettront à leurs enfants une fois devenus adultes et parents. Mais il n'est pas exact non plus de dire que le culte des ancêtres est uniquement une affaire de famille, car le non-respect des principes sera remarqué par la communauté tout entière qui n'hésitera pas à faire des commentaires à l'occasion. Cette pression sociale constitue de fait un facteur dynamisant de la perpétuité. Par conséquent, même la famille en tant qu'organisation sociale ne peut se soustraire de la communauté villageoise, puisqu'elle ne constitue qu'un membre de celle-ci, qui est la véritable cellule de base de la société avec ses propres règles, ses propres pratiques, sa morale, son génie tutélaire.

B. Le culte du génie tutélaire


Les cultes et les religions abritent le sacré. Le culte du génie tutélaire n'échappe pas à cette règle, mais de plus, il s'en distingue par le côté secret qui, au cours du temps, s'est transformé en légende ou en mythe. La mythification ne constitue pas nécessairement une fin en soi, mais se révèle plutôt comme un processus d'autodéfense eu égard au contexte socio-historique. Elle ne peut se maintenir et perdurer que s'il existe une audience qui, à son tour, l'alimente en rituels. Elle répondrait ainsi à un besoin. Or, la recherche de la satisfaction des besoins, qu'ils soient matériels ou spirituels, politiques ou culturels, affectifs ou moraux, ne constitue t-elle pas déjà un moteur de l'existence? Par conséquent, si les besoins ne sont pas assouvis, l'existence se trouvera en danger. On comprendra dans ce cas, que ceux qui cultivent un mythe, quel qu'il soit, essaient par tous les moyens de le sauver s'il se trouve exposé aux menaces. Car la disparition d'un mythe entraînera simultanément la perte d'identité de la communauté d'idées. Si on admet que les rapports au mythe de ceux qui y croient, s'établissent à partir des liens identitaires, la mythification signifiera alors la sauvegarde de l'identité, la préservation de la particularité, le besoin de se singulariser, de s'affirmer. Le culte du génie tutélaire reste à cet égard exemplaire. Comme chaque village vietnamien est une identité et une unité en soi, et qu'il se distingue des autres par ses traditions, ses pratiques sociales, ses règles morales et son génie tutélaire qui représente son protecteur et qui incarne son âme, l'observation du culte dédié à ce génie devient alors l'affaire de toute la communauté. Il constitue effectivement le facteur d'identité sans doute le plus important de la culture villageoise. De l'avis de Lê Minh Ngoc, dans un article consacré à ce sujet, "le culte du génie tutélaire est le plus remarquable des cultes populaires pratiqués dans les villages traditionnels du Vietnam, il illustre et focalise le mieux la conscience collective paysanne" 1. A ses yeux, "Le génie tutélaire représente le destin commun d'une société d'hommes vivant sur le même territoire" (le village) 2.

Comme nous l'avons signalé plus haut, l'une des particularités du génie tutélaire réside dans sa diversité qui vient confirmer la singularité de chaque village. Par conséquent, il y a, en principe, autant de génies différents les uns des autres que de villages au Vietnam. A l'époque coloniale, le Tonkin comptait 9697 villages d'après les statistiques fournies par l'Annuaire général de l'Indochine en 1919. Il s'agissait là sans doute du nombre de xa qui regroupe chacun plusieurs villages et non celui du village proprement dit, car rien que dans le Delta du Fleuve rouge Pierre Gourou a dénombré plus de 7.000 villages 3. En réalité, le nombre de génies tutélaires peut être inférieur au nombre de villages car, très souvent, plusieurs villages vénèrent le même génie. Cependant chaque village construit son propre autel et célèbre le culte à sa façon. A titre d'exemple, Nguyên Van Huyên dénombre aux alentours de 1940, 770 génies dans la province de Bac ninh 4; plus près de nous l'ethnologue Diêp Dinh Hoa avance un chiffre de 179 génies locaux dans un district de la province de Thai binh 5.

Contrairement à l'être suprême, considéré comme parfait, omnipotent et incorruptible par les grandes religions, le génie titulaire peut être un personnage quelconque allant du pauvre mendiant au héros national, en passant par des objets inanimés. Si ce génie est puissant par ses capacités surnaturelles que reconnaissent les villageois, il n'incarne pas toujours la moralité. En effet, le génie titulaire ou Thành hoàng de certains villages s'identifie à un simple voleur. On ne peut pas pour autant manquer à l'observation du culte. Le non-respect engendrera inévitablement des fléaux, des désastres pour le village: le génie se fâche et punit ses adorateurs négligents. Il faudra alors racheter la faute en célébrant solennellement le culte comme il se doit.

Quelle est l'attitude des autorités centrales devant ce culte ? Elles ne le regardent pas toujours d'un bon oeil, surtout si le génie n'a rien de glorieux ni de respectable. Autant elles cherchent à "moraliser" la vie publique, autant les villageois respectent leur génie sans se soucier des règles morales, et ce, quoi qu'il advienne; car il y va de leur survie. La prospérité ou la misère liées aux bonnes ou aux mauvaises récoltes, la santé physique et morale ou les épidémies, dépendent de la protection du Thành hoàng. Ainsi entre la morale et la survie, entre le risque de voir venir tous les malheurs en satisfaisant le pouvoir central, et le respect de la tradition, même si elle le scandalise, les villageois savent faire leur choix: leur choix, à eux, consiste à ignorer le regard de l'extérieur, d'où qu'il vienne. Ausi sacré soit-il, ce culte ne cesse de choquer les esprits soucieux de probité. Dans une localité dont on tait le nom, le génie du village est réputé pour sa salacité. Quand une femme passe devant son autel, elle doit s'incliner en soulevant sa jupe pour le contenter. Cette opposition à la morale des classes dirigeantes provoque parfois des mesures de rétorsion. Sous les postérieurs (1427-1527), le ministère des Rites obligeait tous les villages à déclarer leur génie tutélaire en fournissant l'origine et la légende correspondantes à chaque divinité. Les génies à caractère immoral devenaient objet de prohibition. Mais cette "décision du roi" n'arrivait pas à franchir la barrière des coutumes du village.

Au-delà de l'attachement à la tradition, de la croyance populaire, les villageois arguent que le pouvoir central n'a pas à intervenir dans la vie privée du village du moment qu'ils ont acquitté tous les devoirs de citoyen. Mais quand l'Etat a les moyens de faire appliquer ses décisions, surtout quand il jouit de sa puissance, les paysans en tiennent compte sans pour autant renoncer à leur génie. Leur subtilité consiste à "adopter" un héros national (le fondateur des Trân obtient souvent ce mérite et devient Duc Thanh Trân, ou le génie des Trân), puis à l'habiller en génie tutélaire afin de le déclarer officiellement aux autorités centrales qui, dans ce cas, ne peuvent que se féliciter de l'heureuse issue de cette querelle. Cependant notre héros national se trouve au milieu d'une armée de serviteurs, de gardes "nécessaires" à sa grandeur. Le nom et le rôle de chacun d'entre eux sont également présentés aux autorités compétentes, lesquelles, encore une fois, ne peuvent que se flatter de la bonne conduite civique du peuple qui a pensé à tout 1. Mais l'histoire a montré que la puissance n'arrivait pas toujours à évincer la détermination. C'est parmi ces serviteurs du héros national que se glisse le véritable génie tutélaire interdit de vénération. Pour le village la bataille est terminée, et bien terminée pour lui. Non seulement il n'a pas renoncé au culte, mais il est arrivé à faire avaliser son génie, par ailleurs interdit, par le pouvoir central.

Ceci constitue un des aspects du secret qui protège le culte du génie tutélaire. Un autre aspect du secret ou une autre caractéristique de la culture villageoise se traduit par la mythification du génie.

Écoutons la légende du génie tutélaire du village La qui se trouve à une vingtaine de kilomètres de Hanoi, sur la frontière de la province de Hà son binh. Ce récit a été recueilli par nos soins lors de notre voyage au Vietnam durant l'été 1990. Ce village, qui fait partie du district de Tu liêm, regroupe actuellement plus de dix mille personnes. Ses fêtes, qui ne durent pas moins d'une semaine, du 7e au 14e jour du premier mois lunaire, sont entrées dans la légende 1. Monsieur Dông Van, alors âgé de 83 ans, et considéré comme le dépositaire de la mémoire du village, connaissait les caractères chinois et le nôm. Fils d'une famille de lettrés, il a passé le Certificat d'études primaires franco-indigène; ce qui lui a permis d'enseigner par la suite. Ses capacités intellectuelles n'étaient pas affectées par le temps. Vivant seul dans sa petite maison entourée d'un jardin aux plantes potagères et ornementales, il se livrait aussi à la sculpture et à la poésie. Après avoir saisi l'intérêt de notre enquête, monsieur Dông Van nous a raconté la légende du Thành hoàng de son village.


"L'histoire du génie tutélaire, qui porte le nom de Duong Canh Công, 2 remonte à Hùng Duê Vuong, c'est à dire Hùng vuong XVIII (dernier roi de la lignée, IIIe siècle av. J.C.). Il est le fils d'une teinturière qui, originaire de Hai duong, est restée mère célibataire.

Un beau jour, elle passa devant le Dinh où avait lieu une grande fête. Elle s'arrêta alors pour y participer. Tard dans la soirée, fatiguée, elle somnolait dans la cour du Dinh devenue déserte. Tout à coup, elle vit une sorte d'auréole qui se projeta sur elle.

Le lendemain, elle raconta ce qu'elle avait vu aux gens du village. Elle tomba alors enceinte. La teinturière rapporta ensuite son aventure à sa mère qui lui conseilla de garder l'enfant. Ce fut un garçon. A l'âge de 14 ans, il demanda à sa mère pourquoi il n'avait pas de père. Malgré les explications, il ne crut pas au récit de sa mère. Il quitta alors sa famille pour aller demander des éclaircissements au génie de la montagne, qui demeurait sur le mont Tan Viên 1. Le génie lui expliqua qu'autrefois, le pays avait eu une centaine de génies (bach thân) qui, de temps à autre, étaient apparus pour sauver la nation des malheurs et des fléaux. Cette réponse convainquit le jeune homme qui décida de rester auprès du génie comme élève. Il acheva son éducation en lettres et en armes, et il reçut un fusil sacré qui lui permettait de chasser.

Un beau jour, pendant qu'il chassait, deux fées apparurent et lui promirent de le suivre comme femmes. Il demanda l'avis du génie qui lui conseilla de se marier avec elles. Le mariage fut alors célébré."

Arrivé ici, monsieur Dông Van ralentit son rythme pour nous faire remarquer qu'il y avait toujours deux statuettes, à côté du génie tutélaire dans son autel, représentant "La grande dame" (bà lon) et "La petite dame" (bà be), respectivement nommées Tuyên et Chinh. Puis il poursuivit son récit.

"Quelque temps après, Duong Canh Công demanda l'autorisation au génie d'aller rendre visite à sa mère avec ses deux femmes. Ce furent les retrouvailles, mais la mère mourut peu de temps après. Duong canh Công resta au village pendant trois ans, le temps de porter le deuil, avant de regagner la montagne.

En ce temps là, le pays était menacé par une armée de tigres. Le roi envoya des messagers pour chercher des gens braves capables de vaincre ces bêtes redoutables. Ils ne tardèrent pas à trouver en la personne de Duong Canh Công, le futur héros de la chasse aux tigres. Il se présenta au roi avec deux cents hommes, tous courageux. Le roi le décora d'un titre élogieux et ordonna à un mandarin militaire et à cinq cents soldats de le suivre. Les deux femmes de Duong Canh Công participaient aussi aux batailles. Elles tissaient des hamacs et des filets, lesquels leur permirent d'attraper le "seigneur des tigres" (chua hô). La peau de cet ennemi fut transformée en tapis et son squelette exposé à la vue des tigres qui finirent par s'enfuir de peur de risquer le même sort.

A la suite de cette épisode, Duong Canh Công créa un domaine et s'y installa; celui-ci deviendrait le village La par la suite. Il remit un souvenir aux villageois et leur raconta son histoire. Puis il se déclara génie, le fils de celui qui avait rendu sa mère enceinte dans le temps. Il célébra ainsi une fête en invitant toutes les personnes âgées du village. Tandis que le repas se déroulait, deux franges de lumière apparurent, comme deux écharpes en soie qui flottèrent dans l'air. Les deux fées se montrèrent et disparurent aussitôt, c'était le deuxième jour du douzième mois lunaire. Le dixième jour du mois suivant (premier mois du calendrier lunaire) Duong Canh Công partit à cheval vers l'Ouest et n'est jamais revenu."


Au-delà de son côté rocambolesque, cette légende, riche de renseignements qui pourraient servir d'indicateurs de la vie sociale, des moeurs..., nous intéresse à plusieurs égards. Nous laisserons de côté son caractère irrationnel et anachronique. Par contre, notre curiosité porte sur des aspects mystificateurs, et sur les détails que l'on peut considérer comme révélateurs de la culture villageoise.

Tout d'abord, les habitants de ce village n'ont pas hésité et continuent à vénérer leur génie tutélaire, vraisemblablement le fondateur du village, qui n'était que le fils d'une simple teinturière; autrement dit, une personne du bas peuple sans prétention aucune. De plus, ce génie n'était même pas un enfant né du mariage. Son statut de fils naturel n'a pas scandalisé la famille (la grande mère), ni le village La. cette situation s'oppose manifestement à la morale conventionnelle des classes dirigeantes pour qui le confucianisme incarne l'ordre indiscuté de la société; par conséquent, une femme qui enfante sans être mariée ne peut être qu'une femme de moeurs légères, une honte pour la famille. Il est saisissant de constater, par ailleurs, dans la légende, comment l'instant décisif de la procréation "Tout à coup, elle vit une sorte d'auréole qui se projeta sur elle") a été habillé d'éléments mystificateurs. Dans cette version légendaire, la femme est présentée comme une personne passive qui subit des évènements contre lesquels elle ne peut rien. Ne cherche t-on pas des circonstances atténuantes pour protéger cet acte contre la morale dominante? "L'auréole qui se projeta sur elle" ne sert-elle pas à traduire tout simplement en langage imagé et mystique le moment déterminant de la procréation? Ici la mythification d'un fait social coïncide strictement avec l'interdit de la morale. Est-ce un hasard? Sans doute pas. Une des fonctions de la mythification serait alors de mettre à l'abri un événement en le plongeant dans un bain d'énigmes afin qu'il en ressorte méconnaissable et qu'il puisse échapper à tout blâme, d'où qu'il vienne. Par contre, d'autres détails ou faits de la légende n'ont pas été mythifiés. Par exemple, le deuil de trois ans que porte le fils à la suite de la mort de sa mère. On peut penser que ce détail, cet épisode, comme tant d'autres, a été ajouté pour brouiller les pistes, pour noyer les faits réels, de sorte que l'histoire garde une apparence de cohérence. Si c'était un fait authentique, "le deuil de trois ans" répondrait parfaitement aux exigences de la morale; donc on n'avait pas besoin de l'habiller en mythe. Ceci constitue le deuxième aspect troublant de la construction de la légende. Un peu plus loin du récit, le futur génie se présente au roi comme une personne dotée des capacités nécessaires à vaincre les tigres, et le roi le décore d'un titre élogieux. Ne cherche t-on pas, par ce détail, à gagner le confiance du pouvoir central, en l'occurrence le roi régnant, afin qu'il avalise la vénération de ce génie qui, dans le passé, a déjà été reconnu par le roi? Une sorte de "génie modèle" tout à fait conforme aux règles morales, un héros national au service du roi dans les situations de troubles. Trouve t-on encore quelque chose à reprocher à ce génie qui, à certains égards, s'est comporté comme un roi? En effet, il s'est déclaré génie comme tous les rois qui se sont déclarés rois en arrivant au trône. Par ailleurs, à un autre niveau, on ne voit pas comment les autorités centrales pourraient s'opposer à une légende populaire, la nier, alors que l'existence de la nation repose également sur une autre légende que cultivent tous les pouvoirs en place. Les livres d'histoire de nos jours, même les plus appréciés et les plus sérieux, n'oublient pas de relater la rencontre du couple légendaire Lac Long Quân, descendant des dragons, et la fée Au co qui a donné naissance à cent oeufs, devenus cent garçons, considérés comme ancêtres des Vietnamiens. A cet égard, une autre fonction de la mythification dans la culture villageoise consiste à vaincre l'adversaire, par subterfuge, en se servant de ses propres armes. En cinq mots l'adage populaire résume ce détour : Gây ông dâp lung ông (succomber sous son propre bâton).

Si on l'admet l'idée que toute légende puise ses fondements dans la réalité, que l'imaginaire ne constitue qu'un prolongement, sous une forme ou sous une autre, du réel soumis aux pressions existentielles (philosophiques, religieuses, politiques, sociales, artistiques...), on devra trouver des indices, des enseignements sur la réalité du passé, en remontant la légende et en la séparant de ses artifices. Cette démarche pourrait nous révéler quelques indicateurs des moeurs du village La. Nous pourrions risquer l'idée que l'attitude des villageois vis à vis des femmes en général et du plaisir en particulier, est plutôt tolérante et humaine. La femme peut très bien aller seule à une fête sans avoir à subir les préjugés ou les regards méprisants. Libre à elle aussi de disposer de son corps si elle trouve un homme à son goût. Que faire de l'enfant si par hasard il vient témoigner de cette liaison? La famille l'accueille à bras ouverts sans blâmer quiconque. Une attitude inadmissible pour la morale confucéenne des classes dirigeantes. Même dans nos sociétés actuelles de l'âge moderne, cette vision ne semble être une règle unanime.

Pour terminer, chaque village vietnamien, à notre avis, trouve toujours de "bonnes raisons" pour ériger son personnage "élu" en génie tutélaire. Dans le cas du village La, ce qui paraît vraisemblable, c'est que le vainqueur des tigres a sans doute bien existé dans le passé. En ce temps reculé, le cloisonnement des villages d'une part, et une certaine cohabitation entre l'homme et la nature, y compris la faune, non encore touchée par le développement, d'autre part, faisaient des tigres une réalité menaçante pour la société humaine. Jusqu'aux années 1930 encore, les portes de Hanoi étaient visités par les tigres (l'emplacement de l'actuel mausolée de Hô Chi Minh et ses environs, plus précisément). Dans l'imaginaire populaire, le tigre était aussi représenté comme une force surnaturelle ou un personnage respectable dont il fallait tenir compte dans la vie. Les expressions chua hô (seigneur des tigres) ou ông cop (monsieur Tigre) en témoignent. Par conséquent, sortir vainqueur d'une bataille avec des tigres méritait le respect et la distinction. Et pourquoi pas la vénération? Le seul détail qui risquait de choquer les autorités centrales serait le fait que le personnage admiré était un fils naturel. Qu'à cela ne tienne, on trouverait une solution: bâtir une légende et concevoir des rituels pour la solenniser, la sacraliser.

Traditionnellement, les villages vietnamiens célèbrent annuellement leur génie tutélaire. Mais au village La, la périodicité de cette célébration n'est pas déterminée. Cela dépend. Une certaine année où les récoltes sont particulièrement bonnes, peut décider le village à rendre hommage au génie protecteur, ou à l'inverse, celui-ci peut être invoqué, au bout de quelques années de difficultés que connaît le village, afin que la bénédiction lui soit accordée. Cependant la date dans l'année est toujours respectée.

Le rituel consiste essentiellement à reconstituer l'histoire ou l'épisode le plus évocateur de la vie du génie. Ce rappel historique est connu sous le nom de hèm. La diversité de ce rituel constatée dans les villages vietnamiens témoigne de la diversité des génies adorés. La fête commence le premier jour avec la procession du génie de son autel, sa demeure habituelle, au dinh où il séjourne durant les fêtes. Le soir du dernier jour on assiste donc au hèm qui se déroule dans la cour du dinh. Ici, on reconstitue la bataille du génie avec des tigres. Et pour clore la fête, on invite le génie à regagner son autel. Les objets de culte, entre autres, le "souvenir" que le génie a offert au village de son vivant qui était la peau du "seigneur des tigres" abattu par les deux fées, véritable relique qu'on garde jalousement, font partie du cortège; mais ils seront placés dans un endroit sûr une fois que les festivités seront terminées. On remarque au passage que le culte du génie tutélaire et les manifestations diverses qui l'accompagnent ont bien lieu au dinh, centre d'activités publiques du village. Mais le restant de l'année, le génie reste dans son autel qui se trouve en général à l'entrée du village. Il ne quitte sa demeure que quand on l'invite à venir siéger au dinh pendant les fêtes.

Si le génie tutélaire symbolise l'âme du village, son "adoption" par celui-ci se décide généralement lors de la fondation. Plusieurs cas de figure peuvent se présenter. Lorsqu'à la suite de conflits, un groupe quitte le village d'origine pour aller en fonder un autre, il emporte avec lui le génie tutélaire, et en même temps il adopte un nouveau génie en lui construisant un autel. Mais la rupture avec le village ancestral, et donc avec le génie aussi, n'est effective qu'à partir du moment où le groupe s'estime autonome sur tous les plans; et par conséquent, seul le nouveau génie adopté sera le véritable protecteur du village. Dans cette configuration, le village nouvellement fondé vénère pendant une période transitoire deux génies: l'ancien et le nouveau.

Il arrive aussi qu'à l'issue de la décision prise d'un commun accord par toute la communauté villageoise, un groupe volontaire pour le départ accepte d'aller créer un autre lieu de vie afin d'éviter des problèmes démographiques ou économiques du village. Dans ce cas, les volontaires partent avec le génie tutélaire et gardent des liens étroits avec leur village d'origine 1. Ce génie aura aussitôt droit, bien entendu à un autel, mais les rituels qui lui seront consacrés pourront être différents de ceux traditionnellement célébrés. Cela dépend de la sensibilité du nouveau groupe.

Il n'est pas rare, sur un autre plan, de voir d'autres divinités siéger à côté du génie tutélaire dans son autel. Ce caractère non exclusif du culte est illustré par plusieurs cas de figures:

- soit le cas que nous avons évoqué plus haut, qui consiste à "adopter" un génie officiel pour contenter le pouvoir central, mais le véritable génie du village c'est celui qui se dissimule parmi d'autres divinités moins importantes;

- soit le village a érigé en divinité un bienfaiteur de son vivant. Il n'a pas le statut de génie tutélaire, mais il continue, par ses actions généreuses, à protéger le village;

- ou bien encore, on constate l'indispensable présence des personnages qui étaient proches du génie de son vivant, par exemple, dans le village La, les deux femmes du génie. Ceci sans parler de la période transitoire, lors de la fondation du village, où on vénère deux génies à la fois.

Étant donné que chaque village adore son propre génie, il convient de souligner le caractère strictement local de celui-ci. Aussi puissant qu'il soit dans son territoire, son autorité s'arrête à la frontière de son village. Au-delà de cette limite, il devient inexistant pour les autres villages voisins qui comptent sur leur propre génie pour les protéger et pour veiller sur leur espace vital. Cela signifie sans doute qu'il n'y aurait aucune place pour les génies à vocation dominatrice ou hégémonique. Pris dans ce système de croyance, les génies sont condamnés à se respecter mutuellement, à reconnaître leurs pouvoirs sur le monde réel et leurs limites à ne pas dépasser. En d'autres termes, malgré le caractère primitif de ce culte, aucun village ne cherche à faire rayonner son génie au-delà de ses frontières. Au sein du même village, le génie ne fait pas partie des sujets de conversation quotidienne. On ne l'évoque qu'à des occasions exceptionnelles: les fêtes, le venue de visiteurs qui souhaitent s'informer sur ce sujet... Bien qu'intégré dans la conscience collective et intériorisé au niveau de l'individu, ce culte ne devient pas pour autant une question de fierté pour le village. En effet, on ne cherche pas à dévaloriser ou à ridiculiser les génies des villages voisins, dans le cas contraire, l'on assisterait à des conflits ouverts entre les deux villages. Les villageois préfèrent rester dans leur ignorance, dans leur superstition et qu'on ne vienne pas les embêter avec la morale, avec d'autres dieux tout-puissants, les seuls prétendus porteurs de vérité ou de bonheur.

Quoi qu'il en soit, la fête annuelle dédiée au génie tutélaire prend pleinement le caractère de la fête du village, la plus importante et la plus grandiose, connue sous le terme de hôi làng. Cette occasion coïncide souvent avec la fin des travaux agricoles et le retour du printemps. Il arrive aussi que plusieurs villages célèbrent en commun leur fête, mais chacun d'entre eux s'occupe d'un aspect différent. Par exemple, le village Phù dông et quatre autres villages voisins célèbrent le 9e jour du 4e mois lunaire leur génie, "Monsieur Giong", un garçon attardé de 3 ans qui se métamorphosa subitement en géant après avoir entendu l'appel de la Cour à la défense de la nation contre les envahisseurs. "Monsieur Giong" a été nommé général d'armée et a vaincu les ennemis. (Légende du Phù dông Thiên vuong, le roi céleste de Phù dông). Cependant, seul le village Phù dông s'autorise à trouver quelqu'un pour incarner "Monsieur Giong", tandis que les autres villages associés doivent se contenter de fournir les contingents de soldats. Cette fête porte le nom du génie, autrement dit Hôi Giong.

Au terme de cette évocation, et faute de moyens d'ordre matériel, nous ne pouvons donner qu'un petit échantillon de génies tutélaires existant dans la culture villageoise vietnamienne. En effet, un "recensement" complet de tous les génies tutélaires vénérés dans les villages vietnamiens reste à faire à ce jour. Ce travail permettrait sans doute de mieux comprendre l'imaginaire populaire, l'évolution des cultes à travers l'histoire, et de mieux saisir la culture villageoise.



Villages/localités Génies

Les objets inanimés

* Quy mông - Ba vi * un puits

* Kiên xuong - Thai binh * une sorte de grande

bassine pour géant,

faite d'écorce.


* Plusieurs villages à * le mont Tan viên.

proximité du mont Tan Viên

Les personnages

légendaires :

* Hiên luong - Vinh phu * la fée Au Co,

génitrice des Viets.

* Kham - Hà bac * Lac Long Quân, le mari

de Au co.

* Phù dông et ...- Hanoi * "Monsieur Giong" ou

Phù dông Thiên vuong.


Les personnages

historiques:

* Mê linh * La mère des deux

soeurs Trung.

* Hat môn * Les deux soeurs Trung


Les gens du peuple :

* xxxx * Le voleur.

* Lê mât - Gia lâm * le chasseur de serpent

* Dao an - Hung yên * Ong Dùng-Bà Dà,

un couple incestueux.




VI. Les moeurs villageoises à travers les fêtes



Compte tenu du climat tropical qui est une véritable épreuve, de la dureté du travail agricole qui occupe la majeure partie de l'année, et de la pression de la culture dominante qui cherche à étouffer les sentiments, les fêtes deviennent un occasion privilégiée pour les villageois vietnamiens de se décharger de leur fardeau et de s'exprimer. Les fêtes, ici, constituent réellement un facteur d'équilibre de la culture villageoise, au même titre que le travail agricole ou les cultes. Elles sont entièrement intégrées dans la tradition et prennent leur pleine signification dans la vie sociale. Les chansons et adages populaires ne manquent pas de les évoquer. Nous avons par exemple:


"Giô cha không bang ba ngày têt."

(L'anniversaire du père est moins important que le

nouvel an.)


"Ai oi mông chin thang tu

Không di hôi Dong cung hu mât doi."

(Le 9e jour du 4e mois, qui ne va pas à la fête Dong

sa vie n'en sera pas moins gâchée.)


"Dù ai buôn ban tram nghê


Nho dên thang chap thi vê buôn tranh."


(Quoi qu'on fasse dans la vie -quelque soit le métier,


Penser à revenir au douzième mois pour commercer les


tableaux.)


Cette dernière chanson populaire est originaire du village Dông hô, réputé pour ses tableaux peints sur du papier de riz. Durant tout le douzième mois, juste avant le nouvel an, on ne trouve rien d'autre sur le marché du village que des tableaux peints; cette atmosphère prend pleinement le sens d'une fête. Quant au Hôi Giong dont parle la deuxième chanson, il s'agit de la commémoration de la vie légendaire de "Monsieur Giong", évoqué dans le chapitre précédent. La première chanson, quant à elle, vient relativiser la place du culte des ancêtres dans la vie sociale. Effectivement, pour ceux qui doivent aller travailler loin du village, une absence est tolérée à l'anniversaire de la mort de leur père; par contre, s'ils ne reviennent pas pour le nouvel an, surtout les trois premiers jours, la famille considéra cela comme un acte de désinvolture.

Au Vietnam comme ailleurs, les fêtes ont aussi une fonction compensatrice au niveau mental pour l'individu. Elles rétablissent une certaine égalité en supprimant les barrières qui séparent les différentes catégories sociales. Le repos ou l'arrêt de toute activité liée au travail d'une part, et le statut unique de participant à la fête d'autre part, rapprochent les uns des autres, sans parler de l'intérêt collectif à maintenir les traditions, de l'enthousiasme procuré par le sentiment d'appartenir à la même communauté d'idées, et de l'excitation occasionnée par la fierté de vouloir montrer, -aux villages voisins, - ce qu'on a de mieux. Dans un ouvrage assez récent, Thu Linh et Dang Van Lung pensent que "les conditions du moment, les buts concrets ou le besoin de se reposer ou de s'amuser, ne suffisent pas à expliquer l'origine des fêtes", car "la plupart d'entre elles ont une profondeur historique" 1. Et ces deux auteurs font remarquer, avec justesse, que "nul individu ne peut, à son inspiration, organiser une fête" (qui aurait les mêmes significations et la même ampleur que celles de la fête du village). En clair, les fêtes ne peuvent être qu'une oeuvre collective.

Par ailleurs, si les fêtes sont l'expression d'une culture, on ne s'étonne pas qu'elles prennent des formes aussi diverses que singulières. Dans la terminologie vietnamienne, on distingue bien des Têt (fête célébrée sur tout le pays, par exemple, le nouvel an, la fête de la mi-automne, la fête des morts, etc. 2) des (cérémonies rituelles), des Hôi (fête du village) des Dam (rassemblement lors d'un événement survenu dans la vie de quelqu'un). Lê Thi Nhâm Tuyêt suggère, dans son article consacré aux fêtes du village, une classification plus rigoureuse:


- les fêtes liées aux travaux agricoles;


- les fêtes de la fécondité;


- les fêtes à caractères artistiques;


- les fêtes basées sur les concours


- et les fêtes à caractère historique 1.

Nous nous intéresserons particulièrement aux fêtes du village, lesquelles nous semblent, à la fois, être la libre expression la plus riche et souligner les mieux le particularisme de chaque village. Car les fêtes constituent également un élément porteur de l'autonomie sur le plan culturel. Ainsi lorsqu'un village célèbre sa fête cela signifie aussi qu'il marque sa volonté de maintenir ses traditions face à celles des autres, et particulièrement à celles des classes dirigeantes.

En quoi la fête du village se distingue t-elle de tout autre rassemblement? En tant qu'oeuvre collective, cette fête est l'affaire de tout le monde, ce qui n'est pas le cas des cérémonies ou des autres fêtes. On peut aussi reconnaître la fête du village à travers la tenue vestimentaire de ses habitants et leurs attitudes. Autant, dans la vie quotidienne, ils s'habillent sans se préoccuper de l'esthétique, se déplacent à pas pressés, se comportent sans trop se soucier de la courtoisie, autant, lors des fêtes, ils mettent les habits les plus distingués, adoptent une démarche qui laisse entrevoir une certaine grâce, et se donnent une attitude de bienveillance. Enfin, la fête du village a lieu indiscutablement au dinh où l'on reconstitue le passé légendaire du génie tutélaire. Par ailleurs, au-delà de son caractère ritualiste, cette fête laisse une large place aux divertissements, lesquels ne distinguent pas les jeunes des vieux, les hommes des femmes, les humbles des notables.

Laissons-nous emporter et bousculer dans la fête du village Ngà qui a lieu du 6 au 15 du premier mois lunaire. Ce village porte le nom littéraire de Nga-hoàng, une localité du district de Quê vo de la province de Hà bac. La fête de ce village se nomme Hôi chen ou "fête de la bousculade". Le matin du premier jour des fêtes ont lieu les rituels dédiés au génie tutélaire. En pleine cérémonie, les hommes, sans distinction d'âge, se ruent vers les femmes et les bousculent avec les épaules. Petit à petit les tranches d'âge se séparent: les garçons bousculent les filles et les messieurs les dames. Cet amusement dure un bon moment avant que ne reprennent les cérémonies. On se retourne alors vers le génie pour lui demander la bénédiction:



"Que les vieux soient en bonne santé,


Que les jeunes soient résistants,


Que la prospérité déborde de la maison et de la


rizière. 1"


Arrive maintenant le temps de la procession qui va faire le tour du village. Cette fois, les femmes prennent l'initiative et bousculent les hommes pendant toute la procession. Et elles n'hésitent pas à bousculer certains jusqu'à ce qu'ils tombent dans la mare. Elles poursuivent même, par petits groupes de cinq à six, ceux qui sont allés se cacher dans leur maison, pour les faire sortir, toujours par bousculade. Ceux qui n'arrivent plus à tenir debout, elles les relèvent pour pouvoir continuer à les bousculer. Et ce, jusqu'à la fin de la journée. Ces divertissements reprennent de la même façon le sixième jour et surtout le dernier jour de la fête (11e et 15e du mois) où ont lieu de nouveau les cérémonies qui marquent la fin des fêtes et qui durent de l'après-midi jusqu'à minuit 1.

Que peut-on tirer de cette fête comme enseignements? Quelques remarques s'imposent. En premier lieu, les cérémonies et les rituels qui reflètent l'aspect spirituel de la fête, ne prennent pas le pas sur les divertissements qui rythment la vie culturelle ou la vie tout court. Tandis que le maître de cérémonies, aidé de ses confrères, invoque le génie par des éloges ou par des prières à l'intérieur du dinh, à l'extérieur, les villageois en tant que participants à la fête, eux, s'amusent, et ce en toute liberté, même pendant la procession. Ces deux manifestations d'apparence antagonistes et anachroniques, ne traduisent-elles pas tout simplement une certaine souplesse d'esprit, chez les villageois à l'égard des cultes, ne relativisent-elles pas la place du spirituel dans la vie ? Imaginons une scène semblable et ses suites qui auraient lieu dans une église, dans une mosquée ou dans une pagode !

Un autre aspect de cette fête, et non moins riche d'indices de la culture villageoise, vient marquer l'empreinte de liberté dans le domaine des moeurs face à la morale confucéenne qui prêche le puritanisme. Les contacts physiques par bousculade, entre jeunes ou moins jeunes de sexes opposés ne préjugent absolument pas de leur provocation ou du laisser-aller. Au contraire, ces divertissements constituent le véritable reflet de la fête puisqu'elle se nomment familièrement "fête de la bousculade". Dans cette ambiance de fête, personne n'aurait le temps de veiller sur les jeunes afin qu'ils ne fassent pas de "bêtise". Mais ce genre de bêtise n'est certainement pas l'apanage des jeunes. Existe-il des barrières pour dissuader des "dérapages"? Apparemment non. Si, par hasard, les bousculades servent de prétexte à une rencontre ou à une meilleure connaissance mutuelle, pour certains ou certaines, cela fera partie intégrante du mouvement de la vie. Car les fêtes de cette nature sont des moments privilégiés pour les jeunes en âge de découvrir les secrets de la vie. Lesquels peuvent être dissimulés sous la forme des jeux que proposent les fêtes de plusieurs villages des districts Yên phong, Quê vo et Thuân thành.

Attardons-nous quelques instants pour participer à la joie et à l'excitation des jeunes, formés par couples sous le regard des spectateurs qui envahissent la cour du dinh. Chacun de couples participants se place devant une jarre à moitié remplie d'eau et dans laquelle on a mis une espèce d'anguille (chach). Garçons et filles se tiennent par les épaules ou par le cou, et la main libre de chacun s'introduit dans la jarre. Le jeu consiste à attraper le poisson. A la question "pourquoi organise-t-on ce jeu de telle sorte?", les vieux du village n'hésitent pas à répondre, et avec quelle poésie, que "le printemps ne peut se réaliser qu'avec la présence des deux sexes" 1. Les jeunes arrivent-ils à attraper l'animal innocent, et au bout de combien de temps ? Sous couvert des coutumes qui autorisent ces défoulements, seules peut-être les âmes pures pensent à remporter la victoire. Les plus taquins, ne cherchent-ils pas plutôt à faire durer ces moments de délice que procurent les contacts de leur corps avec celui du coéquipier ou de la coéquipière? Préfèrent-ils vraiment prouver l'habileté de leur main en oubliant le langage gestuel servant de prélude à la déclaration de leurs sentiments ? Quoi qu'il en soit, pour sauver l'apparence de jeu, ils ne se permettent pas de s'imaginer sur une île déserte, car ils jouent aussi le rôle d'amuseur qui procure des rires et des agacements au public.

Vus sous l'angle ethnologique, ces jeux représentent aussi le parcours initiatique de la vie des jeunes qui arrivent à l'âge de la palpitation du coeur, l'âge où leur corps réclame une certaine chaleur que seul possède l'autre. Cours & Parcours initiatique pour les timides qui n'auraient peut-être pas osé risquer cet affrontement du moi s'adressant à l'autre, cet événement de leur vie, sans l'approbation du public. Savoir que certaines choses sont permises et se font en toute impunité constitue pour eux un encouragement. Cours & Parcours initiatique également pour ceux qui sont déjà plus sûrs d'eux: qu'ils sachent aussi qu'il existe des limites quant à l'intimité en public. Enfin, pour les jeunes, ces jeux ont une valeur éducative qui vient compenser l'absence de dialogue ou de communication au sein du foyer, étant donnée la pudeur en matière sexuelle qui règne encore chez beaucoup de Vietnamiens. Par la suite, ces expériences vont servir aux jeunes de sujet de discussions qui leur permettront de mieux appréhender l'inconnu ou de remettre les choses à leur place.

Revenons à la fête du village La que nous avons évoquée plus haut. Qu'y a-t-il de particulier et de jouissif dans cette fête? Ce village est surtout réputé pour les moments qui marquent la fin des festivités. Le dernier jour des fêtes, vers minuit, on rend le dernier hommage au génie tutélaire en reconstituant la scène héroïque de la chasse aux tigres. Avant de clore les cérémonies, on procède à l'extinction de toutes les lumières (bougies, flambeaux, lanternes...) qui est prononcée par trois roulements de tambour suivis de battements de cymbales. Le maître de cérémonie décide, en vertu de la tradition, de la durée de l'extinction. En général cela peut durer d'un quart d'heure à une demi-heure. Pourquoi éteint-on la lumière? Les vieux du village avancent plusieurs explications en ordre dispersé : "C'est pour rendre la reconstitution aussi fidèle que possible à la réalité historique. On tend un piège aux tigres: ils vont être surpris et désorientés quand la lumière revient brusquement après un moment d'obscurité" 1. Mais l'obscurité permet aussi aux officiants de ranger les objets de culte dans un endroit secret sans que personne ne le sache. Sans attendre les autres questions liées à ce sujet, les vieux du village nous opposent une fin de non recevoir aux bruits qui courent, à tout ce qui laisse entendre que cette fête cautionne des moeurs légères. "Ce sont des calomnies pures et simples". Au-delà de la médisance, on ne s'étonne pas que ces moments de fête attirent une frange de la jeunesse curieuse qui cherche à s'initier aux relations amoureuses. Cet espace de "liberté" viendrait combler l'absence quasi-totale d'intimité dans la vie quotidienne, compte tenu de l'organisation spatiale et sociale en milieu villageois, voire urbain, chez les Vietnamiens. En effet, autant le village est souvent isolé du reste du monde sur le plan spatial, autant la maison, comme lieu d'habitation, s'ouvre sur l'espace extérieur (et ce, à l'intérieur du village). Les portes des maisons ne se ferment que rarement. Les nuits d'été on les laisse ouvertes et il arrive aussi qu'on installe un lit de camp sur la "terrasse" (hiên) pour y dormir. A n'importe quel moment de la journée, on peut passer voir ses voisins pour leur demander un service, un renseignement, ou pour bavarder autour d'une tasse de thé. Dans ce contexte, l'individu est constamment exposé au regard du village. L'espace du privé, au sens qu'on lui donne dans les sociétés modernes occidentales, se réduit ainsi à une peau de chagrin. Ceci sans parler de l'exiguïté et de la promiscuité qui viennent repousser l'intimité au sein de la famille à la frontière du néant. Cet aspect n'est pas propre à la société paysanne vietnamienne. En France rurale, jusqu'à la fin du siècle dernier encore, on vivait dans les mêmes conditions. A. Prost nous fait remarquer qu'"on a peine aujourd'hui à imaginer la pression qu'exerçait sur ses membres le groupe familial. Pas moyen de s'isoler. Parents et enfants vivaient les uns sur les autres pour tous les actes de la vie quotidienne.(...) Quant aux rapports sexuels, ou bien ils se situaient aux marges et de l'espace privé et de l'espace public, dans la pénombre autour du bal, par exemple, derrière les buissons, etc., ou bien ils n'échappent pas à une publicité au sein du groupe familial" 1.

Dans ces conditions, on comprend pourquoi les jeunes, et pas seulement eux, attendent ces moments de fête avec impatience. De l'avis de Phan Thi Dac, la fête du village "inaugure une période de fêtes, de jeux ou de licence sexuelle". Et elle précise dans la note de la même page, qu'"il s'agit soit des rites d'initiation sexuelle (extinction momentanée de la lumière), soit des unions libres après les fêtes dans les champs. (...) Ces coutumes sont pratiquées plus ou moins en secret pour ne pas encourir les foudres mandarinales. Les lettrés confucéens doivent s'incliner eux-mêmes devant la coutume. Ce sont eux, sans doute, qui ont obtenu que les unions libres hors de la période de licence sexuelle soient punies très sévèrement" 2.

On retombe ici sur l'interdit social. Si l'absence de l'espace du privé, de l'intimité, conjuguée avec les tabous, constitue une barrière pour l'expression de l'individu, on ne s'étonne pas que les fêtes deviennent une réaction aussi violente que le sont les forces de persécution. Vues sous cet angle là, les fêtes remplissent tout à fait la fonction compensatrice et régulatrice au niveau de l'individu en proie à ses tourments.

Puis, le maître de cérémonie fait rallumer la lumière et donne rendez-vous au public pour la prochaine fête, à la même heure et au même lieu. Les fêtes sont donc terminées.

Rappelons-nous que dans beaucoup de villages les génies tutélaires peuvent incarner les personnages les plus controversés quant à leur moralité. Dans certains cas, le pouvoir central intervient énergiquement et d'une façon autoritaire pour faire cesser l'inadmissible et punir les coupables. C'est le sort qui a été réservé aux deux génies du village Dao-an dans la province de Hung yên. La légende fait remonter leur existence au règne de Ngô quyên (Xe siècle).

Il était une fois un frère et une soeur, nommés Ong Dùng et Bà Dà (monsieur Dùng et madame Dà), en âge de se marier, mais qui n'y pensaient pas. Un beau jour, ils eurent l'idée burlesque de faire le tour d'une montagne, chacun dans un sens, en convenant de prendre comme époux ou épouse celui ou celle que chacun d'entre eux rencontrerait sur son chemin. Ils finirent par se croiser sur la route, et ainsi ils se marièrent. Quelques jours après cette union, le roi en fut informé. Il ordonna de les châtier pour conduite incestueuse. On leur creva les yeux, on leur coupa les oreilles avant de les décapiter et jeter leur corps dans la mare.

La fête du village Dao an débute le 6 et se termine le 10 du troisième mois lunaire. Le soir du dernier jour des fêtes, on reconstitue cette légende. A minuit, on procède au châtiment auquel seuls le maître de cérémonie et les officiants assistent.

Cette légende a été recueillie puis retranscrite par un reporter du journal Ngày nay dans le numéro du 23.05.1935. A l'en croire, le journaliste a eu beaucoup de mal à faire ses investigations, à percer ce secret du village Dao an. Quatre mois après la parution de cet article, le journal Phong hoa publia la réponse du conseil de Ky muc de ce village, destinée à rectifier les "erreurs commises" par le reporter. D'après ces notables, les deux mannequins qu'on voit dans la procession ne représentent pas Ong Dùng-Bà Dà, mais deux génies bienfaiteurs nommés Dông vuong phu et Tây vuong mâu (le roi père de l'Est et la reine mère de l'Ouest), d'une part, et d'autre part, il ne s'agit pas du châtiment à la fin de la reconstitution, mais d'une opération d'ordre pratique: on récupère les yeux et les oreilles qui serviront pour les années suivantes, avant de laver le corps des deux mannequins au puits qui se trouve à l'entrée du village 1.

On assiste ici à deux interprétations complètement différentes des faits. Néanmoins, toutes les deux relèvent de la vision moderne: le journaliste voulait caricaturer les traditions jugées arriérées, et affirmait la volonté de les combattre; le conseil des notables rejetait les calomnies à l'égard du village. L'une et l'autre partie étaient donc d'accord pour dire, soit que ces traditions ne devraient plus exister, soit qu'elles n'ont jamais existé. Toutefois, les rectifications faites par le conseil des notables, conseil qui représentait l'autorité et le garant de l'ordre moral, n'étaient pas aussi convaincantes qu'ils le souhaitaient. N'ont-ils pas réagi par pure forme pour sauvegarder les apparences ? Au fond d'eux-mêmes, ne reconnaissaient-ils pas qu'ils n'y pouvaient rien ? D'un autre côté, en cherchant à se défendre, ne se sont-ils pas laisser trahir par leurs propres arguments ? L'"Est" et l'"Ouest" dans "le roi père de l'Est et la reine mère de l'Ouest", ne rappellent-ils pas les directions opposées prises par Ong Dùng et Bà Dà en faisant le tour de la montagne ? Par ailleurs, le journaliste n'aurait peut-être pas eu le don d'inventer une légende de toutes pièces pour la circonstance. Encore une fois, on est frappé par les éléments mystificateurs qui viennent se greffer juste là où il y a l'interdit social. La mythification invente sans doute des circonstances atténuantes et cherche à protéger les actes jugés immoraux. Les traditions villageoises diraient par là que si Ong Dùng et Bà Dà se sont mariés, c'était la conséquence de leur rencontre hasardeuse quelque part sur la montagne. Ils auraient pu croiser n'importe qui ! Ce qui vient les décharger de toute responsabilité, les innocenter afin qu'ils puissent avoir une vie comme les autres. Par ailleurs, la légende mentionne bien que le mariage de ces deux personnages a eu lieu. Ne faut-il pas comprendre, par ce détail, que le village Dao an tolère même l'union incestueuse ? Si oui, on ne voit pas pourquoi il se serait opposé à un mariage ordinaire fondé sur l'amour. Dans ce cas, la culture de ce village va à l'encontre des principes confucéens qui font du mariage une affaire de famille, prenant en compte avant tout le critère social (môn dang hô dôi), et qui relèguent les sentiments aux oubliettes; ceci sans parler de l'autorité des parents qui considèrent leurs enfants à marier comme de simples figurants obéissants. Effectivement, les parents nourris de l'ordre confucéen éduquent (sic) leurs enfants de telle sorte "qu'ils s'assoient là où on leur dit de s'asseoir" (dat dâu ngôi dây). Aussi puissant soit-il, cet ordre moral devient caduc en milieu villageois, du moins pour le village Dao an.

Comme chaque village forge ses propres moyens de défense face à la culture dominante, en usant de son passé traditionnel, on se retrouve de fait devant une avalanche de contre-culture qui, venant de toutes parts, balaie sur son chemin élément par élément l'édifice confucéen. La fête du village Lim constitue de ce fait une autre composante de cette avalanche.

Lim se trouve à une vingtaine de kilomètres de Hanoi, sur la route nationale 1 menant à Bac ninh. A l'époque coloniale, Lim faisait partie de cette dernière province mais depuis 1963, à la suite des découpages administratifs, les deux provinces de Bac ninh et Bac Giang devinrent la province de Hà bac. La région de Bac ninh est réputée pour la tradition du Quan ho 1. La fête du village Lim devient en quelque sorte la fête du quan ho de la région.

Si les fêtes occupent une place non négligeable dans les activités sociales du village, la région de Bac ninh en fournit ici une illustration exemplaire. Du 4e au 30e jour du premier mois lunaire, on dénombre au moins une fête du village par jour. (Plusieurs villages peuvent célébrer leur fête le même jour.) Pour cette région, les fêtes occupent tout le premier mois de l'année, et elles se poursuivent, bien que plus espacées, au deuxième mois. Lim, quant à lui, célèbre ses fêtes le 13e jour du premier mois. Bien que ce jour ait un rapport avec le culte du génie tutélaire du village, il n'en présente pas moins des atouts manifestes. Le nouvel an à caractère familial est bien terminé, ce qui libère les villageois des tâches et des devoirs envers leur cercle intime d'une part, et le cadre naturel devient plus séduisant, ce jour-là, avec le clair de lune d'autre part. Ces deux aspects conjugués à la réputation de ce village contribuent à faire de la fête de Lim la plus grande et sans doute la plus célèbre de la région. Elle attire non seulement les habitants des villages avoisinants, et en particulier les chanteurs et chanteuses quan ho, mais aussi toute une frange de jeunes de Hanoi. A l'époque coloniale, dans les années 1930, cette fête était considérée comme une des occasions privilégiées pour les jeunes citadins de montrer leur charme aux jeunes filles du village. Mais ces jeunes, quelque peu arrogants, qui méconnaissaient cette tradition, étaient balayés dans cette course à l'amour. En effet, le quan ho constitue le cadre dans lequel seuls les initiés peuvent s'exprimer à travers le chant.

Comme toutes les autres fêtes du village, cette grande manifestation culturelle et artistique se compose de deux versants : les rituels, et les divertissements qui ne se limitent pas au chant mais s'étendent aux jeux de la balançoire, à la lutte.... Une fois que les cérémonies au dinh puis à la pagode sont terminées, le chant quan ho occupe l'espace le plus manifeste. En fin de journée, quand la fête officielle se termine, ceux et celles qui souhaitent avoir plus de temps pour échanger leurs idées, pour mieux se comprendre, invitent leurs partenaires à continuer à chanter chez eux ou chez elles; et ce jusqu'au lendemain matin avant d'aller à une autre fête.

Une autre variante de la fête liée à la tradition du quan ho se célébrait au village O (Xuân ô) ou plus précisément au marché de ce village. O se trouve à environ deux kilomètres de Lim vers le nord sur la même route nationale 1. Aujourd'hui, il ne reste aucune trace de ce marché autrefois illustre. A en croire une chanson quan ho qui décrit le climat de ce marché, il devait être très fréquenté au jour de fête:


Le cinquième jour, jour du marché O


Les "bandes" quan ho se ruent (vers le marché)


La fête est très amusante.


(Je n'ai) pas le temps de me laver,


(Je n'ai) pas le temps de me laver les cheveux,


Les chiques de bétel ne sont pas encore préparées,


Les noix d'arec ne sont pas encore coupées,


Les unes bien faites, les autres non,


D'autres encore n'ont pas de chaux.


Si tu m'aimes


Garde-la (la chique de bétel).1

La fête du village O avait lieu le 5e jour du premier mois lunaire, mais elle commençait la veille avant la tombée de la nuit avec le marché, appelé encore "marché aux poulets", (hôi cho ban gà). La tradition de ce village voulait qu'on offrît du poulet à la peau noire au génie tutélaire. Ceux qui avaient cette espèce de poulet l'emmenaient ce jour là au marché pour le vendre à prix sacrifié. On pensait que la famille dont le poulet serait choisi comme offrande au génie aurait de la chance au cours de l'année qui allait venir. Ce marché avait une autre particularité : on bradait tous les vieux objets. Pour ce jour spécial, côté acheteur, on ne marchandait pas, côté vendeur, on bradait à bas prix et on ne comptait pas la monnaie donnée. Tout était question de chance. Celui qui aurait gagné serait content, mais celui qui aurait perdu, aussi, car par la même occasion, il aurait fait plus de charité au monde de l'au-delà. Le marché se terminait vers 19 heures, l'heure où le jour se retirait en laissant la place à la nuit.

La fête prenait alors la relève du marché. En l'espace de quelques instants, les buvettes s'illuminaient de lumière colorée. C'était l'unique jour où on les éclairait. Les vieilles dames qui tenaient ces buvettes vendaient aussi les indispensables chiques de bétel. Les jeunes étaient déjà là et s'invitaient mutuellement à chiquer le bétel et à chanter le quan ho. Les vendeuses chantaient aussi pour leur souhaiter une bonne année, pour les inviter à boire et à chanter. On s'assemblait autour d'une buvette et le chant résonnait de partout. Faute de place dans une buvette, on n'hésitait pas à poser une natte par terre pour s'y asseoir et chanter. D'autres se mettaient d'accord pour aller chanter à la rizière. Ainsi les jeunes passaient la nuit à chanter avant de rentrer chez eux. En effet, les garçons et les filles de O invitaient séparément leurs partenaires venu(e)s d'autres villages à rester chez eux ou chez elles pour y passer le jour de fête. Le matin on célébrait le culte dédié au génie tutélaire, puis le chant quan ho occupait de nouveau le terrain, et ce jusqu'à minuit, l'heure où les uns et les autres se disaient au revoir (en chantant) avant d'aller se fondre dans une fête des environs 1.

Le quan ho se manifeste dans bien d'autres circonstances de la vie, par exemple, le mariage, la mort, la promotion sociale, etc., il s'impose comme une véritable culture régionale. Cependant chaque village de cette région le fait vivre à sa façon selon ses intérêts et ses traditions. Il peut être vivace ici mais moins riche que là-bas. On assiste donc à toute une panoplie de variantes d'un village à un autre. Néanmoins, le quan ho a au moins le mérite de créer des conditions favorables au rapprochement des deux sexes et particulièrement des jeunes, sans parler de sa richesse artistique.

Par ailleurs, bien que pudique dans les gestes, cette forme d'expression affiche sans retenue les sentiments. L'individu s'épanouit au rythme de ses chansons, à la mélodie que lui adresse le ou la partenaire. Si par hasard, l'estime réciproque conduit au mariage, sauf pour ceux et pour celles déjà lié(e)s par une "amitié spéciale" (kêt nghia), cela fait aussi partie de l'ordre des choses. Et il n'y a pas de quoi scandaliser qui que ce soit. La tradition du quan ho, dans le contexte villageois, s'érige de fait comme une contre-culture pour s'opposer à la culture dominante chargée de principes et de préceptes confucéens qui répriment toute forme d'expression liée au sentiment.


Nous venons d'esquisser un panorama restreint des fêtes de village dans le Nord Vietnam à l'époque coloniale. Ce choix nous a été dicté par les sources existantes et le caractère représentatif de ces fêtes dans les régions respectives. D'autres régions avaient bien entendu d'autres fêtes non moins révélatrices de la culture villageoise, mais l'absence d'une documentation complète nous a contraint soit à laisser de côté, soit à ne faire que les évoquer sans avoir la possibilité de les traiter avec précision. Par exemple, la région de Vinh phu (ex. Vinh yên et Phu tho), considérée comme le territoire le plus ancien des Vietnamiens, là où la dynastie légendaire Hùng avait établi son royaume sous la dénomination de Van lang, témoignait de l'existence des fêtes liées aux rites agraires, et ce jusqu'aux années 1940. La fête de beaucoup de villages de cette région mettait l'accent sur la fécondité. On fabriquait un phallus et un sexe féminin, et le jour de la fête on simulait les actes sexuels 1. Ces actes symboliques invoquaient à la fois la fécondité et la prospérité pour le village. (En effet, quand les Vietnamiens se rencontrent après une longue absence, une des premières questions qu'ils se posent mutuellement est "Combien d'enfants avez-vous?", car la progéniture est assimilée à la richesse dans la culture vietnamienne.) Le folklore de Vinh phu n'était, certes, pas moins riche que celui de Hà bac, par exemple. D'autres modes de chant d'amour similaires au quan ho existaient, cependant pour une raison non encore connue, ils n'arrivaient pas à franchir les frontières régionales. Dans ce domaine, on est frappé de constater que le Vietnam avec ses "4000 ans d'histoire" n'a pas su ou n'a pas pu produire une seule danse qui aurait pu devenir une danse populaire comparable au Lam vong du Laos ou du Cambodge qui sont pourtant considérés par le Vietnam comme des pays arriérés. Quel paradoxe! Cette remarque s'applique aussi à la Chine, au Japon et à la Corée qui, par hasard, ont tous un point commun avec le Vietnam, d'avoir érigé le Confucianisme comme superstructure. En réalité les danses populaires ont bien existé dans le milieu villageois, mais les classes dirigeantes de toutes les dynasties confondues, nourries de préceptes confucéens, dédaignaient cette forme d'expression et la considéraient comme une distraction de mauvaise goût, et elles ont fini par interdire cette manifestation "sauvage" sur les lieux publics. (Avec le recul, on voit qui sont les vrais incultes.) Contraints de subir cette injustice, les villageois n'abandonnaient pas pour autant leur tradition. Là encore, la culture villageoise ne manquait pas de subtilité mais qui avait ses limites. Pour sauver leur patrimoine artistisque, les villageois ne faisaient que déplacer le cadre. Au lieu de danser sur les places publiques, désormais on dansait dans les lieux sacrés. Ainsi certaines danses sont devenues un rituel lors des cérémonies dédiées aux génies. Par exemple, sur le plan artistique, la transe ou lên dông en vietnamien, dans le culte dédié au fondateur des Tran et autres génies, ne se distinguait guère du chèo, une forme de théâtre populaire dansé et chanté à la fois. Frappées d'interdiction, privées de leur cadre naturel, les danses populaires perdaient leur vitalité, cessaient de se développer et étaient réduites à leur plus simple expression. La transe prenait alors une connotation superstitieuse et le chèo était relégué aux mains de spécialistes qui essayaient tant bien que mal de le faire vivre.

On a ici un exemple de confrontation de deux cultures qui s'ignorent, l'une étant l'émanation des classes dirigeantes qui cherchent à imposer leurs valeurs, et l'autre représentant le produit de la tradition orale du bas peuple acculé à la défensive. Les exemples de luttes d'influence ne manquent pas de par le monde, et le Vietnam ne constitue certainement pas un cas isolé. A cet égard, nous illustrons ici par quatre exemples trouvés hors des frontières du Vietnam : en France, en Chine, au Japon, et en Scandinavie.

En ce qui concerne le France, "L'un des objectifs de la réforme catholique dans les campagnes, écrit Jean Louis Flandrin, fut d'imposer la séparation des filles et des garçons où ils avaient coutume d'être ensemble" 1. Cette campagne de moralisation visait particulièrement la "mixité des écoles de village", "la mixité des jeux puérils", les veillées bien entendu, mais elle dénonçait aussi "la fréquentation des sexes dans les pèlerinages". Les sociétés traditionnelles avaient leurs propres cadre et mode de vie dans lesquels s'intégraient les rencontres et les initiations à la vie amoureuse. "Partout, dans l'ancienne France, ces occasions étaient nombreuses: pèlerinages, foires, louées de domestiques, et toutes sortes de fêtes. Dans certaines régions on allait courtiser les bergères aux champs; et partout on rencontrait les filles à marier dans les veillées d'hiver 2." Petit à petit ces coutumes tombaient en désuétude et laissaient la place au bal du village, lieu qualifié par "excellence de l'apprentissage sexuel" ou de "grand marché d'amour" 3.

On est frappé de voir qu'un peu partout dans le monde, les moeurs paysannes n'avaient rien à voir avec celles des classes dirigeantes. En Chine, Michel Cartier a aussi relevé ce contraste:

"A la différence des nobles, pour lesquels il était indispensable que les fiancés ne se connaissent pas avant leur mariage et que les jeunes filles soient remises vierges à leur belle-famille; les paysans auraient vécu selon une morale plus libérale 4".

Dans cette société rurale, le mariage ne servait qu'à ratifier les unions seulement après que la fille fût enceinte. Pour P. Beillevaire, dans la société paysanne japonaise d'avant Meiji, les moeurs jouissait d'une grande liberté car les relations pré conjugales étaient autorisées, sauf chez les plus riches. Un exemple dans la région ouest de Kyûshû et dans le Chûgoku en témoigne:


"Les jeunes villageois organisés en classe d'âge disposaient des dortoirs (neyado) dans lesquels régnait une grande liberté sexuelle. Dans ces conditions le mariage ne faisait bien souvent qu'entériner une relation déjà établie et rendue patente par une grossesse ou la venue d'un enfant 1."


Cette permissivité pré conjugale, certes, à un degré moins prononcé, se rencontrait aussi en France, en Corse et en Vendée plus précisément:


"La cohabitation pré conjugale est un effet direct de l'accord passé entre familles.(...) Ailleurs les jeunes peuvent se fréquenter et même vivre ensemble, le temps que leurs familles poursuivent leurs négociations; l'accord est souvent conclu et le mariage célébré à l'église quand la fille est enceinte 2."


En Scandinavie, les relations préconjugales prenaient le forme de rituels appelés encore "la cour nocturne", que les jeunes suivaient en toute impunité avant leur mariage.


"Le samedi soir, un groupe de jeunes gens, âgés peut-être de dix sept à vingt quatre ans, se réunissaient sur la place du village et (....) se mettaient en route pour faire la tournée des maisons des filles. Arrivés devant la grange ou le grenier attenant à la maison (...), ils récitaient divers "défis" rimés, prescrits par la tradition, et mettaient la jeune fille en demeure d'ouvrir sa porte au garçon qu'ils avaient choisi pour passer la nuit avec elle.(...) Ensuite, le groupe amputé de l'un de ses membres se rendait à la maison suivante qu'ils quittaient en y laissant un autre de ses compagnons, et ainsi de suite jusqu'à ce que tous les membres du groupe aient été abandonnés à la porte d'une jeune fille. (...)

En théorie, chaque samedi de la saison, un garçon différent voyait une fille différente, jusqu'à ce que tous les candidats au mariage de la communauté aient fait connaissance. De telle sorte qu'une fille pouvait avoir eu de 40 à 50 jeunes gens dans son lit avant d'arrêter son choix sur un mari 1."


Ces exemples, y compris ceux du Vietnam, montrent tous la vitalité et la force des traditions populaires paysannes qui n'avaient pas attendu l'exemple d'un autre mode de vie pour agencer toutes les questions liées à leur propre vie intime. Par contre, quand il y avait une intervention extérieure, qu'elle fût l'oeuvre des autorités politiques ou religieuses, visant à "moraliser" des moeurs, elle ne faisait que déstabiliser, désorganiser voire anéantir les pratiques sociales qui n'avaient rien de débauchées ou de régénérées, car elles étaient avant tout le produit naturel, la résultante d'une culture placée dans un contexte particulier de l'histoire, qui avait obtenu l'approbation de la communauté concernée. Il n'en demeure pas moins que les villageois du Vietnam ou d'ailleurs ne se permettaient pas de dicter leur morale aux autres catégories sociales, ils n'avaient pas l'attitude arrogante de considérer les moeurs mandarinales comme désuète ou arriérée. En revanche, quand les autorités centrales intervenaient dans les affaires internes du village et au nom de la morale, pensaient-elles vraiment au bonheur du peuple, ou ne cherchaient-elles pas plutôt à étouffer les pratiques sociales qui les dérangeaient, en usant de leur pouvoir? L'ordre moral ne servait que de prétexte, un moyen de justifier leurs actes. Plus les répressions étaient disproportionnées par rapport aux "délits" ou aux "crimes", plus il fallait des justifications incontestées, rôle que jouait la morale. Mais le souci de tout pouvoir n'est-il pas de faire régner et de maintenir "l'ordre social" ? Dans cette logique, toute manifestation ou tout phénomène douteux doivent être réprimés, car "l'ordre social" ne peut se maintenir sans le contrôle étatique dans les domaines aussi bien privés que publics de la vie.

L'inceste constitue t-il en soi un délit, un crime ? D'après Françoise Zonabend, "L'interdit de l'inceste (...) n'est pas le résultat d'un réflexe de tendances physiologiques ou psychologiques propres à l'individu, quelque chose qui lui viendrait de ses instincts biologiques, mais au contraire le premier acte d'organisation sociale de l'humanité 1." Sur ce sujet, Margaret Mead remarque que chez les premiers occupants de la Nouvelle-Guinée, si on ne se marie pas avec sa propre soeur mais avec celle d'un autre, c'est pour avoir des beaux-frères, pour élargir le réseau familial, pour avoir une compagnie lorsqu'on va à la chasse 1." Quant aux Luo du Kenya, les hommes "vont prendre femmes" dans les ethnies ennemies afin de normaliser leurs relations de voisinage 2. En d'autres termes, dans beaucoup d'actes de vie, l'ordre social l'emporte sur l'instinct individuel. Plus l'ordre social est vigoureux plus l'instinct individuel est refoulé ou réprimé. Le cas de Ong Dùng-Bà Dà ne fait qu'illustrer ce modèle social.

Après avoir brossé le tableau de deux structures culturelles du Vietnam, l'une académique et l'autre populaire, nous pouvons remarquer les contrastes qui en résultent.

Le premier contraste réside dans le mode de transmission. Tandis que la culture confucéenne des classes dirigeantes se transmet à travers les textes, la culture villageoise se propage par la voie orale. Y-a-t-il une supériorité absolue d'un moyen sur un autre? Nous ne pouvons trancher ce débat. Néanmoins la tradition orale manifeste une certaine vivacité, témoigne de la vitalité du mouvement de la vie alors que la tradition écrite semble se cantonner dans des préceptes, se figer devant les différents aspects de la vie; elle ne vit pas et elle ne fait pas vivre non plus. Par ailleurs cette tradition orale, comme toutes les autres dans le monde, pose problème à certains égards. Si on arrive à localiser certains adages ou certaines chansons populaires, on ignore toujours qui en était les auteurs. S'agissait-il d'une oeuvre collective qui rassemblait les pensées, les attitudes et les remarques incisives sur chaque circonstance de la vie, et qui se perfectionnait avec le temps sous la forme d'un ou plusieurs vers successifs et bien rimés, ou de l'effort individuel des lettrés qui, en rupture de ban avec les classes dirigeantes, se sont investis dans la vie communautaire du village dont ils étaient membres? Il n'est pas exclu non plus que cette richesse soit l'oeuvre commune des uns et des autres: des paysans, avec leurs expériences, s'expriment à travers des images concrètes empruntées à la vie quotidienne, et des lettrés y contribuaient par leur apport dans le choix des termes, dans la rime et dans la mise en forme 1. Si on parcourt un recueil de chansons populaires, on s'apercevra que tous les thèmes touchant à la vie y sont abordés, et apparemment la tradition orale ne se préoccupe guère des tabous, contrairement à la tradition écrite qui les cultive. Par exemple, les chansons populaires suivantes n'auraient jamais droit de cité dans la culture académique:


Lang lo chêt cung ra ma

Chinh chuyên chêt cung khiêng ra ngoài dông 2.

(Fidèle ou frivole, fantôme à la mort;


littéralement: Frivole, on devient aussi fantôme à la mort


Fidèle, à la mort on est aussi enterrée à la rizière.)


Lôn rang lôn chang so ai


So thang say ruou deo giai dau lôn 3.


(Ce con n'a pas peur de personne, sauf de l'ivrogne


qui baise longtemps et qui le fait mal.)



Chông nguoi chang muon duoc lâu,


Muon duoc hôm truoc hom sau nguoi doi 1.


(Le mari d'autrui on ne peut pas emprunter longtemps


On le prête ce jour, on le réclame le lendemain.)



Con oi, nho lây câu này


Cuop dêm là giac, cuop ngày là quan 2.


(Mon enfant, rappelle-toi ceci


Ceux qui pillent la nuit ce sont les truands,


Ceux qui pillent le jour ce sont les mandarins.)


On remarque ici, que dans les deux premières chansons populaires c'est la femme qui parle sans aucune ambiguité. (Cet aspect n'a pas pu être mis en relief par la traduction.) Il est inconcevable que la femme puisse prendre la parole dans la culture confucéenne, et encore moins pour parler des tabous. L'opposition des deux cultures à propos de la place de la femme devient ainsi une évidence.

La deuxième dissension est à chercher du côté de la famille, et plus précisément de sa place respective dans chaque tradition. Si le confucianisme considère la famille comme la cellule de base de la société, le lieu de témoignage par excellence des préceptes par lequel l'essentiel de l'apprentissage passe, la famille ne représente pour la culture villageoise qu'un élément constitutif et numératif de la force physique du village qui s'identifie lui-même à l'unité de base et à l'entité sociale, avec ses propres coutumes, ses caractéristiques (par exemple, l'accent linguistique), ses fêtes, ses génies, etc. Par corollaire, si l'harmonie est rompue dans une famille de conviction confucéenne, c'est le confucianisme lui-même qui sera mis en cause. Autrement dit, il suffirait de désorganiser la famille si on voulait s'attaquer au confucianisme. Or cette règle deviendra inopérante si on l'applique au contexte villageois, car l'équilibre du village ne repose pas sur la famille mais sur un certain nombre de facteurs aussi importants les uns que les autres comme nous l'avons vu. Par contre, le village perdrait de son âme si on supprimait un de ces facteurs, il pourrait tout simplement périr sans activités agricoles, par exemple. Par ailleurs, on constate aussi un autre aspect sous-jacent à cette dissension. Tandis que le confucianisme vénère un maître unique, le fondateur de cette philosophie, le village n'en a pas; le génie tutélaire qui ne remplit pas le même rôle que ce dernier représente plutôt le produit de son histoire, les expériences accumulées du passé, et à un moindre degré les moeurs. Tout sépare ces deux cultures, l'une hégémonique, l'autre localiste.

Bref, le village vietnamien est un tout indissociable. Les éléments identificateurs ou les facteurs qui le composent fixent les villageois à leur terre natale. Seules des circonstances exceptionnelles peuvent décider de leur départ, par exemple, la guerre, les calamités naturelles, les épidémies, la famine... L'attachement à la terre natale fait sans doute des Vietnamiens le peuple le moins explorateur et le moins navigateur qui soit, comparé aux autres peuples installés en bordure de la mer. D'après les enquêtes non publiées et dirigées par l'ethnologue Nguyên Tu Chi, les marins pêcheurs vietnamiens installés dans les villages maritimes ne se sont jamais allés au-delà de vingt kilomètres au large. Les techniques navales peu développées ne permettaient, certes, pas d'effectuer de longs voyages, mais elles n'étaient pas la cause principale. En revanche, c'est justement le caractère quelque peu autarcique du village vietnamien qui fait sa force et son autonomie relative face au pouvoir central, mais aussi sa faiblesse dans un monde en mutations.


C H A P I T R E 2



T R O I S A G E N T S

D E

M O D E R N I S A T I O N


Parmi les tâches urgentes pour la colonisation afin de s'installer durablement au Vietnam, il faut citer l'enseignement, affiché comme instrument "civilisateur". Dès la conquête, l'Amiral Charner créa en 1861 le Collège franco-annamite dans le but de diffuser le quôc ngu. Bien que cette nouvelle transcription du vietnamien en caractères latins eût été inventée au XVIIe siècle par des missionnaires, qui la considéraient par la suite comme "la propriété exclusive des communautés chrétiennes", il fallut attendre une décision politique pour que le quôc ngu pût se propager dans les différentes couches sociales. C'était une question grave, même pour les colonisateurs qui, animés, certes, de motivations et de sensibilités différentes, se sont livrés à une véritable bataille de la langue véhiculaire. L'année 1882 marqua le début de l'adoption de cette transcription dans les actes administratifs adressés à la population; cette décision a été prise par l'Amiral Lafont en 1878 1. Sous le gouvernement de Klobukowski(1908-1911) cette mesure était devenue un critère de sélection de collaborateurs subalternes vietnamiens qui travaillaient pour le compte de l'administration coloniale, puisque "tous les employés des mandarins qui ne seront pas parvenus à lire et à écrire le "quôc ngu" seront privés d'avancement".

A son début, l'enseignement comme moyen de diffuser les connaissances répondait à l'urgence et à la nécessité de former des interprètes qui serviraient de prolongement de la machine administrative pour atteindre les colonisés. L'Ecole normale de Saigon fondée en 1874, devenue plus tard le Collège Chasseloup-Laubat, illustrait cette volonté. Léon Archimbaud, qui fut député et sous-secrétaire d'Etat des colonies dans les années 1920, estimait que "l'enseignement est la clef de voûte de toute politique coloniale"; mais à cet égard, les colonisateurs ne se trouvaient pas sur un terrain vierge, car il existait déjà au Vietnam, un autre type d'enseignement et un véritable système de formation d'élites. Qu'a apporté la colonisation par le biais de l'instruction publique aux peuples colonisés? En quoi cet enseignement se distinguait-il de l'enseignement traditionnel? Quelles étaient les réactions des lettrés confucéens acculés à la défensive? Enfin, quels étaient la portée de cet enseignement dit moderne et ses effets sur la société vietnamienne?

Mais l'enseignement n'était pas le seul agent de modernisation, les sciences et les techniques, et la santé publique faisaient partie intégrante de l'entreprise colonisatrice.




I. L'ENSEIGNEMENT

A. LES REFORMES OU L'ENSEIGNEMENT FRANCO-INDIGENE



Rappelons au passage qu'avant l'arrivée des Français au Vietnam, ce pays avait son propre système d'enseignement qui était calqué sur le modèle chinois, et qui s'appuyait sur l'étude des textes canoniques confucéens légués par Confucius lui-même, ses disciples et d'autres penseurs de la même Ecole. La maîtrise des caractères chinois, sanctionnée par des concours littéraires organisés dans certaines provinces, à la capitale et à la Cour, demandait des années d'études si ce n'était pas toute la vie. Voyant des pères de famille d'un âge certain passer périodiquement des concours, un Résident supérieur du Tonkin les surnommait "des étudiants éternels". Au-delà de cette ironie, l'enseignement a toujours été considéré par nombre de Vietnamiens comme un but en soi dans la vie. Mais on pourrait se demander si cet acharnement n'était pas inculqué par la morale confucéenne pour qui l'enseignement occupait une place privilégiée dans la formation de l'esprit. Effectivement, les conseils à cet égard ne manquaient pas. Dans le "Livre des trois caractères" (Tam tu kinh), qui traite de la nature de l'homme, des différentes dynasties de la Chine, des rites, du devoir de l'enfant, de l'exemple des élèves studieux...., on trouve, par exemple, Au bât hoc, lao hà vi (si on ne s'instruit pas quand on est jeune, que fera-t-on quand on est vieux ?), Nhân bât hoc, bât tri ly (l'homme non instruit/éduqué, ne connaît pas la raison/la vérité). A cela s'ajoute aussi la place du "maître" qui vient juste après celle du roi et qui devance celle du "père", lequel représentait déjà un personnage-clef de la société. On peut se demander aussi comment un édifice de cette importance a pu être démantelé, puis remplacé par un autre en si peu de temps. La colonisation y est, certes, pour quelque chose mais on n'abat pas un arbre de la même façon qu'on arrache une herbe, et pas avec le même outil en tout cas. La faiblesse de l'enseignement traditionnel réside dans sa sclérose, dans son mépris à l'égard d'un monde qui ne cesse d'évoluer, dans son complexe de supériorité fondé uniquement sur la subjectivité. Bref, quand une pensée devient un dogme, on peut s'attendre à des surprises. A un autre niveau, cet enseignement ne mobilise pas toutes les potentialités de l'esprit, car il fait appel surtout à la mémoire en oubliant la critique,la libre expression et l'ouverture sur le monde extérieur dont les connaissances scientifiques constituent la base. L'apprentissage des caractères chinois se limite à connaître par coeur les textes anciens, à les commenter et il est hors de question de remettre en doute une idée ou un principe millénaires, considérés comme des vérités absolues, sans parler de son côté purement littéraire et philosophique.

Comme nous l'avons signalé plus haut, l'étude des caractères chinois constitue le maillon le plus faible dans la chaîne qui incarne le monde confucéen; il suffit alors que ce maillon se brise ou qu'on le brise, pour que tout l'édifice s'écroule. Un aperçu sur les effectifs des candidats aux concours littéraires au début du siècle montre que l'enseignement traditionnel était appelé à disparaître. Le nombre de candidats est passé de 6121 en 1906 à 1330 en 1912, soit cinq fois moins en l'espace de six ans. Dans un rapport de Simoni, Résident supérieur du Tonkin, au Gouverneur général de l'Indochine en 1911, il était question aussi de limiter le nombre de lauréats de ces concours en le ramenant de 60 à 30 cu nhân (traduit abusivement par "licencié") et de 150 à 90 tu tài ("bachelier") 1. L'arrêt de mort de ce système de formation d'élites a été signé le 14 juillet 1919 par ordonnance royale 2, mais les vrais commanditaires de cette décision n'étaient autres que les colonisateurs eux-mêmes qui affichaient plus ou moins ouvertement leur volonté de le détruire. Il suffit de lire des propos des Gouverneurs généraux pour évacuer toute ambiguïté à ce sujet. Par exemple, Paul Beau reconnaissait que "la conquête détruisit brusquement et définitivement cet enseignement" 3, Albert Sarraut, quant à lui, pensait qu'il s'est évaporé tout seul: "on ne l'a pas supprimé mais il n'existe plus" 4, et enfin Klobukowski n'y allait pas par quatre chemins en disant que "la réorganisation de l'enseignement aura une grande portée politique. Elle nous permettra d'abord de faire disparaître assez rapidement la classe de vieux lettrés orgueilleux et incapables qui jugent indigne d'eux tout autre travail que l'étude des caractères chinois" 5.

En somme, si l'enseignement traditionnel a disparu au bout de cinquante ans de présence coloniale au Vietnam, c'était pour deux raisons: la principale émanait de la politique coloniale, et la secondaire provenait de la faiblesse de cet enseignement qui n'a pas pu résister aux idées modernes contenues dans l'enseignement franco-indigène que l'Administration coloniale a mis en place dans le but d'éloigner les Vietnamiens de leur passé culturel en apportant un nouveau souffle. Cette faiblesse, selon Léon Vandermeersch, s'explique surtout par le fait qu'au Vietnam "la culture chinoise a été absorbée de façon plus scolaire, avec moins d'originalité" que dans les autres pays sinisés (Le Japon, La Corée) 1. Néanmoins "La classe de vieux lettrés" n'a pas pour autant baissé les bras, mais des révoltes répétitives et réprimées à chaque fois témoignaient de son incapacité de mobilisation face à un nouvel adversaire qui n'avait plus ni les mêmes méthodes ni les mêmes armes. L'arrestation à Shanghai en juin 1925 de Phan Bôi Châu, qui avait été condamné à mort par contumace puis amnistié par le Gouverneur général Varenne par la suite, et la mort de Phan Châu Trinh en 1926 marquaient la fin de la résistance et des révoltes des lettrés de l'ancienne Ecole. Il fallut attendre les années 1930 pour voir apparaître la nouvelle génération d'intellectuels qui, formés en partie dans les écoles "franco-indigènes", allaient prendre la relève de leurs aînés.

Sans aller jusqu'à retracer l'historique de l'organisation de l'enseignement franco-indigène 2, il convient de donner ses grandes lignes et ses innovations par rapport à l'enseignement traditionnel. Soucieux de doter l'Administration d'un outil efficace pour légitimer les idées de la colonisation d'une part, et d'éloigner les colonisés de l'influence culturelle chinoise, et de la Chine d'autre part, les administrateurs ont procédé à une véritable refondation du système d'enseignement en le baptisant "enseignement franco-indigène", calqué grossièrement sur l'enseignement français et saupoudré de quelques couleurs locales. Sous l'impulsion du gouverneur général Beau, cette volonté a été concrétisée par l'arrêté du 27 avril 1904 1, une sorte de synthèse des travaux de la commission chargée de cette affaire. Cependant, le Service de l'enseignement ne constituait pas pour autant un Service général au sein de l'Administration, car ses dépenses étaient imputées aux budgets locaux et non au budget général de la colonie. Ce Service était dirigé par un directeur aidé d'un inspecteur, placés tous les deux sous l'autorité directe du Gouverneur général. Au niveau local, le Conseil de l'instruction publique veillait "aux intérêts matériels de l'école", aux applications des règlements et des programmes et donnait son avis sur les "réformes éventuelles qu'il serait utile d'introduire dans l'organisation".

En réalité, à ses débuts, cette réforme ne touchait que l'enseignement primaire et le premier cycle du secondaire dit enseignement complémentaire. L'espace non défini était ainsi occupé par l'enseignement indigène et l'enseignement privé. Les études primaires, d'après l'arrêté de 1904, comportaient quatre niveaux:

- le cours préparatoire;

- le cours élémentaire;

- le cours moyen;

- le cours supérieur.

Ce cycle était sanctionné, à la fin de la 4e année par l'examen du "Certificat de fin d'études de l'enseignement primaire franco-indigène". A en croire les statistiques de l'année 1906 2, cet enseignement n'en était encore qu'à l'état embryonnaire. En effet, pour tout le Tonkin, il n'existait que 19 établissements, quatre à Hanoi et le restant au chef-lieu de province, qui dispensaient les cours primaires sans parler de certaines provinces dont Hà dông, Quang yên et Yên bai, qui n'avaient pas ce type d'école. L'effectif des quatre niveaux de ce cycle ne dépassait pas 3000 élèves. Quant à l'enseignement complémentaire qui s'étalait également sur quatre ans, et sanctionné par l'examen du Diplôme de fin d'études de l'enseignement complémentaire, que seuls les candidats ayant au moins 18 ans pouvaient passer, ses chiffres n'étaient guère meilleurs. Le nombre d'établissements s'est limité à quatre dont trois à Hanoi, et l'effectif des élèves à 487 pour la même année scolaire 1905-1906. Le taux de réussite aux examens attirait aussi l'attention: sur 448 et 65 candidats présentés respectivement aux "Certificat d'études primaires" et "Brevet d'études complémentaires", 185 et 37 ont été reçus, soit 41% et 57% .

Si l'enseignement du cycle primaire se faisait en vietnamien, la langue véhiculaire dans le cycle complémentaire n'a pas été précisée par l'arrêté du 27 avril 1904. Parmi les matières enseignées en primaire, il faut noter l'introduction des notions modernes, inexistantes dans l'enseignement traditionnel, par exemple, l'arithmétique, la géométrie, les sciences naturelles, la géographie et l'hygiène. Le cycle complémentaire visait à consolider ces notions et introduisait par la même occasion la physique et la chimie, la mécanique, et leurs applications à l'agriculture, au commerce et à l'industrie. L'histoire comme matière enseignée, s'est limité aux notions générales et au "rôle civilisateur de la France". Quant à l'histoire du pays d'Annam, elle devait attendre encore quelques modifications réglementaires avant d'avoir droit de cité.

Consciente des limites de cet enseignement encore au stade d'expérimentation, l'Administration a procédé à une nouvelle réforme. L'oeuvre d'Albert Sarraut, de retour en Indochine en 1916, Le Règlement général de l'instruction publique, a vu le jour le 21 décembre 1917 1. Contrairement à celle de 1904, cette fois la réforme réglemente l'enseignement supérieur. L'Université de Hà nôi, ouverte pour la première fois par l'arrêté du Gouverneur général du 16 mai 1906, n'avait connu qu'une existence éphémère. Les troubles politiques avaient provoqué sa fermeture en 1907, année charnière riche d'événements : déposition du roi Thành-Thai taxé d'insanité puis remplacé par son fils, Duy Tân, âgé alors de 7 ans, l'âge idéal pour régner et gouverner le peuple, révolte de Dê Tham traité de "pirate" ou de "bandit", création sur les conseils de Phan Châu Trinh, puis fermeture au bout de quelques mois du Dông kinh nghia thuc, un établissement libre d'enseignement mutuel servant de couverture aux activités politiques anti-coloniales.

Conçue plutôt comme "une école pratique qu'un établissement d'enseignement supérieur" 2, la section de Hà nôi de l'Université regroupait à son début cinq établissements:

- l'Ecole de médecine qui s'est diversifiée avec deux nouvelles sections: "vétérinaire" et "sages-femmes";

- la Faculté des lettres;

- la Faculté des sciences;

- l'Ecole de Droit et d'Administration;

- l'Ecole du Génie civil.

Le nombre d'étudiants recensé en novembre 1907 dépassait à peine 200. Dix ans après, l'arrêté du 8 juillet 1 fixait le cadre de l'enseignement supérieur, placé sous le contrôle de la Direction du même nom. Cette fois l'enseignement supérieur s'est quelque peu diversifié. On remarque la création:

- de la section "Pharmacie" qui s'adjoignait à l'Ecole de

médecine;

- de l'Ecole de commerce;

- de l'Ecole de navigation et de pêche;

- de l'Ecole normale;

- de l'Ecole d'agriculture et de sylviculture, fondée il est vrai un peu plus tard en 1918 par l'arrêté du 18 mars 2.

La Faculté des Lettres, quant à elle, a disparu tandis que l'Ecole vétérinaire ne dépendait plus de l'Ecole de médecine et devenait un établissement à part entière. Par ailleurs, on note aussi le changement des appellations de ces établissements qui, désormais, portaient le nom d'Ecole; il n'était plus question de "faculté". L'université ne remplissait complètement son rôle, et ceux qui la fréquentaient étaient appelés "élèves" et non "étudiants" 3. Pourquoi donc ces appellations? Correspondaient-elles à une idée précise? Les successeurs de Paul Beau n'ont pas changé d'avis sur cette question qui devait aussi, par ailleurs, contribuer à favoriser "l'influence française et les intérêts français en Extrême-Orient"; ce gouverneur avait défini l'enseignement supérieur en médecine en ces termes:

Il ne s'agit pas de donner aux élèves le dernier mot de la science, mais de former des médecins indigènes qui seront de bons auxiliaires des médecins européens. Cette institution ne doit pas être un centre d'études supérieures affecté aux recherches scientifiques de l'ordre le plus élevé, mais un établissement d'instruction en quelque sorte professionnelle 1.

N'étant soumise à aucune menace ni à aucune contrainte extérieures, cette déclaration vient pourtant contredire les idées généreuses de la France qui s'attribuait la mission civilisatrice dans ses colonies. Quant à l'enseignement dans ces Ecoles, il n'était mentionné ni dans le Règlement général de l'instruction publique ni dans l'arrêté instituant la Direction de l'enseignement supérieur; les programmes devaient rester les mêmes que ceux fixés dans la décennie d'avant. Quant à l'effectif, le nombre d'"élèves" de ces Écoles a sensiblement augmenté par rapport aux années précédentes, cependant il atteignait à peine 500.

Évolution de l'effectif de l'enseignement supérieur 2:


1919

1920

1921

1922

1923

1924

476

433

492

448

451

44


Pour les autres niveaux, les réformes de 1917 apportaient quelques modifications. L'enseignement était réparti en deux degrés correspondant à deux catégories d'établissements:

- 1er degré : le cycle primaire;

- 2nd degré : les cycles complémentaire et secondaire local.

La durée du 1er degré était portée de quatre à cinq ans, correspondant à cinq cours; le Cours enfantin, dont l'âge requis était de 7 ans, venait s'ajouter aux quatre autres cours déjà existants. L'enseignement se faisait dans les écoles élémentaires pour les deux ou trois premières années, et dans les écoles primaires de plein exercice, pour les Cours moyen et supérieur. Dès le primaire, la question de la langue véhiculaire a aussi été réglementée avec plus de précisions sans pour autant atteindre le but attendu: "En principe, le véhicule commun à toutes les matières de l'enseignement doit être la langue française" 1. Mais dans la pratique cette mesure n'a pu être réalisée partout par manque, sans doute, de personnels qualifiés. Il appartenait ainsi à l'Administration locale d'apprécier la situation; l'usage de la langue indigène devait céder "au fur et à mesure des possibilités du service" à celui de la langue française 2. De toute manière, les Cours moyen et supérieur se faisaient intégralement en français sans aucune exception. Cette règle d'or se poursuivait dans le second degré dont la durée des études s'étalait sur six ans, quatre pour le cycle complémentaire et deux pour le cycle secondaire local. L'enseignement d'histoire faisait une place d'honneur à l'histoire de France, du XVIIe siècle à Napoléon pour la troisième année. L'histoire de l'Annam, enseignée dans ces écoles du second degré, s'arrêtait à l'avènement des Nguyên, le Protectorat prenait ensuite la relève. Les matières scientifiques occupaient quasiment la moitié du programme, 10 sur 20 ou 21 heures de cours hebdomadaire, le français arrivait en deuxième position avec 8 heures; quant à l'enseignement du quôc ngu, on l'a tout simplement oublié. Ce choix illustrait bien la politique coloniale qui considérait l'enseignement plutôt comme une question de sécurité que comme une question de progrès. Ainsi l'enseignement a acquis de nouveau sa pleine signification pour devenir un instrument de domination, un outil de maintien de l'ordre du pouvoir. A chaque fois que l'ordre est menacé on procède alors au peaufinage de l'outil afin de le rendre plus efficace ou du moins on l'espère. Ce mécanisme s'appliquait, à cet égard, d'une façon religieuse en Indochine: la réforme de 1924 fut exemplaire. Sur le plan intérieur, l'année 1924 était effectivement marquée par des agitations politiques et l'émergence de nouvelles forces politiques contestataires qui s'affirmeraient dans les années postérieurs. A titre d'exemple, on peut citer l'assassinat manqué du Gouverneur général Martial Merlin en visite à Canton le 19 juin 1924 par Pham Hông Thai, un militant d'origine ouvrière du groupe Tâm Tâm Xa, apparenté à l'extrême-gauche chinoise, ce geste a coûté la vie à l'auteur de l'attentat; la nomination d'Alexandre Varenne pour remplacer Martial Merlin échappé de l'attentat, à la suite de la victoire de la Gauche aux élections de mai 1924; la fondation la même année du groupe Phuc viêt (Restauration du Vietnam) dans la région de Vinh; la création en 1925 par Nguyên Ai Quôc (le futur Hô Chi Minh) du Viêt Nam thanh niên dông chi hôi (Association de la jeunesse révolutionnaire du Viêtnam) qui disposait d'un organe de propagande, le Thanh niên (Jeunesse); la fondation du journal de luttes anticoloniales La cloche fêlée par Nguyên An Ninh, un intellectuel de formation juriste, en décembre 1923; sans parler du retour de Phan Bôi Châu et de la mort de Phan Châu Trinh en 1926, deux figures patriotiques des années 1920.

Comme l'enseignement ne constituait pas un but en soi, la réforme de 1924 n'apportait que quelques aménagements sur la forme. Le primaire se subdivisait désormais en deux cycles distincts: le cycle élémentaire qui regroupait les Cours enfantin, préparatoire et élémentaire, et le cycle primaire proprement dit se composait des Cours moyen et supérieur. Quant au secondaire, l'enseignement complémentaire devenait l'enseignement primaire supérieur et l'enseignement secondaire local l'enseignement secondaire franco-indigène. L'enseignement supérieur, lui, était amputé, par l'arrêté du 18 septembre 1924, de l'Ecole de Droit et d'Administration remplacée par l'Ecole des hautes études indochinoises, destinée à répondre aux besoins de l'Administration et aux voeux de l'élite locale. La seule innovation de cette réforme consistait en la création de l'Ecole des Beaux-Arts par l'arrêté du 27 octobre.

Quoi qu'il en soit, on remarque un progrès sur la publication des manuels scolaires. Jusqu'à cette date, les établissements en avaient manqué terriblement et ce qu'on avait trouvé s'adressait aux élèves français de la métropole. Bref, il n' y avait pas eu de manuels adaptés aux petits Indochinois dont les ancêtres n'étaient pas les Gaulois. En 1925, L'imprimerie d'Extrême-Orient a sorti 80.000 livres de lecture pour le Cours enfantin. Cet effort se poursuivit jusqu'à la fin de la décennie. En 1929, rien que pour les trois Cours du primaire, et toutes disciplines confondues, le nombre de publications atteignait presque trois millions; l'année d'après, il frôlait les cinq millions. Ces outils pédagogiques étaient préparés et rédigés d'abord en français sous la vigilance de la Commission de réception et des administrations locales avant d'être traduits en quôc ngu. Parallèlement à cette action, la Direction de l'instruction publique éditait le Bulletin général de l'instruction publique destiné au corps enseignant qui y trouverait des leçons-types. La revue en bilingue Hoc bao (Journal pédagogique), éditée par les Services locaux, a aussi fait son apparition au Tonkin.

B. QU'AS-TU APPRIS A L'ECOLE ?


Au-delà de l'instruction proprement dite, l'Ecole comme institution véhiculait aussi un certain modèle d'élève, une certaine idée de la modernité concernant le corps, à commencer par la coiffure. Traditionnellement, les Vietnamiens, de l'enfant au vieillard, portaient les cheveux longs noués en chignon qui représentait avant tout le symbole de la piété filiale. Cette manière de se coiffer ne convenait plus à l'esprit de l'Ecole, laquelle n'y voyait apparemment que sa fonction liée au corps. Nguyên Vy, homme de lettres et journaliste, apporte à cet égard un témoignage saisissant dans son ouvrage intitulé Tuân, chàng trai nuoc Viêt (Tuân, jeune homme du Viêtnam) 1 . L'événement s'est produit à la rentrée de l'année scolaire 1911-1912 dans une petite province du Nord. Le petit Thanh, âgé d'environ 12 ans, se rendit pour la première fois à l'école et le directeur lui donna la première leçon:

Tu dois te faire couper les cheveux. Ne garde plus le chignon et le turban sur la tête. Une fois que tu auras la coupe "carrée", l'Etat te donnera un chapeau blanc.


Ayant appris les recommandations de l'école, le père du petit écolier, un notable du village, consterné, s'est mis dans tous ses états:


Dans la tradition annamite, les enfants doivent garder les cheveux (longs). C'est le symbole de la vénération et de la piété envers les parents. Se couper les cheveux signifierait renoncer à ses parents. J'ai cinquante ans et je garde encore les cheveux alors que tes grands-parents ne sont plus là. Aujourd'hui, tu veux te faire couper les cheveux de mon vivant? (...) Tu diras à l'école ceci!

Après cette réplique, et le père et la mère et l'enfant se mirent à pleurer. Bref, se couper les cheveux constituait un véritable blasphème au respect de la tradition. Mais devant le règlement prescrit par l'école, le père du jeune Thanh consentit, la mort dans l'âme, à couper les cheveux de son enfant. Cet acte symbolique ne se passait pas d'un rituel explicatif. Le père prépara ainsi des offrandes composées de feuilles de bétel, du noix d'arec, d'un régime de bananes et d'un poulet cuit, aux ancêtres pour leur demander le pardon. Après avoir allumé des bâtons d'encens il adjura devant l'autel:


Aujourd'hui, le fils ingrat, Lê van Thanh, obéissant aux ordres du mandarin doit se faire couper les cheveux pour pouvoir aller à l'école 1.

Ainsi, la confrontation de la tradition avec la modernité était déchirante. Placée dans ce contexte, la tradition n'avait pas d'alternative, elle devait se soumettre ou se démettre. Mais on pourrait se demander si l'Administration a établi ce règlement en toute conscience de ces risques d'affrontement ou par pure volonté d'uniformisation vestimentaire. De toute manière, on voit mal un maître se comporter en égal de son esclave. C'est le plus faible qui doit admettre les "valeurs" du plus fort s'il veut éviter des répressions ou des affrontements, et surtout quand il n'a pas les mêmes armes pour s'affirmer.

Comme l'enseignement servait aussi à faire passer les idées de la France coloniale, à faire admettre la présence française comme une oeuvre bienfaitrice et non comme un acte de violation de l'espace d'un autre peuple, il fallait que les petits Vietnamiens fussent instruits dans ce sens. Un coup d'oeil sur les "leçons de morale" enseignées en Cours supérieur de l'année scolaire 1924-1925, d'après la réforme, nous ramène à cette réalité historique. Parmi les thèmes généraux comme Devoirs envers les autres, Devoirs envers le corps, L'alcoolisme, dangers de l'opium, de l'abus du tabac, Le jeu, effets funestes da la passion du jeu, L'usure, les dettes, L'épargne et l'économie, Le travail manuel: honorons tous les travailleurs, La dignité humaine, Le respect de soi-même, La justice, etc., s'en sont glissés d'autres à caractère colonialiste. Ainsi le programme du mois de mai, le dernier mois de l'année, comporte les thèmes suivants: "Devoirs envers la France, L'impôt, Respect des lois, Affection et reconnaissance. Dans le "résumé" de Devoirs envers la France, nous pouvons lire ces lignes évocatrices:


L'oeuvre française dans notre pays est immense. Grâce au développement intellectuel et matériel, à la prospérité commerciale, industrielle et agricole qu'elle nous apporte, l'Indochine française devient un des grands pays de l'Extrême-Orient. Ces bienfaits nous créent des obligations envers la France. (...) D'autre part, nous nous soumettrons aux lois, nous payerons régulièrement l'impôt, et nous aimerons la France comme notre seconde patrie". Et la leçon se termine par la maxime "Tout homme a deux patries: la sienne et la France" 1.

Parmi les bienfaits de la France, on citait les grandes et nobles idées de liberté, d'égalité, de fraternité, ce qui entraînait d'importants devoirs envers la France. L'emprunt habile du proverbe vietnamien "En mangeant le fruit, on se souvient du jardinier" (an qua nho ke trông cây), servait de maxime pour la leçon. Bref, se montrer reconnaissant envers un bienfaiteur, c'est prouver qu'on est digne de sa bonté, maxime de la leçon sur l'affection et la reconnaissance.

La leçon sur "L'impôt" rappelle que: "Les fraudeurs, les contrebandiers d'alcool, frustrent le pays d'une somme qui lui est nécessaire, ils gagnent au détriment de leurs compatriotes. La loi les punit avec raison. Profiter des impôts sans vouloir en payer sa part selon ses moyens, c'est une injustice et une lâcheté". La leçon se termine aussi par une maxime: "Voler l'Etat, c'est voler tout le monde 2". La leçon d'après explique le rôle de la loi qui est parfois dure, mais c'est la loi.

Cet agencement n'a pas laissé de place au hasard. Si ces leçons de morale arrivaient en fin d'année scolaire et en fin de cycle primaire c'est sans doute pour deux raisons. Comme les enfant commençaient à aller à l'école, au plus tôt, vers l'âge de sept ou huit ans, à la fin du cycle primaire, ils auraient quatorze ou quinze ans. C'est l'âge où on commence à s'intéresser au monde extérieur, à se poser des questions, donc c'est le moment opportun pour les "maîtres" de faire germer certaines idées chez leurs élèves. D'autre part, la fin d'année du Cours supérieur servait aussi de transition à un autre cycle, le secondaire, où l'enseignement se faisait intégralement en français; c'était donc une façon de préparer les jeunes à un autre univers dans lequel le rôle de la France et ses valeurs formaient le tronc commun de l'enseignement.

Par ailleurs, ces leçons de morale étaient soutenues par des cours d'histoire qui marquaient la fin du premier degré. En effet, au programme du mois de mai du Cours supérieur figurait, à la quatrième semaine, Oeuvre de la France en Indochine qui venait clore la partie Histoire d'Annam. Quant à l'Histoire de France, elle se terminait dans la même semaine par Le loyalisme des colonies françaises. La concentration de ces thèmes, à la fois en histoire et en morale, sur le mois de mai et surtout sur la dernière semaine de cours ne constituait-elle pas un certain "bourrage de crâne" ?

Nous avons signalé plus haut que les matières à caractère scientifique (il fallait les comprendre au sens large, toutes celles qui n'existaient pas dans l'enseignement traditionnel) occupait une plage prépondérante dans le cycle secondaire. Non seulement les disciplines comme l'arithmétique, la géométrie, l'algèbre, la physique, la chimie, les sciences naturelles et la géographie, constituaient en elles-mêmes une innovation dans l'enseignement, mais elles faisaient aussi appel à une nouvelle méthode pédagogique, à de nouveaux outils intellectuels, inconnus jusqu'à cette date des Vietnamiens. En effet, ces derniers devaient désormais passer de la méthode "apprendre par coeur" à une autre qui demandait à la fois le sens de l'observation, l'esprit d'analyse, le raisonnement logique et l'esprit critique, éventuellement. Ce passage ne s'effectuait pas sans un effort d'attention qui faisait défaut, d'après les enseignants français, chez la plupart des élèves. Dans un article sur L'enseignement des sciences, le directeur du Lycée franco-chinois de Cho lon, L. Charvet, exposait son point de vue:

Un enseignement scientifique bien compris doit tendre surtout à donner au disciple l'habitude de l'observation. (...) On commencera d'abord par poser à l'enfant des questions très simples, par exemple: avez-vous songé à observer combien il y a de fenêtres, de tables dans cette salle? (....)

En même temps que l'esprit d'observation, nous devons chercher à développer chez nos élèves l'esprit critique. (...) Le raisonnement scientifique fait ressortir des dépendances réciproques des choses; il nous fait remonter des effets aux causes, comparer entre elles des expériences pour en dégager les principes; puis, des principes, déduire les lois et les hypothèses qui les appuient; à ces lois correspondent des expressions analytiques que les mathématiques nous permettent de développer et d'appliquer à des cas particuliers et, par là, nous redescendons des causes aux effets, des lois aux expériences et c'est ainsi que nous vérifions nos lois et que nous voyons le degré de certitude de nos principes 1.


Dans la deuxième partie de cet article, notre directeur mettait en garde l'excès de la conscience professionnelle en ces termes :


N'oublions pas que nos disciples ne doivent pas être des techniciens et qu'ils doivent plus simplement comprendre les grandes lois naturelles de façon à voir leurs applications dans la vie courante et à se rendre compte de ce qui se passe autour d'eux; montrons l'esprit des méthodes plutôt que les détails d'exécution. (...) Il ne faut pas trop chercher la précision, ni prétendre initier les élèves aux secrets du métier, car, encore une fois, nous ne devons pas former des techniciens 1.


Mais pour conclure, l'auteur de ces lignes s'intéressait également à une certaine morale:


Enfin, notre enseignement doit avoir un côté moral, nous devons montrer que toutes ces découvertes que nous exposons, dont nous profitons, sont dues à la patience admirable et au labeur acharné de nos savants. (...) Nous devons susciter chez nos élèves non seulement une sincère reconnaissance mais encore une profonde admiration pour la grandeur morale dont les savants font preuve par leur dévouement à la science. (...)


L'enseignement "franco-indigène", à cet égard, touchait à un point important dans la formation de l'esprit car il allait droit au coeur du l'univers mental des Vietnamiens. L'apprentissage d'une nouvelle méthode de penser, de réfléchir, à partir d'éléments nouveaux devait provoquer, sans doute, des désorientations, des remises en cause de tout ce qui était tenu pour acquis jusqu'alors chez l'étudiant. Cela est d'autant plus plausible que durant les trois premières années du cycle primaire, l'enseignement des caractères chinois, réduit certes à une heure par semaine, faisait encore partie du programme. Quand on sait que l'apprentissage de ces caractères avec la méthode traditionnelle mobilisait surtout la mémoire, on ne s'étonne pas que les élèves préféraient "apprendre par coeur" leurs leçons plutôt que les comprendre. Cette préférence était tellement ancrée dans l'esprit des Vietnamiens qu'ils accueillirent avec un certain enthousiasme la parution du manuel Phap tu diên âm ca (Prononciation du vocabulaire français) aux environs de 1910. L'auteur, un certain Nguyên Ngoc Xuân, empruntait la méthode, jadis employée pour apprendre les caractères chinois, du manuel Tam thiên tu (Les trois mille mots). Le principe consistait à transcrire la prononciation d'un mot français, suivie de son orthographe mise entre parenthèses, puis de sa signification, de telle sorte que la succession des mots devînt des vers de six et de huits pieds, la forme la plus connue de la poésie vietnamienne. Par exemple, le manuel débute par:

" Pe-ro (père) tiêng goi là cha,

Me-ro (mère) là me ông bà e-o (aïeux)".

Il suffit de remplacer ces mots français par les caractères chinois et on retrouve la version originale de Tam tu kinh :


" Thiên ( ) troi, dia ( ) dât, vân ( ) mây,

Vu ( ) mua, phong ( ) gio, tru ( ) ngày, da ( ) dêm.


Il s'agit d'une méthode mnémotechnique composée de deux fascicules: le premier regroupe les mille mots usuels de la langue française, et le deuxième s'adresse à un niveau plus avancé puisqu'il comporte du vocabulaire technique classé par centres d'intérêt (croyances, progrès, qualités morales, professions, agriculture, produits chimiques, industrie, commerce, transport, etc.). Malgré son imperfection, cette méthode aurait connu un certain succès puisque l'éditeur l'a rééditée au moins quatre fois, 40.000 fascicules en 1918. En 1916, pour répondre aux besoins du contingent d'ONS (ouvriers non spécialisés) 1 envoyés en France pour servir la "Mère-patrie", 25.000 exemplaires de plus que son tirage prévu étaient sortis des presses. La Bibliothèque nationale de Hà nôi doit se contenter de l'édition de 1927 pour le premier fascicule, et de celle de 1918 pour le deuxième 2.

L'enseignement moderne, malgré ses limites, aurait dépassé ses propres objectifs puisque ses effets se faisaient sentir dans la société vietnamienne de l'Entre-deux Guerres. Au-delà de l'instruction proprement dite, il véhiculait en même temps la culture matérielle occidentale représentée par les progrès scientifiques et techniques et à un moindre degré par la supériorité de l'arsenal de guerre qui avait permis aux conquérants de s'imposer. Un de ces effets s'est traduit par la prise de conscience du monde moderne, par la prise en considération et la reconnaissance de l'Occident comme une force. Ce pas ne pouvait être franchi sans remettre en cause le fonds culturel traditionnel qu'incarnaient les vieux lettrés de la vieille génération qui s'obstinait à rejeter les idées de la modernité.



C. LA RUPTURE.


Grâce à la formation de base acquise à l'école franco-indigène, la nouvelle génération a découvert certaines idées de la modernité sous-jacentes à l'enseignement: l'idée du progrès (scientifique et social) d'une part et les idées politiques modernes d'autre part; ce qui a donné, sans doute, naissance par la suite à deux courants, non antagonistes en soi, mais deux choix politiques différents qui viendraient s'affirmer dans les années 1930, l'un révolutionnaire et l'autre réformiste. On peut considérer que cette rupture était amorcée par le Dông kinh nghia thuc fondé en 1907. Le rôle qu'a joué le quôc ngu dans cette rupture n'était, certes, pas déterminant, néanmoins, on peut attribuer à cette nouvelle transcription de la langue vietnamienne le rôle de facilitateur dans les transformations sociales et culturelles. Le quoc ngu présente effectivement des avantages manifestes par rapport aux idéogrammes chinois: acquisition rapide au bout de quelques mois pour un Vietnamien, effort de mémoire réduit, diffusion élargie possible sans recourir aux grands moyens, apprentissage autodidacte sans grande difficulté. Cette adoption d'une nouvelle écriture pour la langue maternelle allait marquer une époque, une nouvelle génération qui ne s'intéressait plus aux caractères chinois, lesquels véhiculaient les principes confucéens délaissés à leur tour par la génération montante. Puisque la langue constitue une identité culturelle, réflète tout un système de concepts, formalise le fonctionnement du mental de chaque peuple, l'écriture qui y contribue occupe une place déterminante. Du point de vue du docteur Pierre Huard, la langue "se compose de deux éléments imbriqués l'un dans l'autre, mais que l'analyse peut dissocier: les images acoustiques et les concepts. Acquérir les images acoustiques sans s'approprier des concepts dont elles sont le véhicule, serait se condamner à ne point comprendre le peuple dont on étudie la langue. (...) Chaque langue a une structure particulière, en rapport étroit avec la mentalité de ceux qui la parlent 1 ". En dépit de nombreux emprunts au vocabulaire chinois, surtout dans les domaines philosophique et littéraire, le vietnamien et le chinois ne font pas partie ni de la même famille ni du même groupe linguistiques. Cependant, l'usage quasi-exclusif des caractères chinois au Vietnam, jusqu'à l'aube du XXe siècle, a façonné les Vietnamiens selon le monde chinois avec sa philosophie, sa morale et son modèle d'organisation sociale, du moins chez les classes dirigeantes. L'écriture chinoise forme un système complexe qui dépasse l'appellation courante d'idéogramme. En effet l'analyse linguistique permet de distinguer dans ce système cinq classes différentes:

- la représentation figurative, consiste à "noter" la forme des objets inanimés; par exemple, des caractères (porte), .....(montagne),(soleil);

- le symbole, c'est la notation d'une idée abstraite : .....(trois), (empereur);

- le complexe logique, sert à combiner deux ou plusieurs caractères dont le sens de chacun d'eux contribue à exprimer l'idée voulue. Par exemple :

* (clarté), est formé d'une part de (soleil) et d'autre part de (lune). Dans cet esprit, la combinaison du "soleil" et de la "lune" donne la clarté permanente, puisque le soleil éclaire le jour et la lune éclaire la nuit.

* (civilisation), formé de (clarté) et de (Lettres);

- le complexe phonétique;

- l'emprunt homophonique 1.

Le quôc ngu, quant à lui, transcrit les mots à l'aide de l'alphabet latin qui forme un tout autre système, notant uniquement les sons des mots d'une langue. Par conséquent, le sens ou le symbole intégrés ou cachés, dans les caractères chinois, restent une autre affaire, dans ce système, qu'il faut aller chercher ailleurs que dans les mots eux-mêmes. Par exemple, la "forêt" se dit en vietnamien rung ou en sino-vietnamien lâm et qui s'écrit. Ce caractère est formé par la juxtaposition de deux caractères identiques qui signifient "arbre". On voit dans cette construction une logique: plusieurs arbres forment la forêt, ou autrement dit, la forêt est formée de plusieurs arbres. En revanche, si on écrit lâm ou rung à l'aide des caractères latins, cette logique infuse disparaît, il ne reste plus que l'écriture qui représente ce mot car son sens a disparu, et pour le retrouver, il faut passer par une deuxième étape: la recherche du sens. On retombe ici sur le problème commun de toutes les langues transcrites par l'alphabet latin ou par un autre système similaire: savoir lire un mot ne veut pas dire connaître son sens; seul l'emploi répétitif permet de le fixer dans la mémoire. Quoique la mémoire ou à l'inverse, l'oubli, qui mettent en jeu d'autres mécanismes mentaux dont l'affectif, restent encore difficiles à saisir. La substitution d'une écriture à une autre, en l'occurrence, le quôc ngu aux caractères chinois, provoque sans doute des désorientations dans l'apprentissage de la langue; ceci est d'autant plus grave que ces deux systèmes tendaient, dans le contexte historique du Vietnam au début du siècle, à s'exclure l'un l'autre (conflit sur le plan social, politique ou culturel, intériorisé par les individus).

L'apprentissage de la langue maternelle, par le biais de l'écriture latine, et celui du français, prédominant dans l'enseignement, repoussent de fait les caractères chinois et tout ce qu'ils véhiculent aux oubliettes. On comprend alors pourquoi les lettrés, pour qui les caractères chinois représentent leur identité culturelle, leur morale, leur philosophie, bref, leur système de valeurs, voire celui du peuple tout entier, ont contesté jusqu'au début du siècle le quôc ngu, considéré comme un instrument de neutralisation du passé culturel, et ont résisté à l'adopter comme l'écriture nationale. Mais cette résistance a fini par s'affaiblir, laissant ainsi la voie ouverte à cette transcription pour se propager dans la société. En réalité, ce retournement de situation n'allait pas de soi, car les lettrés les plus ouverts au changement ont décidé de plein gré de s'adapter au nouveau contexte politico-social. Convaincus des avantages manifestes du quôc ngu, et profitant du balbutiement des réformes scolaires qui ne pouvaient pas encore répondre aux besoins de l'enseignement, ils s'emparaient du quôc ngu pour en faire un instrument de libération du vieux monde désuet, un outil permettant d'acquérir de nouvelles connaissances venues de l'Occident. Bref, cet outil servait de tremplin vers une vie moderne, vers une société moderne. Ces intentions affichées se sont traduites par des actions du Dông kinh nghia thuc qui cherchaient à mobiliser la population et l'encourageaient à apprendre le quôc ngu.

Le Dông kinh nghia thuc est un mouvement patriotique qui, fondé en mars 1907 à Hà nôi, par Luong Van Can et Nguyên Quyên, sous la couverture d'un établissement d'enseignement mutuel, regroupe des lettrés en rupture de ban avec l'enseignement traditionnel. Nguyên Van Vinh, de formation semi-moderne, et homme de "confiance" de l'Administration figure dans la liste des membres fondateurs sans jouer un rôle majeur. L'ouvrage fondamental du mouvement, Van minh tan hoc sach (Manuel moderne de la civilisation), affiche les six objectifs à atteindre:

- employer le quôc ngu;

- revoir et corriger les manuels d'enseignement;

- réformer les concours;

- promouvoir les talents;

- rénover l'industrie;

- et développer la presse.

Cette école, qui dispense un enseignement gratuit, réparti en cours du jour et cours du soir afin de permettre à toutes les classes d'âge de les suivre, attire des milliers d'auditeurs. L'"Ecole" bénéficie de son influence dans certaines provinces limitrophes de Hà nôi par l'implantation des sections locales. Cette volonté de transformer la société vietnamienne en une société moderne par la voie pacifique et culturelle, doublée d'une détermination cachée de lutter contre le colonialisme, a valu au Dông kinh nghia thuc la fermeture de son "Ecole" par les autorités coloniales en décembre de la même année. Luong Van Can, Nguyên Quyên, Duong Ba Trac et quelques autres leaders ont été arrêtés, les manuels et documents, saisis et leur propagation interdite.

En dépit de cette brève existence, ce mouvement de pensée a essayé de rattraper le train de la modernité en popularisant et vulgarisant les connaissances. Cependant, le dernier wagon rattaché à la locomotive était encore chargé de nostalgie du passé. La rupture ne faisait que commencer à cette date, en effet, le titre, sur la couverture du manuel de base de cette "Ecole" 1, portant le même nom que le mouvement (Dông kinh nghia thuc), était écrit en quôc ngu et en caractères chinois, par ailleurs, l'"Ecole" dispensait encore des cours de caractères chinois. Ce manuel, entièrement rédigé en quôc ngu et à la main, comportait 19 leçons composées en vers, appelées "chansons" (bài hat), et la table de multiplication, sans parler des quelques pages d'initiation à la lecture. On remarque au passage que les signes de ponctuation n'avaient pas encore d'appellation en vietnamien, ainsi les auteurs se contentaient de transcrire leurs noms à partir du français.

Les thèmes abordés dans ces "chansons" ont avant tout pour vocation émancipatrice, pour but de réveiller la conscience collective, de sensibiliser le peuple à prendre conscience de l'état politique et social du pays. Si on s'arrête aux titres, sur les 19 "chansons", trois ont une résonnance patriotique, et les 16 restantes évoquent des problèmes de société, dont trois parlent de la famille (conseils aux femmes, aux enfants, aux maris); trois autres, de la jeunesse; quatre, des vices (opium, alcool, jeu, femmes); deux, des bonzes. Cette disproportion entre les "chansons" à caractère politique et celles à caractère social s'explique, sans doute, par la semi-clandestinité de ce mouvement politique qui devait se doubler d'une couverture sociale pour pouvoir exister légalement. L'intention des fondateurs de cette "Ecole" s'affiche dès la première "leçon", intitulée Bài hat khuyên hoc chu quôc ngu 1 (Chanson conseillant d'apprendre le quôc ngu). Les premiers vers d'introduction incitent les jeunes garçons à faire de leur pays une image reconnue, lui trouver une place respectable dans le monde:

Étant garçon dans ce monde,

(Il faut) faire en sorte que le pays soit reconnu.

Un peu plus loin, le thème central apparaît avec détermination; le quôc ngu permettrait d'entrer en contact avec le monde extérieur, c'est-à-dire les pays lointains, un moyen, par la même occasion, d'atteindre le progrès:


Le quôc ngu est l'âme du pays,

Que le débat soit porté sur le plan national.

Les livres des différents pays, ceux de la Chine,

Seront traduits clairement mot à mot.(...)

Quand les intérêts et les droits seront dans nos mains

Un jour viendra, avec le progrès et la civilisation.


Et la "chanson" se termine par une allusion à l'indépendance:


Le son de cloche annonçant l'indépendance résonnera en

discours.


Effectivement, il fallait avoir du courage pour oser évoquer l'idée de l'"indépendance" dès cette époque. Ce terme faisait partie des mots tabous que même la nouvelle génération engagée politiquement évitait, par peur de répression, d'employer explicitement. A une autre échelle, faut-il rappeler qu'au début des négociations franco-vietnamiennes dans la période 1945-1946, Hô Chi Minh lui-même, n'a pas parlé de l'indépendance mais de l'autonomie; même si on attribue cela à la souplesse et à l'habileté de "l'oncle Hô", le fait n'en est pas moins là.

Quant à la deuxième "leçon", malgré son titre évocateur de "chanson patriotique" (Bài hat yêu nuoc), son contenu et son ton restent neutres. Il n'était question ni de révoltes, ni de désobéissance civique, ni de haine ; la France comme puissance dominatrice n'y a même pas été évoquée. Après avoir fait l'inventaire sommaire des richesses et des avantages du pays, la chanson se termine par un vers qu'on ne peut vraiment pas qualifier de subversif:


(Il faut) être patriote pour être digne d'être vietnamien 1.

Si l'idée d'incitation à la révolte est absente dans cette chanson, on la retrouve pourtant, certes diffuse, implicite et encore timide, dans bien d'autres "chansons" dont le titre n'a rien à voir avec cette idée. Ce procédé constitue, sans doute, une clef, un secret qu'il fallait détecter pour saisir l'idée essentielle exprimée à travers ces "conseils". Le secret, dans ce cas, n'est rien d'autre que la métamorphose de la contrainte subie, l'impossibilité d'exprimer ouvertement les idées sans risque de répression; ce même procédé a permis au Dông kinh nghia thuc d'exister légalement. Une fois qu'on aura saisi cette clef, on comprendra que les différents thèmes traités ne servent que de prétexte pour faire passer l'idée du patriotisme, du devoir d'un homme dans un pays colonisé; bref, un des buts de ces "chansons" consiste à réveiller la conscience nationale. Ainsi, dans Les conseils de la mère à l'enfant, plus précisément, à son fils, on trouve les vers suivants:

En tant que garçon de qualité, on aime son pays et on oublie sa famille,

Quand le pays sera libéré, la famille aura sa paix 1.


Bien que moins explicite, "la femme" n'oublie pas d'évoquer le patriotisme dans "Les conseils à son mari":


Sois utile à la patrie, à la famille.....

Fais en sorte que le Lac hông soit célèbre 2.


Ainsi, on retrouve aussi sans surprise cette idée diffuse dans "Les conseils aux bonzes":


La pagode Civilisation (souligné par nous) est fondée,

Le pont Liberté (souligné par nous) rassemble déjà

beaucoup de monde...

Brûlons ensemble les bâtons d'encens,

Autonomie, Indépendance, c'est la vraie voie religieuse 3.


Un peu plus loin, il est aussi question de solidarité, d'un appel à la population, que les uns rassemblent les forces, les autres, les contributions. Il s'agit, sans doute, d'un appel déguisé à se joindre au mouvement par des contributions dont parlait Parera, l'Administrateur-Chef de cabinet. Dans une lettre marquée du sceau "très confidentiel" de la Résidence supérieure du Tonkin, du 6 décembre 1907, adressée aux Résidents-chefs de province, Parera écrit:


On m'a, d'autre part, signalé que certaines sociétés, sous le masque officiel de l'assistance mutuelle ou de l'enseignement, se livraient à une active propagande dirigée contre nous. Réunions et commentaires des brochures à "double sens".

Chaque affilié serait invité à rechercher des adhérents et verserait même, comme preuve de sa sincérité, 2 ou 3 $ par adhérent promis.(...) Ces chefs de groupe auraient des signes de ralliement et des termes conventionnels.

De nombreuses présomptions et certains faits, qui font actuellement objet d'une enquête, permettent de croire que le "Dông kinh nghia thuc" dont l'école à Hà nôi vient d'être fermée, est un des principaux centres de propagande 1. (...)


Dans la deuxième "chanson" adressée aux bonzes, on retrouve effectivement la même évocation patriotique:

Cette fois, je me coupe les cheveux pour me faire bonze,

Je fais la prière Indépendance à la pagode Duy Tân...

Etre bonze pour que le pays soit prospère et puissant,

Le coeur sincère, j'allume de l'encens,

Et prie le bouddha fondateur du Hông bàng d'en être

témoin 2.


On ne peut être plus clair. Dans cette "chanson", les auteurs ont vidé le contenu à caractère religieux pour lui en substituer un autre à caractère politique tout en gardant la forme d'une prière. Duy Tân fait allusion au mouvement de même nom, fondé par Phan Châu Trinh en mai 1906, sous la présidence du prince rebelle, Cuong Dê; l'appel à la rébellion devient ici plus implicite. L'emploi du terme "bouddha" peut être interprété de deux manières, soit pour garder une apparence de prière, dans ce cas, son usage devient complètement abusif, soit on a érigé le fondateur de la dynastie légendaire Hông bàng en bouddha, ce qui viendrait sacraliser cette dynastie, considérée comme une référence de l'identité nationale. La deuxième interprétation semble plus plausible, car elle a l'avantage de s'adresser à la fois aux croyants et aux non croyants pour les mobiliser tous autour de la solidarité. Le recours à l'histoire du pays, à ses pages héroïques, vient compléter cette idée de solidarité, sensibiliser et exalter le sentiment national face à la domination et aux invasions étrangères. Ceci constitue le thème central de la "chanson traçant l'état du pays" 1.

Sur le plan social, le rôle de la femme est aussi évoqué dans une "chanson" sous le titre de Conseils aux femmes". Ceci reflète une véritable évolution de l'esprit, évolution d'autant plus significative que les auteurs étaient des lettrés formés à l'ancienne école, laquelle n'accordait aucun rôle social particulier à la femme. La "leçon" débute par Dans le monde, le yin et le yang font un. Yin et Yang ici désignent respectivement l'homme et la femme. Ces auteurs reconnaissent dans la suite de la "leçon" qu'il ne faut pas considérer que les femmes sont démunies sur le plan intellectuel; la faute en incombe aux hommes eux-mêmes, qui ne les ont pas éduquées dans le sens du bien. La "chanson" conseille ensuite aux femmes de cesser de voir les petits intérêts immédiats et personnels au profit de l'intérêt général: Quand le pays n'est plus, qu'est-ce qu'il reste dans la maison? 1 Bien que significative, l'évolution a ses limites. Dans la "chanson" traitant des "femmes" en tant que vice, cette génération de lettrés n'a pas complètement rompu avec la morale confucéenne, puisque les "trois principes" (tam cuong) et les "cinq vertus" (ngu thuong) demeuraient, pour eux, la seule voie juste qui permettrait d'éviter ce vice 2.

Par ailleurs, les auteurs de ce manuel conseillaient aux jeunes de partir à l'étranger, en Europe, aux États-Unis, les pays de la civilisation, pour s'instruire, puis de rapporter des connaissances, des techniques, mais aussi la liberté et l'égalité. Ceci constitue le thème central des "chansons" sur les jeunes, sur le voyage à l'étranger et sur le rôle des journaux 3.

S'il faut qualifier l'attitude de cette génération de lettrés devant les valeurs anciennes, on dirait alors qu'ils avaient une attitude "mi-figue mi-raisin". Ils étaient, à la fois, pour la modernité et sans vouloir rompre les amarres avec les valeurs traditionnelles confucéennes; cet état d'esprit s'est traduit par leur prise de position sur la question de la femme. Oui à la femme moderne, mais qu'elle ne dépasse pas le cadre de la morale ancienne. Pour ce qui est du monde moderne avec sa culture matérielle, là, il n'y avait aucune ambiguïté de leur part. L'Europe et les États-Unis étaient maintes fois évoqués et pris comme modèle de développement pour le pays. Les techniques modernes, fruit de la science, ont attiré leur attention. Leur espoir ? De voir un jour les jeunes revenir de l'Occident avec pour bagages, des connaissances modernes, des métiers modernes, puis de les voir fonder des écoles afin de propager le nouveau savoir, le nouveau savoir-faire. Enfin, un symbole de ce ralliement à la modernité matérielle est la coiffure, ces lettrés se sont résolus à abandonner leurs cheveux longs au profit de la coupe occidentale. Pour cette génération, l'échelle des valeurs s'est renversée. Pour la plupart des gens encore, si les cheveux longs symbolisaient la piété filiale ils devenaient, pour eux, le symbole de l'ignorance; se couper les cheveux signifiait ainsi jeter l'ignorance dans la corbeille.


La main gauche tient le peigne,

La main droite, les ciseaux,

On coupe! on coupe!

Abandonner cette ignorance,

Abandonner cette bêtise.

On dit la vérité,

On apprend le nouveau, désormais. 1

Comment cette évolution a pu s'opérer, pourquoi ce ralliement de ces lettrés à la modernité à une date relativement avancée pour la société vietnamienne ? Un retour au contexte historique permettrait d'en dégager des facteurs, des éléments qui ont précipité cette évolution, et de comprendre leur articulation. La naissance de ce mouvement est précédée par toute une série d'événements et de troubles politiques. A la mort du roi Tu Duc, le 17 juillet 1883, qui n'avait pas de descendant, survinrent des querelles de cour sur la nomination de son successeur. Le pouvoir apparent était dans la main du conseil de régence dont faisait partie Tôn Thât Thuyêt, ministre des Armées, l'homme le plus influent, hostile à la présence française. Un mois après, fut signé le "traité de paix" du 25 août, ratifié par celui du 6 juin 1884 entre les représentants de la France et la Cour de Huê, qui reconnaissait le Protectorat français sur l'Annam. En désaccord avec cette idée de soumission, le ministre Thuyêt organisa la résistance et fit attaquer la garnison française dans la nuit de 5 juillet 1885. Mais le général De Courcy, muni des pleins pouvoirs pour mettre en place le Protectorat, envoya ses troupes et fit repousser la résistance vietnamienne. Tôn Thât Thuyêt, voyant la situation devenir critique, prit alors la fuite avec son jeune roi Hàm Nghi, âgé de 13 ans. Cet événement a donné naissance au mouvement Cân vuong (Royalisme) qui regroupait les mandarins de la Cour et des lettrés hostiles au Protectorat, sans pouvoir renverser la situation. Parallèlement à ce mouvement d'obédience royaliste, les révoltes anti-françaises faisaient irruption un peu partout, surtout dans le Centre et au Nord. Les plus représentatives, les révoltes de Yên thê (1885-1913), étaient menés par Hoàng Hoa Tham dit Dê Tham, traité de "pirate" par les autorités coloniales. Il s'appelait, de son vrai nom, Truong Van Tham et, issu d'une famille de paysans, il était originaire de Hung yên qu'il a quitté pour Son tây avant de s'établir à Yên thê, une localité de Bac ninh, point de départ de ses révoltes. Officier de l'armée royale, Tham bénéficiait de la confiance des paysans qui l'ont rejoint dans cette résistance armée. Il a réussi à repousser plusieurs fois l'armée d'occupation française et a fait prisonnier Chesnay, le propriétaire foncier gérant du journal L'avenir du Tonkin. La remise en liberté de Chesnay en échange d'une somme de 15.000 $ annonça une trêve d'une année entre les belligérants 1.

Cette période de troubles prit fin petit à petit avec l'arrivée de Paul Doumer en 1897 à la tête du gouvernement général. Celui-ci a assuré les autorités en Métropole que la "pacification" était arrivée à son terme. Désormais l'Indochine était placée sous le régime d'administration directe, ce qui a réduit la marge de manoeuvre du mandarinat. L'oeuvre de Doumer, sans parler de la restructuration des Services publics, se concentrait surtout dans le domaine des Travaux publics: constructions des voies ferrées, des ponts dont un portait son nom, l'actuel pont Long biên à Hà nôi. Cette modernisation se poursuivait avec l'arrivée de son successeur, Paul Beau, en 1902, qui gouverna la Colonie jusqu'à 1907.

La période qui va de l'arrivée de Paul Doumer (1897) jusqu'à la Première Guerre mondiale (1917) est qualifiée aujourd'hui par les historiens de Hà nôi de Première exploitation coloniale. L'exploitation des ressources économiques implique des investissements en vue de la mise en valeur de la Colonie par la création d'infrastructures, par l'appropriation de moyens de production et le contrôle des forces productives; bref, la mise sur pied du tissu économique tout entier pour qu'il puisse s'intégrer dans le circuit des échanges mondiaux, car à l'époque tout reste à faire dans ce domaine. Ce nouveau paysage du capitalisme naissant en Indochine ne se dessine pas sans provoquer des interrogations chez les colonisés. L'échec du royalisme, face aux forces coloniales appuyées sur leurs bases politiques mais aussi économiques, laisse la voie ouverte aux lettrés patriotes à la recherche d'une autre solution adaptée à la nouvelle situation. Un appel d'air semble nécessaire, ainsi leur regard se tourne dorénavant vers l'extérieur, vers un pays non colonisé, moderne et suffisamment fort, susceptible de mettre en échec l'entreprise coloniale. Le modèle japonais, à cet égard, répond à ces critères: c'est le point de vue de Phan Bôi Châu qui prône la lutte armée et le progrès sans remettre vraiment en cause la monarchie. D'après ses écrits vers 1907, il était question d'un Parlement constitué de trois Chambres de représentants qui décideraient du maintien ou de l'abolition de la monarchie 1. Son départ au Japon le 20 janvier 1905 marque le début du mouvement Dông du (Voyage à l'Est) qui va durer jusqu'en 1908. Dông du est l'expression, la mise en oeuvre de Duy tân hôi (Association du Renouveau) sous la présidence du prince Cuong Dê, qui regroupe les lettrés patriotes et progressistes. Ainsi, plusieurs centaines d'étudiants et lettrés gagnés par ce courant de pensée suivent cette voie, avec le soutien d'une fraction des dirigeants japonais, pour acquérir de nouvelles connaissances, de nouvelles techniques industrielles et d'armement en vue d'un soulèvement général contre le colonialisme. La victoire du Japon sur la Russie en 1905 enflamme bien des Vietnamiens: voilà une nation asiatique plus forte qu'une puissance occidentale! Mais leur enthousiasme ne dure que l'espace d'une illusion. Le victorieux Japon ne trouve pas d'intérêt à soutenir des représentants d'un pays colonisé, et traite les affaires directement avec leur maître. Après un arrangement avec le gouvernement de l'Indochine, le ministère de l'intérieur japonais renvoie en septembre 1908 les ressortissants vietnamiens parmi lesquels figure Phan Bôi Châu. Le bateau de ce périple vers l'Est se heurte ainsi aux frontière du pays du "soleil levant".

Tandis que Phan Bôi Châu prônait la lutte armée en espérant un soutien du Japon, son confrère Phan Châu Trinh envisageait plutôt des réformes culturelles et sociales qui serviraient de base à un soulèvement, lequel ne pouvait constituer que l'étape ultérieure, car d'après lui, la disproportion dans les rapports de force, à l'avantage de la France, interdisait tout soulèvement prématuré; par ailleurs, il désapprouvait aussi l'idée de compter sur un autre pays. Ces deux figures patriotiques du début du siècle se séparent ainsi sur la stratégie à prendre face à l'ennemi. Le mouvement Duy Tân fondé en 1906, incarne cette deuxième voie, laquelle rassemble les inévitables lettrés gagnés à l'idée du progrès dont les plus connus sont Hùynh Thuc Khang et Trân Quy Cap, condamné à mort en 1909. L'arrestation de Phan Châu Trinh et de ses compagnons en 1908, à la suite des mouvements de contestation contre les impôts et les corvées dans la région de Quang nam, Quang ngai, Binh dinh, sonne le glas du Duy Tân. L'année suivante, Phan Châu Trinh et ses compagnons prennent aussi le bateau vers l'Est, mais celui-ci est piloté par un capitaine français en direction du bagne où ils purgent leur peine jusqu'en 1911. Après sa libération, grâce à l'intervention de la "Ligue des Droits de l'homme", Phan Châu Trinh gagne la France où il poursuit des activités politiques en compagnie de futurs leaders des mouvements de libération nationale comme Phan Van Truong, Nguyên Ai Quôc, etc. 1

C'est dans ce contexte de tâtonnements, de recherches de nouvelles idées pour pallier aux anciennes devenues inopérantes, que le Dông kinh nghia thuc a vu le jour. D'inspiration progressiste, ce mouvement bénéficiait des expériences d'autres mouvements de la même époque, des leçons de leur échec, en prenant en compte de nouvelles données politiques, culturelles et sociales. Ses actions, basées sur l'enseignement, devenaient l'expression d'une volonté de changer ce qui lui semblait anachronique et inadapté au nouveau paysage façonné par la colonisation; bref, la remise en cause d'un passé jugé révolu. Si cette tentative de transformer la société a pris forme c'est grâce aussi à un appel d'air de l'extérieur, car les principes fondateurs de la tradition, entendons par là, de la tradition confucéenne, constituaient un système fermé et ne portaient pas en eux de "potentialités alternatives", pour reprendre les termes de Georges Balandier dans Le détour. Cet appel d'air venait paradoxalement d'abord de la colonisation elle-même, et malgré elle, par son entreprise de modernisation: introduction d'un enseignement moderne et adoption du quôc ngu, création des secteurs économiques pour faciliter l'éclosion de l'économie de marché par l'implantation d'un tissu industriel, fondation des centres d'observations et de recherches à caractère scientifique; le mode de vie occidental accompagnait cette présence coloniale. Puis, c'est par les contacts d'une frange de lettrés, à la recherche de nouveaux horizons, avec le monde extérieur, par leur désir de le comprendre et par leur courage à remettre en question le passé, qui était aussi le leur, que cet appel d'air a pu pénétrer dans les milieux progressistes avant d'atteindre la société elle-même. Parmi ces éléments, la rupture avec les valeurs anciennes, une condition indispensable aux transformations, jouait le rôle de déclencheur qui allait entraîner les autres à graviter autour d'elle. Plus concrètement, cette rupture s'opérait par l'adoption du quôc ngu comme écriture nationale, et par effet de boule de neige, cette nouvelle transcription abandonnait les caractères chinois et tout ce qu'ils représentaient à leur triste sort.

A cet égard, le Dông kinh nghia thuc peut être assimilé à un laboratoire qui brasse des idées et des formules qui permettraient de sortir le pays de l'impasse. Or, un passé millénaire ne peut être effacé comme une simple tache d'encre. Les fondateurs de ce mouvement se sont ainsi heurtés à cette force d'inertie qui délimitait leur volonté de changement. Malgré cette limite, sans parler de sa brève existence, le Dông kinh nghia thuc a le mérite d'avoir cherché des solutions de rechange à une société bloquée, bâti les fondations d'une nouvelle école de pensée sur la voie du progrès, éveillé la conscience collective à la mobilisation pour couper court à certains aspects de la tradition arriérée. La fermeture de l'"Ecole" par les autorités coloniales marque la fin de cette tentative, mais les idées semées vont être reprises par d'autres dans les années suivantes.

En l'espace de deux décennies, l'Administration coloniale a procédé à trois réformes de l'enseignement, cependant cette oeuvre ne touchait vraisemblablement qu'une frange des jeunes d'âge scolaire. En 1935, seulement 15 à 20% des enfants de 6 à 12 ans étaient scolarisés 1, ce qui représentait déjà un progrès par rapport à la décennie précédente où ce chiffre n'avait pas atteint les 5%. En 1925, "... dans les régions les plus favorisées, l'école reçoit, écrit Pierre Blanchard de la Brosse, directeur de l'Agence économique de Paris, à peine un garçon sur douze, une fillette sur cent, dans certaines contrées, elle ne reçoit pas la vingtième partie de la population d'âge scolaire" 1. Les statistiques officielles de l'année scolaire 1938-1939 n'étaient guère brillantes. Pour tout le Tonkin, il n'existait qu'un établissement secondaire, 8 "Ecoles primaires supérieures" et 2.815 écoles du premier degré, ce qui regroupait respectivement 188, 2.053 et 169.179 élèves 2. Ce faible taux de scolarité signifie sans doute que l'enseignement franco-indigène aurait été dispensé surtout dans les centres urbains; la campagne, de ce fait, aurait été mise à l'écart puisqu'il y avait au Tonkin au moins 10.000 villages contre 2.815 écoles du premier degré à la même époque.

Quoi qu'il en soit, cet enseignement moderne a quelque peu changé la physionomie urbaine de la société, par le port de la tenue occidentale dans les Ecoles dites supérieures, par l'adoption d'un certain mode de vie moderne, par la fréquentation des bibliothèques, ouvertes dans le but de propager la culture française. En 1931, la bibliothèque de Hà nôi possédait 60.000 volumes et celle de l'EFEO, 50.000. Les lecteurs vietnamiens ont emprunté en 1933 à la première 60.775 titres différents dont 40.029 romans et 11.746 ouvrages de fond 3. Ceci sans parler des journaux qui ont fait leur apparition, certes encore timide dans les années 1920, mais qui ont attiré un certain nombre de lecteurs. Là aussi, la portée de cet outil culturel et d'information n'atteignait pas directement la campagne, et ceci pour deux raisons: l'absence d'un réseau de distribution, conditionnée par l'insuffisance des voies et des moyens de communication, et le faible taux d'alphabétisation. Ainsi, la campagne n'était au contact avec la ville qu'à travers ce que rapportaient les nouveaux citadins originaires de la campagne qui faisaient des allers et retours lors des occasions exceptionnelles. Certes, la transmission orale des nouvelles et des connaissances avait son importance mais elle restait limitée.

Sur un autre plan, on peut dire que l'enseignement franco-indigène a dépassé ses propres buts, puisqu'il a contribué d'une façon indirecte mais réelle, à moderniser la société vietnamienne. Mais cette modernisation ne s'est pas faite sans heurts ni sans conflits, car les effets de la modernité touchaient aussi à la conscience, à la mentalité, au mode de vie. Bref, la modernité a traversé tous les champs de la vie. Cependant l'enseignement n'était pas le seul responsable, l'introduction des sciences et des techniques a, sans doute, contribué à précipiter ces transformations.



II. LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES




Qu'a apporté la colonisation au Vietnam dans le domaine des sciences? Dans quelle mesure celles-ci constituaient-elles un facteur de progrès pour les Vietnamiens qui les découvraient? Comment cette dimension a-t-elle été intégrée dans leur conception du monde, dans leur société et quels étaient les effets qui en découlaient? Bref, quelles étaient leurs attitudes devant les sciences et les techniques et par quels moyens se les appropriaient-ils, compte tenu du poids de la tradition? L'influence du confucianisme sur la société vietnamienne était-elle responsable de ce retard dans le domaine de la science ? La mentalité propre aux Vietnamiens et l'absence d'une tradition scientifique issue du contexte historique ne constituaient-elles pas manifestement des obstacles à la pensée rationnelle.

Nous essaierons ainsi, dans la mesure du possible, de retracer l'introduction de ces dimensions dans la société vietnamienne pour dégager des éléments de réponse à ces questions.


A. LE PARADOXE DE LA COLONISATION

A en croire Maurice Durand et Pierre Huard, les premiers contacts de la société vietnamienne avec les sciences remontent au XVIIe siècle et ne dépassent pas le cercle restreint de la Cour qui employait des mathématiciens, astronomes, physiciens, géomètres venus de l'Occident. La médecine moderne semblait occuper une place privilégiée, car chaque souverain avait son propre médecin européen qui, souvent, était de confession catholique, et ce durant les XVIIe et XVIIIe siècles 1. Le R.P Langlois (1640-1700), médecin de la Cour, a même fondé un hôpital à Huê en 1680. A l'instar de la Chine, "La connaissance de la culture occidentale fut réservée à l'élite et rigoureusement interdite à la masse du peuple". Cette "formule du despotisme éclairé" fut appliquée jusqu'à Gia Long qui, à la différence de ses prédécesseurs, s'appuya sur l'Occident pour restaurer son empire. La porte de l'Annam était désormais ouverte à l'Occident. Conscient du retard du pays sur celui-ci dans la culture matérielle, l'empereur Tu Duc essaya d'y introduire les sciences et les techniques par la création d'un centre d'enseignement moderne en faisant appel aux spécialistes étrangers. Mais cette tentative de modernisation n'a pu aboutir à cause de l'hostilité de la Cour à toute innovation 1.

Certes, la colonisation n'avait pas pour but de réduire ou rattraper le retard de la Colonie sur la Métropole dans le domaine de la science au profit du peuple colonisé. "Mais il ne faut jamais dissocier, écrit Joseph Needham dans un essai, la pensée philosophique et morale de son fondement matériel 2". Un aperçu sur les réalisations à caractère scientifique et technique, du début jusqu'à la fin de la colonisation, permet de voir que ces "fondements matériels" servaient de base à l'expansion d'une certaine idée du progrès, mais aussi à consolider ce qui était tenu pour acquis.


DATE DE CREATION ETABLISSEMENTS SCIENTIFIQUES 3


1885 Ouverture de la ligne de chemin de fer Phu lang thuong-Lang son (98 km), Ouverture de la ligne Saigon-My tho

1889 Mise en service des câbles téléphoniques sous marins reliant Hà nôi à Saigon en passant par Vinh, Huê et Tourane

1890 Institut Pasteur de Saigon

1892 Premières distributions publiques d'énergie électrique en Indochine (Hà nôi, Haiphong)

1894 Institut Pasteur de Nha trang

1902 Observatoire de Phu liên

10.03.1902 Institut bactériologique de Nha trang

16.09.1902 Observatoire central magnétique et météorologique

01.04.1903 Ouverture de la ligne Ha noi-Hai phong

30.12.1903 Ouverture de la ligne de chemin de fer Ninh binh-Hàm rông

24.01.1904 Ouverture de la ligne de chemin de fer

Saigon-Biên hoà-Khanh hoà.

25.10.1904 Création d'un réseau téléphonique à Haiphong

31.12.1904 Ouverture de la ligne de chemin de fer Hàm rông-Thanh hoa

19.04. 1906 Exploitation du réseau interurbain de

la ligne téléphonique reliant Hà nôi à Haiphong

19.10 Institut bactéorologique de Huê

31.12.1918 Institut scientifique de l'Indochine

01.01.1921 Institut ophtalmologique à Huê

1925(?) Institut Pasteur de Hà nôi.

A titre d'indicatif, en 1900 le réseau ferré de la France avait une longueur totale de 38.109 kilomètres, celui de l'Angleterre, 30.079 kilomètres, celui de l'Inde, 40.396 kilomètres, alors que les chemins de fer au Vietnam n'en étaient qu'à leur début avec une centaine de kilomètres. Bien entendu, les chiffres sont à relativiser en prenant en compte les superficies de chaque pays. Le Japon, lui, inaugura sa première ligne ferroviaire, reliant Tokyo à Yokohama d'une distance de 29 kilomètres, en 1872 1. Ces faits illustrent en quelque sorte le retard du Vietnam sur l'Occident, au sens large, dans le domaine d'innovations scientifiques et techniques, facteur du progrès matériel, et d'évolution sur le plan des idées. En revanche, l'énergie électrique fut introduite au Vietnam relativement tôt, puisque les villes de Hà nôi et de Hai phong en bénéficiaient à partir de 1892, et que la lampe à incandescence avait été découverte seulement en 1878. Dans le domaine des télécommunications, l'Indochine fut reliée au réseau câblé mondial en 1871 1. Dès 1911, il était question d'équiper l'Indochine d'une station radiophonique suffisamment puissante pour permettre à celle-ci de communiquer directement avec la Métropole, mais ce plan était renvoyé sans cesse aux calendes grecques. Las de cette situation, Maurice Long, Gouverneur général de 1920 à 1922, prit l'initiative de contacter, sans passer par les PTT qui avaient droit de regard sur les télécommunications entre la Métropole et les Colonies, la Compagnie générale de télégraphie sans fil, chargée des liaisons internationales, pour faire construire un émetteur-récepteur d'une puissance de 1250 kilowatts à Saigon. Cette station pouvait capter des émissions dès août 1922 et commençait à émettre en janvier 1924. Quatre ans plus tard, Albert Sarraut, alors ministre des Colonies, inaugura la ligne radio-téléphonique intercontinentale en ondes courtes en conversant avec Pierre Pasquier, gouverneur général de l'Indochine 2. Cette volonté de moderniser la colonie s'étendait dans d'autres domaines. A cette effet, le Service météorologique a été créé, dont un des rôles principaux était l'organisation parfaite des avertissements en cas de typhon. Ce Service dotait l'Indochine dès 1904 de 12 "stations principales dites météorologiques" et de 29 "stations secondaires dites climatologiques". En 1930, le nombre de ces dernières atteignait 97 à quoi s'ajoutaient 294 stations pluviométriques 3. En dépit de son nom, l'Institut scientifique de l'Indochine, inauguré le 19 mai 1919 à Saigon, avait des activités qui se limitaient à "l'étude, le développement et l'utilisation des productions du sol et des eaux". Six ans après cet institut fut supprimé et ses activités étaient reprises par l'Institut des recherches agronomiques 1. Quant aux Instituts Pasteur, au nombre de trois en 1925, ils étaient "placés sous la direction scientifique et administrative de l'Institut Pasteur de Paris" par contrat "qui rentrait dans le cadre de convention entre ce dernier et le gouvernement général de l'Indochine".

Quoi qu'il en fût, il s'agissait avant tout d'établissements de recherches appliquées ou de centres d'observations. Déjà, à ce niveau, l'idée de la science n'avait plus le même contenu car les recherches pures nécessitaient d'une part des infrastructures appropriées, et d'autre part, l'existence et la reconnaissance d'une communauté scientifique, ce qui n'était pas le cas du Vietnam pendant la colonisation. Par contre, l'Inde qui était une colonie anglaise à la même époque, bénéficiait déjà d'une infrastructure, et d'un potentiel humain, issu de sa tradition, permettant un développement de la science. A cet égard, on ne peut passer sous silence l'effort et l'intérêt pour la science de la famille Tata qui, par des actions de mécénat, a décidé de fonder, entre autres industries, une université des sciences en 1898. Cependant cette idée ne s'est concrétisée qu'en 1914, après de multiples tractations et péripéties dues à la situation coloniale de l'époque. Cette volonté de faire de la science un facteur privilégié du progrès marqua l'entrée de l'Inde dans la communauté scientifique. Lors de l'indépendance cet intérêt était soutenu au plus haut niveau ; en effet, Nehru, premier Premier ministre à cette date, s'attribua aussi le portefeuille du ministère de la Science. Lors d'une visite à l'Institut des Sciences de Bangalore, il déclara :

Les laboratoires de recherche sont des symboles qui permettent d'attirer notre attention sur des choses toujours nouvelles et de construire notre pays comme un tout. Je les considère comme des temples de science construits pour le service de notre terre natale 1.


A l'heure actuelle, la communauté scientifique indienne compte des millions de chercheurs, d'ingénieurs et de techniciens associés, et elle mène dans certains domaines des recherches à la pointe des recherches internationales. Plusieurs prix Nobel sont venus couronner cette réussite qui cependant n'arrive pas à sortir l'Inde de la pauvreté et de la misère quotidienne. Ce contraste frappant résulte d'une part du poids de la tradition et d'autre part de l'insuffisance des bases matérielles, indispensables relais de la modernisation et du progrès. Ces handicaps sont accentués par l'immensité du pays, et la diversité des langues régionales servant de véhicules officiels dans la transmission du savoir. Comme l'anglais demeure la langue officielle de la communauté scientifique, ceux qui ne la possèdent pas s'en retrouvent de fait écartés.

La situation du Vietnam pendant la colonisation était complètement différente. Cependant on peut déceler deux principaux facteurs défavorables à l'introduction de la science et à son développement, en prenant l'Inde comme repère. Le premier réside dans le fait que les établissements à caractère scientifique ou technique constituaient plutôt des "propriétés privées" de l'Administration coloniale. La conception du colonialisme français qui privilégiait les échanges commerciaux aux dépens de l'industrialisation, à la différence du colonialisme anglais qui, plus dynamique, considérait les colonies comme un partenaire économique à part entière, a privé l'Indochine du développement industriel et scientifique. Cette vision n'a pas beaucoup évolué au cours du temps, car au lendemain de la crise de 1929, les milieux d'affaires français, d'après Jacques Marseille, préféraient encore la conception "autarchique" au libéralisme 1.

Le second facteur relève directement de la société vietnamienne elle-même, qui avait tout à apprendre dans ce domaine, car d'une part, les activités intellectuelles se limitaient à l'apprentissage et à la compréhension des textes confucéens, à une certaine forme de littérature, et plus précisément à la poésie selon les règles strictes élaborées sous les Tang, par conséquent le potentiel humain était quasiment nul; et d'autre part, les activités économiques ne dépassaient pas le cadre de l'agriculture et de l'artisanat. Si le langage peut traduire un certain état d'esprit, les mots utilisés à cet effet sont évocateurs de la place qu'occupe le commerce dans la vie sociale. Le terme mua (acheter) s'emploie pour des objets courants de la vie quotidienne, tandis que tâu (qui veut dire acheter aussi) s'applique à des choses bien précises et plus particulièrement à une maison ou à un buffle : on pourrait dire que le plus gros achat pour un Vietnamien ne peut être qu'une maison ou un buffle. En effet, le commerce, facteur de développement qui nécessite une vision à long terme et un certain état d'esprit, n'intéressait pas particulièrement les Vietnamiens, pour qui le fait d'être mandarin était considéré comme le couronnement de la vie aux dépens des activités de l'agriculture, de l'artisanat et du commerce. Comme toutes ces activités, qu'elles fussent intellectuelles ou économiques, ne s'inscrivaient que dans le cadre du maintien de la tradition littéraire ou de celui de la lutte pour la survie, elles constituaient de fait un obstacle au développement d'autres activités, une barrière à l'exploitation du potentiel cérébral. Par exemple, le passage du concret à l'abstrait qui reflète l'une des formes de la pensée scientifique, et le sens de l'observation qui est son outil de base, ne constituent pas le point fort pour les Vietnamiens, sans parler de l'esprit analytique et d'un certain type de raisonnement. Tous ces éléments façonnaient en fin de compte la mentalité vietnamienne peu encline à l'aventure et à la découverte. On peut se demander s'il y a un lien de cause à effet entre les voyages et les activités scientifiques, cependant les scientifiques voyagent souvent beaucoup. Même au moyen âge, où Cordoue, alors capitale de l'Occident musulman, et représentée comme un centre intellectuel de haut niveau, attirait et accueillait bon nombre de savants venus enrichir leurs connaissances, en mathématiques particulièrement. Descartes ,lui, a passé "douze ans de sa vie à voyager" avant de se fixer en Hollande où régnait une plus grande liberté d'expression qui faisait défaut ailleurs 1. Le rattachement à la terre natale venait s'ajouter à cet ensemble qui maintenait la société vietnamienne dans l'immobilisme. Bref, il n'existait pas au Vietnam une tradition scientifique comparable à celle de L'Inde ou à celle de la Chine, pour ne citer que ces deux pays. Malgré la tradition littéraire, il n'existait pas au Vietnam, avant la colonisation, une littérature d'observation ou descriptive, il a fallu attendre les années 1930 pour voir apparaître dans la société vietnamienne cette nouvelle forme de littérature. Pour résumer cette situation de fait, Pierre Huard et Maurice Durand diraient en d'autres termes que:


La mentalité traditionnelle (vietnamienne), fruit des concours, se heurtait, en ce qui concerne la science, à des obstacles importants:

- tendance à repousser l'abstraction, la généralisation, le résultat lointain mais meilleur au profit du concret, de l'utilitaire et de la réalisation médiocre mais immédiate et payante;

- adaptation difficile des structures profondes de la personnalité aux exigences impérieuses de l'esprit scientifique;

- liaison étroite entre la diffusion de la science et le contexte politique et économique de la colonisation 1.


Comme la science, par ses applications dans divers domaines, constitue un savoir ultime, elle ne peut se dissocier du pouvoir. Cet "ensemble de la connaissance des lois des processus naturels" se trouve donc prisonnier d'institutions étatiques qui sont les véritables centres décisionnels sur la stratégie à mener ou sur le choix à prendre. L'Indochine n'a pas échappé à cette règle, le contexte peu favorable et aggravé par une tradition peu ouverte a empêché la science de se développer au Vietnam comme elle a pu le faire ailleurs. Par conséquent, les sciences en Indochine étaient représentées à leur début uniquement par des scientifiques français travaillant pour le compte de la colonisation, et il a fallu attendre les années 1930 pour voir apparaître une prise de conscience de l'importance de cette dimension chez des Vietnamiens. A en croire Henriette Chandet, les sciences ont exercé une certaine attirance sur les étudiants vietnamiens venus en France, car ils voulaient entre autres "surprendre les "secrets" de la science occidentale 1". David Marr dirait en d'autres termes que "la facette des expériences historiques occidentales qui excitait le plus l'intelligentsia vietnamienne (des années 1920 et 1930) était le développement de la science 2. Mais curieusement cette fascination n'a produit aucun homme de science ou savant vietnamien depuis la colonisation jusqu'à nos jours comme par ailleurs l'histoire du Vietnam n'a accouché aucun penseur. Si certains Retours de France ont déçu la société vietnamienne par leur arrogance, par leurs apports futiles en matière de divertissements ou de plaisirs à la place des connaissances modernes porteuses de progrès, d'autres sont revenus avec une certaine idée de la science et se sont mis à la populariser, en la vulgarisant, il est vrai, dans la limite de leurs connaissances. Cet effort constitue la tentative de la nouvelle génération qui a fait paraître deux revues de vulgarisation technique dans les années 1930.

B. LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES A TRAVERS LA REVUE
KHOA HOC TAP CHI (KHTC)


Pour des raisons méthodologiques nous laisserons de côté la revue Khoa hoc phô thông (La science populaire), parue à Saigon de 1934 à 1942 au profit de Khoa hoc tap chi (Revue scientifique) qui était implantée à Hà nôi dans la même période. Car d'une part, ces deux revues paraissaient à la même époque, poursuivaient les mêmes buts et leurs contenus étaient sensiblement les mêmes, et d'autre part, Khoa hoc phô thông aurait sans doute touché plus de lecteurs du Sud que ceux du Nord, étant donné son siège à Saigon.

Par ailleurs, nous ignorons à quelle date remonte l'apparition du terme "khoa hoc" dans le langage vietnamien, utilisé par la suite pour traduire le mot "science", comme discipline venue de l'Occident. D'après le dictionnaire sino-vietnamien (Han viêt tu diên) élaboré par Dào Duy Anh, le terme "khoa hoc" désigne un ensemble d'études formant un système, sans d'autres précisions. Le vocabulaire scientifique pose donc problème pour des Vietnamiens, adeptes de cette discipline en particulier, et pour la langue vietnamienne en général, dépourvue de termes pour désigner des concepts, des lois, des théories et des matériaux de base liés à la science. Nous y reviendrons.

Le numéro 1 de KHTC parut le 1er juillet 1931. Bimensuelle pendant les cinq premières années, la revue est devenue trimensuelle à partir du 1er janvier 1936, et ce jusqu'à 1940, ce qui fait en tout 232 numéros. Cette durée de vie relativement longue, par rapport à celle des autres périodiques de la Colonie de la même époque, s'explique par deux principales raisons :

* la teneur de son contenu qui ne touchait pas à tout ce qui était politique, ce qui a permis à KHTC d'échapper à la censure de la presse en vigueur;

* l'intérêt qu'elle suscite chez les lecteurs qui finirent par devenir une clientèle fidèle.

De format A4 approximativement, la revue contient 20 pages à son début et 30 à partir du numéro 13. Son tirage vacille autour de 2.000, exception faite de celui du premier numéro qui est de 5.000. Quant au financement, la revue fait appel à ceux qui s'intéressent à la science pour y contribuer par leur abonnement "pour ne pas déranger les capitalistes". Si le nom du fondateur-gérant-rédacteur en chef est mentionné sur la couverture, on ignore la composition du comité de rédaction; la plupart du temps les rédacteurs signent par leur pseudonyme, ce qui ne nous a pas permis de les identifier. La revue est donc dirigée par le fondateur Nguyên Công Tiêu, ingénieur-agronome de formation. Après avoir présenté ses travaux au "Congrès scientifique du Pacifique" qui les a reconnus puis les a fait publier, il a été admis comme membre de l'Institut scientifique de l'Indochine. Le 22 décembre 1931, à l'issue du remaniement du Conseil scientifique de l'Indochine dont le directeur de l'Instruction publique, Thalamas, devient président, assisté de Georges Coedès, directeur de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Nguyên Công Tiêu est élu membre de cette instance de même que Pierre Pasquier, Gouverneur général de l'Indochine. La même année, Tiêu expérimente un engin, formé d'une hélice en verre contenant de l'alcool, et basé sur le principe de l'évaporation et des vases communicants. Exposé au soleil, l'alcool s'évapore et crée un déséquilibre autour de l'axe central de l'hélice qui se met alors à tourner. Cet engin a été baptisé "turbine solaire" (voir illustration en annexe 2). Par la suite, Tiêu a envoyé un texte explicatif du mécanisme à l'Académie des Sciences à Paris, qui apparemment n'a pas daigné lui répondre. Mais son nom est aussi lié à la propagande de l'engrais vert dit "azolle" 1.

Quel était le but de la revue? La rupture avec le fonds culturel traditionnel a-t-il été nécessaire pour accéder à la culture scientifique? L'éditorial du premier numéro répond à ces deux questions en ces termes:


Le but de la revue KHTC est l'expression de la volonté de créer une culture spécifique pour les Vietnamiens en conciliant la science avec le confucianisme.

Hier, les Chinois ont apporté le confucianisme au Vietnam, aujourd'hui les Occidentaux y diffusent la science.

Dans la phase conflictuelle, le nouveau et l'ancien semblent en contradiction, mais en réalité, il n'en est peut-être pas ainsi.(...) Nous avons déjà les fondations confucéennes, les matériaux scientifiques sont nombreux, efforçons-nous de construire une nouvelle école pour former sans tarder l'homme civilisé et chevaleresque (quân tu). La revue Khoa hoc tap chi se propose d'être un bâtisseur 2.


Comme programme d'actions, KHTC propose les dix axes suivants:

1. les inventions utiles des Vietnamiens;

2. les recherches utiles aux Vietnamiens;

3. la biographie des hommes de science dans l'histoire;

4. la traduction des revues et des livres scientifiques;

5. les informations sur les sciences;

6. les informations générales;

7. les nouvelles et romans à caractère scientifique;

8. Les questions-réponses sur les sciences;

9. un lexique des termes scientifiques avec explications;

10. et enfin, l'aide à la recherche d'emploi.


Malgré la bonne intention de vouloir "concilier la science avec le confucianisme", et malgré le titre de la revue, KHTC se propose plutôt de "diffuser les leçons de choses (cach tri)" aux Vietnamiens que de traiter les sciences en tant que telles. Cela s'explique d'une part par l'insuffisance du nombre de lecteurs potentiels ayant acquis une formation scientifique, et d'autre part, par la formation limitée des rédacteurs eux-mêmes en matière de science.

Quoi qu'il en fût, le terme khoa hoc était entré dans le langage courant à la même époque que d'autres comme phong trào (mouvement), tu do (liberté), khiên thiêt (développer)... Cependant le vocabulaire scientifique devenait une véritable difficulté, un obstacle à la compréhension, même pour ceux qui avaient une formation scientifique, sans parler des lecteurs non initiés. Les raisons étaient multiples, néanmoins on peut citer les principales: la nouvelle situation a révélé que la langue vietnamienne ne possédait pas de termes adéquats pour traduire les termes scientifiques et le peu qui existait n'a pas été uniformisé pour que tout le monde pût comprendre la même chose à partir d'un même mot. Compte tenu de ces difficultés deux tendances se sont dégagées:

- soit s'appuyer sur le chinois, comme l'avaient fait les générations précédentes, pour traduire les termes nouveaux;

- soit les transcrire directement du français.

Si la première méthode avait l'avantage de rapprocher les traductions à l'univers sonore vietnamien, elle perdait en revanche en termes de précision. Comme il n'y avait pas de commission ni de groupe de travail chargé de cette question, chaque auteur traduisait, à partir d'un même mot français, à sa façon. Par exemple, le terme "résistance" (électrique) était traduit tantôt par can diên luc, tantôt par tro diên luc, ou bien encore par khang diên luc. Un auteur de la revue a fait remarquer que ces termes faisaient appel tous trois plutôt à la notion d'"opposition" qu'à celle de "résistance 1". Tandis que la deuxième méthode pouvait éliminer cette confusion car chaque terme français aurait une traduction et une seule, mais l'inconvénient résidait dans le fait que les mots transcrits directement du français n'évoqueraient rien chez les Vietnamiens, aussi bien sur le plan sonore que sur le plan conceptuel. On en était là avant de voir apparaître plus tard, dans les années 1940, la tentative plus globalisante de Hoàng Xuân Han, polytechnicien de formation, qui a fait un effort de classification et de traduction, et surtout il a proposé une méthode de traduction du vocabulaire scientifique en vietnamien. C'est le contenu de son ouvrage édité pour la première fois en 1942 sous le titre Danh tu khoa hoc (Vocabulaire scientifique). D'après Hoàng Xuân Han, la traduction du vocabulaire scientifique en vietnamien doit respecter les règles suivantes:

- Chaque idée doit avoir un terme pour la désigner;

- ce terme ne s'utilise que pour désigner cette idée;

- chaque idée ne doit pas être désignée par plusieurs termes différents;

- le terme utilisé doit faciliter la mémorisation de l'idée;

- les termes communs aux différentes disciplines doivent être homogènes;

- le terme doit être aussi court que possible;

- il doit comporter une consonance vietnamienne;

- et enfin, il doit être formé de la même façon que les autres mots courants et avoir un caractère national 1.

Ceci constitue les conditions générales, mais en pratique Hoàng Xuân Han voit trois possibilités pour former un mot nouveau:

- soit en utilisant ou en combinant les termes courants pour désigner de nouveaux concepts, ce qui entraînerait certaines confusions et un manque de précision et de clarté. Par exemple, le mot chay en vietnamien peut avoir plusieurs significations suivant son contexte: nuoc chay veut dire l'eau coule, sat chay, "le fer fond", thùng chay, "le tonneau fuit"; si on utilise ce même terme (chay) pour traduire "la fusion" (d'un métal de l'état solide à l'état liquide), ce ne serait pas commode du fait de son imprécision. Par ailleurs, ce procédé présente un autre défaut, car souvent, on confond un mot avec sa signification; certains mots hors contexte peuvent encore passer, mais quand ils sont utilisés dans une phrase ou dans un contexte précis, ils deviennent une entrave à la compréhension et parfois ils introduisent même des contresens 2.

- soit en se servant de la transcription (du français éventuellement). Ce procédé répond aux plusieurs conditions posées dans le préambule, cependant il présente tout de même des inconvénients: on aura des mots trop longs et qui n'ont aucune consonance vietnamienne. Il est donc conseillé de ne pas en abuser. Par contre, la transcription aurait l'avantage de rapprocher les Vietnamiens de la communauté scientifique par l'emploi des termes communs 1.

- ou bien en se basant sur le chinois, procédé que l'auteur trouve le plus commode car il remplit toutes les conditions posées. Cependant il conviendrait de faire un effort pour éliminer les risques de confusion éventuels 2.

Ce problème du langage scientifique n'étant pas résolu dans les années 1930 ne fait que contribuer à retarder l'introduction de la science dans la société vietnamienne. D'ailleurs l'idée de la science était encore très confuse et le terme khoa hoc a été employé parfois à n'importe quelle "sauce". Dans le numéro 12 du 15 décembre 1931, une certaine dame, sous la signature de "Mme P.C.P. Thai binh", a proposé une recette appelée tiêt canh khoa hoc (le sang caillé scientifique). Il s'agissait d'ajouter du citrate de soude dans la préparation de ce plat pour empêcher le sang de cailler, puis pour précipiter la solidification il était conseillé d'ajouter quelques gouttes de chlorure de calcium; et on obtenait un plat "scientifique". Dans un autre numéro, Nguyên Tuân Anh a assimilé les sciences à un pouvoir surnaturel dans un article sous le titre de Duoi ngon duôc cua thân khoa hoc (Sous le flambeau du dieu la science) 3. Quant à Hoài Giang Thuy, auteur d'un article qui défendait la science à tort et à travers, il critiquait toutes les autres formes d'activités au Vietnam sous prétexte qu'elles n'étaient pas scientifiques: l'agriculture à cause de son bas rendement, le commerce à cause du marchandage des parties concernées et de leur manque du savoir-faire, la littérature romanesque qui ne cherchait qu'à réveiller les émotions, etc.1.

L'effort de vulgarisation de KHTC, dans les 27 premiers numéros, se traduit aussi par l'approche biographique des scientifiques qui ont laissé leur nom dans l'histoire; dans chaque numéro KHTC publie une photo de l'homme de science en question pour illustrer l'article qui rappelle l'oeuvre principale de chacun. Ont été évoqués dans l'ordre donc Denis Papin, l'inventeur de la machine à vapeur, Lavoisier avec son principe de conservation de la matière, Henri Poincaré qui a découvert les fonctions fuchsiennes, l'agronome Parmentier, le promoteur de la culture de la pomme de terre, les chimistes Berthollet et Berthelot, Galilée, Newton, Thomas Edison, Louis Pasteur, Niepce, Nobel, Léonard de Vinci, etc. Figurent aussi dans cette liste de scientifiques des personnalités vietnamiennes comme Nguyên Công Tru pour sa mise en valeur des terres de la région de Nam dinh, Lê Thanh Tôn, le souverain que la tradition considère comme humaniste et Lê Nhu Hôc qui a introduit l'imprimerie au Vietnam au XVIe siècle à son retour de Chine. Par ailleurs, la revue cherche également à vulgariser les techniques modernes en expliquant le principe de fonctionnement de l'électricité, de la mécanique, de la TSF, du cinéma, de la photo ... sans oublier les techniques artisanales vietnamiennes comme la teinturerie, le travail du bois, la papeterie, la riziculture... La revue a lancé aussi un appel dans l'éditorial du n°10 (15 novembre 1931) en vue de la création d'un cercle scientifique, et de la fondation d'une bibliothèque de documentation au service du progrès, mais cet appel n'a pas eu d'écho et ce projet n'a pu être concrétisé. Enfin, KHTC voulait encourager la jeune génération à se destiner à la science par l'attribution de bourses d'études en Occident, en France particulièrement. Compte tenu du tirage qui n'a pas dépassé les deux mille exemplaires, à 0,15$ l'unité, la revue n'aurait peut-être pas fait beaucoup de bénéfices permettant de réaliser ce voeu. Néanmoins KHTC s'est félicitée d'être qualifiée de revue à caractère pédagogique par le Conseil de contrôle des publications, qui l'a autorisée à être utilisée dans les établissements scolaires 1.

Qu'a apporté la revue KHTC à la société vietnamienne sur le plan des idées pendant ses neuf ans d'existence? Quelles ont été sa portée et ses limites?

Si on s'en tenait au ton de cette revue, on dirait que la société vietnamienne de cette époque était partagée en deux camps: ceux qui croyaient à la science, et les autres. Une certaine fascination a inhibé les autres visions de la société. La science avait droit à tous les honneurs et on ne cherchait pas à comprendre les rouages dans lequel elle était insérée, ni à avoir une idée claire sur ses enjeux dans un monde en mutations, sans parler du contexte colonial qui fixait les limites de toute entreprise; elle représentait une sorte d'évasion vers un autre univers en abandonnant le monde réel avec ses complexités et ses contradictions. Ainsi, la science était considérée comme un but en soi, le salut, et non comme un moyen pour atteindre le progrès. Par ailleurs, aucun débat sur la place du confucianisme, qui demeurait encore une des assises de la société, n'a eu lieu. Cette absence de débat de fond résultait sans doute du parti pris de la revue qui voulait "concilier la science avec le confucianisme", annoncé comme devise dès la parution du premier numéro. Cette "voie" devenait alors un signe de ralliement qui regroupait ceux qui s'y reconnaissaient. On remarque par ailleurs la critique de certains aspects de la société traditionnelle qui se laissait bercer par la superstition. Cependant, les auteurs se contentaient de conseiller aux autres (le peuple) de se servir des idées de la science pour abandonner leurs pratiques superstitieuses sans leur donner les moyens. Dans la foulée, les traditions ancestrales ont été mises à l'index, par exemple, celle du dung nêu, qui consiste à planter la veille du nouvel an une sorte de perche dont le bout est orné de plumes ou de bande de tissu coloré, cet objet symbolique permettant d'éloigner les mauvais esprits du lieu d'habitation; celle du xông nhà, qui est la première visite du nouvel an, où chaque famille choisit quelqu'un de gentil, de vertueux et de généreux dans son entourage pour qu'il soit la première personne à venir souhaiter la bonne année, cela pour pouvoir profiter de ses qualités et pour éloigner les ennuis; le dông thô (littéralement "bouger la terre"), c'est le rituel du premier sillon de la nouvelle année, cette tradition obéit à des règles de concordances des jours. "L'attente d'un jour faste, conclut Huu sào, pourrait ruiner toute une récolte 1".

Est-ce par manque de pédagogie ou par manque de réalisme? Quoi qu'il en fût, ces conseils ne constituaient que des actes isolés sans aucun suivi et ils ne faisaient partie d'aucune campagne précise contre ces superstitions. Sans l'affirmer explicitement, les partisans de cette "voie" préféraient plutôt le statu quo social à tout autre changement. Dans un article sur la science et l'égalité entre l'homme et la femme, les deux auteurs présentaient cette question ainsi:


Maintenant nous allons voir si la science et l'égalité peuvent rester en harmonie. Certainement, au sens large, la science est nécessaire pour arriver à l'égalité.(...) Mais au sens strict, la science et l'égalité, ou garçon et fille ne peuvent cohabiter. Comment tout le monde, dans une nation, dans un village, dans une famille pourrait-il se comprendre parfaitement et sur tout? Ainsi au sens strict, garçon et fille ne peuvent être en harmonie 1.

Cependant la nouvelle que la première Vietnamienne, Hoàng Thi Nga, fille du mandarin de province de Hà dông, qui avait obtenu le "doctorat ès sciences physiques", a été acclamée par la revue. Après avoir passé la première partie du baccalauréat au Vietnam, Hoàng Thi Nga s'est destinée à l'enseignement en suivant les cours de l'école normale de Hà nôi. Une fois obtenue la deuxième partie du baccalauréat en France, elle s'est inscrite à la Faculté des sciences à Paris en 1928. Elle n'aurait pas rencontré de problèmes particuliers durant sa scolarité puisque trois ans après elle a eu sa licence. En 1935, Nga, alors âgée de 32 ans, soutint sa thèse dont le titre était "Propriétés photovoltaïques des substances organiques"; son travail lui a valu la mention "très honorable avec félicitations du Jury". Cet événement était une fierté à la fois pour la micro-société "scientifique" naissante, et pour les femmes, ou plutôt pour une certaine catégorie de femmes, au Vietnam.

D'autres auteurs prenaient leurs désirs pour la réalité, comme celui qui signait "Jât", auteur d'un poème humoristique qui racontait le conflit entre le ventilateur et l'éventail dont le contenu peut être résumé de la façon suivante:


Depuis l'arrivée du ventilateur, l'éventail se plaint d'être délaissé et intente alors un procès contre celui-ci devant l'Académie des Sciences. Le ventilateur se défend en avançant l'argument du progrès :"Qui n'avance pas, recule! Personne n'empiète personne". Le tribunal déclare donc que c'est l'éventail qui cherchait des histoires et le condamne à trois mois de prison et 20.000$ de dommages et intérêts au bénéfice du ventilateur 1.


Bien que limités, les effets de la culture matérielle et, sans doute, un certain mode de vie occidental en milieu urbain ont amené des Vietnamiens à réfléchir sur leur propre mode de vie, sur leurs pratiques sociales jugées désormais non conformes à la vie moderne qui présentait un certain bien-être. Parlant de l'hygiène des repas, l'auteur d'un article faisait référence aux usages européens: chacun a ses propres couverts à table, tandis que les Vietnamiens se servent d'une paire de baguettes pour tout faire, à la fois pour se servir dans les plats communs à tous et pour porter les aliments à la bouche. Cet usage était jugé contraire aux règles d'hygiène, surtout s'il y avait un malade parmi les gens autour du repas. L'auteur proposait ainsi de réformer cet usage en se servant d'un bout des baguettes pour prendre des aliments et de l'autre bout pour les porter à la bouche. Il a bien pensé à l'adoption éventuelle de l'usage des Européens, mais cette solution ne lui semblait pas appropriée à la société vietnamienne, car elle "nécessiterait, selon lui, la présence d'un boy" dans la famille 2. Cette idée de l'hygiène du repas a suscité des réactions de la part des lecteurs qui continuaient à chercher une solution acceptable pour les Vietnamiens. L'un d'entre eux a suggéré de se servir des cuillers pour prendre des aliments et des baguettes pour les porter à la bouche. Un autre pensait qu'il faudrait d'une part, avoir deux paires de baguettes, l'une pour prendre des aliments, et l'autre pour les porter à la bouche, et d'autre part qu'il conviendrait de manger à table avec des tabourets comme les Chinois et non sur le meuble qui servait à la fois de lit et de table à manger 1. Thuân long, quant à lui, abordait l'usage du mom com qui consiste à donner à manger aux nourrissons par le bouche à bouche, en distinguant bien les aspects positifs des aspects négatifs de cette tradition. Quand la mère est en bonne santé et qu'elle entretient l'hygiène de sa bouche, les sucs digestifs mélangés aux aliments bien mâchés facilitent la digestion chez les nourrissons, dans le cas contraire, l'enfant risquerait fort d'être contaminé par les maladies de sa mère 2. Dans le même ordre d'idées, un autre auteur critiquait la façon dont on coupait le cordon ombilical du nouveau-né. Les matrones se servaient souvent d'un simple morceau de verre cassé non aseptisé pour le faire, ce qui représentait un risque énorme pour la survie de l'enfant. Cette pratique a provoqué, selon l'auteur de l'article, le décès de beaucoup d'enfants sans parler des accidents, des infections, des maladies 3.

D'autres se lamentaient sur le manque d'hygiène dans le mode de vie rural, comme l'éditorialiste du numéro 85 qui racontait une anecdote dont il avait été témoin. En rendant visite à des amis dans un village, il a eu des discussions avec certains, dont un septuagénaire qui parlait de l'incompatibilité des âges, des jours, des mois... Au moment où quelqu'un voulait aborder le problème des microbes, ce vieillard rétorqua qu'il ne connaissait ni l'hygiène, ni les microbes et pourtant qu'il avait survécu jusqu'à son âge. L'éditorialiste reconnaissait qu'il s'était retrouvé coi devant cette argumentation 1.

Certes, le milieu qui avait les premiers contacts avec les sciences, dans le contexte du Vietnam d'avant la colonisation, ne pouvait être que la Cour qui, par méfiance, n'a pas cherché à approfondir la question. Ces contacts étaient sans doute très limités, d'une part, et très peu de dignitaires dans l'entourage de la Cour se donnaient la peine d'y réfléchir pour savoir s'il fallait et comment il fallait intégrer ces nouvelles connaissances dans leur conception du monde, d'autre part. En fait, depuis l'arrivée des Occidentaux du XVIIe siècle au XIXe siècle, les classes dirigeantes vietnamiennes avaient du mal à voir les sciences comme un facteur de progrès du monde moderne, un sous-ensemble porteur d'une civilisation qui puisait ses bases non dans la morale mais dans l'esprit critique et rationnel orienté vers la recherche de la compréhension des phénomènes du monde extérieur. Bref, les sciences, à leurs yeux, n'avaient pas de fondements philosophiques comparables au confucianisme. Mais cette question était d'autant plus importante qu'elle touchait à l'identité culturelle nationale. Reconnaître la supériorité de la culture scientifique sur le confucianisme reviendrait à reconnaître, soit les lacunes de ce dernier, soit l'infériorité de sa culture sur celle des autres, une situation peu confortable car elle remettrait en cause sa propre identité culturelle. De tout temps, cette opération mentale constitue une des plus difficiles choses à faire pour un être humain, et ce indépendamment de son milieu. La colonisation se passait de ces questions qui ne regardaient que les colonisés, et a introduit progressivement la culture scientifique, dans la mesure de ses besoins, pour asseoir les bases matérielles de la conquête et du rayonnement de l'Occident. Cependant la conception du colonialisme français a freiné l'essor du développement industriel dans les colonies au profit d'une vision plus utilitaire et plus prudente incarnée par les échanges commerciaux de biens de consommation fabriqués en Europe contre les produits qui ne nécessitaient pas une infrastructure lourde dans la Colonie. Pour cette raison, après près de cent ans de présence au Vietnam, la colonisation n'a pas laissé de traces d'industries de biens de consommation, mises à part quelques brasseries. Cette absence d'industries privait, à leur tour, les sciences d'un relais essentiel pour se développer. D'un autre côté la culture scientifique était encore trop étrangère aux Vietnamiens qui n'avaient pas de tradition comparable à celle des grands pays d'Asie. Si l'initiation aux sciences et aux techniques avait lieu à l'école au cours du secondaire puis dans l'enseignement supérieur, il a fallu du temps aux Vietnamiens, et pas tous, pour assimiler les connaissances modernes. On a vu aussi que celles-ci ne constituaient pas nécessairement un facteur de changement radical de la société dans la mesure où ceux qui les avaient adoptées ne voulaient pas remettre en cause la culture confucéenne. La revue KHTC et son audience en fournissent à cet égard une illustration exemplaire. Sur le plan des idées ou l'assimilation des idées modernes, les fondateurs du Dông kinh nghia thuc sont allés plus loin que ceux de la revue Khoa hoc tap chi, alors qu'il y avait un écart d'une génération entre eux à l'avantage de ces derniers. Tandis que les premiers avaient amorcé une véritable rupture avec les traditions, les derniers se contentaient de ménager l'ancien et le nouveau de façon à préserver l'ordre social établi. Quant à savoir si la revue Khoa hoc tap chi a réussi à sensibiliser ou à éveiller la conscience pour que les sciences eussent une place d'honneur dans la société, on peut émettre quelques doutes à ce sujet. Si on se base sur le tirage de la revue qui ne dépassait pas 2.000, la diffusion ne pouvait se faire que dans un cercle d'initiés ayant acquis des connaissances modernes au Vietnam ou en France. Ce handicap privait la revue d'une base sociale, relais indispensable à toute propagation d'idées. La campagne vietnamienne demeurait, de ce fait, hors de la portée de cette tentative de modernisation. Le manque d'esprit pédagogique qui s'ajoutait aux connaissances limitées des auteurs constitue un autre point faible de Khoa hoc tap chi, sans parler du problème du vocabulaire scientifique resté sans solution. Enfin, le parti pris de la revue qui séparait les sciences et les techniques du débat politique peut n'avoir pas incité les autres milieux, lesquels privilégiaient les actions politiques aux autres réformes, à inclure la culture scientifique dans leur programme. La société vietnamienne de l'époque, comme celle d'aujourd'hui, était formée de groupes hétéroclites qui cherchaient plutôt à s'ignorer mutuellement qu'à unir leurs forces ou à répartir leurs rôles respectifs dans la même perspective. Au mieux, la revue a peut-être réussi à maintenir le niveau des connaissances acquises à l'école par les auteurs ou par ses lecteurs une fois entrés dans la vie active. Si une certaine frange de la jeunesse vietnamienne se laissait fasciner par les sciences, elle n'a pas trouvé d'infrastructure qui pût l'accueillir, une fois de retour au pays. D'un autre côté le nombre de diplômés de l'enseignement supérieur scientifique ne suffisait pas non plus à former un milieu dynamique capable de donner à la science son véritable rôle. Pour toutes ces raisons, si les sciences et les techniques exerçaient une certaine fascination sur des Vietnamiens qui, par la suite, ont essayé de les intégrer dans leur monde conceptuel, cela passait plutôt par le relais colonial, aussi limité fût-il dans les activités, que par une véritable prise de conscience de la part des Vietnamiens eux-mêmes. Un peu moins d'un siècle après avoir raté le train de la modernité que le Japon a su prendre à temps, le Vietnam se cherchait et se demandait encore si c'était bien son train.



III. LA MEDECINE


"La science chinoise est la science du dedans;

La science européenne est la science du dehors"

Tchang Tche Tong (1898).



Contrairement à la science qui était absente dans le cursus de formation traditionnelle vietnamienne, puisqu'elle ne figurait pas dans le monde conceptuel des Vietnamiens, la médecine en tant que connaissances liées à la santé, faisait bien partie de leur univers. Cette discipline, comme tant d'autres, les Vietnamiens la devaient à leurs grands voisins du Nord. Si les historiens chinois font remonter la médecine par "les plantes fondamentales" (Pen ts'ao ) vers le IVe siècle av. J.C., la période des États combattants, et le premier livre de médecine vers le IIe siècle av. J.C. 1, on ignore toujours à quelle date la médecine chinoise fut introduite au Vietnam qui, par ailleurs, a produit deux grands médecins au cours de son histoire. Bien qu'elle fût limitée à l'entourage de la Cour, la médecine occidentale a pénétré au Vietnam dès le XVIIe siècle à travers des missionnaires ou des laïcs qui exerçaient cette pratique. La Seigneurie du Sud (Les Nguyên) étaient particulièrement ouverte à la médecine moderne: le premier médecin occidental admis au rang de médecin du Seigneur Hiên Vuong en 1648 fut le R.P. Bartholomeu Da Costa, quant à Vo Vuong (1708-1745), il a connu trois médecins européens successifs de son vivant. Cependant une certaine diffusion de ces connaissances modernes dans la société vietnamienne n'a pu se faire qu'avec la colonisation. Nous chercherons, de même que pour l'enseignement et les sciences, à savoir la portée de la médecine moderne et ses effets sur la société vietnamienne. En d'autres termes quelle était l'attitude des Vietnamiens face à ces nouvelles connaissances, étant donné qu'il existait une autre tradition médicale basée sur les plantes ?


A. L'ASSISTANCE PUBLIQUE


L'assistance publique fut un domaine qui a très tôt profité aux Vietnamiens car au-delà de sa mission qui consistait à mener des actions préventives et curatives pour répondre aux besoins de la colonisation contre un climat hostile, elle s'adressait aussi à la population locale. Bien que le nombre de médecins et auxiliaires fût restreint, ceux-ci disposaient tout de même d'une infrastructure leur permettant d'exercer leur science. L'Institut Pasteur de Saigon fut créé dès 1890 par le docteur Albert Calmette, celui de Nha trang par le docteur Alexandre Yersin en 1894, et celui du Tonkin en 1925. Dépendant du Service de la Santé à leur début, les deux premiers instituts ont été réunis comme filiales directes à l'Institut Pasteur de Paris par contrat, à partir de 1904 pour celui de Nha trang et à partir de 1905 pour celui de Saigon, sous la direction du docteur Yersin nommé mandataire de l'Institut Pasteur en Indochine. Ce projet a été présenté à Paul Beau en ces termes:


Parmi les institutions dont l'Indochine est dotée, il n'en est point qui ait rendu et qui puisse rendre de plus précieux services que les établissements bactériologiques de Nha trang et de Saigon. En dehors de la préparation des vaccins et sérums contre la peste, la variole, la rage, ces instituts concourent encore brillamment et utilement au progrès de la science par les savantes recherches qui se poursuivent dans leurs laboratoires et qu'ont déjà couronné de remarquables succès. (...)

Aussi a-t-il semblé que les sacrifices consentis par la Colonie pour l'entretien de ces établissements bactériologiques pourraient être plus féconds encore, si ces fondations étaient placées sous la direction immédiate de l'Institut Pasteur de Paris, centre scientifique où se coordonnent les résultats des travaux de microbiologie entrepris dans le monde entier 1".

En vertu de ces deux contrats, le Gouvernement général de l'Indochine fournit une aide subventionnelle de 75.000 francs à chacun de ces deux instituts, à charge de satisfaire la Colonie 100.000 francs de sérums et vaccins gratuits, pour l'Institut Pasteur de Nha trang, et d'assurer gratuitement la fourniture du vaccin jennerien (antivariolique), le traitement antirabique, les recherches et enquêtes épidémiologiques demandées par le Service de Santé, pour l'Institut de Saigon.

Au Tonkin, l'Institut vaccinogène fondé en 1903, a commencé à fonctionner en janvier 1905 et il a fourni la même année 400.000 doses; les succès obtenus étaient estimés entre 80 et 90% 1. Dans la même année 1903 l'Institut antirabique de Hà nôi a été créé sur le modèle des instituts Pasteur. Tous ces instituts dépendaient du Service de Santé de la Colonie. En 1904 le Tonkin disposait de 9 hôpitaux indigènes et de 7 postes médicaux, mais d'année en année ces nombres augmentaient d'aune façon sensible.

ETABLISSEMENTS RELEVANT DE L'ASSISTANCE PUBLIQUE

POUR LES 3 REGIONS 2.


1914

1915

1916

1917

1918

1919

1920

1921

Mixtes

Hôpitaux

Indigènes

8

7

10

10

19

20

12

12

71

64

69

72

71

76

87

101

Maternités isolées

21

21

21

23

47

55

62

63

Postes médicaux, cliniques, dispensaires

42

62

68

65

87

100

128

93


De 1906 à 1912 les consultations dans ces établissements (dont le nombre était beaucoup moindre que dans la période 1914-1921), passaient de 75.000 à 120.000; grossièrement 1,25 à 2 pour cent de la population ont été concernés. Comme l'effectif des médecins provinciaux ne dépassait pas le seuil d'un médecin par province pendant de longues années, leurs actions n'étaient ainsi efficaces que dans un rayon allant de 20 à 25 kilomètres aux alentours de leur résidence 1. Le rapport d'inspection sur l'organisation de l'Assistance médicale au Tonkin en 1936, après l'arrivée du Front populaire au pouvoir, mentionne 48 hôpitaux et infirmeries disposant d'un total de 8.161 lits, 161 maternités dans les zones rurales, 4 léproseries, 3 stations estivales, 113 dispensaires ou salles de consultations, 1 pharmacie d'approvisionnement général, 1 asile d'aliénés. Le personnel de l'assistance médicale se compose de :

- 5 médecins et 2 pharmaciens militaires;

- 1 officier d'administration;

- 16 médecins européens, des cadres locaux;

- 2 médecins contractuels européens;

- 2 médecins libres européens;

- 2 dentistes;

- 2 docteurs en médecine indochinois;

- 63 médecins indochinois;

- 13 pharmaciens indochinois;

- 20 infirmières et infirmiers européens;

- 2 agents sanitaires européens;

- 439 infirmières et infirmiers indochinois;

- 62 sages-femmes;

- 726 bà mu (matrones);

- 416 agents divers 2.

Malgré ce contingent non négligeable, l'Assistance publique n'arrive pas à satisfaire les besoins de la population. Car si on compare d'une part le nombre total de médecins (européens et indochinois) qui est de 90, et d'autre part, celui des infirmiers et sages-femmes qui est de 521, avec la population totale du Tonkin en 1936 qui s'élève à 8,7 millions, on obtiendra un rapport d'un médecin et de cinq infirmier(e)s pour 100.000 habitants. Sans vouloir se faire l'avocat du diable, on pourrait dire qu'il n'y avait aucune chance qu'un médecin et cinq infirmier(e)s eussent à soigner en même temps les 100.000 malades. Par contre, il est fort probable que certaines localités, par leur situation géographique, ne se trouvant pas trop loin des centres de soins, pouvaient profiter plus que d'autres des actions médicales et sanitaires. Cette disparité des soins incombe à une infrastructure en voie de développement qui ne permettait pas à tout le monde d'obtenir la même attention. Justin Godart n'a pas oublié de mentionner cette situation dans son rapport de mission:


La pénurie des médecins en Indochine ne permet point d'établir une assistance médicale satisfaisante. (...)

Le peuple reste attaché à la médecine et à la pharmacie sino-annanmite traditionnelle. Cela ne le rend point hostile à la médecine moderne et il va, lorsqu'il le peut, au dispensaire avec la plus grande confiance 1.


Cette venue d'émissaires du Front populaire fut l'occasion pour bon nombre de villages de présenter leurs voeux en matière de santé publique. On réclamait partout une meilleure assistance par la création d'un centre de soins dans chaque village ou à défaut dans chaque huyên, par la distribution gratuite des médicaments, pour pallier à l'insuffisance des services offerts jusqu'alors dans des hôpitaux de province qui étaient trop loin du lieu d'habitation des villageois. Le conseiller provincial du village de Hac tri (Phu tho), n'a pas hésité à demander un "contrôle sur les médecins chinois et annamites" dans leur exercice afin de limiter les effets néfastes éventuels 1. A titre d'exemple du manque d'infrastructure et de personnel médical, la province de Hai duong ne disposait en 1932 que de 2 hôpitaux, de 6 infirmeries maternités et de 8 infirmeries rurales; et le personnel médical se limitait à 1 médecin européen, 2 médecins indochinois, 7 sages-femmes, 23 infirmiers et 75 bà mu (matrones) 2.

Quoi qu'il en fût, si les Vietnamiens ne manifestaient pas une hostilité particulière à l'égard de la médecine moderne, cela était dû à son caractère utilitaire et à son efficacité dans un délai sensiblement plus court que celui de la médecine traditionnelle qui, visiblement, n'avait pas trouvé de solutions préventives contre les épidémies qui sévissaient depuis fort longtemps dans la population tout entière, comme le choléra, la variole, la peste, la rage... On ignore les ravages causés en 1902 par ces épidémies sur le territoire du Tonkin, cependant rien que pour la ville de Hà nôi, le service destiné à l'examen de tous les corps des individus décédés a enregistré 857 décès, dont 326 de choléra, 213 de la peste, 79 de dysenterie et 239 de paludisme, ce qui représentait 44% de la mortalité totale de la ville; parmi ces victimes il y avait 51 Européens 3. Les vaccinations, à cet égard, apportaient des preuves manifestes de l'efficacité de la médecine moderne. Dès 1895 1, au plus tard, des campagnes de vaccinations contre certaines de ces épidémies ont été organisées dans le Nord. Le rapport de la Résidence de Bac giang au Résident supérieur du Tonkin de 1908 mentionne que des séances de vaccinations avaient lieu tous les trimestres à l'hôpital indigène de la province, et que chaque semaine 200 à 500 vaccinations ou revaccinations ont été pratiquées 2. En 1909 dans la région de Cao bang, les vaccinations ont été opérées dans quatre secteurs, dont l'un à Cao bang-ville, elles ont touché au deuxième trimestre 1040 personnes, au quatrième trimestre 815 enfants et 1689 autres ont été revaccinés; ce qui a permis de constater 517 cas de réussite pour les unes et 664 pour les autres 3. La même année, le médecin vaccinateur de la province de Kiên an s'est rendu successivement dans sept centres les plus importants des cinq huyên: 17.064 personnées ont été vaccinées durant cette tournée, parmi lesquelles 17 cas de variole ont été constatés 4. Faute de statistiques démographiques et d'une série de chiffres d'une année à l'autre pour chaque province au cours de cette période d'une part, et à cause des complications dues aux découpages administratifs successifs au début du siècle d'autre part, il nous est difficile de comparer ces chiffres rapportant la population vaccinée à la population totale de chaque province. Néanmoins, en ce qui concerne la province de Kiên an, si on se basait sur les statistiques de 1919 qui fournissent le chiffre de 235.000 hommes 1, on obtiendrait le rapport de 85 pour mille après avoir introduit un coefficient correcteur dans le calculs. Si on procédait de la même façon pour la région de Cao bang dont la population en 1921 était de 124.000 habitants, on pourrait dire que 25 pour 1.000 des habitants ont été vaccinés. Ce qui nous semble plus important ici, ce serait un ordre de grandeur et non la précision mathématique qui n'aurait pas plus de signification. L'Administration était bien consciente que ces actions de prévention restaient à poursuivre et à généraliser puisqu'en 1909, une réorganisation de Service du la vaccination était à l'étude en vue de les étendre dans tout le territoire 2.

En dépit des efforts entrepris, et sans doute faute de moyens matériels et humains, les épidémies persistèrent encore pendant de nombreuses années. L'été 1914, Hà nôi fut le théâtre du ravage causé par le choléra. A en croire Nguyên Công Hoan, les familles des décédés n'avaient même pas le temps de les mettre dans le cercueil, certains contaminés encore vivants étaient enterrés en même temps que des morts au cimetière de Bach mai 3. En 1930, on enregistre 355 décès dûs à la peste, 1794 dûs à la variole et 2430 dûs au choléra 4. D'autres endémies, dues au manque d'hygiène et au climat, persistaient également comme le trachome qui touchait 50 à 60% des habitants des villages du Tonkin, d'après le rapport de Justin Godart en 1936 5. Cette maladie n'entraîne pas nécessairement la cécité mais le trachomateux, avec une vision réduite de 1/20e à 1/10e, se retrouve "incapable d'effectuer une tâche lui permettant de gagner sa vie". La mortalité infantile était encore plus effroyable. Dans la période 1925-1936, sur 1.000 naissances on comptabilise 230 à 480 décès de moins d'un an et 25 à 190 décès de moins d'un mois 1. Visiblement, ce fort taux de mortalité n'a ému personne ou du moins il ne constituait pas un axe prioritaire dans le cadre des actions médicales et sanitaires.


Mortalité infantile dans la ville de Hà nôi

Année

Naissances

Décès de

-1 an

Pour 1000

Décès de

– 1 mois

Pour 1000

1925

2780

1210

435

490

175

1926

3120

1500

481

590

188

1927

2960

1280

433

470

160

1928

3580

1440

404

440

123

1929

3790

1600

424

510

134

1930

3970

1070

230

110

24

1931

4190

1460

368

440

110

1932

4400

1470

350

500

119

1933

3150

1740

396

400

91

1934

5230

1960

380

460

89

1935

4890

1710

330

390

74

1936

4600

1410

290

170

35


SOURCE : NGUYEN Van Ung, Evolution démographique du Vietnam,

thèse de doctorat, 1953.









Quoi qu'il en soit, l'Assistance publique continuait à vacciner, en 1930, 1.828.000 personnes contre la variole, 90.000 contre le choléra et 9.000 contre la tuberculose. En 1935 ces chiffres s'élevaient respectivement à 3.843.000, 8.000 et 14.000, et aucune vaccination contre la peste n'a été opérée 1; ce qui laisse à penser que, sans doute, la peste a progressivement disparu du Tonkin au début des années 1930. Il n'en était pas de même pour les autres épidémies, car dans la même période, pour lutter contre le choléra, 14.633 vaccinations et 30.266 revaccinations ont été faites annuellement dans la région de Son la 2.

Le choléra était sans doute l'épidémie la plus difficile à maîtriser. Dans la période 1937-1938, plusieurs foyers ont été repérés: Hai phong, Kiên an, Thai binh, et les environs de Hà nôi. Du 22 au 25 septembre 1937, plus de 100 décès dûs au choléra ont été recensés 3. Des mesures ont été prises rapidement dans la région de Hà nôi où des milliers de vaccins ont été pratiqués chaque jour: au 6 octobre, 113.267 vaccinations ont été réalisées. Mais ce mal persistait dans certaines régions limitrophes de Hà nôi comme au village de Da sy faisant partie de la province de Hà dông. La Mairie de Hà nôi a même reçu un appel de détresse en date du 31 mars 1938 provenant d'un village des environs en ces termes:


Nous sommes des voisins du village Da sy où le choléra sévit depuis plus d'un mois. Chaque jour une dizaine de personnes en sont mortes. Apparemment le Ly truong de ce village n'a encore fait aucune déclaration, ou il l'a peut-être fait mais aucune mesure n'a été encore prise. Au contraire les gens se mettaient à prier, et à faire des offrandes aux génies; et plus on prie plus il y a des morts.

Ayant peur d'être contaminés nous nous sommes rendus au dispensaire mais on nous a répondu qu'il n'y avait plus de vaccins. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Vous avez épargné la population de Hà nôi de cette épidémie, faites en sorte que nous puissions bénéficier des mêmes protections 1.


Les mesures de prévention continuaient à être prises encore dans les années 1940. Pour la ville de Hai phong, le rapport d'inspection de 1943 fait état de 6.109, 1.059, et 1.045 vaccinations antivarioliques, respectivement pour les trois années 1940, 1941 et 1942, et de 37 vaccinations contre le choléra en 1942 2.

Pour des raisons d'ordre matériel (l'éloignement des lieux de dépôts d'archives, par exemple) nous n'avons pu approfondir ces questions comme nous le souhaitions. En effet, nous ignorons, à part la peste qui semble disparaître vers le fin des années 1930, si les autres épidémies ont complètement disparu par la suite. Nous aurions voulu, dans le même ordre d'idée, établir une comparaison entre les différentes divisions administratives du Tonkin sur la portée des actions médicales préventives ou curatives mises en place par le Service de santé pour refouler les fléaux. Ceci n'aurait été possible qu'avec l'existence de données chiffrées sur chaque province et sur une longue période, ce qui n'était pas le cas, car les rapports d'une résidence provinciale à une autre, quand ils nous parviennent, ne fournissent pas les mêmes données, ou ne mentionnent pas les mêmes aspects de la vie. Par exemple, dans la Notice de la province de Hai duong sur la période 1929-1932 datée du 24 octobre 1932, il était bien mentionné le nombre d'établissements médicaux et l'effectif du personnel soignant sans indiquer si des campagnes de vaccinations avaient lieu dans la même période 1. Est-ce que cela signifie qu'aucune vaccination n'a été faite dans la province durant ces années? Nous ne le pensons pas, et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, Hai duong, située seulement à 55 kilomètres de Hà noi, était déjà un grand centre urbain à cette époque, et la population totale de la province s'élevait en 1919 à 602.000 habitants, dont 100 Européens, et en 1936 à 752.000. Kiên an qui, situé encore plus loin de Hà nôi à 76 kilomètres, était une province moins importante sur le plan démographique et où vivaient en 1919 seulement 76 Européens contre 235.000 Vietnamiens au total, et 418.000 en 1936, qui ont bien bénéficié des mesures de protection contre les épidémies. Cao bang, qui se trouve à la frontière chinoise, et dont la population en 1936 ne comptait que 171.000 habitants, faisait également partie des secteurs couverts par les vaccinations. Ainsi, il est fort vraisemblable que toutes les provinces du Tonkin s'inscrivaient, tôt ou tard, dans le cadre de la lutte contre les épidémies. Ceci ne signifie pas que la population entière du Tonkin était vaccinée et régulièrement, car le pourcentage de la population vaccinée reste un autre problème.

Dans la période d'avant, le Rapport politique et économique du deuxième trimestre de 1909 fait par la Résidence de Kiên an 2, donne un chiffre global de 17.064 vaccinations effectuées sans préciser s'il s'agit de la prévention contre la peste, ou contre le choléra ou bien contre la variole. Ce qui présente une difficulté de plus si on veut étudier de façon détaillée les actions de l'Assistance publique.

Le souci des chiffres ne date pas d'aujourd'hui, les gouvernants du début du siècle se sont trouvés déjà confrontés à ce problème, certes, pas pour les mêmes raisons. Et quand les chiffres existent il convient de les prendre avec précaution, surtout ceux du début du siècle où le Service des statistiques n'existait pas encore. Le 5 février 1902 l'attaché du cabinet de la Résidence du Tonkin envoya un télégramme aux résidents-chefs de province pour leur réclamer des données chiffrées sur la population en ces termes:


Très urgent.(...) Gouverneur général se rend bien compte qu'il n'est pas possible de faire au Tonkin un recensement comme il en a été fait un dernièrement en Cochinchine. Aussi me charge t-il de vous demander de fournir ces données approximatives (souligné par nous) sans que la population s'en aperçoive. (...) Prière répondre à cette demande du Gouverneur général dans le plus bref délai. Il n'y a pas lieu de faire de distinction entre hommes, femmes et enfants sauf pour les Français et les Européens que vous pouvez connaître très facilement 1.


Plus de deux ans après, le ministère des Colonies n'a toujours pas reçu ce qu'il avait demandé. Ainsi le ministre Doumergue se fâcha et envoya une lettre, datée du 27 juillet 1904, à son subordonné direct en Indochine:


(...) Si certaines Colonies m'ont envoyé les résultats des recensements qu'elles avaient effectués, il en est d'autres, au contraire, pour lesquelles le Département ne possède aucune donnée.

J'ai pensé qu'il était absolument urgent de faire cesser cet état de choses, la connaissance du mouvement de la population étant un des éléments les plus nécessaires à posséder pour juger de l'état économique d'un pays. Et dans ce sens, estimant qu'il y aurait intérêt à publier annuellement les statistiques de la population, je vous envoie ci-joint 12 modèles de tableaux. (...) 1 .


En dépit de cette insistance du ministre des Colonies, il fallut attendre 1921 pour qu'un recensement général de l'Indochine fût effectué, et 1929 pour voir fonctionner normalement le Service des statistiques en tant que rouage administratif. Pour toutes ces raisons, les chiffres fournis par l'Administration avant cette date ne constituaient que des estimations car elle avait du mal à établir des statistiques rigoureuses. En effet, les méthodes de collecte étaient laissées au libre choix des administrations locales qui confiaient à leur tour aux chefs de village le soin de recenser. Quand on sait combien les villages vietnamiens étaient méfiants des autorités centrales sur cette question, on peut se douter de la fiabilité des chiffres officiels, sans parler du mouvement de la population, de la migration des paysans vers les centres urbains et du fait qu'ils continuaient à payer leurs impôts dans leur village respectif et non dans les villes où ils travaillaient. Le recueil des statistiques de la période 1913-1922 mentionne bien une marge d'erreur possible de 5% sur les données chiffrées de la population 1. Par contre, il n'y a pas lieu de remettre en doute le nombre de vaccinations faites par l'Assistance publique qui devait tenir des registres, lesquels n'avaient rien à voir avec des recensements; et elle n'avait aucun intérêt à fausser les chiffres. Par ailleurs, les Instituts Pasteur étaient tenus de fournir des vaccins à l'Administration en vertu des contrats passés entre l'Institut Pasteur de Paris et le gouvernement général de l'Indochine.

Tous ces éléments nous permettent de supposer qu'il y avait plusieurs phases dans les actions médicales et sanitaires en général, et dans la lutte contre les épidémies en particulier. La première décennie du siècle aurait été la mise en place d'une structure d'accueil dont seuls profitaient les grands centres urbains. La décennie d'après aurait été caractérisée par l'élargissement de cette structure au niveau local avec plus de moyens humains et matériels. La phase de généralisation du dispositif médical se serait située dans les années 1930. Certes, au début du déclenchement de la 2e Guerre mondiale, toutes les épidémies n'ont pas complètement disparu du Tonkin, cependant un progrès énorme a été réalisé, permettant ainsi de sauver un nombre incalculable d'être humains. Est-ce que cela veut dire pour autant que la médecine moderne a étouffé la médecine traditionnelle? Une rétrospective de la rencontre de ces deux pratiques permettrait de relativiser la place qu'occupait chacune d'elles dans la vie quotidienne vietnamienne.


B. LA MEDECINE TRADITIONNELLE A L'EPREUVE


Si la médecine traditionnelle est connue depuis fort longtemps et rentre dans le cadre des pratiques sociales, elle n'a jamais été érigée en institution, à une courte période près, en un véritable système de formation et de transmission des connaissances. Ce qui explique que l'organisation de la santé publique au Vietnam n'a jamais été mise sur pied sauf sous Gia Long qui a ébauché une première organisation sur le plan administratif. Quant à l'enseignement de la médecine, il fallut attendre 1850 pour qu'il fût officialisé sous le règne de Tu Duc. Mais ces tentatives n'ont pas survécu, en effet les connaissances liées à la médecine et à la pharmacopée ne dépassaient guère le cercle restreint des lettrés qui, la plupart du temps, par motivations personnelles, se sont consacrés à les acquérir d'une façon autodidacte. Il convient de rappeler aussi que ces connaissances font partie intégrante du monde conceptuel, de la vision cosmogono-philosophique sino-vietnamiens; d'après lesquels le macrocosme (l'univers) comme le microcosme (l'être humain) sont formés de cinq éléments de base, appelés ngu hành, et obéissent aux mêmes principes fondamentaux, à savoir le métal, l'eau, le feu, le bois, la terre d'une part, et le yin et le yang (duong et âm en vietnamien) d'autre part. Au niveau du microcosme, c'est l'association de ces éléments et de ces principes qui détermine l'état mental et physique de l'individu. Autrement dit, la santé ou la maladie ont deux causes possibles: les causes externes comme le vent, le froid, la chaleur, l'humidité, la sécheresse, et des causes internes comme la joie, la colère, le chagrin, l'affection, la haine, la sensualité 1. Il va sans dire qu'un déséquilibre dans l'association de ces éléments entraîne obligatoirement un déséquilibre dans l'état mental ou physique de l'être humain. Le médecin intervient et essaie de trouver les causes exactes de ce malaise.

Contrairement au médecin de formation moderne qui diagnostique avec des procédés scientifiques dans lesquels "l'interrogatoire" ne joue qu'un rôle mineur, le médecin traditionnel se renseigne systématiquement par un "interrogatoire" détaillé qui constituera pour lui une source importante d'informations sur le malade. Ce type de relation satisfait à la fois le malade qui trouve qu'on s'intéresse à lui et le médecin qui obtient des renseignements nécessaires à la déduction des causes de la maladie, lesquelles ne peuvent être que le résultat d'un déséquilibre plus ou moins important des principes cosmogonies-philosophique-médicaux. Les cinq éléments de base forment un ensemble qui obéit au principe portant le même nom, thuyet ngu hành (principe des cinq éléments), lequel se subdivise en deux lois:

- luât tuong sinh ou "la loi de concordance" établit les rapports selon lesquels les cinq éléments de base s'appuient les uns sur les autres pour coexister. On a par exemple, "l'eau" engendre "le bois", "le bois" engendre "le feu" qui, à son tour, engendre "la terre" laquelle engendre "le métal", et "le métal, "l'eau" et ainsi de suite. Par ailleurs, dans ces liens de causalité, l'élément qui engendre est appelé "l'élément-mère" et celui qui est engendré, "l'élément-enfant";

- Luat tuong khac ou "la loi d'opposition" précise les relations suivant lesquelles ces éléments s'opposent les uns aux autres: "le bois" s'oppose à "la terre", "la terre" à "l'eau", "l'eau au "feu", "le feu" au "métal" et "le métal" au "bois", etc.

Il ressort de cette conception une sorte d'auto-régulation entre les éléments de base d'une part et entre les principes d'autre part. La nature ne peut se dispenser ni de la loi de concordance ni de celle d'opposition pour la simple raison que l'une existe dans l'autre et vice-versa. Sans engendrement il n'y aura pas de développement et sans opposition, le sur développement deviendra nuisible. Ainsi, ces deux lois donnent naissance à une autre, appelée "la loi de transformation" qui viendra réguler l'ensemble:

- "le bois" s'oppose à "la terre" qui engendre "le métal" lequel viendra à son tour s'opposer au "bois";

- "l'eau" s'oppose au "feu" qui engendre la "terre" laquelle s'oppose à "l'eau, et ainsi de suite. L'interprétation de cette loi peut être assimilée à la "vengeance". Si on prend ce dernier exemple, on dira que quand "l'eau" s'oppose trop au "feu", son fils, "la terre" viendra lui porter secours en s'opposant à "l'eau" pour rétablir l'équilibre 1.

Le corps humain, lieu que régissent ces lois et ces principes, est donc assimilé aux cinq éléments de base, par exemple, le foie est assimilé au "bois", le coeur au "feu", les reins à "l'eau", les poumons au "métal" et l'abdomen à "la terre", etc. L'inspection minutieuse des organes externes, lesquels correspondent à des organes internes, vient compléter "l'interrogatoire" du malade pour déterminer les parties défaillantes et les causes respectives des défaillances. Le résultat final guide donc le médecin dans la préparation des médicaments qui ont pour rôle de rétablir l'équilibre général de l'organisme humain. Contrairement au traitement occidental moderne qui s'attaque localement aux maux, les médicaments traditionnels qui forment un sous ensemble de la conception cosmogono-philosophique, agissent sur l'ensemble de l'organisme. Effectivement, un remède se compose généralement de quatre substances, ayant chacune une ou des fonctions spécifiques, telles que:

- quân (le roi) qui est la substance principale dont la fonction consiste à attaquer directement le mal:

- thân (le génie) qui a pour rôle de renforcer la substance quân;

- ta (l'officier) s'emploie pour deux raisons: L'une sert à réduire les effets des constituants nocifs en surplus dans la substance quân, l'autre à renforcer celle-ci dans le cas où elle doit faire face aux autres maux subsidiaires;

- su (l'émissaire) possède également deux fonctions: la première consiste à faciliter l'acheminement des constituants vers les endroits où ils sont destinés, et la seconde à aider les autres substances à accomplir leurs fonctions 1.

En dépit de son approche globale, la médecine traditionnelle n'en demeure pas moins une discipline empirique. Bien que la tradition vietnamienne distingue la médecine du Nord (thuôc bac), celle qui vient directement de la Chine, de la médecine du Sud (thuôc nam), inspirée de celle du Nord mais enrichie par l'apport des plantes et des produits locaux, ces deux filières obéissent aux mêmes principes et se fondent sur les mêmes procédés empiriques, à l'opposé de la médecine européenne qui se base sur l'expérimentation. Les deux grands médecins vietnamiens, Tuê Tinh et Lan ông n'ont pas non plus révolutionné leurs méthodes. Le premier, un bonze qui a vécu vraisemblablement au XVIIe siècle, a décrit 650 médicaments spécifiquement vietnamiens préférables, selon lui, à ceux de la Chine, et a fait preuve d'une réelle originalité 2. Tandis que le second vivant au XVIIIe siècle, a laissé une encyclopédie médicale en 10 volumes que les docteurs Pierre Huard et Maurice Durand qualifient "d'oeuvre remarquable par ses tendances rationalistes, sa clarté et son éthique élevé 1". Quoi qu'il en fût, ces deux écoles qu'on qualifie aujourd'hui de médecine douce, sont entrées dans la tradition et dans les pratiques sociales vietnamiennes, en effet les masses populaires connaissent des recettes médicinales, transmises empiriquement, contre les maux courants. Il existait très vraisemblablement dans chaque village vietnamien un médecin traditionnel plus ou moins expérimenté à qui on faisait appel pour des soins qui dépassent les connaissances populaires. Ce personnage jouissait d'un respect réel et qu'on érigeait au rang de "maître"; le terme vietnamien qui le désigne en témoigne: on l'appelait thây thuôc ou thây lang (le maître de la pharmacopée). Le contact qu'il entretenait avec les malades renforce sa popularité. Il se rendait effectivement, à chaque fois qu'on avait besoin de ses connaissances, au domicile du malade, puis s'entretenait avec lui de longues conversations afin de lui permettre d'induire les origines de la maladie et de préparer les remèdes correspondantes. Si sa visite n'était pas payante il ne réclamait qu'une somme symbolique pour dédommager les frais de préparation des remèdes, et dans les cas graves les médecins réputés n'acceptaient d'être payés qu'après que le malade fût guéri. En revanche, la modeste "rémunération" était souvent compensée par des cadeaux que la famille du malade offrait au médecin lors des fêtes du nouvel an en signe de reconnaissance. C'était bien cette base sociale qui permettait à la médecine ancestrale de s'insérer dans les pratiques traditionnelles. Cette institution informelle venait de fait à pallier à l'absence d'une structure de santé publique. En somme l'autorité politique n'avait aucune prise sur le corps de métier des médecins sauf en cas d'erreur grave dans l'administration de produits pharmaceutiques ayant entraîné la mort des patients.

A l'inverse, la médecine moderne introduite au Vietnam a été très vite soutenue par une infrastructure, laquelle relevait de l'autorité politique. L'implantation des établissements médicaux dans les centres urbains ou dans les chefs-lieux de province et la pénurie des médecins de formation moderne, d'une part, et le tarif prohibitif des consultations et des médicaments qui dépassait les moyens de la majorité de la population, d'autre part, interdisaient la diffusion de la médecine moderne à toutes les couches sociales, car le vivier de la population vietnamienne demeurait la campagne. Les vaccinations (gratuites) dont bénéficiaient les Vietnamiens dès le début du siècle rentraient plutôt dans le cadre des campagnes prioritaires contre les épidémies, par conséquent, elles constituaient, sans doute, la seule possibilité leur permettant d'accéder à la médecine moderne. Pour les autres soins, ils faisaient ainsi appel plutôt aux recettes traditionnelles. "Quand l'Annamite tombe malade, écrit Nguyên Van Huyên, il se contente le plus souvent des recettes médicales qui ont été transmises oralement depuis de nombreuses générations. Ces recettes sont extrêmement nombreuses et sont encore suivies docilement par la grande majorité des Annamites qui ne sont pas encore touchés par la médecine européenne 1". Le journal Blanc et Jaune, dans sa critique périodique de la pharmacopée sino-annamite, donne l'écart des prix pratiqués entre les médicaments modernes et les recettes traditionnelles:


Un rhume, une bronchite légère vous coûtent, pour le moins trois flacons de sirop, soit un minimum de 7 piastres.

Le médicastre sino-annamite vous délivrera un produit presque identique à base de gaïacol également, pour 0,50 piastre.


Et l'auteur de ces lignes de s'élever pour désapprouver les pratiques de la médecine moderne, dans le débat qui oppose celle-ci à la médecine traditionnelle:


Oui, je sais, il faut beaucoup de courage pour défendre les pauvres car de l'autre côté s'étale la puissance de l'argent, mais je le fais parce que c'est un devoir que de défendre la santé publique 1.


Depuis que la médecine moderne a fait preuve d'une certaine notoriété et sans que le nombre de médecins et de pharmaciens de formation moderne ait sensiblement augmenté durant les années 1920 et 1930, la pharmacopée et les pratiques traditionnelles en matière de santé ont été remises en cause. L'Administration a procédé à plusieurs réformes limitant la fabrication et la vente des produits médicaux traditionnels sans arriver à les faire appliquer. L'origine de ces réglementations des toxiques remonte à 1919, date à laquelle a été stipulé le décret du 16 juillet sur l'importation, le commerce, la détention et l'emploi des substances vénéneuses en Indochine. Ce texte n'était rien d'autre que la copie-conforme des dispositions du décret du 14 septembre 1916 portant règlement d'administration publique dans la métropole 1. Après avoir subies diverses modifications au fil des années, ces réglementations ont été purement et simplement abrogées le 26 mars 1935. C'est dans ce contexte que la commission de la médecine sino-annamite a confié, au terme du procès verbal de la réunion du 26 avril 1938, une mission à une sous-commission d'étudier la réglementation des toxiques, des textes légaux existants ou à proposer pour parer aux abus actuels 2. Cette sous-commission déplore la non application des textes législatifs en ces termes:

En fait qu'en est-il advenu? (...) On se trouve dans cette situation irrégulière que sans être expressément autorisés par un texte réglementaire analogue à celui qui régit la pharmacie française, les marchands de médicaments ou les médecins sino-annamites emploient des toxiques et livrent à leur clientèle des produits toxiques, en violation de la législation sur cette matière 3.


Au terme de cette étude, la sous-commission préconise qu'"il convient logiquement d'ordonner l'interdiction de l'emploi et de la vente des produits toxiques généralement quelconques en matière de pharmacopée indigène 4 ". Cependant la décision finale appartient à la "commission de la pharmacopée indochinoise". Cette volonté de réglementer les pratiques relatives à la pharmacopée traditionnelle a ainsi donné lieu à une polémique opposant les anciens aux modernes sur le terrain de la santé. La presse indochinoise en langue française, surtout, n'a pas laissé échapper cette question touchant à un point sensible de la tradition. Le journal Blanc et Jaune, sous la plume de J. Scientia, s'élève pour prendre position en faveur de la médecine traditionnelle en apportant des arguments irréfutables sans pour autant condamner la médecine moderne:


Tous les ans la même campagne revient sur l'eau: il faut réglementer sinon interdire la pharmacopée sino-annamite. Pourquoi?

Parce qu'elle est capable des pires méfaits.

Pensez donc elle est composée d'arsenic, de mercure, de strychnine, et autres poisons violents.

La conclusion coule de source sous prétexte de contrôle la supprimer.

Mais les grands défenseurs de la santé publique ne nous disent pas par quoi le pauvre annamite remplacera ces médicaments qui, s'ils ne soulagent pas toujours, n'ont par contre jamais tué personne.

Car il faut bien le dire le jour où les pharmaciens aux titres "longs comme ça" cesseront de vendre selon un tarif exorbitant, la pharmacopée indigène disparaîtra.

Pareillement pour les dentistes: quand l'extraction d'une dent ne coûtera plus que 10 piastres, eh bien, les arracheurs de molaires n'auront plus de clients. (...)

On a l'air de croire, -c'est là le grand argument que les thây thuôc indigènes se servent de l'arsenic, du mercure, de la strychnine au petit bonheur.

Mais rien n'est plus faux: le mercure, l'arsenic, la strychnine sont connus depuis fort longtemps. Il suffit de prendre l'histoire de Chine pour voir que Huê dà employait le mercure et l'arsenic pour soigner la syphilis. (...)

Il n'y a pas que des ânes chez les médicastres. S'ils sont en retard sur la thérapeutique moderne du moins restent-ils indispensables à la population pauvre.

Au lieu de les combattre on ferait mieux d'émettre des produits bon marché ou encore de collaborer pour créer une pharmacopée modernisée par un mélange harmonieux des produits chimiques avec les végétaux locaux. (...)

Hippocrate avait raison de dire que celui-là seul est médecin qui sait guérir, or la population annamite affirme que la pharmacopée sdino-annamite la guérit. Que veut-on de plus? 1

Dans la même période, La tribune indochinoise, sous le titre de "Plaidoirie en faveur de la médecine sino-annamite", apporte un autre éclairage sur le débat:

Un point interrogatif se pose de prime abord: par qui est réclamée cette réglementation, parfois si draconienne qu'elle constituerait l'assassinat pur et simple de son objet?

Réponse: par divers organismes et syndicats de médecins et de pharmaciens de l'école moderne, c'est-à-dire occidentale. (...)

Pour l'immense majorité du public impartial, il est naturel que nos docteurs et pharmaciens diplômés des facultés françaises souhaitent la disparition de rivaux gênants et tendent leurs efforts conjugués pour y parvenir. Mauvais calcul, ajouterions-nous.

De la disparition des guérisseurs qu'en langage courant on appelle charlatan ne s'ensuivrait pas forcément l'accroissement numérique des partisans de la méthode pasteurienne. (...)

Maints obstacles s'opposent encore, et pour longtemps, à la propagation intensive de la thérapeutique européenne dans la masse de nos compatriotes, surtout ceux des campagnes et des couches sociales modernes.

Eussent-ils une confiance aveugle dans les disciples de Claude Bernard et de Marcelin Berthelot, nos humbles secrétaires à 40 ou 60 $ par mois se refusent à payer 3 ou 5$ une simple consultation.

De même, les broussards ne s'imposeront jamais un déplacement d'une cinquantaine de kilomètres, aller et retour, pour le plaisir de se faire soigner par des compétences qu'on ne trouve guère, à l'heure qu'il est, que dans les chefs-lieux de province, sinon dans les capitales de Saigon ou de Hà nôi 1.


La commission de la pharmacopée indochinoise devait trancher cette question qui n'a que trop durer. Cependant, une autre étude dont on ignore l'origine lui a été soumise à la même période. Ce texte allait à l'encontre des travaux de la sous-commission chargée de faire des propositions à ce débat. Le dernier texte prenait effectivement en compte des données objectives et suggérait des mesures nettement plus constructives:

Dans l'étude de tous les problèmes se rapportant à la pharmacopée sino-annamite, un certain nombre de principes ne doivent pas être perdus de vue:

1. La très grande majorité de la population a recours actuellement aux méthodes de la thérapeutique traditionnelle et même dans la population annamite évoluée. (...)

3. Le recours aux méthodes de traitement et aux produits de la pharmacie occidentale est actuellement hors de la portée des Indochinois moyens. Le prix prohibitif des consultations et actes médicaux, le prix élevé des médicaments occidentaux et leur conditionnement non approprié aux goûts et aux possibilités de la population constituent un obstacle insurmontable actuellement à la généralisation et à la protection officielle de la pharmacie occidentale.

4. L'utilisation par la plus grande masse de la population de la pharmacopée traditionnelle répond donc à un besoin devant lequel il faut s'incliner. (...)

Schématiquement, la question se présente de la façon suivante:

Les pharmaciens européens ou de formation européenne demandent à être protégés par application du décret du 16 juillet 1919. (...)

D'un autre côté se placent les représentants de la pharmacopée sino-indochinoise dont les intérêts ne sauraient être négligés 1 ".

Les auteurs de ce texte préconisent donc:

- l'incorporation de certains produits et de certaines plantes dans la pharmacopée occidentale;

- le développement de la culture et de la production des plantes médicinales sous forme industrielle pour en faire une nouvelle ressource de l'Indochine qui importait alors 80% de ses besoins à la Chine;

- l'étude systématique de la pharmacopée sino-vietnaienne avec l'objectivité scientifique nécessaire, afin que les étudiants en médecine ou en pharmacie puissent profiter des possibilités ou des dangers de cette pharmacopée;

- la traduction des livres de médecine chinoise, le rassemblement des travaux existants sur ce sujet en une bibliothèque centrale qui sera mise à la disposition des chercheurs, bref, la constitution, dans langage de nos jours, d'une véritable banque de données; etc.

C'était donc un vaste programme. Nous ignorons cependant si la commission compétente a approuvé ces idées ou non car aucun autre texte officiel nous est parvenu. De toute manière, le climat d'Avant-Guerre n'aurait pas permis la mise en oeuvre de ce projet dans de bonnes conditions. Ce qui nous semble plus important ici est de connaître la place qu'occupait chacune des deux médecines et leur impact sur la société vietnamienne. En d'autres termes l'introduction de la médecine moderne a-t-elle suscité des réactions de la part des Vietnamiens et lesquelles?

Sans pouvoir approfondir les aspects particuliers de cette confrontation entre la modernité et la tradition, nous sommes en mesure de formuler quelques remarques, à partir de cette esquisse de la place qu'occupaient respectivement la médecine moderne et la médecine traditionnelle pendant la colonisation.

En premier, nous constatons que la mise sur pied de la santé publique n'était pas une affaire urgente par apport aux autres tâches; par exemple, les colonisateurs ont pensé à réorganiser le système d'enseignement avant de s'attaquer à ce problème. Si l'enseignement traditionnel a été purement et simplement supprimé et remplacé par l'enseignement franco-indigène, bien que les tentatives n'aient pas manqué, les pratiques de la médecine traditionnelle n'ont pas subi ce triste sort. Tandis que l'enseignement était conçu comme un instrument "civilisateur" qui devait en principe s'adresser à toutes les couches sociales, la santé publique s'occupait avant tout du bien être du contingent colonial présent dans des grands centres urbains. Peut-on parler d'oeuvre humanitaire de la colonisation, le fait que les Vietnamiens ont pu profiter des vaccinations contre les épidémies? Il est difficile de défendre cette idée car, d'une part, la colonisation n'a pas pour but de veiller au bonheur et au bien être des colonisés, et d'autre part, les épidémies ne connaissent pas les frontières raciales; cependant, il convient de distinguer les intentions des faits.

En deuxième lieu, contrairement à l'enseignement, l'introduction de la médecine moderne n'a pas provoqué des remises en cause profonde des pratiques ancestrales, ni créé une rupture avec la tradition. Ceci s'explique par le fait que ce dernier obéissait à la volonté politique tandis que la santé publique échappait plus ou moins à cette situation, du moins jusqu'aux années 1930. C'est sans doute pourquoi les Vietnamiens ne manifestaient pas d'hostilité particulière à l'égard de la médecine moderne qui ne faisait que prendre la relève dans les cas où leurs recettes traditionnelles se trouvaient dans l'impasse. Par ailleurs, comme la santé ne constituait pas politiquement un axe prioritaire, sa diffusion ne pouvait que se limiter dans les zones où elle était implantée, car les résultats dépendent toujours des moyens mis en oeuvre. On pourrait dire que c'est l'absence de volonté politique qui a permis à la médecine traditionnelle de survivre, autrement il aurait fallu plus de moyens et l'instauration des mesures répressives pour pouvoir la remplacer par la médecine moderne. Dans ce cas la répression aurait provoqué des réactions de rejet et sans doute des remises en cause profonde avant d'aboutir à une rupture. Des trois agents de modernisation, l'enseignement, les sciences et les techniques, et la médecine, cette dernière était sans doute la mieux accueillie par les Vietnamiens, parce qu'elle répondait aux besoins réels de la population et parce qu'elle n'était pas accompagnée d'actes politiques répressifs.

Les années 1920 et surtout la décennie d'après marquaient la modernisation de la société vietnamienne, du moins dans les centres urbains, mais aussi l'émergence de la nouvelle génération formée à l'école occidentale, l'émergence des milieux culturels et des forces politiques qui allaient reposer la question fondamentale de la dépendance, chercher des solutions à cette issue.


CHAPITRE 3



LES FORCES ET LES MILIEUX

PORTEURS DE MODERNITE




A quelle date remonte le premier débat sur la modernité de la société vietnamienne et à l'initiative de quelle force ou de quel milieu? La modernité a-t-elle été prise en compte dans les discours politiques des révolutionnaires qui s'attribuaient le rôle d'émancipateur et les tâches de libération nationale? Quels étaient les forces et les milieux porteurs de modernité ?

Nous avons vu que sous le règne de Tu Duc (1847-1883), l'étude de la médecine a été introduite dans l'enseignement comme une filière à part. Les tensions politiques et le climat de guerre qui traversaient ce règne n'ont, sans doute, pas permis à ce projet de se concrétiser: on était en pleine conquête coloniale qui s'accélérait avec la disparition de Tu Duc. Sous ce règne est apparu un dignitaire qu'on peut qualifier de hors du commun, en la personne de Nguyên Truong Tô (1828-1871). Comme il était de confession catholique, l'accès au concours mandarinal lui a été interdit. Sa fréquentation du milieu ecclésiastique lui a permis d'apprendre la langue française avec l'évêque Gauthier, son protecteur. En 1960 celui-ci l'a ramené à Paris où il a séjourné pendant deux ans en se consacrant aux études. De retour au pays, il a rédigé ses voeux adressés à la Cour. Après un deuxième séjour en France, Nguyên Truong Tô est revenu avec trois professeurs, un technicien, du matériel pédagogique et des instruments d'expérimentation scientifique afin de permettre à la Cour de créer une école technique 1. Ses voeux consistaient à faire du Vietnam un pays modernisé sur le plan matériel: renouvellement de l'arsenal, réformes des impôts, résolution de la question alimentaire, etc. Sur le plan politique, il suggéra à la Cour d'exploiter le différend anglo-français afin de forcer les Français à partir. Indécis devant cette situation difficile, le roi Tu Duc sonda alors l'opinion en posant comme sujet de réflexion aux candidats au concours impérial: "Que pensez-vous de l'ouverture du pays vers le monde occidental? 2" La réponse de la Cour fut quasi unanime contre l'ouverture. L'opinion de Phan Thanh Gian, le mandarin conservateur de la Cour qui a voyagé en France fut l'illustration de cette prise de position: "Là-bas (en France), c'est la civilisation mais malgré tout ils (les Français) sont restés sauvages car ils n'ont pas de fondements culturels comme nous (allusion au confucianisme) 3. Les idées de Nguyên Truong Tô lui ont coûté la vie, car peu de temps après, en 1871, il a été empoisonné au cours d'un repas non à la Cour mais chez ses "amis" et l'idée de la modernisation, elle aussi, a été enterrée avec lui. Ainsi la Cour a raté son rendez-vous avec le monde moderne par méconnaissance et par conservatisme.

LES FORCES

Le danger mortel

pour l'intellectuel révolutionnaire est de vouloir pousser tout le monde.

TA THU THAU

Il convient, dans un premier temps, avant de chercher à répondre à ces questions, d'identifier les forces politiques en tant que telles et de les situer dans le temps afin d'en dégager l'évolution, si évolution il y a. Être révolutionnaire au Vietnam au temps de la colonisation et être révolutionnaire tout court, cela recouvre-il les mêmes analyses, les mêmes démarches? Ces deux attitudes débouchent-elles nécessairement sur la même voie à prendre?

Un retour dans le passé permet de constater que parmi les dignitaires de la Cour de Huê, il y en avait qui étaient résolument opposés, à son début, à la présence française avalisée par des traités de protectorat. Cette hostilité s'est traduite par une résistance armée conduite successivement par Nguyên Tri Phuong et Tôn Thât Thuyêt, pour ne citer que les plus connus. Cette tradition de lutte contre les envahisseurs étrangers a été reprise par les lettrés de la fin du XIXe siècle. Mais leur échec face à l'entreprise de la colonisation marquait la fin de la première époque de résistance, et par là même, le début de la fin de l'autorité des lettrés dans la société vietnamienne qui les avait toujours considérés comme les guides de la nation. Durant cette période, être révolutionnaire équivalait à être contre le colonialisme français, autrement dit, il s'agit uniquement de sauver la souveraineté nationale et la monarchie. Par ailleurs, les masses populaires n'étaient pas impliquées dans cette épreuve de force qui opposait les lettrés patriotes aux occupants étrangers; ce qui explique en partie l'échec des premiers. Sur un autre plan, être révolutionnaire pour un Vietnamien ne signifiait pas nécessairement remettre en cause les fondements de la société, car le champ politique occupait l'avant-scène de la question du jour. Cependant, de ces échecs cuisants une certaine frange de lettrés ont su tirer des leçons qui devaient s'imposer, ce qui viendrait nuancer l'attitude révolutionnaire prise par les générations à venir. L'école du Dông kinh nghia thuc apporte, à cet égard, une illustration sans précédent. Les fondateurs de cette "école" ont fini par comprendre que dans le contexte du monde moderne, lutter sur le plan politique ne suffisait plus, et qu'il fallait aussi mener des combats sur d'autres terrains, parmi lesquels les problèmes de société devaient être inscrits à l'ordre du jour. Poser le problème de la révolution en termes de transformations sociales reviendrait à remettre en question les fondements de la société. Bref, la tradition a été mise à l'index par cette génération de lettrés, formés pourtant à l'ancienne école. La brève existence de Dông kinh nghia thuc ne permet de mesurer ni la portée de ses idées ni les limites des changements préconisés. Cependant cette manière de poser le problème ouvre de nouvelles perspectives, jette de nouvelles bases à une réflexion qui ne demande qu'à être approfondie. Celle-ci n'a été reprise que deux voire trois décennies plus tard. Entre temps, l'idée de la colonisation a fait son chemin, et le problème ne se limite plus à celui qui oppose les antagonistes entre eux, mais se complique avec les nouvelles données de la scène internationale. La France ruinée par la Première Guerre en sort affaiblie, la victoire des Bolcheviks donne de l'espoir aux mouvements ouvriers qui vont se consolider dans les années et décennies à venir, les effets de la crise de 1929 qui bouleversent l'Indochine révèlent les failles du capitalisme. La vision marxiste devient alors pour les pays colonisés une clef pour sortir de l'impasse. La jeune génération, formée à l'école occidentale, et pour certains en Occident même, essaie ainsi de s'intégrer dans le nouveau contexte de lutte opposant cette fois le prolétariat au capitalisme afin de porter le problème de la colonisation sur la scène internationale. Être révolutionnaire pour un Vietnamien signifie alors être contre l'impérialisme. Ceci ne constitue pas seulement un état d'esprit mais doit se traduire également en actes concrets qui prennent en compte à la fois une analyse et des moyens modernes à la hauteur des difficultés. Le communisme, à cet égard, apparaît alors comme une solution de rechange. Il permettrait de prendre en considération ces prérogatives tout en évitant de tomber dans la voie tracée par le capitalisme. Pour beaucoup, être révolutionnaire signifie alors devenir communiste. La clandestinité des mouvements révolutionnaires de l'époque a donné naissance à un langage codé. Souvent, quand deux jeunes Vietnamiens gagnés à la cause nationale se rencontraient, ils s'interrogeaient mutuellement pour situer l'interlocuteur en lui demandant: "Tu es en quelle classe? Au Cours moyen ou au Cours supérieur ?" En fait les initiales du Cours moyen (C.M.) désignaient le terme cach mang (révolutionnaire), et celles du Cours supérieur (C.S.) font allusion à công san (communiste). Dans cette hiérarchie, être communiste (C.S.) est considéré comme supérieur à être révolutionnaire (C.M.), puisque le Cours supérieur (C.S.) est plus élevé que le Cours moyen (C.M.) 1. Il s'agissait bien entendu de la version communiste de l'époque.

L'interconnexion du mouvement communiste naissant au Vietnam avec le mouvement communiste international par l'intermédiaire de la jeune génération gagnée aux idées de Marx et d'Engels, et ayant séjourné en Occident et en France particulièrement, donne un nouveau souffle au mouvement de libération nationale. Un aperçu sur la presse anti-coloniale des années 1920, et surtout celle des années 1930, apporte un éclairage sur le climat et sur les questions qui dominaient les débats de cette époque. Pour ne prendre que le journal La Lutte comme exemple, en se référant aux travaux de Daniel Hémery 1, on s'aperçoit que les thèmes les plus fréquemment abordés demeuraient la politique internationale suivie de près par la question sociale en termes nouveaux, par exemple, la condition ouvrière, les grèves, le syndicat, etc. 2. La question nationale est liée aux revendications pour la libre expression et pour les libertés démocratiques. Ainsi le combat de libération nationale se double d'un autre combat axé sur l'idée de démocratie et plaçant la Colonie sur le même plan que la Métropole. Cependant, ce combat pour la démocratisation ne peut s'improviser car cela suppose l'apprentissage d'une nouvelle forme de lutte. Dans un premier temps, pour la concrétiser, il faut propager ces nouvelles idées auprès des autres couches sociales, puis dans un deuxième temps s'organiser en mouvement social, le faire reconnaître en tant que force légale, et contraindre le pouvoir colonial à négocier à défaut de pouvoir le renverser. Dans son numéro 8 du 1er janvier 1937, le journal Quân chung (Les masses) qui se posait comme "organe de diffusion du communisme" (co quan truyên ba chu nghia công san), adresse une lettre ouverte aux camarades de l'Indochine en ces termes:


"Notre devoir fondamental consiste à créer un parti révolutionnaire de classe au service du prolétariat en Indochine, ainsi actuellement tous nos efforts sont concentrés sur cette tâche. La réalité en Indochine et les documents en notre possession permettent de constater qu'il n'existe pas à l'heure actuelle un parti communiste clandestin qui serait à l'avant-garde du prolétariat sur le champ de la lutte. S'il en existe un, les idéaux ne sont pas encore fondés, l'organisation laisse à désirer. (...) Ainsi le prolétariat n'a pas encore en main l'arme nécessaire dans le combat décisif contre l'impérialisme et le capitalisme. (...) Nous pensons que le devoir fondamental pour les camarades en Indochine est de lutter pour créer le parti et les organisations de masse pour le soutenir, d'une façon clandestine ou non selon les conditions réelles et les forces révolutionnaires existantes". (...)

Ces tâches devaient absorber une part trop importante des énergies des jeunes révolutionnaires pour qu'ils eussent le temps de se pencher sur d'autres thèmes, non moins importants d'ailleurs, mais qui se sont vus déclassés, compte tenu du contexte de l'époque.

Est-ce que ce schéma s'appliquait au Nord qui ne pouvait bénéficier d'une certaine liberté d'expression comme ce fut le cas du Sud ? D'une manière générale les révolutionnaires du Nord n'avaient pas d'autre choix que celui de se livrer à la clandestinité. La répression sans réserve qui a frappé en 1930 l'insurrection du parti nationaliste Viêt Nam Quôc Dân Dang (VNQDD) et les soviets du Nghê Tinh, explique la voie choisie par les mouvements politiques. Cependant, l'apprentissage d'une nouvelle forme de combat se poursuivait sur les lieux de travail. Du 1er mai 1929 au 1er mai 1930, l'Administration a signalé des dizaines de journées de grève dans le Nord dont 5 en juin 1929 1. Ces grèves sont concentrées surtout dans les zones d'exploitation des entreprises de transformation: à Hai phong, la Verrerie d'Extrême-Orient, la Société cotonnière, la Société franco-asiatique des pétroles, la Cimenterie; à Nam dinh, la Société cotonnière, l'usine électrique, etc. Quoi qu'il en fût, ces actions traduisaient plutôt le mécontentement par rapport à la condition ouvrière qu'une véritable volonté de changement social qui n'exclurait pas les fondements de la société vietnamienne elle-même. A cet égard, le communisme apparaît comme une solution qui permettrait de rompre à la fois avec la colonialisme et avec l'ancienne conception de l'Etat et de la société. Pour les raisons évoquées liées au contexte, les communistes considéraient que la révolution culturelle ne pouvait se réaliser qu'une fois que la révolution politique serait terminée. Il ne nous appartient pas de déprécier une voie par rapport à une autre, néanmoins on s'aperçoit que quarante ans après la révolution politique, la révolution culturelle reste à faire au Vietnam. Ceci s'explique en partie par le fait que les révolutionnaires vietnamiens (communistes ou autres) sont avant tout des patriotes voire des nationalistes. Or, le contexte le plus favorable pour qu'un individu se situe dans son pays comme patriote ou révolutionnaire, c'est quand il se trouve face à l'étranger, et lorsque l'étranger n'y est plus, l'idée de la révolution s'estompe d'elle-même. Par conséquent la révolution vue sous cet angle est orientée uniquement vers l'extérieur (le pays étranger) et non vers l'intérieur (son propre pays). Cependant, on constate que le fait d'être révolutionnaire revient de fait à rompre avec la tradition. Car dans le contexte du Vietnam de cette époque, quand on est révolutionnaire, on doit quitter sa famille, son village, c'est à dire tout son environnement culturel dans lequel on était baigné en renvoyant la piété filiale, chère au confucianisme, aux oubliettes. Par ailleurs, quand on sait que seules les circonstances exceptionnelles et dramatiques (guerre, famine, misère...) peuvent décider un vietnamien à quitter son village, s'engager dans la voie révolutionnaire relève alors du défi à sa propre tradition. A cet égard, la cas du jeune Phan Bôi Châu est riche d'enseignements. Ce patriote du début du siècle raconte dans ses mémoires que les liens familiaux l'ont empêché de s'engager dans le mouvement Cân Vuong (Restauration de la monarchie) contre le colonialisme. La place qu'occupait son père dans la famille était déterminante, car si le jeune Châu s'engageait dans la clandestinité il manquerait au devoir envers son père 1. En ce sens que les révolutionnaires ont rompu avec leur culture d'origine sans que le problème se pose explicitement. Ceci explique, sans doute, pourquoi la modernité en tant que telle est absente dans les discours politiques des révolutionnaires vietnamiens, et dans les programmes de développement socialiste qui, en théorie, aurait permis d'atteindre l'abondance des biens matériels et le bien-être sans passer par le stade de développement capitaliste. On connaît le résultat. Mais par ailleurs les révolutionnaires communistes vietnamiens représentaient bien une force porteuse de modernité sur le plan politique.

Privé de liberté d'expression, le Nord ne pouvait mener la lutte sur le terrain de la légalité. Pour exister, les formations politiques devaient soit choisir la clandestinité, soit abandonner le champ politique au profit d'un autre à caractère non subversif. Ainsi les réformateurs ou progressistes n'arrivaient pas émerger comme une force politique comparable au parti constitutionnaliste dans le Sud qui regroupait la petite bourgeoisie naissante. Pour les Vietnamiens de cette époque, les trois capitales du pays ont chacune une fonction particulière: Saigon, la capitale économique, Huê, la capitale royale et Hà nôi, la capitale culturelle.


II. LES MILIEUX


La rencontre avec l'Occident est la plus grande transformation dans l'histoire du Vietnam... Le pétrole, les allumettes, le tissu, les aiguilles, les clous viennent tous de l'Occident. Ce sont justement ces nouveaux objets qui conduisent aux nouvelles idées.


Hoai Thanh - Hoai Chân

Si les procédés techniques d'imprimerie sont connus depuis fort longtemps au Vietnam, la presse n'y a fait son apparition qu'avec la colonisation. La première imprimerie fut installée à Saigon en 1862 et à Hanoi en 1883. Le premier journal colonial (Le bulletin officiel de l'expédition de la Cochinchine) apparut en 1862 au temps de l'Amiral Bonard, et le premier journal en quôc ngu, Gia dinh bao (Le journal de Gia dinh) en 1865; le Vietnam, dans ce domaine, était en retard de deux siècles sur l'Occident.

En retard sur le plan technique et sur le plan de la diffusion des connaissances et des informations, la presse vietnamienne connaissait encore des restrictions sur le plan de la liberté. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse en métropole fut promulguée deux mois après en Cochinchine, avec cependant quelques restrictions. Le décret du 30 décembre 1898 sur le régime de la presse en Indochine fut promulgué le 30 juin 1899, mais les milieux coloniaux l'ont jugé trop libéral et ont refusé de le faire appliquer en laissant le régime de la presse indochinoise dans un vide juridique qui ne profitait qu'au libre arbitre des gouvernants.

Avec l'émigration vietnamienne en France, la presse clandestine ou légale est devenue un outil indispensable au réveil intellectuel et à la prise de conscience du fait colonial. L'école du journalisme allait donc de pair avec la voie révolutionnaire ou avec tout mouvement progressiste.


LES JOURNALISTES


Il convient de signaler qu'il nous est difficile, dans le contexte colonial, d'identifier le journalisme comme milieu (porteur de modernité), de le distinguer clairement des forces politiques ou des autres milieux, car tout journaliste professionnel, surtout s'il avait séjourné en France, était ou avait été, à des degrés divers, un politicien. Par ailleurs le métier de journaliste a souvent débouché sur d'autres activités intellectuelles comme la littérature, la poésie, le théâtre, etc. Cet état de fait nous impose un choix arbitraire, néanmoins nous retenons quelques critères pour compenser la difficile inséparabilité des forces et les milieux qui se servaient du même outil d'information. Les années 1930 apparaissent naturellement comme le premier critère, car durant cette décennie la presse vietnamienne a connu une floraison sans précédent 1, ce qui signifie, par ailleurs, que les journalistes sont devenus un véritable milieu. Le deuxième critère découle du premier, à savoir le professionnalisme des rédacteurs qui n'avaient pas une appartenance politique "officielle" ou reconnue comme telle. En d'autres termes, leur journal ne constituait pas l'organe de lutte d'un parti quelconque. Enfin, le troisième critère tient compte du caractère progressiste et des idées novatrices des journalistes qui mettaient en cause les fondements culturels traditionnels en apportant des solutions de rechange.

Avec cette restriction méthodologique, les rédacteurs des principaux journaux :

- Phong hoa (La tradition en mutations);

- Ngày nay (Actuel);

- Phu nu thoi dàm (Chronique de la femme);

et leurs audiences, apparaissent incontestablement comme un milieu qui préconise des changements socio-culturels. Il existait bien naturellement d'autres journaux ayant plus ou moins ces mêmes tendances, mais pour des raisons pratiques ils ne peuvent pas être pris comme références: soit il est difficile d'identifier le comité de rédaction de chaque journal (le pseudonyme était à la mode et cela permettait aux auteurs de garder l'anonymat), soit la durée de vie des journaux était trop courte pour être prise en compte, ou bien encore, certains étaient édités dans le Sud (leur écho parvenait au Nord mais restait cantonné dans un cercle restreint). Citons tout de même Dàn bà moi (La femme moderne), hebdomadaire dirigé par la rédactrice Thuy An, qui a paru du 1er décembre 1934 au 28 décembre 1936 à Saigon. Ce journal, de tendance réformiste à caractère féministe, abordait des problèmes de fond sur la place de la femme dans la famille et dans la société et faisait souvent référence à Phong hoa et Ngày nay. Par ailleurs, l'hebdomadaire est enrichi de dessins humoristiques et d'articles consacrés au cinéma (résumé des films qui passent sur les écrans). Sur le plan littéraire, Dàn bà moi encourage les jeunes talents en publiant des nouvelles ou des feuilletons à caractère social, des pièce de théâtre: le plus souvent il s'agit de comédies qui reflètent le conflit des générations ou le conflit culturel. Son tirage ne dépasse guère les deux mille exemplaires.

On peut se poser au préalable la question : "Pourquoi ces journaux ont-ils choisi le terrain social et culturel comme expression de leur émancipation?" Au-delà de la situation coloniale qui restreignait les activités politiques ouvertes, ce sont les transformations profondes d'une partie de la société vietnamienne qui, au contact avec la nouvelle culture matérielle et les idées modernes venant de l'Occident, ont donné matière à réflexion à cette génération de journalistes. Sur cette question les observateurs, aussi bien Français que Vietnamiens, étaient unanimes pour dire qu'il y avait quelque chose de changé depuis les années 1920 et que ce changement se poursuivait d'une façon plus démonstrative dans les années 1930. La notice Hà dông de 1933 décrit ce climat général en ces termes:

Ils (les Vietnamiens) prennent conscience d'eux-mêmes, et s'insurgent contre la discipline que leur impose leur organisation sociale. Les vieilles coutumes leur paraissent d'un autre âge, l'autorité du père est trop lourde, les traditions leur semblent désuètes. C'est ainsi que peu à peu un esprit nouveau se crée 1.

Le rapport de Bélisaire en 1936 souligne le même constat:

L'antique règle mandarinale est renversée: tout ce qui n'est pas interdit par la loi, ou par un règlement légalement fait, est licite. (...) L'homme et la femme se sont sentis comme délivrés d'un habit trop étroit. (...) En effet, les trois grands liens sociaux de l'Annam se relâchent: le sujet n'est plus la chose de l'Etat, les enfants s'émancipent de la lourde autorité du père, la femme jadis privée de biens propres et de toute part de succession se voit reconnaître ses droits. Elle prend au foyer une place de plus en plus grande et déjà s'esquisse un mouvement en faveur de la prohibition de la polygamie 2.


En 1934, la revue Nam phong, sous la plume de Nguyên Van Hiêu, écrit:

Sur le plan moral, il nous faut reconnaître que c'est à cause de la rencontre de deux cultures, l'une orientale et l'autre occidentale, dans ce pays que nous avons connu une période de crise... A l'égard de nombreux problèmes, beaucoup ont des opinions qui vont à l'encontre de celles de leurs anciens. Tout d'abord on constate que la majorité des jeunes ont une tendance à suivre l'individualisme 3.

Dans l'ouvrage consacré aux poètes modernes, les deux auteurs Hoai Thanh et Hoai Chân décrivent l'influence et la pénétration de la culture occidentale chez la jeune génération ainsi:

L'Occident a profondément pénétré notre âme. Nous ne sommes plus capables de nous réjouir des jouissances d'antan, nous ne nous attristons plus pour les mêmes raisons.(...) Nous préférons le bleu au rouge qu'aimaient nos vieux, pour qui regarder une jolie fille, c'est déjà commettre une faute grave, alors que pour nous, cela est rafraîchissant comme quand on se trouve devant une rizière verdoyante 1.


Effectivement, la période 1925-1935, approximativement, est considérée par les Vietnamiens de l'époque comme une période transitoire. Dans la presse, le terme buôi giao thoi (période de transition) apparaît souvent pour la désigner. D'après David Marr, deux raisons expliquent cette révolution culturelle:

- la déstabilisation de la société à partir de 1914. Les principaux facteurs de ce changement décisif sont: le renforcement de l'appareil mandarinal par le pouvoir colonial qui représente une efficacité sans précédent, la prolétarisation qui affecte la paysannerie, et la pénétration de l'économie monétaire dans tout le pays.

- le renouvellement de l'élite intellectuelle. La vieille génération des lettrés a transmis à la nouvelle intelligentsia la prise de conscience de la crise. Cependant les intellectuels de formation moderne sont prisonniers de la culture occidentale, ils sont suspendus entre deux univers (le passé traditionnel et le présent moderne) et cherchent une troisième voie 2.

Dans un climat de flottement et de désarroi semblable, il est difficile de ne pas parler de ces problèmes de société, surtout si on devient un journaliste ayant pour conviction qu'il faut diffuser les idées porteuses de changements. C'est dans ce contexte que sont apparus les journaux comme Phu nu thoi dàm, Phong hoa, Ngày nay et Dàn bà moi.

Phong hoa puis Ngày nay ont été sans doute les journaux qui ont contribué le plus au débat touchant au fondement des structures culturelles vietnamiennes dans la période de transition. Sur le plan de la forme, ils ont rompu avec le caractère austère de la revue Nam phong 1 qui employait un vocabulaire littéraire à dominante sino-vietnamienne, et faisait des allusions historico-confucéennes, en créant un style journalistique clair, simple, humoristique et sans vernis littéraire académique, afin de pouvoir toucher le maximum de public. Leur but s'affichait clairement: la modernisation de la vie culturelle et matérielle de la société vietnamienne tout entière. Ces lourdes tâches constituaient le moteur d'impulsions pour une équipe acharnée qui analysait des situations jugées aberrantes auxquelles il fallait des solutions de rechange.

Le plus dynamique de cette équipe était sans conteste Nguyên Tuong Tam, sous les pseudonymes de Nhât Linh, et Dông Son pour les illustrations humoristiques. Troisième d'une famille de sept enfants, il a commencé ses études au collège du protectorat, plus connu des Vietnamiens sous l'appellation "Truong Buoi" (Ecole de "Pamplemousse", du nom du village où elle était implantée en bordure du lac Hô tây -le Grand Lac-). Ses études secondaires terminées, il s'est inscrit à l'Ecole des Beaux-Arts de Hà nôi. Il a dû, par la suite, pour subvenir aux besoins de sa famille, entrer dans la vie active, dans un premier temps comme fonctionnaire à la Direction des finances. Grâce à sa femme qui a su mener à bien des affaires dans le petit commerce, il a pu partir en France en 1930. Après deux ans d'études à la Faculté des Sciences à Toulouse, il en sortait avec la licence en sciences physiques. D'après les mémoires de son frère cadet, Nguyên Tuong Bach, le seul survivant de la famille et actuellement résidant en Chine, ce qu'il a le mieux assimilé en France ce n'était pas les sciences mais plutôt les idées démocratiques, l'organisation sociale sous la IIIe République 1. Nourri des idées progressistes, il fonda, à son retour au Vietnam, le journal Phong hoa avec la collaboration de Khai Hung (pseudonyme de Trân Khanh Giu), de ses frères: Nguyên Tuong Long( alias, Tu Ly et Hoàng Dao), et Nguyên Tuong Lân (alias Thach Lam, et Viêt Sinh pour les reportages), le seul de cette équipe qui n'a pas participé aux actions politiques clandestines; et de deux dessinateurs Nguyên Gia Tri et Nguyên Cat Tuong, alias Lemur; ce dernier avait été membre du comité de rédaction du journal Viêt Nam Hôn (L'âme du Viet Nam), publié à Paris sous différents titres dans la période 1925-1927, et animé par deux figures du patriotisme, Nguyên Thê Truyên et Nguyên Van Luân. Parallèlement au travail journalistique, Nguyên Tuong Tam enseignait à l'école privée Thang long dont le directeur, Pham Huu Ninh, était aussi le gérant du journal Phong hoa. Cette école canalisait de fait toute une jeune génération d'intellectuels de tendances politiques diverses en son sein: Dang Thai Mai, Hoàng Minh Giam, Tôn Thât Binh, Vo Nguyên Giap, pour ne citer que les plus connus. En octobre 1934, le directeur de l'école présenta à la Résidence supérieure du Tonkin la candidature du futur vainqueur de Diên Biên Phu comme professeur. Quatre mois plus tard, le chef de service de l'enseignement au Tonkin signa l'autorisation, sous couvert de la Résidence et contre l'avis de la Sécurité qui avait émis la mention "défavorable" après avoir fait une enquête sur "la conduite et la moralité" de ce candidat, comme elle le faisait pour tous les autres 1.

Parmi les membres de cette équipe, Khai Hung reste un personnage des plus discrets. On ignore tout sur son enfance à part qu'il était originaire d'une famille aisée dont le père était le mandarin de district dans la province de Thai binh. Avant de se lancer dans le journalisme il avait commencé dans la vie active comme grossiste de pétrole à Ninh giang. Sans sa pipe on aurait eu du mal à le reconnaître comme journaliste et romancier de talent de cette époque 2. Il habitait avec sa femme au siège même du journal. N'ayant pas d'enfant, le couple finit par adopter le troisième fils de Nhât Linh. Son engagement politique resta secret jusqu'en 1945 où il rejoignit ce qui restait du VNQDD en Chine. On ignore de même dans quelles circonstances il a disparu par la suite dans le climat de guerre de libération nationale.

Hoàng Dao, le quatrième de la famille Nguyên Tuong, apparaît comme un intellectuel idéaliste qui manipulait la pensée aux dépens de la connaissance du terrain. Comme son frère aîné, il a travaillé comme fonctionnaire, au tribunal de Hà nôi après avoir fini ses études à l'Ecole de Droit. Déterminé dans son attitude qui passait d'abord par le combat sur le plan des idées, il déclinait le poste de chef de district pour se lancer dans le journalisme.

Nguyên Tuong Lân, plus connu sous son pseudonyme de Thach Lam, était le plus sensible de la famille. Contrairement à ses deux frères qui fréquentaient des milieux intellectuels, il liait amitié avec les autres couches sociales plus défavorisées. Romantique dans l'âme, il s'abandonnait facilement dans les lieux de plaisir comme les fumeries, les maisons de chanteuses, etc.

En dehors de la lecture, quelles ont été les distractions de cette génération d'intellectuels ? Exception faite du cas de Thach Lam, les autres menaient une vie calme et sans histoires. Ils se retrouvaient pour jouer à la belote et au jeu d'échecs (co tuong), ou autour d'une tasse de café pour discuter sur des poèmes puis les chanter (ngâm). Nhât Linh jouait aussi de la clarinette et son morceau favori était Rêverie de Schumann. Hoàng Dao aimait à aller se baigner à la plage Sâm son. Quand les conditions le permettaient, ils faisaient aussi des tournées touristiques en province lors des fêtes, pour observer les pratiques locales qui viendraient alimenter leurs réflexions et leurs écrits.

Ce cercle de journalistes s'agrandit petit à petit avec l'arrivée de jeunes poètes, écrivains, dramaturges qui se retrouvaient le plus souvent chez le poète Thê Lu, de son vrai nom Nguyên Thu Lê. Ils étaient tous plus ou moins marqués par le romantisme et admiraient en particulier Rimbaud et Verlaine. Ce réseau relationnel allait dominer la vie intellectuelle de l'époque par sa nouveauté et par ses prises de position à l'égard de la tradition culturelle. Ce qui explique sans doute pourquoi ce groupe n'avait pas de contact avec les autres milieux journalistiques tels que les rédacteurs de la revue Khoa hoc tap chi et leur audience, qui prônaient la conciliation du passé traditionnel avec les sciences occidentales. On peut dire que la ligne de partage a été dictée par l'attitude à l'égard de la tradition de chaque milieu.

Quelles étaient les idées et les propositions de cette génération de journalistes en rupture de ban avec son passé? Ils ont commencé par critiquer ce qui était considéré comme les valeurs de la vieille génération: de la piété filiale à la soumission de la femme, de la coiffure à la tenue vestimentaire, de la superstition au mode de vie paysan. En somme, la famille comme structure sociale a été violemment critiquée. Or toucher à la famille c'est toucher aux fondements mêmes de la culture traditionnelle, et particulièrement la culture confucéenne. Bref, aussi bien la culture matérielle que la culture idéelle ont été mises à l'index. Un thème central qui traversait toutes ces critiques résidait dans la mise en évidence de la notion d'individu. Certes, ces idées étaient exprimées à travers le journal dès sa parution, mais elles se sont consolidées avec le temps pour devenir une véritable pensée que formulait Hoàng Dao en 1936, deux ans après que les principaux rédacteurs apparurent sous la nouvelle dénomination de Tu Luc Van Doàn (Groupe littéraire autonome). Cette pensée, Hoàng Dao en faisait part ainsi en s'adressant à la jeunesse:



Chers amis jeunes,

La vieille vie, la vie décharnée des conservateurs, retenue comme les eaux mortes depuis des millénaires a été éliminée.... Le sort de "la voie du milieu" touche à sa fin, l'entreprise de cette voie a été un échec total... Ainsi il faut une nouvelle vie, un état d'esprit et une une conscience nouvelles. Ce sera votre vie, notre vie à nous. Dans cette nouvelle vie pleine de lumières et d'embûches qui nous attend, à tout instant nous devons penser très fort aux idées capitales, à l'essence de l'esprit moderne 1.

Ces idées sont exprimées sous forme de Voeux 2:

1er voeu : pour le "nouveau" sans aucune hésitation;

2e - " - : croire au progrès;

3e - " - : vivre selon un idéal;

4e - " " : participer aux tâches sociales;

5e - " - : se forger le caractère;

6e - " - : reconnaître le rôle de la femme dans la

société;

7e - " - : se forger un esprit scientifique;

8e - " - : oeuvrer sans se soucier de la récompense;

9e - " - : cultiver son corps;

10e - " - : avoir le sens de l'organisation.


Sur ces dix voeux, la moitié était soit inconnue soit négligée dans la société traditionnelle: les 1er, 6e, 7e, 9e et 10e voeux. A propos du 1er voeu,- on aurait dit que Rimbaud lui avait soufflé l'idée, car celui-ci avait bien dit au siècle dernier qu'"Il faut être absolument moderne"-, l'auteur écartait toute ambiguïté:

La culture ancienne ne se cantonne plus que dans de vieux bouquins adorés, et de moins en moins, par les partisans de "la voie du milieu" qui sont fort connus et encore puissants. Rien ne vaut préserver ce qui est positif de la culture chinoise pour servir de fonds à assimiler le bon côté de la culture française pour compléter celui-là. Mais ce ne sont là que des illusions. (...) Dans la pratique, "la voie du milieu" a été un échec total. Voulant faire le tri, ses partisans sont hésitants, timides et ne savent quoi prendre pour devise devant le choix: "préserver ou abandonner". Par exemple, ils voudraient bien accepter l'individualisme occidental car ils pensent, et avec justesse, que le progrès ne se réalisera que si l'individu peut développer ses potentiels. Mais de l'autre côté ils veulent conserver la structure familiale dont l'essentiel n'est que servitude. (...) Situation comparable à celle de l'âne de Buridan pressé par la soif et la faim et placé devant un seau d'eau et un picotin d'avoine, ou à celle d'un mari couché entre deux femmes et ne sachant vers laquelle se tourner 1.


Plus loin, l'auteur de ces lignes va jusqu'à la provocation en affirmant que "Être moderne c'est s'occidentaliser", tout en nuançant : "Bien entendu, l'occidentalisation ne consiste pas à s'habiller à la dernière mode de Paris, ni à danser fidèlement au pas, ni à avoir un long nez, des yeux bleus, mais à rechercher l'essentiel de la culture occidentale pour l'adapter à notre vie". Le fait que le peuple vietnamien a pu préserver ses traits caractéristiques tout en ayant subi la domination de la culture chinoise pendant des siècles conforte Hoàng DAo dans son analyse, puis il poursuit sa plaidoirie:

Les conservateurs considèrent que l'occidentalisation sur le plan matériel, aussi minime qu'elle soit, est déjà une chose terrible. Les femmes qui portent des pantalons blancs, et ont une raie sur le côté, sont accusées d'avoir détruit la morale; l'individualisme est considéré comme la satisfaction des désirs détestables. Mais nous, les jeunes, nous ne devons pas en tenir compte, nous continuons notre route sans hésitation, sans nous laisser affaiblir. Ainsi, nous nous engageons avec courage et détermination dans la voie nouvelle large et pleine de lumière de la culture occidentale 1.

A propos de la marche du progrès, Hoàng Dao n'a pas hésité à dire qu'il fallait deux révolutions:

Une révolution intérieure: avant d'agir nous devons réfléchir pour que nos actes soient en concordance avec l'idée du progrès. Et une révolution sociale et familiale: ceux qui croient au nouveau doivent se faire les avocats de l'occidentalisation. Debout, ceux qui veulent que notre patrie, notre peuple aient une nouvelle vie digne d'être vécue 2.


Bien entendu, ce qui touche à la politique n'a pas été abordé, étant donné le statut du journal, néanmoins ces lignes reflètent bien la détermination et l'engagement de l'auteur. Par ailleurs, même si la notion d'individu ne constitue pas un "voeu" en soi, on la retrouve en filigrane dans d'autres voeux, notamment sur la question de l'engagement dans les tâches sociales (4e voeu).


Nous ne devons plus penser uniquement à la famille comme avant. (...) Cette époque n'est pas celle de la grande famille, ni celle des génies ( au sens d'esprits). Elle est celle des vivants, celle des individus ou plus noblement celle des collectivités. (...) L'individu est en train de se libérer, de rompre avec les structures oppressives qui le canalisaient, en le trompant, vers le petit chemin boueux. L'individu doit se décider seul, apporter la contribution de ses forces pour qu'on puisse arriver à un monde rendu plus vaste par la science 1.

Khai Hung, dans un article intitulé "Une des armes du père vietnamien", a aussi abordé la notion d'individu dans le rapport du fils au père. N'ayant pu châtier corporellement le fils, le père utilisait une autre arme "aussi tranchante qu'une épée", qui consistait à le renier. Cette attitude, l'auteur la condamnait sans réserve, en soulignant que "si les droits de l'individu s'élargissaient, ceux de la communauté devraient être limités 2". Quand le groupe Tu Luc Van Doàn s'est constitué en 1934, "le respect de la liberté de l'individu" (trong tu do ca nhân) a été érigé en devise, - la septième des dix devises du groupe 3.

On se trouve ici en plein débat sur la modernité. Mais avant de le poursuivre, il convient d'essayer de saisir les moments-clefs de l'ébauche de la notion de "modernité" dans la société vietnamienne.

On reconnaît à cet égard qu'il est difficile de localiser dans le temps les débats sur la modernité car à notre connaissance le concept même de la modernité était tellement flou chez les Vietnamiens, et ce jusqu'aux années 1930, que nous nous demandons, dans un premier temps, s'ils l'avaient bien présent à l'esprit. Sans remonter trop loin dans l'histoire, il nous semble que l'idée a été évoquée sous le règne mouvementé de Tu Duc (1848-1883), cependant la question était plutôt de savoir s'il fallait ouvrir le pays vers l'extérieur ou non. La Cour a répondu par la fermeture. Une vingtaine d'années après la mort de Tu Duc, la question revient à l'ordre du jour, et cette fois elle préoccupe les lettrés de l'avant-scène. L'éphémère tentative du Dông Kinh Nghia Thuc en 1907 marque à cet effet le début d'une véritable remise en question de la société traditionnelle à l'épreuve de la colonisation. Si les termes du débat nous échappent, la prise de position de cette institution révèle irréfutablement l'adoption de l'idée du progrès social et culturel formulée à travers l'expression Duy Tân (le renouveau) qui incarne en même temps le mouvement d'opposition au régime colonial. (Nous avons déjà évoqué le Dông Kinh Nghia Thuc en étudiant un manuel scolaire dans un chapitre sur l'enseignement.) En dépit de cette réaction en faveur des idées modernes (adoption du quôc ngu comme écriture nationale, abandon des cheveux longs, reconsidération du rôle de la femme, encouragement de l'esprit d'entreprise, etc.) le concept même de la modernité n'a pas été, semble t-il, explicitement formulé par le Dông Kinh Nghia Thuc. D'un autre côté, les termes Duy Tân désignent selon toute vraisemblance ce qu'on appelle aujourd'hui la "modernité". Dans l'éditorial du Phu nu thoi dàm (La chronique des femmes) sur la condition de la femme japonaise, numéro du 21 janvier 1930, on peut lire les lignes suivantes:


Au Japon, un pays d'Asie qui s'est pourtant lancé dans la modernité (thuc hành su Duy Tân) depuis cinquante ans, la libération de la femme rencontre encore des difficultés...


Quoi qu'il en soit, il a fallu attendre encore deux décennies avant que la "modernité" ne devînt un concept plus ou moins cerné par la jeune génération formée à l'école moderne de l'Occident. Encore fallait-il que le terme équivalent de "modernité" existe dans le vocabulaire vietnamien. D'après le "Dictionnaire sino-vietnamien" de Dào Duy Anh édité en 1931, le terme hiên dai désigne la "période contemporaine", et l'expression hiên dai van minh sert à traduire la "civilisation moderne" 1. Et pourtant c'est ce même terme hiên dai qui sert plus tard à signifier la "modernité", mais son utilisation ne date que d'après l'indépendance en 1954. Jusqu'à cette date on employait plutôt le terme moi pour parler de tout ce qui était moderne, ou son équivalent en sino-vietnamien tân. On s'aperçoit donc qu'après l'indépendance il s'est opéré un glissement de sens du terme hiên dai (modernité). Devant ce problème lexicographique, comment peut-on en conclure? Est-ce-que la notion de "modernité" a précédé l'utilisation du terme qui la désigne ou n'apparaît-elle qu'avec la naissance du terme correspondant? Avant de répondre à cette question attardons-nous sur des exemples de néologismes. A cet égard, on constate que la plupart du temps deux cas de figure se présentent:

* un néologisme est créé pour répondre à un besoin immédiat d'ordre quelconque, c'est le cas de "informatique", "ordinateur" qui sont venus enrichir le vocabulaire français dans les années 1950;

* le terme inventé est pris en compte par les lexicographes après que son usage soit déjà populaire: nous avons par exemple "disco", "funky", etc.

Dans le cas du Vietnam, les choses se compliquent, et ce pour deux principales raisons. En premier lieu, les années 1930 marquent le début de la maturité du quôc ngu qui continue à s'enrichir avec de nouveaux termes pour traduire les concepts modernes venus de l'Occident (qu'ils soient philosophiques, scientifiques, techniques, artistiques, ou autres). En second lieu, le vietnamien n'est pas une langue très précise à bien des égards bien que le langage de base et les expressions populaires qui reflètent des métaphores axées sur le concret soient très riches à d'autres égards. Par conséquent tout ce qui relève de l'abstrait et de la précision pose problème, du moins avant que la notion définie ne devienne populaire. C'est la raison pour laquelle il est difficile de se baser sur l'existence des mots pour accréditer tel ou tel concept. Le terme khai niêm (concept) même n'était pas employé dans la période qui nous intéresse. On employait plutôt son "jumeau", quan niêm qui veut dire "conception". En réalité l'emploi de quan niêm était abusif car il a pris justement la place de khai niêm. A partir de ce moment là, on peut considérer, sans trop de risque, que le concept de la modernité a bien été saisi par la génération d'intellectuels des années 1930, entendons par là les journalistes et les écrivains modernes, sans que le terme hiên dai (modernité) soit utilisé explicitement. A ce propos, dans une série de deux articles qui prônent "l'européanisation de la paysannerie" (Au hoa dân quê), le journal Phong hoa sous la plume de Nhi Linh, alias Hoàng Dao, donne comme sous-titre Quan niêm moi (La nouvelle "conception") 1. Il est question de convaincre les paysans d'abandonner leurs coutumes et pratiques arriérées au profit de l'individu:


La construction d'écoles, de maternités, le creusement de puits dans certains villages constituent le début de l'européanisation de la campagne.

Mais nous voulons que l'européanisation soit plus profonde. (...) Pour lutter contre les arriérés décadents (hu bai) de la paysannerie, il ne suffit pas de quelques réformes superficielles. Pour détruire les arbres nocifs dans un jardin il faut les déraciner puis les remplacer par d'autres plus utiles. (...) Jusqu'à présent les paysans ne reconnaissent pas les bienfaits des réformes parce qu'ils ont en tête une vieille conception de la famille, du village, de la société, de l'honneur.

Ces conceptions, je ne me place pas sur le plan moral pour les approuver ou les critiquer, mais je me place sur le plan social pour affirmer qu'elles sont inadaptées.

Notre époque n'est plus celle de la famille, du village mais celle de l'individu, ou d'une façon plus élevée, c'est celle des associations (doàn thê) 1.

Nous devons savoir que rien n'est parfait dans la vie. La nouvelle vie a ses défauts que nous devons admettre si nous voulons le "nouveau". (...) Suivons ce qui est "nouveau", la loi de la nature finit par éliminer ce qui est mauvais 2.


Si on se réfère au discours philosophique de Jürgen Habermas qui pense qu'en élargissant son champ la modernité se confond avec les "temps modernes" caractérisés par la subjectivité, laquelle comporte avant tout quatre connotations: l'individualisme, le droit à la critique, l'autonomie de l'action et la philosophie idéaliste 1, les deux articles cités sont alors porteurs de modernité parce qu'ils mettent l'accent sur l'individu. Par ailleurs, ces deux articles où la notion de l'individu est soulignée ne sont nullement des cas isolés. Les rédacteurs des deux journaux Phong hoa et Ngày nay et particulièrement les membres du groupe Tu Luc Van Doàn (Groupe littéraire autonome) ne manquent pas les occasions de mettre en valeur cette notion d'individu qui est la septième devise du groupe: trong tu do ca nhân (respect de la liberté de l'individu) 2. Dans son "quatrième voeu" (Diêu tâm niêm thu tu), Hoàng Dao insiste encore sur cette notion:


Cette époque n'est plus celle de la grande famille, celle des génies et des esprits. Elle appartient aux vivants, aux individus (...)

L'individu est en train de se libérer, l'individu est en train de rompre avec des structures contraignantes qui trompent les gens en les amenant vers des chemins étroits et boueux 3.


Le fait que le Tu Luc Van Doàn se désigne comme un "groupe littéraire autonome" reflète bien l'idée d'autonomie, une autre composante de la "subjectivité" définie par Jürgen Habermas. Quant à "l'esprit critique" et à "la philosophie idéaliste", même s'ils ne sont pas formulés explicitement, la critique constitue un des points forts de ce groupe et le fait de vouloir transformer de fond en comble la paysannerie relève justement de l'utopie. Même si le concept de "modernité" n'est pas explicitement défini, il n'en demeure pas moins présent à l'esprit de ce groupe littéraire qui a dominé la vie intellectuelle des années 1930.

L'éditorial du premier numéro de Dàn bà moi (La femme moderne) est aussi consacré à définir le "nouveau" (moi):


... En élargissant le progrès c'est moderne. (...) Cependant, le "nouveau" n'est pas forcément une bonne chose, une perfection; ainsi la femme moderne ne doit pas suivre aveuglement ce qui est nouveau. (...) Le "nouveau" doit être basé sur la raison, être le reflet du progrès des sphères d'activité humaine, sinon il ne serait que superficiel et grotesque, résultat d'une soif injustifiée, d'une curiosité. (...) Dàn bà moi n'a pas l'intention d'opposer les femmes aux hommes car la femme moderne conçoit que la nature a créé les deux sexes non pas pour les diviser mais pour les unir dans l'harmonie 1.


Ces lignes rédigées par la rédactrice en chef, Mme Thuy An sont d'un ton nettement plus modéré que celui des rédacteurs des deux journaux Phong hoa et Ngày nay qui sont radicalement convaincus qu'il faut être moderne. Que pensent leurs lecteurs du "nouveau" ? Afin de cerner les tendances de ces derniers, le numéro 2 du Ngày nay daté du 10 février 1935 a procédé à un véritable sondage d'opinion en leur posant trois questions pour savoir:

1. s'ils sont pour le "nouveau" sans hésitation;

2. s'ils cherchent un compromis entre le "nouveau" et l'ancien;

3. ou s'ils restent complètement traditionalistes.

Si Ngày nay entreprend cette démarche c'est qu'il est à peu près sûr de l'opinion de ses lecteurs. Les résultats sont publiés deux mois plus tard dans les deux numéros 10 et 11. En tout, 2292 réponses sont parvenues au journal. (Beaucoup de lecteurs n'ont pas répondu parce qu'ils ne voulaient pas découper le journal de peur de l'abîmer 1.) 55O provenaient des lecteurs de Ngày nay, et 1742 de ceux de Phong hoa, respectivement 7% de l'ensemble des lecteurs du premier et 11% du second 2. Résultat:

* 6 ont approuvé les valeurs traditionnelles (5 hommes et 1 femme), dont 4 lecteurs de Ngày nay et 2 de Phong hoa, ce qui représente un pourcentage insignifiant de 0,25%. Ils étaient tous originaires du Nord (2 de province et 4 de Hà nôi), ce qui leur vaut le commentaire ironique de Ngày nay: noi gân nuoc Tâu co khac (la proximité avec la Chine fait ses preuves);

* 936 personnes ont prôné la voie médiane (compromis entre le "nouveau" et l'ancien), soit 41% ;

* 1350 autres ont ratifié le "nouveau", soit 59%.


Répartition par région et par sexe

de ceux qui ont prôné la voie médiane 3.

Tonkin

Hanoi Province

Annam

Cochinchine

Laos

Cambodge

Homme

Femme

Homme

Femme

Homme

Femme

Homme

Femme


372

47

246

22

113

22

66

18

26



Répartition par région

et par sexe des "modernes". 1


Tonkin

Hanoi Provinces

Annam

Cochinchine

Laos

Cambodge

Homme

Femme

Homme

Femme

Homme

Femme

Homme

Femme


468

29

358

28

206

22

170

27

42


On constate tout d'abord que les femmes étaient beaucoup moins nombreuses à participer à ce sondage que les hommes. Si d'une manière générale, au Tonkin les lecteurs ont plus opté pour la "modernité" que pour le compromis entre le "nouveau" et l'ancien, les Hanoïennes ont eu en revanche une préférence pour le compromis. Bien que la tendance "moderne" l'emporte sur les autres le journal Ngày nay reste prudent en écrivant qu'il ne faut pas négliger ceux qui représentent la voie du compromis, car le combat de ces deux tendances est encore très acharné (cuôc chiên dâu rât gay go) 2. On peut se demander si ces sondages représentent la photographie exacte de la société vietnamienne de cette époque. Dans un premier temps, on peut supposer sans trop prendre de risques d'erreurs d'interprétation, que cette photographie sociale est avant tout celle des milieux urbains, car la presse ne parvient à la campagne que par des circuits informels, passée de main en main. Par ailleurs, ces résultats reflètent uniquement les différentes tendances sociales devant le "nouveau", car les 7% des lecteurs du Ngày nay et les 11% de ceux du Phong hoa ne représentent peut-être pas l'échantillon exact de l'ensemble des lecteurs et encore moins de l'ensemble de la population urbaine. C'est pour ces raisons que les résultats du sondage ne peuvent être pris que comme indicateurs de tendance. Cependant à l'exception de ce sondage on ne dispose d'aucun autre indicateur quantifiable comparable.


Pour le Tu luc van doàn, dont les idées sont représentées par les écrits de Hoàng Dao, le "nouveau" ou le "moderne" ne pouvaient pas ne pas englober la condition et les droits de la femme. A en croire le journal Ngày nay, à cette date, la marche de la femme vers le progrès a déjà été considérable. Le passé n'a pu résister à l'épreuve du temps. Les vieilles idées se sont effritées le jour où l'on s'aperçut que les femmes aux dents blanches, ou avec une raie sur le côté, n'étaient pas de mauvaises femmes. Cependant un souci hantait Hoàng Dao: il avait peur que la femme ne devienne qu'une jolie fleur, un objet précieux qu'on admire et qu'on dorlote. "La libération de la femme pouvait-elle s'arrêter là?" Le journaliste reprend alors une anecdote racontant le refus d'une femme à qui un jeune homme avait cédé la place dans un train en Occident, et il en conclut que "l'égalité des droits doit aller de pair avec le partage des responsabilités", et ce, dans tous les domaines, sans exception aucune 1.

Le débat sur la question de la femme ne constituait pas une idée neuve en 1936 car dès le début de la décennie Phu nu thoi dàm l'avait porté sur le plan national. L'épouse de Nguyên Van Da dirigeait ce journal avec la collaboration du rédacteur en chef Ngô Thuc Dich, licencié du dernier concours triennal au Tonkin en 1915 et écarté du fonctionnariat pour avoir mené des activités politiques au sein du VNQDD, après avoir fait de la prison. Parmi les membres de la rédaction, figurait aussi Vu Liên, un "Retour de France", qui plus précisément avait été expulsé avec les dix autres pour délit politique. Toutes les questions concernant la femme avaient été abordées dans les colonnes de Phu nu thoi dàm: de la virginité à la polygamie en passant par le mariage libre et les droits de la femme. Bref, la libération de la femme trouvait déjà son écho dans les milieux littéraires.

Au travers de ces idées, on constate que la famille, la femme et l'individu constituent les thèmes centraux, le fer de lance de l'intervention de ces journalistes. S'ils se sont acharnés sur ces questions, c'est parce qu'il y avait un malaise profond dans la société et plus particulièrement chez les jeunes, qui se sont retrouvés désemparés devant une situation déboussolante. Les vieux préceptes ont disparu mais ils n'ont pas encore assimilé le nouveau: "l'enseignement à l'école les amène dans une direction tandis que l'éducation familiale les oriente vers une autre". Mais pour ce milieu journalistique, c'est cette souffrance même qui constituerait la base d'un nouvel ordre. D'après cette nouvelle école de pensée, il s'agissait d'inverser les valeurs: "la force vainc la souplesse et non le contraire" 1.

Cette affirmation va à l'encontre de celles d'un autre milieu, le milieu des journalistes groupés autour de la revue Nam phong (Le vent du Sud), caractérisé justement par sa "souplesse". Le premier numéro de cette revue paraît en juillet 1917, au lendemain de la fondation de la République chinoise (1911), en pleine Guerre mondiale, et à la veille de la Révolution soviétique. La naissance d'une revue en langue vietnamienne à caractère culturel, dans ce contexte, répond aux préoccupations de l'Administration coloniale qui essaie de sauvegarder l'influence française en Asie, et en Indochine en particulier. Il suffit de lire ce que le ministre des Colonies, Henri Simon, écrit au gouverneur général Albert Sarraut pour vérifier si le Nam phong n'incarne pas l'idée de la collaboration franco-vietnamienne:


Vous avez mis le Département au courant des initiatives prises par le gouvernement général de l'Indochine pour combattre, tant à l'intérieur de la colonies que dans les pays voisins, l'influence trop longtemps exercée par nos ennemis sur l'opinion publique en Extrême-Orient, et plus particulièrement, dans les milieux lettrés indigènes.

Ces initiatives m'ont paru des plus heureuses et je ne doute pas que la publication de nos revues telles que le Nam phong, par exemple, dont j'ai vivement apprécié (...) le programme adroit et l'intelligente composition 1.


MM. Pham Quynh et Nguyên Ba Trac, explique le fondateur, Louis Marty, le choix de mettre au premier plan ces deux principaux rédacteurs, ont pris cette revue sous leur nom, afin qu'elle conserve aux yeux du public un caractère exclusivement indigène 2. D'autre part, l'administration prend en charge des subventions à raison de 400 piastres par mois 3.

Durant ses dix-sept ans d'existence, le Nam phong (NP) a subi une évolution quant à sa forme qui se traduit en trois phases successives:

* 1917-1922 : la revue est rédigée à la fois en quôc ngu et en caractères chinois; le nombre de pages des deux parties s'équilibre à peu de chose près;

* 1922-1923 : la partie en caractères chinois diminue en volume au profit de l'introduction d'un supplément en langue française;

* 1923-1934 : la partie en caractères chinois s'efface au fur et à mesure que le supplément en français devient plus étoffé.

Quant au contenu, les articles parus dans le NP peuvent être classés en huit rubriques:

* Éditoriaux, dissertations sur l'actualité;

* Études littéraires;

* Études philosophiques;

* Études scientifiques;

* Jardin des lettres;

* Variétés littéraires;

* Commentaires d'actualité;

* Romans, contes, nouvelles 1.

Malgré des articles de vulgarisation technique, le NP garde son caractère littéraire, et comme les rédacteurs sont des lettrés de formation initiale classique, complétée par une formation moderne, le langage de cette revue fait fortement référence au passé, avec des allusions historiques et littéraires aux études classiques. Pham Qùynh, le personnage clef de la revue, n'a qu'une marge de manoeuvre très étroite compte tenu de sa position en faveur de la colonisation. Il essaie tant bien que mal à faire du quôc ngu une écriture nationale, cependant sur le fond, il reste attaché à la tradition confucéenne alors qu'il poursuit des études classiques en tant qu'autodidacte après avoir reçu une formation moderne. Descendant d'une famille originaire de Hai duong, Pham Qùynh est né à Hà nôi en 1892. Sorti du Collège des interprètes à l'âge de 16 ans, il travaille comme attaché à l'Ecole Française d'Extrême-Orient (EFEO) de 1908 à 1917, date à laquelle il devient le rédacteur en chef de la revue NP. Son ascension sur l'échelle sociale est désormais assurée: il est nommé par l'empereur Bao Dai en 1932 comme ministre chargé de la Direction du Cabinet impérial civil, puis ministre de l'Education nationale l'année d'après pour finir en 1942 comme ministre de l'Intérieur auprès de la Cour de Huê 1. Mais sa chute est au moins aussi vertigineuse, car il est exécuté par la milice vietminh le 23 août 1945 à Quang tri 2.

Un autre rédacteur non moins important de la revue est le lettré Nguyên Ba Trac 3. Né en 1881 dans la province de Quang Nam, il a commencé par les études classiques et en est sorti avec le titre de Cu nhân. C'est sans doute le climat de révolte du début du siècle dans lequel il s'était trouvé qui a fait de lui un opposant au régime colonial, avant qu'il s'y rallie en 1917 aux côtés de Pham Qùynh comme "co-fondateur" de la revue NP. Dans la période 1917-1922 il se chargea plus particulièrement de la partie en caractères chinois, avant d'écrire plus abondamment en quôc ngu par la suite.

Le plus âgé du comité de rédaction est Nguyên Ba Hoc (1858-1921). Comme les autres rédacteurs, Nguyên Huu Tiên (1875-1941, avec le titre de Tu tài), et Nguyên Trong Thuât (1883-1940), il a commencé par suivre l'enseignement traditionnel, par passer les concours triennaux, avant de s'adapter au nouveau contexte. Si Nguyên Trong Thuât a reçu en 1925 pour son roman "d'aventure" à caractère légendaire, Qua dua do (La pastèque), le prix de littérature attribué par l'Association pour la Formation Intellectuelle et Morale des Annamites (l'AFIMA ou Hôi khai tri Tiên duc en vietnamien), association dont Pham Qùynh est le secrétaire général, le contenu de cet écrit est sans commune mesure avec un autre roman sorti la même année, et qui est considéré comme un événement littéraire des années 1920; il s'agit de Tô Tâm de Hoàng Ngoc Phach (voir la partie "roman" au chapitre suivant). Néanmoins chacun de ces deux romans a marqué la vie intellectuelle de cette époque, mais chacun dans un milieu culturel différent, le milieu collaborateur d'un côté, et de l'autre les jeunes de formation moderne qui commençaient à remettre en cause les valeurs traditionnelles que le NP défendait. A cet égard et paradoxalement, la collaboration avec le régime colonial se traduit aussi par la préservation des valeurs anciennes ou plus simplement par le conservatisme. Sur les mille articles du NP recensés par Mme Pham Thi Ngoan, une quarantaine seulement sont consacrés à la question de la femme 1. Il n'est pas très juste de qualifier ces articles de "féministes" comme Mme Ngoan l'a fait, car dans leur discours, les auteurs ne font qu'effleurer ce sujet sans l'égratigner, en restant très évasifs sur les questions essentielles que posent les autres journaux vraiment féministes comme Phu nu thoi dàm. Aussi, on peut y lire les jugements suivants: le fait que l'Empereur Bao Dai renonce à son harem impérial pour épouser "une jeune fille du Sud, éduquée en France, de religion catholique, sans ascendance lettrée ni mandarinale" n'a pas aboli "cette coutume périmée qu'était la polygamie". L'article est de Nguyên Tiên Lang (un jeune rédacteur de la revue à cette époque), cité par Mme Ngoan 1. A cet égard il suffit de lire l'article intitulé Nu quyên (Droits de la femme), paru dans NP n° 159 février 1931, pour voir la teneur du propos de son auteur sous le pseudonyme de Hac Dinh:


Autrefois les juristes considéraient la femme comme un être faible, l'opinion convenait aussi que sans l'homme la femme ne pouvait être autonome, comme si elle était dotée d'une capacité intellectuelle (thân tri) moins importante et d'une attitude (tu cach) incompatible avec les activités sociales, alors qu'aujourd'hui, sur sa lancée, elle semble accaparer même la place de l'homme, elle veut ardemment se venger de l'homme qui l'a déconsidérée jusqu'alors.

Après avoir posé cette définition tendancieuse du féminisme, l'auteur poursuit son article en donnant un aperçu sur la naissance du mouvement féministe en Europe, sans faire la moindre allusion à la condition de la femme vietnamienne, sans approfondir ni poser de véritables questions, sans propositions concrètes. On a ainsi une idée de la teneur du "féminisme" de la revue NP.

Partisan de la collaboration et du rapprochement culturel des deux peuples, français et vietnamien, Pham Quynh n'incarne pas pour autant une figure de tyrannie, ni une image de corruption comme bon nombre d'autres mandarins provinciaux et notables de village. Son attitude serait la résultante de la résignation et de la passivité devant les problèmes à caractère national. S'il se montre flatteur à l'égard du régime colonial à travers les expressions "Indochine, fille de la France, sa fille spirituelle, nourrie du lait de la culture et du suc de sa civilisation 1", en acceptant le fait colonial comme une fatalité, en disant que "L'intervention de la France, son établissement dans notre pays sont des faits que nous acceptons comme tous les faits qui arrivent en vertu des lois inéluctables de l'histoire 2", Pham Quynh ne perd pas pour autant le sens critique. Critique du système d'enseignement traditionnel d'abord, qu'il juge inadapté, le mot est faible pour lui:

Ce lien (celui des caractères chinois au peuple vietnamien) fut tellement solide qu'il constituait pour le peuple annamite un véritable joug. (...)

C'était un enseignement purement scholastique, comme le fut celui des peuples d'Occident du Moyen Age. (...) C'était subtil, c'était compliqué, c'était fastidieux. Aucune ouverture sur la vie et la réalité; du formalisme, du verbalisme, de la rhétorique, de la littérature. (...)

En réalité, c'est une utilisation abusive, une exploitation au profit de l'autocratie des principes du confucianisme, c'est un puissant instrument de domination entre les mains des rois, et c'est au point de vue intellectuel, le plus formidable asservissement de l'intelligence qu'on ait jamais connu dans l'histoire de l'humanité. (...) Combien d'intelligences furent gaspillées par ce système absurde d'éducation où la lettre primait l'esprit, où le rite tuait la vie, où toute création de l'intelligence, toute initiative de pensée se réduisait à des formules, à des clichés, à des poncifs 1!


Dans un autre article, Pham Quynh pense que si les Japonais s'en sont mieux sortis que les Vietnamiens, c'est parce qu'ils n'étaient pas tombés dans le piège des concours comme ces derniers 2. Mais critique aussi du régime colonial, Pham Quynh se montre il est vrai aussi virulent:


En fait d'assistance, nous avons l'unique hôpital du chef-lieu avec un médecin français ou un médecin indigène, bâtiment administratif où le moindre infirmier est une sorte de fonctionnaire plein de morgue traitant les pauvres malades comme de la vile racaille. (...)

Quant aux écoles, il y en a bien quelques-unes dans chaque circonscription, mais elles sont notoirement insuffisantes et souvent dirigées par de jeunes moniteurs pleins de prétentions (...). Mais pour le moment, il faut bien avouer que les résultats ne sont guère brillants. Le seul effet de l'éducation française a été de dénationaliser les jeunes Annamites, de les désannamitiser en quelque sorte (...). Après cinquante ans d'occupation française, l'Indochine tout entière ne compte pas plus de dix docteurs, ingénieurs, professeurs indigènes, dont la plupart d'ailleurs ont perdu toute personnalité annamite comme ils ont renoncé à leur nationalité (...) 1.


Pham Quynh remarque aussi un "paradoxe" quant aux idées modernes, celles qui incarnent la grandeur de la France, en renvoyant dos à dos Français et Vietnamiens:


C'est la Chine qui devait nous initier au "nouveau savoir". C'est la Chine qui devait nous faire connaître Montesquieu et Rousseau, Diderot et Voltaire. C'est incroyable, c'est pourtant vrai. C'est le cas de répéter le proverbe annamite : "Quand le Bouddha est dans votre maison, il perd de sa puissance divine, il n'est plus Bouddha". Quand le Bouddha français, - j'entends la culture et la civilisation française, - fut entré dans la maison annamite, il perdait un peu de sa puissance divine aux yeux des maîtres du logis, peut-être parce qu'il est venu armé et casqué comme un Dieu guerrier ou qu'il fut servi par des Prêtres qui n'étaient pas préparés à promulguer sa Doctrine bienfaisante et généreuse 2.


Neutralisé sur le plan politique, Pham Quynh s'efforce de jouer la carte littéraire en misant tout sur le quôc ngu. Dans le numéro de juillet 1927, dixième anniversaire de la revue NP, la rédaction réaffirme ses orientations en ces termes:


Dans un pays où le niveau intellectuel du peuple n'est pas encore élevé, les droits à l'expression ne sont pas encore totalement acquis, comme le nôtre, la politique comme devise ne vaut pas la culture comme doctrine. (...)

Pour que le Vietnam ait une culture respectable, il faut avant tout un outil pratique dans la conciliation et dans la diffusion des idées. Cet outil ne peut être le français, ni le chinois; mais doit être notre quôc ngu. (...)

L'entraînement à une littérature nationale et la diffusion des connaissances sont les deux buts principaux de la revue NP pendant ces dix dernières années 1.


Quoi qu'il en soit, les bonnes intentions de Pham Quynh et son idée de donner à la langue nationale une identité ne furent réalisées que par la génération d'intellectuels de formation moderne déterminée à en finir avec la tradition, en créant un nouveau style d'écriture plus accessible aux non érudits.

D'autres milieux comme les écrivains ou les poètes contribuaient aussi, mais à leur façon, à combattre les anciennes valeurs afin de faire apparaître l'idée de la femme moderne, de libérer l'individu des contraintes familiales et sociales, et il devait en sortir une nouvelle conception de la famille.



LES ECRIVAINS


En dépit d'une tradition littéraire, on constate que le roman au sens moderne n'existait pas, car la littérature en prose n'a vu le jour qu'au XXe siècle, non plus que la littérature basée sur l'observation. Cependant on constate quelques exceptions, qui confirment la règle, avec l'existence de quelques oeuvres en prose à caractère historique. Contrairement à la littérature orale et populaire, sous diverses formes, qui aborde, sans tabou, tous les thèmes imaginables de la vie, la littérature académique, à de rares exceptions près, ne se cantonne que dans la composition des poèmes suivant les règles strictes des Tang. La forme de littérature la plus libérée de ces contraintes était l'apanage des lettrés qui, pour une raison ou une autre, composaient des poèmes dans leurs moments de distraction auprès des chanteuses (cô dâu) 1. Les rares "romans" classiques écrits en vers, dont le "Kiêu" demeure l'exemple le plus représentatif, s'inspiraient d'histoires d'origine chinoise. Cependant, on ne peut accuser le confucianisme d'être le seul responsable de cet état de fait, il faut chercher à comprendre aussi ce que les Vietnamiens ont fait de cette doctrine, d'une part, et d'autre part, s'il existe une relation de cause à effet entre l'univers mental des Vietnamiens, les conditions matérielles, le contexte socio-politique, et l'absence de ce domaine dans la vie intellectuelle de la société vietnamienne précoloniale, car le confucianisme en Chine n'a pas empêché la littérature de s'épanouir, et même les écrits à caractère érotique 2 y trouvaient leur place.

L'éveil de l'intérêt pour la littérature sous sa forme moderne était la conséquence directe de l'enseignement moderne qui avait permis à la jeune génération de découvrir la littérature occidentale, en l'occurrence celle de la France. D'autres facteurs sont à chercher du côté de la réalité sociale. Le contexte de cette époque constitue, sans doute, le catalyseur de la jeune génération d'intellectuels paralysés devant un horizon bouché, à la recherche d'un nouveau mode d'expression et d'une certaine liberté.


De même que pour les journalistes, il est difficile de séparer les littérateurs de ces derniers, car tout écrivain de cette époque a plus ou moins commencé sa vie littéraire en tant que journaliste. Dans ses mémoires, l'écrivain Nguyên Công Hoan évoque cette confusion: "Ainsi à cette époque les gens confondaient les journalistes et les écrivains, et vice versa." 1 Certains étaient des rédacteurs en chef, d'autres des reporters, des responsables de rubrique, etc. Pour devenir écrivain il fallait obligatoirement passer par le journalisme. Par ailleurs, les maisons d'édition se comptaient sur le bout des doigts; et l'éditeur, ne prenant pas de risque, n'acceptait de publier un roman qu'à deux conditions:

- que ce roman ait déjà été publié dans la presse sous forme de feuilleton;

- que l'écho ait été favorable chez les lecteurs.

Pour comprendre l'émergence de cette génération d'écrivains, on ne peut faire l'impasse sur la situation sociale qui ne cessait de s'aggraver. Leur état d'esprit fut le théâtre des affrontements de deux courants culturels, refléta une réalité douloureuse et enfin, traduisit une prise de conscience d'un passé révolu. La littérature sous sa forme moderne, en rupture totale avec la tradition littéraire, répondait à un besoin, venait combler un vide intellectuel laissé par la génération des lettrés de formation classique qui tendait à disparaître. Dans la même période, si les journalistes étaient des "penseurs" du changement, les romanciers, eux, constituaient les hommes de terrain qui alimentaient les débats par leurs apports de situations concrètes. Ils avaient peu de chose à voir avec des écrivains (ou journalistes) déjà connu dans la décennie précédente comme Hoàng Tich Chu, Nguyên Dô Muc, Nguyên Trong Thuât, Phan Kê Binh, etc., qui avaient collaboré avec les revues Nam phong et Dông duong Tap chi. D'une part, les écrivains des années 1920 étaient de formation classique et ils utilisaient le quôc ngu à défaut de s'exprimer en caractères chinois, et d'autre part, leurs écrits ne reflétaient pas la réalité de la société et n'occupaient pas encore une véritable place dans la littérature, car la production des romans de cette décennie se comptait sur le bout des doigts. Cette génération n'avait pas encore connu la grande crise dont les effets ont bouleversé la Colonie dans la période 1930-1931.

La prolétarisation dont parle David Marr, et surtout celle de l'après-crise, donne des frissons. Dans une lettre de l'administrateur-Maire de Hanoi adressée au Résident supérieur du Tonkin du 26 octobre 1934 on peut lire les lignes suivantes: "La ville de Hanoi est devenue le refuge des épaves de la province 1".

Ces derniers (les mendiants), écrit le commissaire central de la Police, qui peuvent être considérés comme "indésirables" dans leurs villages d'origine se rendent à Hanoi soit dans l'espoir de se procurer par tous les moyens des subsides, ou soit encore pour échapper aux sanctions qui peuvent leur être infligées par les tribunaux provinciaux 2. Dans la période 1934-1936, chaque mois deux à trois cents mendiants dans la ville de Hanoi sont envoyés au dépôt de mendicité qui se trouve au village de Thai hà (au sud de Hanoi). La tranche d'âge la plus touchée était celle des 17-35 ans, parmi lesquels les 20-29 ans étaient les plus nombreux 1. Effectivement la misère à la campagne a forcé les plus pauvres à quitter leur village. Toutes les provinces limitrophes de Hanoi étaient touchées: Ninh binh, Thai binh, Hung yên, Hà dông, Bac ninh, Nam dinh particulièrement. L'une des causes de cette prolétarisation résidait dans la pratique de l'usure. Les paysans pauvres ont fini par vendre leurs terres aux propriétaires terriens, les seuls, paradoxalement qui pouvaient bénéficier des prêts consentis auprès du Crédit agricole mutuel créé justement dans le but d'aider la fraction la plus pauvre de la paysannerie 2. Puis pour subsister, ils devaient accepter de faire des emprunts en nature ou sous forme d'argent, à des taux exorbitants allant de 5 à 20 voire 30 pour cent par mois. Les prêteurs avaient trente-six manières de camoufler cette pratique honteuse pour échapper à la justice, si justice il y avait. A ces pratiques frauduleuses s'ajoutaient également les abus de pouvoir, l'oppression morale et le mépris que les notables avaient pour la couche misérable de la paysannerie. Pour ne citer qu'un exemple parmi des milliers d'exactions possibles dans la campagne tonkinoise, le journal Dàn bà moi a révélé le cas d'un Ly Truong du village Lac dao dans la province de Nam dinh, qui a forcé une femme de son village à manger de l'excrément pour avoir proféré une parole jugée peu respectueuse à son égard 3.

Dans les villes, la situation n'était guère brillante. Les plus chanceux des paysans ayant quitté leur village devenaient domestiques, pour les femmes ou les enfants, dans les familles plus riches, ou tireurs de pousse-pousse pour les hommes, ou encore coolies, pour les deux sexes, dans différentes entreprises ou sociétés. Le chemin de la prostitution attendait d'autres femmes dans les bas quartiers ou dans des "maisons de chanteuses". Pour toute l'Indochine, en 1930 la main-d'oeuvre dans tous les secteurs confondus se chiffrait à 221.032 ouvriers salariés (81.168 dans les entreprises agricoles, 86.624 dans les secteurs commerciaux et industriels, 53.240 dans les entreprises minières), soit 1% de la population totale 1. Le chômage touchait donc toutes les couches sociales, les intellectuels compris. A propos de jeunes diplômés et des "Retours de France", le député de la Cochinchine, Ernest Outrey écrit en 1934 :

(...) Hélas, pour un trop grand nombre c'est la déception qui commence. L'avenir est complètement bouché. Rien n'est offert à leur activité. (...)

En Cochinchine, à l'heure où j'écris ces lignes, il y a un fort contingent de diplômés annamites qui ne trouvent pas à utiliser leurs connaissances, ou alors avec des traitements dérisoires 2.


C'est aussi pendant cette période qu'on voyait apparaître à Hanoi et dans ses environs des "Dancings", de petits hôtels meublés facilitant la prostitution clandestine, et que les filles se jetaient dans les lacs pour se suicider à la suite d'amours contrariées, de déceptions amoureuses ou de conflits familiaux.

Ce tableau social, certes raccourci, nous permet néanmoins de situer la génération des écrivains des années 1930 dans leur contexte.

Par ailleurs, le métier d'écrivain était parfois assimilé au chômage 1. D'une part, c'était une nouvelle profession et d'autre part, les jeunes sortis de l'enseignement du second degré n'avaient pas de débouchés professionnelles. Devenir écrivain signifiait pour la plupart des romanciers non une évasion mais avant tout un moyen de donner un sens à sa propre vie, qui procure par la même occasion un moyen se subsistance. C'est la rencontre d'une réalité sociale et du parcours individuel de chacun. Peu d'entre eux sont parvenus aux études supérieures. Leur origine sociale leur interdit cet itinéraire réservé aux jeunes des familles aisées ou mandarinales en bons termes avec le régime colonial. A part quelques "Retours de France" comme Nhât Linh, Vu Liên Hoàng Tich Chu, ils avaient le niveau d'études secondaire, d'autres encore s'inscrivaient qui aux Beaux-Arts, qui à l'Ecole normale d'instituteurs, sans avoir toujours pu finir leurs cursus. La situation économique difficile les a obligés à chercher à gagner leur vie et à subvenir aux besoins de la famille. La recherche de la célébrité n'intervenait que dans l'étape suivante, quand ils commençaient à être connus ou reconnus.

Issu d'une famille de lettrés, Nguyên Công Hoan a fait ses études au Collège du protectorat, le fameux Truong buoi où il côtoyait le futur critique littéraire Vu Ngoc Phan, et le futur avocat constitutionnaliste du Sud, Nguyên Phan Long. Elève peu studieux et turbulent, il s'est choisi volontairement sa date de naissance, le 1er avril (jour du poisson d'avril) 1905 (deux ans de moins que sa vraie année de naissance), lors d'une déclaration aux autorités pour obtenir l'acte de naissance demandé par l'école dans la constitution du dossier pour l'examen 1. Ce qui montre que la culture française n'était pas étrangère pour lui. S'il n'était pas brillant à l'école il lisait tout ce qu'il trouvait à sa portée: des revues comme Nam phong, Dông duong tap chi, Huu thanh; des journaux tels que Trung bac tân van, Hà thành ngo bao, et même Viêt Nam Hôn et Le Paria, etc. Il aimait à lire aussi la littérature française: Les Misérables le passionnait, mais le roman d'Alexandre Dumas, Les trois mousquetaires (version vietnamienne), demeurait son livre de chevet qui l'aida dans la structuration de ses histoires par la suite. Il était voisin, dans sa jeunesse, du poète Tan Dà, plus âgé que lui, et celui-ci lui a fait rencontrer le milieu littéraire de Hà nôi de la fin des années 1920. En 1926, à l'âge de 23 ans, Hoan devint instituteur, et deux ans plus tard Nguyên Thai Hoc, qui avait été aussi son ancien camarade dans le primaire, lui proposa d'adhérer au VNQDD, décision qu'il a prise sans hésitation 2. Mais en 1937 sous l'effet du Front populaire, il demanda l'adhésion à la section coloniale de la SFIO en Indochine. A cause de ces engagements, les autorités coloniales l'ont sans cesse muté dans les provinces pour l'éloigner des milieux politiques. Ainsi il a passé vingt ans de sa vie comme enseignant tout en écrivant. Ses séjours loin de Hà nôi lui permettaient d'entrer en contact avec la réalité paysanne, d'être témoin des exactions des notables du village et des pratiques humiliantes que subissait le petit peuple. Ceci constituait par la suite le cadre de ses écrits satiriques qui peignaient la vie misérable des couches défavorisées en dénonçant le mandarinat en milieu rural. Ses romans tels que Cai thu lon (La tête de cochon), qui évoque ce symbole de la lutte pour le pouvoir entre les notables, Ngua nguoi và nguoi ngua (Cheval-homme et homme-cheval) 1, Ong chu bà chu (Le patron et la patronne) en sont les preuves. Nguyên Công Hoan ne faisait pas exception à la règle: s'il avait commencé à écrire des nouvelles dès sa tendre jeunesse, son travail effectif date de l'époque où il collaborait pour le journal An nam tap chi du poète Tan Dà qu'il avait connu. La littérature devenait alors pour lui le chemin de la libération (con duong giai thoat) 2. Par ce chemin qui le libérait des tourments personnels, et qui se présentait comme une alternative à l'impasse politique, il entrait en contact avec d'autres écrivains et journalistes dont ceux du groupe Tu luc van doàn. Ses écrits paraissaient pour la plupart dans An nam tap chi puis dans Tiêu thuyêt thu bây (Les romans du Samedi), paru à partir de 1934 et dirigé par Vu Dinh Long qui possédait la maison d'édition Tân dân (Le nouveau peuple), quand le journal du poète Tan Dà fit faillite. Vers la fin de cette décennie Vu Dinh Long laissait la gestion de Tiêu thuyêt thu bây à un autre journaliste, Vu bang, qui menait parallèlement des affaires; par ailleurs, Nguyên Công Hoan était surveillé par la Sûreté qui venait perquisitionner de temps en temps chez lui, tout ceci le séparait petit à petit de cette revue qui vendait selon les semaines de quatre mille à six mille exemplaires.

En termes de distractions et de plaisirs du milieu littéraire, il n'y avait pas de règle. Néanmoins, ceux qui étaient nourris d'idées de progrès et de changements, les idéalistes, ne cherchaient pas à passer leur temps dans les lieux de plaisir, de plus, leur situation financière médiocre et leur responsabilité à l'égard de leur famille les détournaient du chemin des tentations. D'autres, moins préoccupés par des idéaux, cherchaient l'inspiration dans les vices et les plaisirs. Dans ses mémoires Hô Huu Tuong, militant trotskyste des années 1930 reconverti plus tard en patriote, disait en termes ironiques que les vices étaient tout ce qu'il fallait pour être journaliste de cette époque 1. Ceux qui fumaient de l'opium avaient en général leur propre "garçonnière", une chambre servant de fumerie dans un autre quartier que leur lieu d'habitation, pour recevoir les intimes. Mais l'apanage des plaisirs, charnels ou non, revenait plutôt à la petite bourgeoisie marchande, aux médecins et ingénieurs, à certains "Retours de France" désoeuvrés, qui se livraient à des débauches. Ces lieux-là n'intéressaient pas Nguyên Công Hoan qui, par pudeur, s'abstenait même dans ses mémoires de donner des détails 2.

Dans Cô giao Minh (L'institutrice Minh), il dénonce le mariage forcé d'une institutrice avec un homme qu'elle n'aime pas pour satisfaire sa mère. Nguyên Công Hoan voulait opposer son roman à celui de Nhât Linh, Doan tuyêt (La rupture), qui soutient l'idée que l'homme nouveau doit rompre avec la famille ancienne, tandis que lui, il défend l'idée de convaincre la vieille génération pour la gagner au nouveau. Peu de temps après la parution de son roman en 1936, une "jolie jeune fille d'une vingtaine d'années" vint lui rendre visite pour lui exprimer son malheur qu'elle partageait avec l'héroïne du roman. Les circonstances ne leur ont pas permis d'aller plus loin, cependant il devint amoureux de son admiratrice, qui finit, quelques années après, par mourir des coups donnés par son mari 1. S'il a parlé de cette histoire d'amour et d'une autre anecdote, Nguyên Công Hoan n'a pas parlé du tout de sa femme dans ses mémoires, contrairement à Vu Ngoc Phan qui considère la sienne comme une compagne pour la vie, dont il parle abondamment dans ses mémoires 2. Ainsi on peut se demander si dans la vie, Nguyên Công Hoan acceptait l'idée de la femme moderne. Quoi qu'il en fût, de son vivant ses contemporains n'ont pas oublié le trio qu'il formait avec Vu Trong Phung et Tam Lang (les deux reporters étant appréciés pour leurs écrits réalistes sur la société), dans les débats et conférences sur la littérature dans lesquels ils étaient des porte-parole de la nouvelle génération.

Si Nguyên Công Hoan se dirigeait vers la littérature descriptive de la société, Vu Ngoc Phan préférait les critiques littéraires. Ses oeuvres consacrées aux écrivains de la fin du XIXe siècle au début de la Seconde Guerre mondiale 3, publiées en cinq volumes à partir de 1942, témoignent de son ardeur. Originaire d'une grande famille de lettrés, il a fait ses premières études dans une école franco-indigène, puis plus tard il suivit avec assiduité l'enseignement au Collège du protectorat d'où il sortit vers 1926 avec le Brevet. Tout en travaillant il continua ses études jusqu'au Baccalauréat qui lui permettrait d'entrer en contact avec le milieu journalistique. Marié à 24 ans, le jour de Noël 1926 date qu'il avait choisie lui-même, avec la première fille dont il était tombé amoureux, Vu Ngoc Phan devait assurer financièrement les besoins du jeune couple. Il a refusé les propositions de certaines familles riches qui voulaient marier leur fille avec promesse de l'envoyer en France, pour choisir Hang Phuong, sa compagne pour la vie, dont il était fier. Sur le plan personnel, il était sans reproche: assidu dans le travail et respectueux à l'égard de la famille. Il préférait la littérature française et les écrits sur la révolution française aux divertissements et plaisirs auxquels se livraient certains journalistes et écrivains de son époque. Confronté aux difficultés matérielles, il devait corriger des devoirs pour une école privée, pour gagner sa vie dans un premier temps. Comme la plupart des jeunes de sa génération ayant la même formation, il a ensuite enseigné dans des établissements privés. Le métier d'écrivain qu'il a choisi répondait à ses attentes: la possibilité de travailler à son rythme sans avoir à se soumettre à une hiérarchie pesante. Mais il écrit aussi dans ses mémoires, que "ce qu'il est important pour un écrivain de faire sous un régime colonial et féodal (souligné par nous) c'est de préserver et développer sa culture dont la langue, la littérature et les arts font partie. Chacun travaille dans son domaine et selon ses capacités tout en restant pur, là est la voie vers la réussite et vers une contribution pour la patrie, même si cela ne représente qu'une petite part 1". Sa rencontre avec Trân Trong Kim et Hoàng Tich Chu en 1929 l'a introduit au milieu journalistique. Il commença par traduire des extraits de la prose française pour le journal Librement socialiste géré par Babut. A la suite de quoi il collabora avec Vu Dinh Dy, qui avait dirigé La jeune Indochine dans le Sud, pour son nouveau journal L'effort indochinois, et avec bien d'autres journaux et revues encore. Enfin, il dirigea la revue Hà nôi tân van (La nouvelle littérature de Hanoi) à partir de 1939, une revue à caractère purement littéraire.

A partir de 1933-1934 le milieu des journalistes et des écrivains accueillit la venue du jeune reporter Vu Trong Phung qui se distinguait par son style vivant et percutant. Né dans une famille modeste, il a commencé à travailler comme vendeur au magasin Godart puis comme secrétaire-dactylo à l'Imprimerie d'Extrême-Orient, après avoir abandonné ses études à l'Ecole normale d'instituteurs. On dit qu'il a été licencié de cette imprimerie pour avoir tapé ses écrits à la place de son travail 1. Amoureux d'une jeune fille, il lui écrivit chaque semaine une longue lettre d'amour avant de se marier avec elle à l'âge de 26 ans, un an avant de mourir par la tuberculose en 1939. Les gens de cette époque le prenaient pour un jeune homme livré aux vices et aux plaisirs, sans doute une projection mentale faite à partir de ses écrits ayant pour cadre les bas quartiers de Hanoi et les milieux défavorisés, et dont les personnages principaux étaient les débauchés, les désoeuvrés. A en croire Vu Ngoc Phan, il était très correct sur tous les plans, et sa vie n'avait rien de débauché 2. Au début des années 1930, il portait le turban et s'habillait encore à l'ancienne avec une tunique noire. Formant un trio dans le comité de rédaction avec deux autres journalistes, Ta Dinh Binh et Nguyên Triêu Luât, il écrivait dans le Nhât tân (Le jour nouveau) de Dô Van que pour sa part, les idées modernes exprimées dans son journal n'empêchent pas d'avoir deux femmes à la fois tout en menant une vie à part pour être plus libre 1. C'est au siège de ce journal que Nguyên Công Hoan a fait la connaissance du jeune reporter Vu Trong Phung qui écrivait également pour d'autres journaux. A part le groupe Tu Luc Van Doàn qui possédait deux journaux et la maison d'édition Doi nay (La vie actuelle), les autres journalistes ou écrivains, par nécessité économique, travaillaient pour plusieurs journaux à la fois sauf en cas de désaccord politique. Là où on les payait le mieux ils envoyaient leurs écrits, de plus ils n'aimaient pas être liés à un seul journal. S'il était connu plutôt comme reporter, Vu Trong Phung écrivait aussi des nouvelles et des romans et même des pièces de théâtre. Dans Ky nghê lây Tây (Techniques de mariage avec des Français), il décrivait une catégorie de femmes vietnamiennes à la fois désoeuvrées et poussées par les difficultés économiques qui se lançaient à fréquenter des Français puis se sont mariées avec eux pour avoir une vie meilleure. Dans le même ordre d'idées le roman Làm di (Se prostituer) retraçait la vie des laissées pour compte dans une société pleine d'embûches, ayant subi les répercussions de la crise. Ses révoltes contre une société d'injustice dans laquelle les paysans étaient les premières victimes de la classe mandarinale et des notables, on les trouve dans son roman Vo dê (Les digues s'effondrent). On peut dire que ses personnages, que ce fût dans les reportages ou dans les romans, étaient des personnages réels de la vie. Leurs attitudes et les situations dans lesquelles ils se trouvaient étaient des tableaux vivants de cette époque. Il a laissé au total, en une dizaine d'années de travail, six reportages, huit romans, vingt nouvelles et six pièces de théâtre.

A travers les trois portraits, les trois destins que nous venons d'évoquer et qui reflétaient les milieux culturels du Hanoi des années 1930, la littérature apparaît tantôt comme un refuge, tantôt comme une révolte, ou encore comme un gagne-pain, pour ceux qui, ayant senti les problèmes posés à une société en pleine mutation, une société confrontée à une impasse politique, cherchaient dans la limite du possible à faire changer les mentalités et les vieilles traditions oppressives à l'égard de l'individu. Néanmoins, la littérature sous sa forme moderne, répondait aussi à une aspiration, à un renouvellement du mode d'expression pour combler le vide laissé par la vieille génération de lettrés qui ne trouvaient plus leur place, et n'avaient plus aucun rôle majeur dans les structures sociales. Ces milieux d'intellectuels modernes ont ouvert la voie sur une nouvelle perspective, et établi un pont entre l'Occident et le Vietnam en détruisant les barrages culturels qui séparaient ces deux mondes. En tout état de cause, le groupe Tu Luc Van Doàn constituait le pôle le plus solide par la quantité de sa production et par sa détermination à changer la société en profondeur. Les romans de Nhât Linh et de Khai hung allaient au coeur des problèmes en restituant à l'individu les droits qui lui revenaient, en le libérant des devoirs ancestraux faisant de chaque individu une composante passive de la collectivité. Contrairement au jugement des littérateurs officiels de Hanoi qui font l'amalgame en qualifiant cette génération d'écrivains de romantiques ils étaient avant tout des romanciers réalistes à tendance sociale. (En fait, le régime les confondent avec les poètes de la même génération qui, eux, étaient des romantiques.) Reste à savoir ce que les héritiers de cette génération ont fait par la suite de ces fondations.


LES POETES


Bien que les poètes n'aient pas constitué une espèce rare dans la société vietnamienne précoloniale, jamais jusqu'alors on n'avait vu une floraison de poètes aussi significative que celle des années 1930. Toutes les raisons qui ont donné naissance aux journalistes et romanciers s'appliquent aux poètes à une exception près. Tandis que ces derniers n'existaient pas avant la colonisation, les poètes, au contraire, avaient bien leur place dans la société. C'est dans ce sens qu'ils n'étaient pas des hommes nouveaux. Ce qui était nouveau chez eux c'était leur nouvelle forme d'expression en rupture avec celle des générations précédentes qui s'étaient pliées aux règles strictes de la poésie ancienne calquée sur celle des Tang en Chine. Mais cette nouvelle forme d'expression a rapidement fini par transformer le fond de la pensée, pour des raisons liées au contexte évoqué plus haut, concernant les journalistes et les écrivains.

Le représentant de la dernière génération des poètes de formation classique se trouve en la personne de Tan Dà, de son vrai nom Nguyên Khac Hiêu qui, en quelque sorte, marque la transition d'une génération à l'autre. Issus d'une grande famille de lettrés depuis les Tây Son, ses ancêtres ont refusé de servir la dynastie des Nguyên, et les membres de cette grande famille perdirent petit à petit leur réputation et leurs privilèges pour devenir de simples paysans, comme le père du poète, qui, cependant, a fini par être mandarin de district après avoir été reçu au concours triennal. De formation classique, Tan Dà passa le concours en 1912 à Nam Dinh dans l'espoir d'en être lauréat, mais surtout pour se marier dignement avec la femme dont il était amoureux. Son élimination du concours décida sa bien aimée à se marier avec un autre, événement qui le rendit dépressif pendant de longues années. Ainsi, il tourna le dos au concours et commença à écrire dans le Dông duong tap chi de Nguyên Van Vinh à partir de 1915. Poète dans l'âme, il a parcouru le pays du nord au sud avec comme simples bagages "une calebasse d'alcool et des poches (pleines) de poèmes" (bâu ruou tui tho), ses signes particuliers, avant de créer le journal An nam tap chi en 1926 à Hanoi. Il confia la rubrique "Viêt nam nhi thâp ky xa hôi ba dào ky" (Ecrits sur la société misérable vietnamienne du XXe siècle) à Nguyên Công Hoan. La réputation du poète a séduit Diêp Van Ky, le gérant du journal Thân chung à Saigon, qui, voulant se donner le rôle de mécène, lui a offert deux mille piastres 1 pour faire ce qu'il voulait, somme que le poète n'aurait jamais imaginé posséder. Il avait une petite chambre à Hanoi servant à la fois de bureau de travail et de lieu d'habitation, et où il hébergea Nguyên Công Hoan à son arrivée dans la capitale. Sentimental, Tan Dà n'arrivait pas à publier son journal dans les délais et s'endettait pour le sortir coûte que coûte. Mais le vent avait tourné et l'opinion de ceux qui s'intéressaient à la littérature et à la poésie accordait désormais une certaine sympathie à la nouvelle vague. Luu Trong Lu, Thê Lu, Nguyên Binh, Huy Cân, Xuân Diêu, Tu Mo, et bien d'autres encore faisaient partie de cette nouvelle vague. Comme leurs camarades écrivains, ces poètes n'étaient pas des universitaires, les plus avancés sur le plan des études dépassaient à peine le niveau secondaire. Leur groupe se trouvait autour de quelques journaux ou revues "à la mode" de l'époque, tels que Phong hoa, Ngày nay, Phu nu thoi dàm, Nhât tân, Tiêu thuyêt thu bây, etc.

Le mouvement de la poésie moderne a pris naissance en 1932. Le 10 octobre de cette année, Phan Khôi lança, dans les colonnes du Phu Nu Tân Van, journal respecté de l'époque, une idée, qui allait devenir une véritable bombe littéraire par la suite: en conclusion d'un poème, il ajouta qu'"il s'agit d'exprimer ses vraies idées avec des mots rimés mais libérés des règles anciennes, ce que j'appelle provisoirement la poésie moderne". Cette idée a suscité des réactions de la part de jeunes poètes, parmi lesquels figure Luu Trong Lu. Mais un mois avant cette déclaration de Phan Khôi, le journal Phong hoa avait commencé à critiquer la poésie classique en disant que "la poésie devait être moderne, moderne de la forme aux idées 1". L'idée de Phan Khôi a donc trouvé un écho favorable dans le Nord, et à partir de 1933 le journal Phong hoa publiait des poèmes modernes de Luu Trong Lu, de Thê Lu, etc. Sur les cinquantaines de poèmes du recueil Tiêng thu (Les sons d'automne) de Luu Trong Lu, paru en 1939, un bon nombre étaient dédicacés à ses amis, dont un à Phan Khôi, un autre au duo inséparable Xuân Diêu et Huy Cân. Luu Trong Lu était partisan de cette nouvelle forme d'expression, et armé de ses qualités d'orateur il parcourait les grandes villes pour faire des conférences sur ce sujet. Les lettrés de formation classique ont bien riposté: certains rétorquaient que les jeunes préféraient la poésie moderne parce qu'ils ne savaient pas composer des poèmes classiques qui étaient trop difficiles pour eux, en comparant les jeunes poètes aux aveugles qui parlaient des rêves, à des ignorants qui faisaient de la poésie 1. Certains autres voulaient bien céder le terrain scientifique à la jeune génération, mais pour ce qui concernait la littérature ils revendiquaient l'exclusivité 2. Bien que Tan Dà fît partie de la vieille génération, il s'en distinguait par son attitude réservée à l'égard de la poésie moderne et par ses relations amicales avec les jeunes, cependant il se rangeait du côté des classiques étant donné sa formation 3. Parallèlement à ce débat, les milieux littéraires discutaient aussi sur le rôle de l'art en général, et ils se posaient la question "L'art pour l'art ou l'art pour la vie?" Cette question a été soulevée à la suite de la publication de la nouvelle Kep Tu Bên (Le comédien Tu Bên) de Nguyên Công Hoan. Contraint de jouer une pièce comique pour subvenir à ses besoins matériels, Tu Bên se retrouve devant un public qu'il divertit et qui le réclame pendant que son père, malade depuis plusieurs semaines, agonise sans qu'on le prévienne. Cette question divisait la jeune génération montante en deux camps opposés, d'un côté se rangeaient les matérialistes dont le porte-parole le plus influent écrivait dans les colonnes de Doi moi (La vie moderne) sous le pseudonyme de Hai Triêu, et de l'autre on retrouvait les défenseurs de la poésie moderne en la personne de Luu Trong Lu, Hoai Thanh, etc. Ce dernier débat n'a pas connu de fin, quant à la poésie moderne, elle a fini par triompher vers 1936 dans la vie littéraire.

Si Phan Khôi et Luu Trong Lu se faisaient les avocats de la poésie moderne et s'efforçaient de la faire connaître auprès du public, Thê Lu était le véritable bâtisseur silencieux de cette nouvelle école littéraire. Membre du groupe Tu Luc Van Doàn, il assurait la rubrique "Poésie moderne" dans les journaux du groupe en donnant des conseils et des idées aux lecteurs et aux jeunes qui voulaient s'initier à la poésie moderne. C'est encore Thê Lu qui a fait connaître le jeune Xuân Diêu au grand public. Xuân Diêu, membre également du groupe Tu Luc Van Doàn par la suite, était sans doute le poète le plus marqué par l'occidentalisation dans sa façon d'écrire. Cependant ses poèmes reflétaient une dimension non abordée par les autres jeunes poètes de sa génération, à savoir la solitude de la vie. L'amitié qui le liait à Huy Cân suscitait aussi des commentaires, on les comparait tantôt à Rimbaud et Verlaine, tantôt à Montaigne et La Boétie. Partageant un appartement à la même adresse que Luu Trong Lu, le duo Xuân Diêu-Huy Cân était inséparable depuis qu'ils s'étaient connus sur les bancs de l'école, jusqu'au jour où Xuân Diêu quitta le Nord pour le Sud après avoir été engagé comme agent technique au Service des impôts. Avant son départ ses amis vinrent lui dire au revoir autour d'un repas; ils étaient huit dont le poète satirique Tu Mo. Comme tous étaient poètes, chacun a composé un vers en son honneur: le deuxième vers décrit Xuân Diêu comme quelqu'un qui a un visage à deux facettes, l'une de poète et l'autre de mandarin 1; Tu mo, quant à lui, lui rappelle de ne pas oublier les sons du petit tambour chez les chanteuses 1.

Passionné aussi par le théâtre, Thê Lu participait au montage des pièces avec des troupes d'amateurs lors des journées des étudiants. A cette époque les rôles féminins étaient tenus par les hommes, car ce mode d'expression n'était qu'à son début, sinon il aurait fallu faire appel à de vraies professionnelles du théâtre classique ou du théâtre rénové (cai luong) qui a pris naissance dans le Sud.

Contrairement à se qui se passait dans le milieu des écrivains qui ne rassemblait que des hommes, les femmes arrivaient à siéger à la tribune de la poésie moderne. Certaines faisaient des conférences pour défendre cette nouvelle idée, comme la poétesse Manh Manh, pseudonyme de Nguyên Thi Kiêm, dont les poèmes paraissaient dans Phu Nu Tân Van à Saigon. Bien que le nombre de poétesses fût sans commune mesure avec celui de leurs condisciples masculins, des figures comme Anh Tho ou T.T.KH. faisaient partie intégrante de cette génération. La poétesse Anh Tho a obtenu en 1939 le prix d'encouragement décerné par le groupe Tu Luc Van Doàn, tandis que T.T.KH. demeure jusqu'à nos jours une figure énigmatique de la vie littéraire. On ne la connaissait qu'à travers deux poèmes en réaction à une nouvelle parue dans Tiêu thuyêt thu bây en septembre 1937. T.T.KH. décrivait son amour pour un jeune homme qu'elle devait quitter pour se marier avec un autre sans l'aimer et sans que son amoureux le sache. Comme elle n'a pas laissé son adresse à cette revue et que personne ne la connaissait, ce fut une occasion pour les poètes de l'époque de fantasmer. Beaucoup d'entre eux l'ont identifiée comme étant leur propre admiratrice ou à leur bien-aimée.

Effectivement, le thème favori des poètes de la nouvelle vague était essentiellement l'amour, ce qui n'était pas le cas des romanciers qui traitaient plutôt des questions sociales. Parler de l'amour signifie accorder la place qui leur revient aux sentiments, les laisser s'exprimer librement sans aucune retenue ni tabou. Dans le contexte du Vietnam, ceci constitue une rupture avec la tradition littéraire académique qui, à de rares exceptions près, n'accordait pas une vraie place à l'amour. Le débat sur la modernité s'introduit ainsi par le biais de l'amour, servant de prétexte à la révolte contre la famille traditionnelle qui est le lieu de prédilection de l'observation des principes confucéens. Cette "attaque" d'une vigueur sans précédent survient dans une conjoncture où les lettrés de formation classique, dépositaires du savoir ancestral et porteurs de la morale, se retrouvent relégués au second plan. Bien que les poètes ne s'adressent pas à la famille, ou n'en parlent pas du tout, contrairement à ce que font les journalistes ou les romanciers pour exprimer leur désaccord, leurs écrits se suffisent à eux-mêmes pour dire ce qu'ils pensent sans provoquer de vagues. Effectivement, désormais dans la poésie le terme "ta",- qui englobe celui qui parle et ceux à qui on s'adresse, utilisé dans la poésie classique-, doit céder la place au terme "tôi" qui veut dire sans détour "moi", "je". L'individu prend conscience de son existence et reconquiert sa place pour s'affirmer pleinement sans se soucier du "qu'en dira-t-on". Il vient, à cet égard, à se détacher de son environnement familial et social, qui faisait de lui un être anonyme ou à multiples facettes selon les circonstances, pour effacer ce qui était la confusion des rôles à ses dépens. A ce propos, Hoai Thanh et Hoai Chân écrivent:


Le premier jour, on ignore exactement quand, où le terme "tôi" apparut dans la poésie vietnamienne, c'était étrange. Comme s'il était perdu dans un univers. Parce qu'il portait avec lui une notion inconnue dans ce pays: la notion d'individu. Dans la société vietnamienne d'autrefois l'individu n'existait pas. Il n'y avait que la communauté: la nation, la famille. Quant à l'individu, sa nature était immergée dans la famille, dans la nation comme une goutte d'eau dans l'océan. (...) A chaque fois qu'ils (ceux qui sortaient de l'anonymat) regardaient leur âme ou qu'ils se trouvaient devant les autres, soit ils ne se nommaient pas, soit ils se cachaient derrière le mot "ta" qui désigne plusieurs personnes. Ils devaient faire appel à la communauté pour fuir la solitude. (...)

Nos poètes d'aujourd'hui ont perdu l'audace d'autrefois. Le terme "ta" leur semble trop vaste. Leur âme ne dépasse pas les limites du terme "tôi". (...)

Notre vie s'inscrit dans ces limites. La profondeur compense l'étendue. Mais plus c'est profond plus ça fait froid 1.

Ces quelques phrases formulent bien l'état d'esprit de cette génération qui cherche à se libérer de la communauté mais qui découvre par la même occasion la dimension "solitude" au bout de leur recherche, qui donne froid au dos.

Silencieuse mais efficace, la poésie moderne a su faire basculer la situation en intronisant l'individu sur la scène littéraire, et reconquérir la place de l'amour dans les différentes formes d'expression. De même que leurs condisciples journalistes ou romanciers, les poètes étaient traversés par les idées venant de l'Occident. Le romantisme, à travers Verlaine et Rimbaud surtout, et aussi Baudelaire, était considéré par certains comme le fil d'Ariane qui leur permettrait de sortir d'une situation sociale mouvementée. S'agit-il d'une résignation? Sont-ils acculés à écrire sur l'amour faute de liberté? Visiblement ce choix, conséquence directe de la floraison de jeunes poètes modernes, a été déterminé par la rencontre d'une réalité sociale et le parcours individuel de chacun d'entre eux, le même processus qui a donné naissance à la nouvelle génération d'écrivains et romanciers. Par ailleurs on constate que les poètes constituent le milieu le moins engagé politiquement, par rapport aux journalistes et aux romanciers. Comment expliquer ces faits? Question de tempérament ou question de contexte?

Quoi qu'il en soit, chacun des milieux intellectuels des années 1930 a agi et réagi à sa manière. Cependant on dirait qu'il y avait une sorte de répartition tacite des rôles selon les compétences, mais que l'ensemble forme une cohérence et obéit à la même idée, celle du progrès et de la liberté. A cet égard, si les journalistes avaient pour rôle de penser la société moderne, les romanciers apportaient les éléments concrets, et les poètes contribuaient par la description l'individu dans cette société par le biais de l'amour. En ce sens, la modernité reposait sur les journalistes, les écrivains et les poètes. Quels ont été les effets de ces tentatives? Les idées modernes ont-elles pu franchir la frontière qui séparait la ville de la campagne? Quel était le prix à payer pour accéder à la modernité? Nous examinerons ces questions dans les chapitres suivants consacrés à la société et à la vie quotidienne.

D E U X I E M E P A R T I E











LES CINQ MODERNISATIONS



D E



L A S O C I E T E














CHAPITRE 4


L A V I E C U L T U R E L L E


En quelques décennies de colonisation, à travers les agents modernisateurs d'une part et sous l'effet des milieux porteurs de modernité d'autre part, la société vietnamienne a quelque peu changé, du moins ce qu'on constate dans les centres urbains. La campagne qui était pourtant un objet de réflexion pour les intellectuels qui voulaient apporter une touche moderne à la vie rurale, semblait rester à l'écart de ces entreprises et de ces bouleversements. Bouleversements non seulement sur les plans matériel et culturel, mais bouleversements également sur le plan des moeurs dont la presse et la littérature parlaient abondamment. Afin de chercher à comprendre comment ces transformations se sont opérées dans la société, nous nous intéresserons dans un premier temps à quelques domaines tels que la langue, la littérature, le théâtre, le cinéma et les dessins humoristiques qui étaient le reflet de la société, au début, mais qui sont devenus rapidement à leur tour des agents actifs de la modernisation culturelle.








LA LANGUE


Le navire de la révolution est en train

de louvoyer entre les écueils pour avancer.


Extrait de la décision du comité

central du PCV du 9 mars 1946.


Chaque écriture qui est un prolongement de la langue pour matérialiser les idées, possède son propre système et sa propre logique. S'exprimer à travers l'écriture revient à respecter les règles imposées par celle-ci. Si "la langue est un instrument qui permet la communication au moyen de signes vocaux (secondairement écrits) spécifiques aux membres d'une même communauté historique" 1, elle reflète encore l'univers mental de ceux qui l'emploient. Le vocabulaire dont est constitué une langue a, à cet égard, un rôle important. L'introduction ou l'intégration d'un nouveau vocabulaire dans une langue donnée traduit ainsi une évolution dans la façon de penser, car un mot en soi peut aussi véhiculer des notions ou des concepts inexistants dans la langue réceptrice.

Le vietnamien, à cet égard, constitue un exemple significatif. On constate par ailleurs que quand deux peuples (dont l'un possède une écriture et l'autre non) ou deux cultures se rencontrent, c'est celui ou celle qui possède une écriture qui parvient à dominer l'autre, d'une part, et d'autre part, c'est le peuple dominé qui emprunte le plus facilement l'écriture ou le vocabulaire au peuple dominant. L'écriture n'est certes pas un facteur qui facilite la domination mais elle intervient a posteriori comme un fait accompli. Les Vietnamiens ont emprunté aux Chinois leur écriture et le système philosophico-cosmogonique qui va avec. L'effort des lettrés qui voulaient doter le pays d'une écriture spécifique afin de se soustraire à la tutelle culturelle chinoise n'a pas pu aboutir à un véritable système de notation de la langue parlée. Le chu nôm 2 est ainsi resté une entreprise inachevée à l'arrivée des Occidentaux. Tandis que cette écriture, prisonnière des sons sino-vietnamiens, ne pouvait transcrire, au mieux, que la moitié des 150 sons de la langue vietnamienne 1, le quôc ngu utilisant l'alphabet latin, a l'avantage de transcrire sans difficulté tous les sons possibles. Vu sous cet angle, le quôc ngu accélère donc l'occidentalisation par l'emprunt du vocabulaire français en particulier, et plus généralement des concepts modernes liés à la culture française. Le Japon qui n'était soumis à aucune domination politique comparable à celle des pays de l'Asie du Sud-Est, a vu cependant son langage évoluer au contact de la culture occidentale. Le langage vient à son tour modifier les représentations. Dans Histoire de la famille, et plus précisément dans la partie consacrée au Japon, P. Beillevaire écrit:

Les modifications intervenues depuis 1945 dans le vocabulaire témoignent de représentations nouvelles de la famille et de l'évolution des rapports en son sein. Tout d'abord le terme ié, la "maison", qui pour une majorité de Japonais ne correspond plus à aucune réalité concrète,(..) le langage officiel ou celui des sociologues lui ont substitué l'idée de "foyer" ou de "ménage" (setai, shotai, katei). Le "chef" ou "maître de maison" est lui-même devenu en conséquence un "chef de foyer", setai nushi, avec la connotation neutre que revêt chez nous cette désignation administrative. (...) Il est maintenant fréquent d'entendre les jeunes enfants user des termes occidentaux "papa" et "mama" pour appeler leurs parents au lieu des traditionnels otôsan, okâsan: la charge d'autorité et l'obligation de déférence qui s'attachent aux vocables japonais expliqueraient, compte tenu aussi du simple attrait pour les usages venus d'Outre-Pacifique, que ces termes ne soient plus de mise dans le contexte familial actuel 1.


En ce qui concerne la société vietnamienne, les changements de cette nature liés à l'adoption d'un nouveau langage pour s'adapter à un nouvel environnement social ne se sont opérés qu'après l'indépendance. Par exemple, la façon dont les élèves s'adressaient traditionnellement à leurs enseignants en se nommant con (enfant) et en les appelant thây (maître), s'efface au profit de celle qui consiste à se nommer em (petit frère ou petite soeur) à la place de con, surtout quand l'écart entre l'âge de l'enseignant et celui de l'élève n'est pas très grand. Le statut du "maître" si respecté dans l'ancienne conception se voit diminué par la même occasion. La traditionnelle visite annuelle avec des cadeaux à l'approche du têt que l'élève avait le devoir de faire à son maître tombe ainsi en désuétude. Mais avant d'en arriver là, la langue vietnamienne a déjà subi des changements. Approximativement on peut situer ces changements dans trois phases successives:

* la première va du début de la colonisation jusqu'à 1927 (cette date est choisie arbitrairement en prenant l'année de la disparition de Phan Chu Trinh que nous considérons comme la fin des lettrés de formation classique);

* la deuxième va jusqu'à l'indépendance;

* et la troisième, de la Révolution d'Août à nos jours.

La première phase peut être qualifiée de phase d'emprunt durant laquelle la langue vietnamienne , au contact de la vie coloniale, s'enrichit d'un vocabulaire nouveau. Les tout premiers acquis de cette période remontent à la fin du siècle dernier. Il s'agit des noms propres d'origine européenne transcrits à partir des transcriptions chinoises avant de prendre une consonance sino-vietnamienne. Cette double déformation phonétique d'un mot européen donne un résultat qui, parfois, n'a que peu à voir avec son origine. Nous avons, par exemple:

Paris transcription chinoise Ba lê

La Fontaine t.c. La Phung Tiên

Montesquieu t.c. Manh Duc Tu Cuu

Rousseau t.c. Lu Thoa

Napoléon t.c. Na Pha Luân

New York t.c. Nuu Uoc

Washington t.c. Hoa Thinh Dôn.

On remarque que la consonne "r" dans la langue européenne a été déformée en "l", car le son émis par le "r" n'a pas d'équivalent en chinois, d'où cette substitution. Par ailleurs, parallèlement à ces emprunts, les lettrés ont inventé des termes nouveaux pour traduire les titres ou les fonctions dans l'Administration française. On a ainsi:


Toàn quyên : gouverneur général

(littéralement: tout pouvoir)

Thông su : résident supérieur

Công su : résident (provincial)

Mâu quôc : mère-patrie

Nhà nuoc bao hô : le protectorat

(littéralement:l'Etat protecteur)

Quan thây dai phap : haut fonctionnaire (littéralement:

mandarin maître Grande France)

Thu ky : secrétaire

Thu quy : trésorier (littéralement:

tête caisse),

etc., etc.

Lê Van Nuu qui s'intéressait à ce sujet se posait encore des questions dans les années 1930:


Quel sera l'avenir de la langue annamite? Sera-t-elle complètement dominée par le français comme elle le fut jusqu'ici par les caractères chinois? Pourra-t-il y avoir une véritable littérature nationale annamite? Quelles seront les conditions de son existence et de son développement 1 ?


Cet auteur a fait remarquer et a déploré que la classe intellectuelle, ayant reçu une instruction française de cette époque, introduisait facilement du vocabulaire français dans ses discours. Même de nos jours, cette pratique n'a pas complètement disparu dans la diaspora vietnamienne. Cet usage se remarque, en France, également dans d'autres communautés d'origine africaine. Cependant il convient de distinguer les deux cas de figure, car il ne s'agit pas uniquement de la paresse d'esprit que condamnait Lê Van Nuu. Il est fréquent, par ailleurs, qu'un Vietnamien, baigné dans un environnement culturel français, ne trouve pas des mots dans sa langue maternelle pour exprimer certains concepts, ou pour désigner certaines choses, pour une simple raison de retard linguistique: le vietnamien se développait moins vite que le français, surtout pendant la colonisation et dans les domaines techniques ou scientifiques. Même à l'heure actuelle on se demande si ce retard a été rattrapé.

D'un autre côté le peuple contribuait à sa façon à enrichir la langue nationale. La population urbaine en contact avec la vie moderne, avec le conforts moderne, ceux qui travaillaient dans les bureaux, dans les magasins de commerce, dans les usines, ont petit à petit vietnamisé des mots français 1. Dans cette série de mots français vietnamisés on trouve du vocabulaire pour désigner les objets de la vie courante, les articles de consommation, etc. La vietnamisation des mots français consiste simplement à les reproduire en vietnamien. La déformation phonétique devient alors un jeu d'esprit. L'inventaire complet de cet emprunt reste à faire, cependant nous essayons de classer les principaux emprunts par centre d'intérêt.


ALIMENTATION

Légumes Boissons

cresson : cai soong bière : bia

salade : sà lach champagne : xâm banh

chou-fleur : sup lo vin : vang

chou-rave : xu hào cognac : côt nhat

carotte : cà rôt café : cà phê

cacao : ca cao

Autres produits/plats

fromage : pho mat

beurre : bo

crème : kem

(oeuf) à la coque : (trung) la cooc

omelette : (trung) ôp lêt

oeufs au plat : (trung) ôp la

biscuit : (banh) bich qui

cuiller : cui dia

fourchette : phong sêt


HABILLEMENT PRODUITS DE CONSOMMATION

chemise : (ao) so mi savon : sà phong

cravate : cà vat pile : bin

short : (quân) sooc torche : dèn bin

veste : (ao) vet alcool : côn

pull- over : bu lo vo essence : sang

pardessus : ba do xuy valise : va li

châle : (khan) san caisse : ket

laine : len poupée : bup bê

maillot : may ô cigare : xi gà

drap : ga bâton : ba toong

friser : phi dê cartable : cap tap

mouchoir : mùi soa caoutchouc: cao su

AUTRES PRODUITS/LOCOMOTION/DIVERS

ciment : si mang auto : ô tô

béton : bê tông tank : (xe) tang

ressort : lo so gare : (nhà) ga

phare : (dèn) pha banque : (nhà) bang

rails : (duong) rây hôtel : ô ten

enveloppe(pneu) : lôp douane : (nhà) doan

guidon : ghi dông lycée : lit xê

chambre à air : sam pompe : bom

potasse : bô tat acide : at xit




FONCTIONS/ ACTIVITES/DIVERS

docteur : dôc to planton : lang tông

chef : sêp vagabond : ma cà bông

contrat : công ta dame (européenne): (bà) dâm

danser : nhây dâm (littéralement: sauter dame, ce qui

veut dire "sauter" à la manière des dames

françaises), etc.


Dans ces séries de mots vietnamisés, on constate d'abord que quand le mot français est long on retient seulement la partie tonique, par exemple, "sang" (essence), "lôp" (enveloppe). Par ailleurs, des déformation phonétiques, dues à l'inexistence de certains sons français dans la langue vietnamienne, sont inévitables. Ainsi le son "p" qui est une consonne sourde n'existe pas en vietnamien, elle est systématiquement remplacée par la consonne équivalente mais sonore qui est "b". Ce qui a donné:

* "ba" dans ba do suy pour dire "pardessus";

* "banh" dans xâm banh pour dire "champagne";

* bup bê pour dire "poupée"....

Il en est de même pour le son "ch" qui a pour équivalent sonore "j". Ce dernier n'existant pas non plus en vietnamien, le "ch" est remplacé par le "s" (qui possède deux graphies "s" et "x", du moins pour l'accent du Nord). Ce qui a donné:

"xâm" dans xâm banh pour dire "champagne";

"xu" dans xu hào pour dire "chou rave";

"soa" dans mùi soa pour dire "mouchoir;

"san" dans khan san pour dire "châle", etc.

Mais il se présente aussi des cas beaucoup plus compliqués comme le "dr", on le reproduit alors approximativement et ce qui donne "ga" pour dire "drap". Or "ga" veut dire déjà la "gare", on a ainsi deux homonymes issus de deux mots français différents. Cependant il est très difficile de confondre deux homonymes en vietnamien car chaque mot prend sa pleine signification lorsqu'il est placé dans son contexte, ce qui permet d'éviter toute confusion possible.

Mais l'enrichissement de la langue vietnamienne ne s'arrête pas à l'emprunt direct du vocabulaire français. On trouve, par ailleurs, des efforts dans la formation des termes nouveaux pour traduire des concepts ou des choses liées à la culture matérielle occidentale. Par exemple, la "poste" est traduit par nhà dây thep, littéralement:

nhà veut dire maison, bâtiment

dây - " - fil

thep - " - acier.

Ces trois termes réunis permettent de visualiser "le bâtiment reliés aux lignes télégraphiques". Dans le même ordre d'idée,

* les lignes télégraphiques sont traduites par "duong dây thep" (la voie des fils d'acier);

* la TSF : dây thep gio (les fils d'acier au

vent);

* le poste de TSF : dây noi (le fil parlant);

* l'avion : tâu bay (le bateau/bâtiment volant);


* le bâteau : tâu thuy (le bâtiment [qui marche] sur

l'eau);

* le train : xe lua (la voiture à feu) ou tâu hoa

(bâtiment à feu), "hoa" est un mot sino-

vietnamien.

* la voiture : xe hoi (la voiture à vapeur);

* la motocyclette : xe may (la voiture à moteur), ou

xe binh bich (il s'agit ici d'une

onomatopée);

* la bicyclette : xe dap (la voiture à pédales);

* le bureau (meuble) : bàn giây (la table à papier);

* le bureau (local) : buông giây (la chambre à papier);

* dénoncer : bo giây (qui veut dire écrire des

lettres anonymes pour dénoncer).

Contrairement aux transcriptions sino-vietnamiennes et aux traductions des lettrés, le vocabulaire moderne de la vie courante, inventé sans doute par d'autres milieux que celui des lettrés, garde la consonance et, surtout, la syntaxe vietnamiennes. Le "petit peuple" avait recours plutôt aux "objets" concrets qu'à des notions abstraites pour désigner les nouveaux éléments de la vie, de l'environnement. Par ce procédé, la syntaxe sino-vietnamienne qui place le déterminant devant le déterminé s'efface devant celle de la langue vietnamienne qui est le contraire. Par exemple, le "bureau" (local) en langage littéraire se dit "Van phong", dans lequel "Van" (les lettres) est le déterminant et "phong" (une pièce), le déterminé. Alors que dans le langage courant le "bureau" se dit "buông giây" dans lequel "buông" (chambre) qui est le déterminé se place devant le déterminant "giây" (papier). Dans cet exemple, même si "buông" et "phong" sont équivalents à une nuance près, le deuxième terme est un mot sino-vietnamien tandis que le premier est un mot vietnamien. D'autre part le terme "giây" (le papier) est bien plus concret que le terme "Van" (les lettres), et cela montre dans une certaine mesure l'importance du "papier" comme support d'informations dans l'Administration coloniale qui est une réalité. De ce point de vue, bien qu'il soit plus littéraire et plus savant, le terme "Van phong" ne correspond pas à la réalité, car le "bureau" n'est pas le lieu où on étudie "les lettres". Ce qui montre que deux milieux différents ne traduisent pas le même mot d'origine étrangère par les mêmes termes, chacun a recours à ses propres ressources: les lettrés à leur culture académique quelque peu abstraite et le peuple à la sienne axée sur le concret.

A un autre niveau, les mots nouveaux véhiculent avec eux des concepts et des idées modernes venant de l'Occident. Cette famille du vocabulaire moderne est sans doute le fruit des milieux intellectuels politisés, de l'intelligentsia de formation moderne qui ont emprunté des concepts liés à la vie politique et sociale de l'Occident, puis les ont traduits en vietnamien. On a ainsi toute une série de vocables, inexistants auparavant et chargés d'idées nouvelles qui venaient alimenter le débat sur deux versants à la fois. Débat politique, ayant pour buts la critique et la condamnation du régime colonial, et débat social, tendant à remettre en cause la société traditionnelle sclérosée. Cependant, au travers de la presse et de la littérature, on constate que le deuxième versant du débat ne s'est réalisé que dans les années 1930, alors que le premier avait déjà été vivace dans la décennie précédente. Nous avons donc:

Champ politique

* chu nghia thuc dân : le colonialisme (littéralement:

régime manger peuple)

* chinh tri : la politique

* da dao : à bas

* dê quôc : l'impérialisme

* cach mang : la révolution

* tu do : la liberté

* giai phong : la libération

* dân chu : la démocratie

* nhân quyên : les droits de l'homme

* hiên phap : la constitution

* dang : le parti

* chu nghia công san : le communisme

* dâu tranh giai câp : la lutte des classes

* giai câp vô san : le prolétariat

* giai câp Công nhân : la classe ouvrière

* quân chung : les masses

* dinh công : la grève

* biêu tinh : la manifestation

* công doàn (nghiêp doàn) : le syndicat

* giai câp tu san :la bourgeoisie, les capitalistes

* chu nghia tu ban : le capitalisme


Champ social et culturel

* binh dang : l'égalité

* binh quyên : l'égalité des droits

* nu quyên : les droits de la femme

* phu nu chu nghia : le féminisme

* ca nhân chu nghia : l'individualisme

* chu nghia dôc thân : le célibat

* chu nghia lang man : le romantisme

* yêu : aimer

* tiêu thuyêt : le roman

* truyên ngan : la nouvelle

* phong su : reportage.


Ce sont des mots-clefs qui, par la suite, en ont engendré d'autres. La première remarque qu'on peut faire est qu'au plus tard à l'aube des années 1920, les termes chinh tri (politique),- formé de chinh ( ) qui veut dire "juste", "vrai", et de tri ( ), "gouverner"-, ou cach mang (révolution) sont apparus dans le langage vietnamien, ils se substituaient à quôc su (affaires de la nation), terme sino-vietnamien employé jusqu'alors. A son début, le terme cach mang ou sa variante cach mênh, qui existait bien avant la colonisation mais dont l'usage était resté très restreint, désignait le changement de roi par un autre plus conforme au droit divin: cach ( ) terme sino-vietnamien qui veut dire "changer", "renouveler", "stopper", et "mênh" ( ), la prédestination, la "volonté du Ciel" 1. Par la suite, jusqu'aux alentours de 1930, cach mênh évoquait plutôt l'idée d'opposition au régime colonial, de renversement de ce régime. Son champ ne dépassait pas celui du politique. Il fallut attendre les années 1930 pour voir ce terme s'élargir au champ social et enrichi par la dimension internationale.

Dans les domaines culturel et littéraire, l'emploi du terme yêu (aimer) prenait petit à petit la place de celui de thuong (aimer) utilisé pour parler d'autres sentiments que l'amour romanesque: l'amour pour les parents, pour les frères et soeurs... Selon toute vraisemblance, le mot yêu, au sens moderne pour exprimer l'amour romanesque, a été utilisé pour la première fois par l'écrivain Hoàng ngoc Phach, l'auteur de Tô tâm, le roman-phare du romantisme vietnamien écrit en 1922 et publié en 1925. Son usage devint courant par la suite dans la presse, dans la littérature et dans la poésie.


La deuxième étape de l'enrichissement de la langue vietnamienne peut-être situé, supposons-nous, dans la période 1927-1945, qu'on peut qualifier d'étape de consolidation, grâce à l'essor du quôc ngu. Dans cette phase, la presse a joué le rôle primordial dans la promotion de la nouvelle écriture. A partir du numéro 113 (31 août 1934), Khai Hung tient régulièrement la rubrique Tu vung hoat kê (Le vocabulaire pratique) dans le journal Phong hoa pour expliquer les sens des termes susceptibles d'échapper à la compréhension de certains lecteurs. Pour chaque mot, il explique le sens propre, le sens figuré et l'origine étymologique ou historique.

Dans les années 1930, les journaux et revues ont fleuri à un rythme qu'on n'avait jamais connu jusqu'alors. En 1930 il y avait 132 titres légaux ayant obtenu l'autorisation de paraître, 137 en 1931, 192 en 1932, 219 en 1933, 227 en 1934, 267 en 1935, et 230 en 1936 1. Bien que la presse d'information occupe la place prépondérante, la presse spécialisée a vu le jour elle aussi: tous les domaines de la vie y ont été représentés, théâtre, cinéma, sciences et techniques, religion, agriculture, sport, etc. Précisons cependant que tous les périodiques n'ont pas survécu longtemps. Chaque année entre 30 et 40 titres disparaissaient de la circulation. La censure, le manque de professionnalisme, l'opportunisme de certains qui, devant la crise économique, profitaient de l'autorisation pour faire du commerce de papier au noir, étaient les principales causes de ces disparitions.

La littérature est venue ensuite renforcer la place du quôc ngu pour le rendre incontournable, car à l'approche des années 1930 il ne venait plus à personne l'idée de le remettre en question. Le quôc ngu s'imposait donc comme l'écriture nationale pour renvoyer les caractères chinois aux oubliettes. Force est de constater que la "nouvelle langue" possédait sa propre dynamique et ne cessait de se développer. Ainsi on assiste à la naissance de néologismes, de consonance sino-vietnamienne ou non, et de certaines expressions qui sont devenues à la mode à cette époque. Par exemple:

* môt : la mode

* tân thoi : les temps modernes

* gai tân thoi : la femme moderne

* buôi giao thoi : la période de transition.

* phong trào : le mouvement

Bien que le terme vietnamien exact connu de nos jours pour traduire "moderne" soit hiên dai, son usage n'est venu que bien après. Dans le dictionnaire franco-vietnamien (Phap-Viêt tu diên) de Dào Duy Anh, "moderne" a été traduit par "tân", terme sino-vietnamien qui veut dire "nouveau", moi en vietnamien. Cependant le mot hiên dai figurait bien dans son dictionnaire sino-vietnamien (Han-Viêt tu diên) qui avait été publié en 1932, pour la première édition, précédant l'autre dictionnaire de quelques années. Ainsi les termes tân ou moi étaient d'un usage très courant pour ne pas dire "à la mode". Ils s'associaient avec d'autres mots pour donner naissance aux nouvelles expressions désignant ce qui était "nouveau" ou "moderne". A cet égard, rien que les titres des périodiques parus dans la période 1927-1939 sont révélateurs: environ une centaine de journaux et revues dont le titre comporte le terme moi ou tân. Par exemple, Dân moi (Le nouveau peuple), Tân dân (Le nouveau peuple), Tân Viêt Nam (Le nouveau Vietnam), Phu nu tân Van (La nouvelle littérature de la femme), Dàn bà moi (La femme moderne), Tân tiên (Le progrès moderne), Tân xa hôi (La société moderne), Ngày moi (Le jour nouveau), Doi moi (La nouvelle vie)....

Cette floraison s'accompagne aussi d'une nouvelle façon d'écrire qui consiste à intégrer les signes de ponctuation, ce qui commençait à se faire dans les décennies précédentes, à la place des termes anciens ayant cette même fonction, comme phàm pour marquer le début d'une phrase, vây pour marquer la fin. Il en était de même avec les majuscules pour commencer une phrase, etc. Par la même occasion les allusions ou références à la culture académique traditionnelle cédaient petit à petit le pas aux idées modernes telles que "l'hygiène", "les sciences", "les techniques", "la liberté", "la démocratie", "le droit", "le progrès" ...

Sur le plan du style, les écrits de cette période marquent un effort dans la structuration d'une langue nationale. La francisation était à peine perceptible, bien que plus visible dans la poésie, et surtout celle de Xuân Diêu. Par contre, dans la période d'après, de 1945 à nos jours, qu'on peut qualifier d'étape d'assimilation, la francisation dans la structuration des phrases devient omniprésente. Ceci s'explique par les effets à long terme de la connaissance de la langue française d'une part, et sans doute par un retournement de situation avec l'indépendance, qui déculpabilise les Vietnamiens francophones d'imiter les Français, d'autre part. Cependant cette assimilation devient si ancrée qu'on considère aujourd'hui comme "vietnamien" ce qui a été emprunté aux Français. Il en allait de même avec les cheveux longs: à l'arrivée des Français les Vietnamiens considéraient que le port des cheveux longs représentait un caractère spécifiquement national alors que cette tradition avait été introduite au Vietnam par les Chinois.

A titres d'exemples, regardons ce qu'on écrit dans les milieux intellectuels vietnamiens d'aujourd'hui. Dans la présentation des morceaux choisis de l'écrivain Nguyên Công Hoan, Phan Cu Dê écrit en 1981:

" Vu Trong Phung trong môt nam 1936 viêt luôn ba cuôn tiêu thuyêt lon... 1"

On peut traduire ces lignes ainsi, à certains signes de ponctuation près:

"Vu Trong Phung, en une seule année, 1936, a écrit trois grands romans..."

Dans une phrase vietnamienne le verbe suit immédiatement le sujet, alors que dans la phrase ci-dessus, le verbe "viêt" (écrit) est bien séparé de son sujet "Vu Trong Phung" par le complément de temps "trong môt nam" (en une année) suivi d'une apposition "1936". Un peu plus loin on découvre encore ceci:


Nêu nhu

Ngô Tât Tô tâp trung viêt vê nông dân, Vu Trong Phung da kich vào giai câp tu san thi dong gop chu yêu cua Nguyên Công Hoan là da xây dung thàng công môt phông tranh châm biêm và da kich cac kiêu quan lai 2.


On peut traduire ces lignes, presque mot à mot, ainsi:

"Si Ngô Tât Tô concentre ses écrits sur les paysans, (si) Vu Trong Phung condamne la classe bourgeoise, la contribution essentielle de Nguyên Công Hoan est le mérite d'avoir tracé un tableau humoristique qui condamne le mandarinat."

Cette phraséologie, inconnue dans la littérature vietnamienne des années 1930, sans remonter plus loin à celle des lettrés de formation classique, devient très usuelle dans les écrits actuels.

Lê Dinh Ky, quant à lui, a présenté les oeuvres du poète Thê Lu en ces termes:

Tu sau Cach mang Thang Tam, tho moi da di vào di san Van hoc dân tôc, tuy không thuôc dong yeu nuoc và cach mang, nhung cung mang tinh dân tôc, và nhât là nhung dôi moi quan trong vê nghê thuât, no da danh dâu môt chang duong phat triên trong lich su Van hoc nuoc nhà 1.

Ce qui donne cette version:

"Après la Révolution d'Août, la poésie moderne est entrée dans le patrimoine littéraire national, même si elle ne fait pas partie de la lignée patriotique et révolutionnaire elle présente (cependant) le caractère national, et surtout par ses aspects nouveaux importants en ce qui concerne les arts, elle a marqué une étape du développement de l'histoire littéraire du pays."

Ordinairement la phrase vietnamienne est relativement courte. En écrivant à la française, l'auteur a rendu sa phrase trop lourde, et par endroits, elle devient confuse. Notons tout de même les expressions francisées comme di vào di san (entrer dans le patrimoine), danh dâu môt chang duong (marquer une étape).

Le 2 septembre 1945, jour de la déclaration de l'indépendance, Hànoi a été abondamment décorée de banderoles rouges pour saluer et fêter le jour historique. Sur certaines banderoles on pouvait lire les slogans suivants:

* Nuoc Viêt Nam cua nguoi Viêt Nam: Le Vietnam aux Vietnamiens;

* Da dao chu nghia thuc dân phap : A bas le colonialisme

français;

* Dôc lâp hay là chêt : L'indépendance ou la mort;

* Ung hô chinh phu lâm thoi : Soutien au gouvernement

provisoire;

* Ung hô chu tich Hô Chi Minh : Soutien au président Hô Chi

Minh, 1 etc. etc.

On s'aperçoit que ces slogans reprenaient mot à mot les slogans de lutte en langue française. L'année d'après, dans la décision du comité central du parti en date du 9 mars, on trouve cette image:

" Con thuyên cach mang dang luôn nhung mom da ghênh dê luot toi 2".

La traduction donne:

"Le navire de la révolution est en train de louvoyer entre les écueils pour avancer". Les Vietnamiens ne connaissaient pas cette image et surtout pas ce genre de syntagme. N'est-elle pas occidentale, cette imagerie? A côté de ces emprunts d'images ou de phraséologie française on trouve encore d'autres expressions traduites du français qui sont devenues "vietnamiennes". Par exemple:

* trên co so : sur la base de;

* bô may nhà nuoc : l'appareil d'Etat;

* duoi anh sang : à la lumière de;

* duoi goc dô : sous l'angle de;

* duoi su lanh dao : sous la direction de;

* môt cach nhin : une façon de voir;

* di sâu vê : approfondir;

* dong vai tro : jouer le rôle de;

* mat manh : le point fort;

* mat yêu : le point faible;

* ban suc lao dông : vendre sa forcs de travail;

* phong trào quân chung : mouvement de masse.


Après ce bref aperçu sur l'influence du français sur le vietnamien, on s'aperçoit qu'après une période d'emprunt massif de vocabulaire français et d'invention de nouveaux termes pour désigner les éléments de la culture matérielle moderne, les effets de cette influence se poursuivent même après la fin de la "cohabitation" franco-vietnamienne. La période d'assimilation (de 1945 à nos jours) témoigne paradoxalement de l'étape de francisation de la langue vietnamienne la plus significative et la plus profonde. Les éléments empruntés à la langue française sont tellement intériorisés par les Vietnamiens qu'ils ne les distinguent plus de leur propre langue. Par ailleurs, l'emprunt d'une expression peut traduire aussi une évolution ou un changement dans la façon de voir les choses. Par exemple, l'expression troi dep est sans doute la traduction de "il fait beau", expression qui sous-entend qu'il y a du soleil. Pour les Vietnamiens qui vivent sous les Tropiques, le soleil n'a rien de réjouissant mais au contraire il les fait fuir. Pour dire qu'"il fait soleil", les gens diraient plutôt troi nang ou troi nong, quand il fait chaud (à cause du soleil). Le passage de l'emploi de troi nang ou de troi nong à celui de troi dep traduit un changement dans la perception de l'environnement, en introduisant une dimension abstraite voire un jugement personnel. Effectivement, les expressions vietnamiennes liées aux phénomènes météorologiques dressent uniquement un constat, ce qui est perceptible par les sens, évoquent le concret, par exemple:

* troi mua : il pleut (littéralement: ciel pleuvoir);

* troi gio : il vente (littéralement: ciel venter);

* troi tôi : il fait noir (littéralement: ciel obscur),

etc.

Ces éléments linguistiques reflètent la culture matérielle vietnamienne dans laquelle le concret joue le rôle prédominant. Les innombrables termes différents pour désigner les différentes façons de "porter" en sont une preuve parmi bien d'autres:

* dôi : porter un chapeau;

* deo : porter une bague, des lunettes, une décoration...

* mac : porter des habits,

* di (giây) : porter des chaussures;

* xach : porter à la main;

* : porter dans les bras;

* cong : porter (un être humain) sur le dos;

* ganh : porter sur l'épaule à l'aide d'une canne de

bambou qui supporte à chaque extrémité un

"panier";

* khiêng : porter (un objet lourd) à plusieurs,

etc.

La richesse de la langue vietnamienne réside dans ce côté concret et pratique, mais il lui manque dans le nouveau contexte les dimensions non développées de la vie comme les sciences et les techniques (que nous avons évoquées dans un chapitre précédent), le droit, et tout ce qui est lié à la culture matérielle moderne. Dans ce sens, la rencontre avec la culture occidentale a permis à la langue vietnamienne de rattraper le retard linguistique afin d'être en phase avec un monde moderne en pleine mutation; mutation qui s'accélère à un rythme de plus en plus rapide. A cet égard, la langue peut servir aussi d'instrument de mesure du développement, plus le développement s'accélère plus il y a de néologismes pour répondre aux besoins de l'usage et inversement. Par ailleurs la langue est à la littérature ce que la matière est à l'art. Même si les romanciers des années 1930 n'étaient pas des maîtres qui manipulaient la langue à merveille, ils ont néanmoins contribué à consolider la place de la langue, transcrite par le quôc ngu, dans la vie culturelle du pays.

Si après l'indépendance, le Nord Vietnam a voulu mettre l'accent sur le caractère national dans le domaine de la langue, notamment par la création de néologismes pour traduire des concepts ou des idées modernes, en rompant avec les termes sino-vietnamiens, cette entreprise n'a pas abouti à sa fin. D'une part on confondait, et là on revient sur le problème déjà posé pour le langage scientifique, un mot avec sa définition, et d'autre part, l'uniformisation restait à faire pour évacuer les confusions, car en l'absence de règles officielles chacun écrivait à sa façon sans se soucier du caractère homogène de l'écriture. Par exemple on a le néologisme:

* may bay lên thang : hélicoptère (littéralement: avion

décoller droit, pour dire avion à

décollage vertical).

Cette traduction présente deux inconvénients:

- le terme thang qui veut dire "droit" est employé improprement pour exprimer l'idée de la verticale;

- ce mot may bay lên thang se présente plutôt comme la définition d'un mot que comme un mot en soi.

Dans le langage familier on dit facilement tâu bay chuôn chuôn, littéralement, "avion-libellule", du fait de la forme de l'appareil qui ressemble à l'insecte. Son équivalent en sino-vietnamien qui est truc thang n'apporte pas plus de précision puisque truc veut dire "droit" et thang, "vers le haut". Il en était ainsi avec d'innombrables termes nouveaux. Tant que la langue vietnamienne ne se dote pas de règles homogène,s on avance dans la confusion et dans l'à peu près.


LA LITTERATURE


Préserver la famille! Mais de grâce, ne confondez pas la famille avec l'esclavagisme.

Nhât Linh (Doan tuyêt)

L'essor de la littérature vietnamienne de l'Entre-Deux-Guerres s'explique par plusieurs raisons. Sur le plan littéraire, elle marque la rupture avec les écrits classiques, composés essentiellement en vers. Par ailleurs, elle s'inspire des romans français traduits en vietnamien par des pionniers dans ce domaine comme Nguyên Van Vinh qui dirigeait, entre autres, la revue Dông duong tap chi. Il a traduit à lui seul plusieurs romans et pièces de théâtre français en se servant de la prose comme mode d'expression, dont:

* Les fables de La Fontaine (1913);

* Les contes de Perrault;

* Les trois mousquetaires d'Alexandre Dumas;

* La peau du chagin d'Honoré de Balzac (1917);

* Manon Lescaut de l'Abbé Prévost (1918);

* Les Misérables de Victor Hugo (1927);

* Le Malade imaginaire, Le Bourgeois gentilhomme, L'Avare, et Tartufe de Molière (1915), etc.

Sur le plan socio-culturel, les jeunes écrivains de formation moderne viennent occuper le vide laissé par leurs aînés condamnés à disparaître avec les caractères chinois. La simplicité du quôc ngu et son usage généralisé à travers la presse contribuent à la naissance et au développement de la nouvelle école de littérature. A cet égard on se souvient encore de ce que Nguyên Van Vinh a prédit:

Le sort du Vietnam sera déterminé par le quôc ngu.

La conjoncture politique canalise enfin certains milieux intellectuels vers la littérature qui, beaucoup moins subversive dans la forme que la politique, présente moins de risques de répression.


LA PROSE


Dans l'espace de deux décennies, le roman vietnamien a eu le temps d'évoluer. Selon les auteurs, la classification est différente 1, néanmoins deux courants dominants, nettement identifiables, caractérisent cette évolution: le romantisme et le réalisme social. Si le premier courant a dominé la vie littéraire vietnamienne dans les années 1920, avec à son apogée, la sortie du roman Tô tâm de Hoàng Ngoc Phach en 1925, il a dû céder par la suite la place au deuxième courant, celui du réalisme social, dans la décennie suivante marquée par une prise de conscience sociale et l'émergence d'une remise en cause profonde de la société traditionnelle. En dépit des jugements de certains milieux intellectuels de Hanoi, le romantisme répondait, dans le contexte des années 1920, à l'aspiration d'une certaine frange de la jeunesse en proie aux soubresauts d'une société en pleine évolution. Hoàng Ngoc Phach, un ancien élève de l'Ecole supérieure de pédagogie de Hanoi, a terminé son roman en 1922. Après un sondage auprès de ses camarades, il l'a fait publier sous forme de feuilleton dans le Bulletin de l'Association amicale de l'Ecole normale. Le public jeune l'a accueilli sans réserve, ce qui a amené l'auteur à le faire éditer sous sa forme finale. Les trois mille volumes de la première édition ont été rapidement absorbés en l'espace de deux semaines; ceux qui ne l'ont pas acheté à temps ont même avancé de l'argent pour la deuxième édition de deux mille exemplaires qui est parue peu de temps après. Ce fut un événement littéraire qui suscita chez les jeunes de formation moderne l'admiration , et de la part de l'ancienne génération, critique et condamnation 2. L'auteur, sous son pseudonyme de Song An, a reçu d'innombrables lettres de lecteurs de l'intérieur comme de l'extérieur du pays. Les Viêt Kiêu résidant au Siam, en Chine et en France ont salué cet événement en recommandant à l'auteur de leur envoyer l'oeuvre tant attendue 1.

Le roman, écrit en style narratif, retrace la douloureuse histoire d'amour d'un jeune homme, étudiant en Lettres à l'université, avec une jeune fille de vingt ans, gagnée aux idées modernes, d'une bonne famille traditionnelle dont le père était mandarin de district de son vivant. Par un concours de circonstances, les deux jeunes font connaissance. Tô tâm, c'est le nom de l'héroïne (pseudonyme qui lui est donné par le personnage masculin), ayant terminé ses études secondaires, a l'âme sensible et s'intéresse à la littérature française. Elle vit avec sa mère et son petit frère, connaît déjà Dam Thuy, le héros de l'histoire, par ses écrits parus dans la presse. Les visites répétées que Dam Thuy rend à Tô Tâm, leurs discussions sur la littérature moderne et les lettres échangées transforment peu à peu leur amitié en amour sans "souillure charnelle". Quand Dam Thuy réalise que l'amour a envahi leur âme, il décide, à contre-coeur, de lui révéler qu'il était déjà fiancé. Tô Tâm apprend cette nouvelle avec beaucoup de chagrin mais sans un mot de reproche; elle l'encourage, au contraire, à obéir à sa famille. Quant à elle, elle décide de rester toute sa vie fidèle à cet amour. Mais un événement survient: sa mère tombe gravement malade et lui demande avant de mourir de se marier avec l'homme qui vient de lui demander sa main. Partagée entre l'amour et la piété filiale, Tô Tâm reporte à chaque fois sa décision; mais quand l'agonie de sa mère approche, elle donne son consentement pour lui faire plaisir. Le mariage a lieu mais la jeune mariée tombe aussitôt malade et meurt quelques semaines après.

Cet écrit laisse apparaître clairement le conflit des générations, conflit entre la tradition séculaire et les idées modernes. Mais ce conflit révèle par la même occasion que l'amour ne rime pas avec la famille, les deux uniques thèmes du récit bien que l'amour occupe la place centrale et que la famille soit renvoyée au second plan. La dimension sociale en est complètement absente. Si les deux personnages principaux se trouvent confrontés aux tiraillements exercés d'un côté par l'amour et de l'autre par la famille, cette confrontation ne donne lieu à une aucune remise en question ni à aucune accusation à l'égard de la famille. Tous les deux subissent le même sort: obéir à contrecoeur à la famille. Dam Thuy ne renonce pas à ses fiançailles arrangées par sa famille et Tô Tâm non plus, alors que l'un comme l'autre n'en veulent pas au fond d'eux: ou plutôt c'est par respect pour la famille (la tradition) qu'ils poursuivent le chemin tracé. Si la famille sort triomphatrice de cette bataille, sa responsabilité devant la mort de l'héroïne est engagée, à moins que ce ne soit celle du romantisme, qui apparaît sans ambiguïté dans le roman. L'auteur a bien mentionné cette attitude dans le passage qui reproduit l'ultime argument: "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas 1". Dans les rapports de Tô Tâm à Dam Thuy, même si l'amour les unit l'un à l'autre, Tô Tâm se montre plutôt respectueuse et adoratrice à l'égard de son bien-aimé que complice. A la fin de chaque lettre qu'elle lui écrit, elle n'oublie pas d'ajouter des formules de politesse qui dénotent une certaine inégalité dans les relations: kinh tang (offert respectueusement), kinh lay (prie respectueusement), Tô Tâm bai (la très respectueuse Tô Tâm), etc. Ces quelques aspects montrent les limites de l'école littéraire de cette époque, qui vont être balayées par la génération suivante plus ambitieuse et plus audacieuse aussi. Néanmoins pour la société vietnamienne de cette époque, ce roman a franchi un pas énorme dans la revendication pour faire reconnaître les sentiments, il sème déjà les germes d'un défi contre la famille.

Neuf ans plus tard, en 1934, Nhât Linh fit paraître son roman Doan tuyêt (Rupture) 1 en reprenant les mêmes thèmes (l'amour et la famille), mais cette fois, sans détour, la famille a été mise à l'index: Loan, l'héroïne, s'insurge contre sa mère comme contre sa belle-mère pour affirmer ses droits en tant qu'individu. Dès les premières lignes du roman, ce personnage fait une remarque, à propos du suicide d'une jeune fille maltraitée à la fois par sa belle-famille et par son mari:

Si sa belle-mère était méchante elle n'avait qu'à retourner chez ses parents. Pourquoi se donner le malheur de se suicider? (...)

Pourquoi, quand les hommes quittent leurs femmes pour se marier avec d'autres, trouve-t-on cela normal 2 ?


Loan refuse que le fait de se marier avec quelqu'un revienne à "se marier avec toute sa famille", et elle se dit qu'"il faut créer les conditions nouvelles qui soient conformes aux idées modernes" 3. Écoutons le dialogue entre sa mère et Loan au sujet de son mariage:

Loan:

- Laisse-moi décider si je dois me marier ou non...

La mère:

- Tu dois savoir que tu es déjà grande, et tu dois réfléchir.

- Maman, c'est justement parce que je suis grande et que je réfléchis que je te dis que je ne peux pas être la belle-fille de cette famille...

- Tu plaisantes?

- Nullement! Je considère que c'est quelque chose de très important dans ma vie, et ça ne concerne que ma vie. (...) Pourquoi m'as-tu promise à cette famille depuis des années? ... Cela me concerne et vous (le vous ici englobe le père et la mère) me considérez comme si je n'existais pas dans cette maison. (...)

- Maintenant tu insultes ta mère!... On a dépensé pour que tu puisses aller à l'école, pour que tu sois "civilisée", et en fin de compte tu viennes contredire tes parents... Tu es une ratée, va!

- C'est grâce à vous que j'ai pu aller à l'école, vous ne pouvez pas me traiter comme une illettrée. Je ne suis pas prétentieuse, c'est une chose naturelle. Ce n'est pas de ma faute. Raisonner avec les parents, à mon sens, ne veut pas dire manquer à la piété filiale 1.


En dépit de ces affrontements avec sa famille, Loan consent à contrecoeur à se marier avec Thân, le fils d'une famille traditionnelle à qui les parents de Loan ont promis le mariage. Cependant, Loan n'abandonne pas ses idées pour autant. Le jour de son mariage, elle pense encore que la morale est une hypocrisie, qu'il n'y a pas de liens véritables qui puissent unir les membres de la structure familiale, et qu'ainsi s'explique qu'on invente de faux liens pour les retenir 1. Le soir des noces, voyant son mari préparer le lit en y étalant un tissu blanc 2, elle voit en ce geste une illustration de la barbarie, car pour elle, il n'y a que la virginité de l'âme qui soit précieuse.

Dans ce roman, Nhât Linh décrit avec minutie le sort subi par la bru dans la société traditionnelle vietnamienne, pour qui le rôle de la bru consiste plutôt à servir les beaux-parents lesquels l'éduquent comme on éduque une domestique. Celle qui a souffert dans sa vie de bru réserve le même sort, une fois devenue à son tour belle-mère, à sa belle-fille, et ainsi de suite. Dans ce cercle vicieux, le rôle de la femme (par opposition au mari) n'est qu'accessoire: elle est considérée comme une machine à enfants, même par le mari. Dans ce genre de situation, quoi qu'elle fasse, la bru ne peut s'attendre qu'à des accusations ou à des reproches en retour. Dans le cas de Loan, elle se lève tous les jours à cinq heures du matin même si elle n'a rien à faire. Ainsi elle s'occupe comme elle peut. Si elle fait du bruit en travaillant, sa belle-mère dit qu'elle fait semblant de se lever tôt, si elle travaille silencieusement, à son réveil, celle-ci lui reproche de se coller aux fesses du mari quand il fait déjà jour 3. Ce sort est d'autant plus humiliant que Loan découvre, peu de temps après, qu'elle n'a été qu'un objet d'échange entre les deux familles: n'ayant pu rembourser une dette importante, la mère de Loan a promis le mariage pour s'en acquitter. Dans ce climat d'injustice suffocant, tout détail peut devenir sujet d'accusation ou de mépris. Certains membres de la belle-famille n'appellent pas Loan par son nom ou par des termes conventionnels, mais l'appellent la fille aux dents blanches, comme le fait la tante du côté de son mari 1; il en est de même au sujet de sa raie sur le côté. Sa solitude de femme gagnée aux idées modernes ne cesse de la tourmenter et l'isole de sa belle-famille tournée vers le passé. Après un accouchement difficile qui a nécessité une intervention chirurgicale, la première question que son mari lui pose en la voyant est pour s'informer si c'est un garçon. L'enfant n'est plus son enfant mais celui de sa belle-famille. Loan ne peut même pas nommer son enfant comme elle le voulait car ce droit revient à la belle-mère. Quand le nourrisson tombe malade, c'est encore sa belle-famille qui s'en charge en le confiant aux mains des médiums qui lui préparent des potions à base de cendre d'encens, et qui n'hésitent pas à le frapper pour chasser les mauvais esprits. Loan arrive finalement à arracher son enfant à sa belle-famille pour l'amener à l'hôpital, mais il est trop tard. La mort de l'enfant isole encore Loan de la famille, car elle en est tenue pour responsable par tout de le monde. La belle-mère n'hésite pas à pousser son fils à la maltraiter. Un soir, au cours d'une dispute entre Loan et son mari, dispute envenimée par la belle-mère qui veut à tout prix voir Loan souffrir, et qui encourage son fils à la rouer de coups, l'histoire tourne au drame, et le mari se trouve poignardé à la suite de circonstances malencontreuses. Loan est accusée de meurtre et l'affaire portée au tribunal.

Au jour du jugement, l'avocat de la défense présente une autre version des faits, après avoir dénoncé les accusations non fondées de l'autre partie:

La nommée Loan est une femme instruite et moderne. N'ayant pu avoir d'enfant, elle a consenti que son mari prît une deuxième femme pour avoir une descendance.(...)

C'est la belle-mère qui a tué l'enfant sans le savoir, et elle accuse encore Loan de l'avoir fait. Le coupable c'est la belle-mère, c'est la morale désuète. Au-delà des individus, personne n'est responsable de tout ce qui s'est produit, le vrai responsable c'est le conflit acharné qui se déroule actuellement entre la tradition et le nouveau.(...) La société vietnamienne n'est plus celle de la fin du siècle dernier. On ne peut maintenir intacte la famille comme du passé. (...) Préserver la famille, mais il ne faut pas la confondre avec l'esclavagisme. (...)

La belle-mère, par habitude et par inconscience, a usé de ses droits comme le font des centaines de milliers de belles-mères dans cette société vietnamienne.

Ceux qui ont assimilé la nouvelle culture, ceux qui sont imprégnés d'idées humanitaires, de l'idée du droit à la liberté individuelle, ceux-là cherchent évidemment à échapper à cette servitude. Cette volonté est légitime. (...) Combien de personnes qui n'ont pas pu supporter cette structure rigide et insensée ont-elles sacrifié leur vie pour s'en libérer? (...)

La faute de la nommée Loan, c'est d'être allée à l'école pour s'éduquer afin de devenir une femme moderne, et d'avoir eu à cohabiter avec des hommes anciens. C'est sa seule faute. Mais elle l'a déjà payée avec tant de souffrances.

Si vous l'acquittez vous ferez acte de justice pour dire que la structure familiale inhumaine est appelée à disparaître afin de laisser la place à une nouvelle famille en accord avec le présent, en harmonie avec les conceptions de ceux formés aux idées modernes. Si vous l'acquittez vous rendez justice à une innocente, à la malheureuse qui a gaspillé sa jeunesse, qui s'est sacrifiée pour cette société rigide 1.


Enfin Loan se lève pour ajouter ce qu'elle a au fond de son coeur en se tournant vers les femmes présentes à la tribune:

Je tiens à dire à vous, les femmes modernes, que si vous voulez connaître le bonheur avec votre mari et avec vos enfants, la première chose à faire c'est d'avoir une vie indépendante, une vie autonome et d'éviter de cohabiter avec les beaux-parents, avec la grande famille, et surtout, il faut sortir de l'emprise des beaux-parents 2.

Et enfin elle s'adresse à sa belle-mère:


(...) Vous et moi nous sommes deux personnes qui ne peuvent pas se comprendre ni s'aimer. Et pourtant, nous devions cohabiter, comment éviter des conflits dans ce cas-là! Ce n'est la faute de personne.

Après avoir consulté les magistrats, le juge rend le verdict par un non lieu.

Dans ce roman, l'auteur a concentré ses idées sur l'oppression de la famille traditionnelle, et plus précisément les rapports de la belle-mère à la bru. Loan, le personnage féminin, tient la place centrale dans l'histoire. Elle réfléchit, raisonne et affronte la famille bien plus que les autres personnages masculins. La passivité ou la soumission qui caractérisent la femme vietnamienne traditionnelle ont laissé la place à la combativité et à la lucidité. Cet aspect, à lui seul, représente déjà une nouveauté dans la société pour ne pas dire une rupture. Le thème de l'amour n'est qu'un prétexte pour dénoncer l'attitude odieuse de la belle-mère, la passivité du mari et la complicité de tous les membres de la famille. D'ailleurs, ce thème de l'amour est renvoyé au deuxième plan et n'interfère pas avec le thème central qui est la famille. Bien que Loan aime Dung, elle a renoncé à son amour, à contrecoeur il est vrai, pour satisfaire sa mère. De même, Dung voulait transformer leurs relations amoureuses en une relation amicale tout en décidant de partir loin. Dans sa nouvelle vie de femme, Loan a commencé par se conformer aux règles habituelles dans les rapports aussi bien avec la belle-mère qu'avec son mari ou avec les autres membres de la famille qui, pour leur part, impassibles, ne la considéraient ni plus ni moins que comme une personne qu'ils avaient achetée. L'auteur laisse entendre qu'avec la meilleure volonté du monde, la personne gagnée aux idées modernes, affranchie de la servitude, ne peut cohabiter avec les anciens aux idées arriérées voire inhumaines.

Ou inversement, on peut dire aussi que si l'auteur fait voler la famille ancienne en éclats c'est pour revendiquer la place de l'amour, celle de l'individu. Dans cette logique, l'individu ou l'amour ne peuvent exister qu'après la disparition de la famille comme structure oppressive. Jamais dans la littérature académique ou officielle on n'a vu une attaque aussi virulente envers une conception aussi sacrée que la famille. La remise en cause de la nouvelle génération à l'égard des anciens se situe à ce niveau. La rupture est profonde car elle déracine les fondements mêmes de la société, ceux de la classe dominante ayant pour bases les enseignements de Confucius.

Cependant aux yeux de Nhât Linh, le mandarinat n'est pas l'unique responsable des situations déchirantes, bien que dans la plupart des cas, la famille mandarinale constitue le cadre de ses romans, car il ne veut pas se montrer complaisant avec les couches dominées sous le seul prétexte qu'elles sont opprimées. Cette idée apparaît dans Dôi ban (Les deux amis) 1, qui retrace l'amitié entre Loan et Dung dans leur jeunesse, un autre roman de Nhât Linh:

Il (Dung) s'aperçoit que le mandarin provincial et les paysans ont des rapports étroits dans cette entente (rapport de soumission). Il veut détruire ces rapports car, à ses yeux, ils sont basés sur l'injustice: les dominés acceptent ces relations (de domination) car ils se reconnaissent comme les faibles pour se résigner à la situation d'infériorité, et considèrent cela comme chose normale qui existe depuis la nuit des temps 2.


On retrouve ici l'idée du consentement, développée par Maurice Godelier à propos de la nature du pouvoir 3, et que nous avons évoquée dans la première partie.

L'attitude de Dung est intellectuellement difficile à tenir car elle le sépare à la fois des couches dominantes et des couches dominées. En effet, bien qu'issu d'une famille aisée, il en a honte:

Devenir riche d'une façon honnête c'est déjà désagréable, sans parler de la richesse non justifiée 1.


Pour cette raison Dung se retrouve étranger dans sa propre famille avec qui il a souvent des conflits. Enfin, il se décide à partir loin de la famille; pour lui il n'y a pas d'autre choix si on veut agir et vivre selon ses idées. Quitter la famille signifie pour lui la quitter pour toujours sans garder le moindre contact, afin de s'en libérer complètement 2. Quitter la famille c'est aussi tourner le dos au mariage arrangé qui l'attend.

Dans la même année 1934, Khai Hung, un autre membre du groupe Tu Luc Van doàn, publie le roman Nua chung xuân (Le printemps inachevé), qui garde les mêmes thèmes centraux: la famille et l'amour. Ici comme dans Doan tuyêt, le personnage le plus lucide et le plus combatif est l'héroïne du roman, Mai. L'auteur retrace l'itinéraire et la vie mouvementée de ce personnage. Seule avec son jeune frère, elle affronte les difficultés et les ruses de la belle-mère qui ne veut pas reconnaître le mariage libre de son fils, Lôc, avec Mai. La belle-mère cherche par tous les moyens à détruire cette union en semant le doute chez Lôc à propos de la fidélité de sa femme. Lôc tombe dans le piège de sa mère qui va le marier à une autre fille "digne" de sa situation sociale, et ils se débarrassent de Mai en lui demandant de quitter le foyer conjugal avec l'enfant qui ne tardera pas à venir au monde. Le deuxième mariage de Lôc accuse un échec; sa mère ayant appris que Mai a mis au monde un garçon veut récupérer l'enfant. Mai ne s'oppose pas à cette demande par vengeance ou par méchanceté, mais parce qu'elle ne veut pas que son fils soit élévé dans l'esprit de la famille traditionnelle que représente la belle-mère. Quand Lôc s'aperçoit qu'il s'était trompé au sujet de Mai, il lui demande pardon en l'invitant à revenir. Proposition que Mai refuse catégoriquement sans chercher à blesser son ex-mari. Elle se contente de rester seule avec son fils pour l'éduquer.

Ce roman comme tant d'autres écrits du groupe Tu luc Van doàn montre l'incompatibilité de l'amour avec la famille traditionnelle, de deux conceptions, l'une aspirée vers la vie moderne qui accorde à l'individu la liberté dans le mariage, et l'autre tournée vers le passé qui ligote l'individu dans des règles morales séculaires. Cette morale, l'auteur la récuse à travers les paroles de Huy, le jeune frère de Mai qui découvre que sa soeur a été victime:


Quelle morale? Ainsi, on accorde plus d'importance à la piété filiale qu'à l'amour? C'est inhumain! c'est dégueulasse! 1


Par ailleurs, même si le thème de la libération de la femme n'apparaît pas clairement dans le roman, il est transversal à toutes les discussions car il constitue une composante de la liberté individuelle absente dans la conception ancienne. La reconnaissance de l'individu en tant que tel passe aussi par l'affrontement avec la structure de la famille traditionnelle dans laquelle la place de chacun ou de chacune est définie par rapport à celle des autres membres non seulement de la famille mais également de la société. "Quand les gens, se demande Huy, arriveront-ils à comprendre ce que c'est que la liberté, l'honneur de l'individu? 1" Encore une fois, si le cadre de vie de ce roman est tantôt la campagne, tantôt la ville, la famille comme structure oppressive est toujours celle des couches dominantes tenantes des idées confucéennes. La famille des humbles échappe à ces accusations, et pour cause: elle ne se permet pas le luxe de suivre la morale des autres car les problèmes les plus urgents pour elle demeurent les difficultés de survie, la morale passe après les exigences matérielles.

Une autre tendance littéraire du courant réaliste trouve son expression, entre autres, dans les écrits de Nguyên Công Hoan qui décrit l'injustice et l'oppression exercées par les notables en milieu rural, la vie des humbles confrontés à toutes sortes d'humiliations. Dans la nouvelle Thang an cuop (Le cambrioleur), écrit en 1937, l'auteur met en lumière les rapports, pour le moins curieux, entre un mandarin et un cambrioleur. Ce dernier se lamente:

Je sais que dans la vie il faut s'appuyer les uns sur les autres, ainsi nous devons partager ce qu'on gagne avec les autres: payer les impôts, verser des commissions aux commerçants, etc. Nous, cambrioleurs hors la loi, nous savons qu'il faut maintenir de bons rapports autant que possible avec ceux qui représentent la loi. (...)

Mais depuis que ce mandarin de district a pris ses fonctions, il est terrible. Je sais d'avance que plus je travaille plus je me fatigue pour rien. Je n'exagère en rien. Ce n'est pas parce qu'il ne nous laisse pas agir comme ses prédécesseurs afin de maintenir la sécurité du peuple, ç'aurait été bénéfique pour tout le monde, mais parce qu'il m'oblige à le remercier au-dessus de mes moyens. Ce que je refuse. Même si je ne suis qu'un malhonnête qui dépouille les autres, cependant j'ai dû réfléchir puis peiner physiquement pour y arriver. Sur les dix types que je dépouille neuf le méritent, car eux-mêmes ont dépouillé les autres. Cependant je suis dépouillé à mon tour par le dixième qui, lui, n'est dépouillé par personne. Comment peut-on ne pas s'énerver dans ce cas? Quelle justice dans tout ça 1 ?

Ayant compris ces intentions, le mandarin de district lui tend un piège en faisant semblant de relâcher la surveillance. Le cambrioleur profite de cette occasion et récidive avec sa bande. Le lendemain, le mandarin en question, accompagné de gardes, fait une descente chez le récidiviste. Ni les menaces, ni les coups de bâton ne suffisent pour faire reconnaître les faits par le malfaiteur. Le mandarin a alors recours à la torture: sa spécialité consiste à faire coucher sa victime à plat ventre, puis il dit à ses gardes aux uns de bien le tenir immobile, aux autres de lever ses bras de telle sorte que l'angle formé par les membres supérieurs avec le sol devienne de plus en plus grand, jusqu'à ce que la victime accepte de parler. Ce supplice neutralise la volonté du cambrioleur qui finit par reconnaître avoir participé aux actes de brigandage. Fier de lui, le mandarin demande au cambrioleur après avoir renvoyé ses gardes, de lui remettre la somme qu'il a cachée en échange de sa remise en liberté.

Que cette histoire soit vraisemblable ou non, la chanson populaire dit encore "Les brigands volent la nuit et les mandarins, le jour" (Cuop dêm là giac cuop ngày là quan). Par ailleurs, dans ses mémoires, Nguyên Công Hoan laisse entendre que ses écrits s'inspiraient, la plupart du temps, d'histoires réelles. Souvent quelques pages lui suffisent pour exprimer ce qu'il veut. Ainsi la nouvelle reste le mode d'expression le plus employé par cet auteur. Voici l'histoire, pour le moins surréaliste, de deux inconnus qui se rencontrent la veille au soir du nouvel an, Ngua nguoi nguoi ngua. (Le titre de cette nouvelle forme un jeu de mots: ngua nguoi, -littéralement, cheval homme-, désigne le tireur de pousse-pousse qui prend la place de l'animal; dans nguoi ngua, -en mot à mot, homme cheval, mais "homme" garde le sens d'"être humain" et "cheval" fait allusion à une femme aux moeurs légères.)

C'est une journée néfaste pour le tireur de pousse-pousse, depuis le matin il n'a gagné que quelques sous. Il est huit heures du soir, l'heure où tout le monde rentre pour préparer le nouvel an qui va venir dans quelques heures. Le tireur persiste à trouver encore quelques clients afin d'avoir de quoi le fêter avec sa femme et son enfant. Une femme passe et lui demande de la promener pendant une heure. Après d'interminables marchandages il est contraint d'accepter le prix fixé par la cliente. Au bout d'une heure, elle lui dit de continuer encore une heure à travers les rues de Hanoi. Quand ils passent devant une boutique, elle lui demande de lui avancer quelques pièces pour acheter des cigarettes et ajoute qu'elle lui donnera un billet après la course, car elle n'a pas la monnaie. Le tireur consent, mais commence à s'inquiéter car ça va faire trois heures qu'il travaille et il ne sait toujours pas où la cliente veut aller. Ils tournent en rond. N'osant pas lui poser la question qu'il a en tête, car s'il se trompe il risque de se retrouver sans rien et avec des insultes en prime, le tireur calcule mentalement ce qu'il va gagner. Minuit sonne. Les pétards éclatent de partout pour accueillir la nouvelle année. Le tireur dit à la cliente qu'il arrête de travailler et lui demande de le payer. Elle essaie de la persuader de continuer encore une heure. Devant le refus catégorique du tireur, elle finit par lui avouer qu'elle cherchait également des clients, mais comme elle n'en a pas eu elle se retrouve sans argent pour le payer. Le tireur hausse le ton, mais elle reste inébranlable tout en lui proposant de prendre ce qu'il veut des objets qu'elle porte. Il refuse et ne réclame que de l'argent. Elle finit par lui proposer un marché: son corps contre la somme due. Le tireur ne cède pas, et lui dit qu'il n'a pas envie de s'aventurer à attraper des maladies. Devant cette insistance elle lui demande de la ramener chez elle. Sur le chemin, elle fait halte dans une maison de passe pour dit-elle aller emprunter de l'argent à quelqu'un. Le tireur recommence à espérer et l'attend. Mort de fatigue, il se repose dans son pousse-pousse. Au bout d'un moment, les bruits des pétards le réveillent et il réalise que sa cliente n'est pas encore revenue. Il va alors la chercher, mais le gardien lui dit qu'elle est déjà partie.

- "Partie? Mais par où ?", lui demande-t-il.

- "Par la porte de derrière!" Et le gardien l'envoie promener, car il est indésirable à cette heure sacrée de la nouvelle année 1.

Dans cette nouvelle, l'auteur évoque avec l'humour sarcastique qui le caractérise, la prolétarisation dans les villes de la période d'Avant-Guerre. Beaucoup moins virulent à l'égard de la famille traditionnelle que ne le sont les écrivains du groupe Tu Luc Van doàn, Nguyên Công Hoan n'est pas complaisant pour autant envers le mandarinat, qui représente un de ses thèmes favoris. La condition de la femme dans cet appareil oppressif lui fournit des pistes de réflexion qui se traduisent dans ses nouvelles. Cependant Nguyên Công Hoan garde un humour détaché, contrairement à Nhât Linh qui s'insurge avec véhémence contre cette tyrannie dans ses écrits. A ce propos, la nouvelle intitulée Vo (La femme), écrite en 1933, dénote la toute-puissance d'un père envers sa propre fille à marier.

Ba côc, un jeune paysan pauvre, fréquente la fille d'un petit notable du village voisin. Le père de la fille, qui a peur que leur relation ne débouche sur des actes "immoraux", contraint le paysan à épouser sa fille. Mais le pauvre paysan n'a pas d'argent, il lui est impossible d'apporter la dot exigée. Les marchandages s'engagent et le paysan arrive à faire baisser la dot: quinze piastres au lieu de vingt. Cependant à l'approche du mariage, il n'en a trouvé que dix, et le notable consent à accepter cette somme, en revanche il exige de son futur beau-fils qu'il signe une reconnaissance de dette de cinq piastres, avant de lui donner sa fille.

Cette situation est un sujet d'ironie pour Nguyên Công Hoan qui écrit:

Oui, dans un contexte économique difficile, c'est déjà très arrangeant de la part du notable. Si c'était quelqu'un d'autre, il lui (au paysan) serait impossible de se marier ce jour-là. Essayons de voir ce qui se passe à Hà nôi, dans un magasin. Si on ne complète pas la somme versée comme acompte on ne pourra jamais emporter les marchandises. La femme n'est-elle pas également une marchandise? C'est déjà une chance de pouvoir se marier avec une reconnaissance de dette 1.


Un an après le mariage, le pauvre paysan n'arrive toujours pas à rembourser la dette, et il espère que le beau-père va renoncer à la lui réclamer. Erreur. Le notable finit par le harceler et par le menacer de reprendre sa fille. Le paysan n'y croit toujours pas et essaie de s'arranger avec lui. Inexorable et voyant que ses menaces n'aboutissent pas au résultat attendu, le beau-père passe à l'acte en contraignant sa fille à ne plus retourner chez son mari. Le paysan finit par comprendre que son beau-père ne plaisante pas, il le supplie de lui rendre sa femme. Rien à faire. Le notable a déjà donné sa fille à un autre notable pour qu'elle devienne sa septième femme, et aussi pour s'acquitter d'une dette de vingt piastres envers lui.

Sans porter de jugement ni d'accusation dans ces nouvelles, Nguyên Công Hoan a choisi le rôle de témoin plutôt que celui de révolté, les situations décrites se suffisent à elles-mêmes pour dire combien les pratiques sociales des notables en milieu rural sont scandaleuses. Que ce soit à la campagne ou en ville, les moeurs mandarinales restent les mêmes.

Dans le même ordre d'idées, une autre nouvelle de Nguyên Công Hoan dont le titre, pour le moins ironique, est Xuât gia tong phu, -la règle morale confucéenne qui dicte à la femme de servir le mari quand elle aura franchi le seuil de la famille paternelle -, montre à quel point le mari peut se servir de sa femme comme d'un objet d'échange. L'histoire se passe, encore une fois, la veille au soir du nouvel an. Un certain mandarin pousse sa femme à accomplir ce qu'il a arrangé avec, sans doute, son supérieur hiérarchique, pour le remercier. (La coutume vietnamienne veut qu'on remercie son supérieur en lui offrant des cadeaux à l'approche du Têt.) Devant le refus de sa femme il essaye tous les moyens pour la convaincre: flatterie, persuasion, menace. La femme reste ferme sur ses positions, et il finit par s'énerver. Ne sachant plus que faire pour qu'elle change d'avis, il se met à la rouer de coups. Enfin la femme est contrainte d'accepter de faire ce qu'il lui a demandé, mais elle ajoute :

- Il y a mille façons de le remercier, pourquoi tu m'humilies de la sorte?

- Ferme-la. Arrête de grogner. Tu es ignorante comme une carpe. On peut acheter n'importe quoi, mais pas ça.

Et avant qu'elle parte voir son supérieur, le mari menace encore:

- Si jamais j'apprends qu'il n'est pas satisfait, tu verras!

Le mandarin, enfin, content de lui, est certain que son supérieur le félicitera comme quelqu'un de reconnaissant et de gentil 1.

Cette évocation sociale dans laquelle la femme n'est considérée que comme un objet (d'échange) par le mari, ne constitue sans doute pas un cas isolé. Dans une société où la toute-puissance maritale n'a pas de limite, on peut s'attendre à tout. Dans ses mémoires, Vu Ngoc Phan a aussi évoqué ce genre de situation qui s'est présenté entre le Résident supérieur Châtel et les femmes de ses collaborateurs, les mandarins de province ou de district. Mais Châtel avait déjà eu les mêmes expériences avec certaines femmes de la Cour de Huê, avec bien entendu la complicité des mandarins, à l'époque où il était le représentant de l'administration coloniale en Annam 1.

Si la femme traditionnelle en milieu mandarinal est soumise à son mari et victime de ses abus, elle ne cherche pas pour autant à s'en libérer, car devenir l'épouse d'un mandarin est un rêve inabordable pour la plupart des femmes. Par conséquent celle qui y arrive, avec les arrangements de la famille, et encore faut-il que la famille soit à la hauteur, se résigne à supporter les humiliations pourvu qu'elle garde le titre de "femme du mandarin". Cette idée est développée par Khai Hung dans son roman Gia dinh (La famille) 2. Moins virulent et radical que les écrits de Nhât Linh sur le même sujet, le roman de Khai Hung démonte un processus d'élévation sociale dans lequel la femme joue le rôle clef. C'est elle qui sert à la fois de moteur à cette ambition et de courroie de transmission de l'ancienne conception qui accorde au mandarinat la place la plus prestigieuse. An, le personnage masculin, ayant terminé ses études secondaires, reste indécis quant à son avenir. Il voulait vivre à la campagne pour exploiter les terres cultivables, mais au bout de quelques années Nga, sa femme, qui ne supporte pas la situation, à ses yeux peu glorieuse, le pousse à continuer ses études afin de devenir mandarin. Cette ambition ancestrale lui a été transmise par sa famille et particulièrement par sa mère qui sème la discorde et la jalousie entre ses enfants, les uns mandarins et les autres non. An finit par suivre les conseils de sa femme et s'inscrit à l'université d'où il sort trois ans après en tête de la promotion. Désigné comme mandarin d'un petit district, il remplit sa fonction tant bien que mal. Sa femme qui, pétrie d'ambition et insatisfaite par ce petit poste, veut se faire reconnaître aux yeux des autres et surtout aux yeux de sa propre famille, s'arrange avec les autorités, moyennant finances, pour que son mari obtienne un poste plus important dans un district plus grand. Car d'après elle, ce nouveau poste leur apportera prestige et richesse. N'ayant pas l'habitude des cadeaux et de la corruption, An cherche plutôt à remplir sa mission. Il découvre enfin que l'impartialité ne recueille que mépris de la part de tout le monde, du mandarin provincial au pauvre paysan. Car mandarinat doit rimer avec corruption.

Khai Hung n'apporte pas de solution à cette situation reconnue déplorable. Cependant il laisse entendre que le bonheur conjugal peut se construire dans une vie retirée à la campagne et en se passant de l'étape mandarinale, à l'image de celui d'un autre couple du roman, la soeur de Nga et son mari. A cet égard l'attitude de Khai Hung se trouve à mi-chemin entre celle de Nhât Linh le révolté et celle de Nguyên Công Hoan, plus discrète, car ce dernier préfère le rôle de témoin à celui d'accusateur. Si Nguyên Công Hoan se sert de l'humour et de l'ironie qui sont ses points forts, Khai Hung semble ignorer ces armes redoutables.

Néanmoins le roman Gia dinh de Khai Hung introduit le renversement des valeurs autour de la femme moderne gagnée aux idées modernes. Elle ne se contente plus d'être la femme passive, mais au contraire elle est présente dans tous les actes de la vie de son mari à l'exception du travail. Quand le mari a des conceptions modernes ou s'il est moderne, le couple a des chances de réussir, par contre s'il est indécis ou se comporte comme un classique, sa femme finit par chercher d'autres aventures avec ceux dont elle espère qu'ils peuvent partager ses idées. Cette ironie de l'histoire passe, entre autres facteurs, par l'occidentalisation. Khai Hung évoque ce retournement de situation chez un couple où le mari est un mandarin docile et où la jeune femme préfère les garçons modernes, surtout quand ils sont couronnés par une situation sociale enviable 1. (Nous reviendrons sur ce sujet dans le prochain chapitre.)

L'adultère ou les effets de la modernité sur la société vietnamienne n'étonnent pas le jeune Vu Trong Phung qui, dans son roman Vo dê (Les digues s'effondrent), fait allusion au fait que la modernité ne règle pas tout, mais qu'au contraire, elle a ses propres limites et ses propres contradictions; les problèmes qui se posent aux sociétés occidentales le prouvent 2. Ce roman retrace pour l'essentiel la vie d'un village à l'approche des crues, autour des principaux personnages comme Phu (le héros), le mandarin du district et sa famille, les notables, et les paysans.

Phu est un jeune de formation moderne mais qui n'ayant pas trouvé de travail en ville revient dans son village pour vivre avec sa mère et sa soeur aînée, devenue veuve avec un enfant à charge. Le peu de connaissances qu'il a acquises à l'école, Phu s'efforce de les transmettre à son entourage. Il s'informe sur ce qui se passe dans le pays à travers des journaux trouvés ça et là. Bien que modeste dans sa condition sociale, il jouit du mérite de son père disparu qui était un lettré respectable. Son frère aîné, Minh, a été arrêté puis transféré au bagne de Poulo-condor à la suite des soulèvements de 1930. Après une période relativement calme, le village est menacé par les pluies diluviennes qui ramènent des crues. Les digues mal construites qui le protègent sont soumises aux fortes pressions de l'eau qui monte de jour en jour. Le mandarin du district, en charge de la sécurité, mobilise les villageois de la région, selon le quota fixé par la Résidence provinciale, pour les travaux d'endiguement afin d'éviter la catastrophe. Faute de moyens pour payer un corvéen, Minh se porte volontaire pour les travaux collectifs en échange d'une petite somme promise par les autorités.

On assiste ici à un tableau social dans lequel le paysan devient une "bête humaine" soumise aux exactions des notables tout puissants à ses yeux:


Trois cents personnes! Ils ont creusé la terre, l'ont transportée, ont planté les piquets, fabriqué des sacs, des cloisons. Parmi eux, il y a environ soixante femmes et enfants qui sont venus à la place qui de leur mari, qui de leurs parents. (...) Les coréens demandent à s'arrêter pour manger mais on leur répond qu'il faut continuer jusqu'à la tombée de la nuit. (...) Ainsi du contremaître aux gardes, on injurie, on fouette, sans relâche, pour ramener l'ordre, ceux qui n'obéissent pas.(...) Ils (les responsables des travaux) ont une drôle de conception: aux paysans idiots qui manifestent leur mécontentement ils répondent par des coups. (...)

Ces paysans supportent tous les fléaux sans parler des calamités naturelles: le reste de la fermentation de l'alcool illicite 1, les vols et cambriolages, la corruption, etc. Ils sont canalisés vers le malheur sans borne, la cause de leurs déchirements qui parfois peuvent déboucher sur des meurtres, pour gagner quelques sous en échange d'un quelconque travail 1.


Cependant Phu se pose la question de savoir comment les paysans arrivent à supporter ces conditions de vie depuis des siècles. Ils sont peut-être heureux, heureux de ne pas connaître leur malheur 2. Ils connaissent la misère quotidienne. Durant la corvée ils campent sur place dans des abris provisoires, montent la garde la nuit et ne se nourrissent que de boules de riz apportées par la famille.

Au terme de cinq jours de travaux, les paysans s'inquiètent de la rémunération promise car ils n'ont rien touché. Ils se rassemblent par petits groupes pour se plaindre sans oser parler aux autorités. Devant ces hésitations Phu s'avance au premier rang et interpelle les responsables pour réclamer la somme due à tout le monde. Une trentaine de corvéens le rejoignent, puis peu à peu les autres se rapprochent pour faire bloc devant les représentants des autorités. Les discussions s'engagent sans apporter le moindre résultat. Le chef de canton intervient comme médiateur et se propose d'aller voir le mandarin du district, mais en attendant il demande aux corvéens de continuer le travail. Les paysans commencent à se décourager, seule une centaine d'entre eux campent sur leurs positions; ils finissent par se disperser sous les menaces des gardes. Ainsi la situation revient au point de départ. Phu en veut maintenant plus aux paysans qu'aux autres. Au lieu de se montrer déterminés, les paysans s'enflamment comme un feu de paille. Il se demande comment s'en sortir avec ceux qui déjà misérables et opprimés, n'ont même pas eu l'instruction nécessaire pour prendre conscience de leur condition. Cependant il finit par les convaincre en semant l'idée que peut-être les notables ont intercepté les salaires des corvéens. Cette fois, ils se retrouvent tous ensemble avec leurs outils de travail (pelles, bêches, bâtons) pour manifester (biêu tinh). Le mandarin du district finit par arriver, escorté de ses six gardes armés, qui tirent en l'air pour dissuader les manifestants. Pris de panique, les paysans se dispersent, laissant même des blessés dans la cohue avant que le calme revienne. Phu est arrêté puis mis au cachot pour avoir incité les autres à manifester. Soumis à l'interrogatoire et aux tortures des agents de sécurité qui l'accusent d'être affilié aux sociétés secrètes, Phu garde le silence. Le fait que son frère a participé aux soulèvements puis a été envoyé au bagne leur semble une preuve infaillible. Le mandarin du district convoque alors la presse pour rendre compte des événements survenus autour des travaux d'endiguement. C'est lui-même qui dicte au journaliste ce qu'il faut écrire. A propos du cas de Phu, il dit au journaliste d'ajouter:


H.V. Phu est d'originaire d'une famille réputée pour être têtue et dangereuse. Son père et son frère ont été envoyés au bagne pour s'être opposés au gouvernement. Il se glisse maintenant parmi les paysans, s'engage comme corvéen et profite de cette situation pour semer le désordre. Est-il membre du VNQDD ou le bras de Moscou 1?


Kim dung, la fille jeune et insouciante du mandarin du district, qui jouit d'une réputation de fille moderne (gai tân thoi), commence à se poser des questions devant l'injustice et le mépris avec lesquels son père traite les gouvernés. Un soir, profitant du sommeil du gardien chargé de surveiller Phu dans son cachot, et inspirée par les situations romanesques de ses lectures, elle le libère sans avoir le moindre penchant pour lui. Ainsi Phu rejoint dans la nuit son village.

Entre temps les digues se sont effondrées et les crues envahissent le village, emportant avec elles les maisons, les vivres et tout ce qui se trouve sur leur passage. Le mandarin se sent menacé par ce double échec: le prisonnier s'est évadé et les digues se sont rompues. En attendant de trouver une solution, il se rabat sur le garde qui n'a pas rempli sa mission de surveiller le prisonnier. Voyant les coups insensés qu'il fait porter à la victime innocente, Kim Dung intervient discrètement pour avouer son geste à son père qui finit par relâcher le garde. Avec ses deux collaborateurs, le mandarin essaie de résoudre ces épineux problèmes qui risquent de lui faire perdre sa place. Enfin, il convoque de nouveau la presse pour donner sa version (officielle) sur la disparition du prisonnier sans reconnaître l'évasion, sinon il fournirait une preuve d'incompétence aux yeux de ses supérieurs hiérarchiques. Comme la dernière fois, il dicte au journaliste ce qu'il faut écrire car il a trouvé une idée de génie: s'apercevant que le prisonnier est innocent il l'a relâché. Ainsi Phu échappe à la justice. Cette ruse n'est pas suffisante pour que le mandarin garde sa place: on le mute à Hanoi comme collaborateur subalterne dans un service public.

L'arrivée du Front populaire au pouvoir déchaîne les espoirs, espoir d'avoir une vie meilleure, de voir enfin régner la justice, espoir aussi de revoir les anciens prisonniers. Minh, le frère de Phu, est libéré avec les deux cents autres, et regagne son village après avoir passé quelques jours chez un ami de jeunesse; celui-ci le dissuade d'aller au bureau du journal Lao dông 1 où il a rendez-vous avec les autres prisonniers libérés. De retour dans sa famille, Minh essaie de se débrouiller autant que faire se peut pour la faire sortir de la misère causée par la sécheresse qui a succédé aux inondations. Il envoie Phu à Hanoi et le confie à son ami qui lui trouve des cours particuliers à donner aux enfants. A la campagne d'un côté la disette sévit, de l'autre les autorités réclament les impôts. Minh rassemble les paysans des environs pour aller demander à l'administration une dispense d'impôts pour cause d'inondations et de sécheresse. Cette manifestation pacifique débouche sur les portes de la résidence provinciale. Le Résident finit par sortir de l'ombre et il leur accorde un délai de deux semaines. Il ne peut pas faire mieux, d'ailleurs chacun doit remplir ses devoirs de citoyen. Les manifestants persistent et demandent une audience. Le fonctionnaire de l'Etat répond qu'il ne peut pas recevoir tout le monde, qu'ils doivent former une délégation avec qui il s'entretiendra de la situation. Minh est désigné comme membre de cette délégation avec quelques autres représentants des villages. Le peuple est ainsi tombé dans le piège de l'administration. Connaissant le passé de Minh, la Résidence le maintient en garde à vue, pour avoir fomenté les révoltes, et renvoie les autres membres de la délégation. Grâce à la générosité du nouveau pouvoir, le Front populaire, Minh n'est condamné qu'à cinq mois de prison. Entre temps, à Hanoi, Phu a revu Kim Dung dont les parents sont locataires d'un appartement appartenant à son protecteur. Profitant de l'absence des autres et de celle des parents de Kim Dung, Phu rend visite à sa bienfaitrice pour la remercier de son acte gratuit et surtout pour lui faire comprendre discrètement qu'il s'intéresse à elle, qui l'a bien cherché aussi. Quelques temps après Phu se rend au bureau du journal Lao dông pour s'informer sur la situation de son frère. Les journalistes produisent une forte impression sur lui:


Nous pensons que le fait qu'il y a des prisonniers sous le Front populaire ne constitue pas un échec collectif mais un échec individuel. Si ça continue il y aura des réactions en France contre les fractions réactionnaires d'ici. (...) L'histoire de l'humanité est un théâtre de lutte perpétuelle. Rien que pour en arriver là l'humanité a versé beaucoup de sang. Beaucoup d'autres se sont sacrifiés, quant à nous la lutte reste insignifiante. Est-ce bien le temps de nous plaindre 1 ?


En sortant du bureau du journal, Phu passe devant le siège de l'association Khai tri tiên duc 2 qui organise une soirée culturelle au profit des villages sinistrés pour cause d'inondations. Il aperçoit ainsi Kim dung en compagnie de ses camarades habillées comme elle à la dernière mode, en short. Ce spectacle le déçoit ou plus précisément Kim dung qu'il admirait le déçoit par ses attitudes modernes, car il pense que ce genre de manifestation à caractère humanitaire ne sert que de prétexte "aux jeunes pour s'amuser, au couples pour se tromper mutuellement par le biais des danses modernes". Ceux qui y viennent, c'est plutôt pour chercher l'amour que pour faire acte d'humanité 1. Par ailleurs les journalistes l'ont impressionné: à ses yeux, ils ont tout pour s'amuser comme les autres mais à la place de cela ils préfèrent s'acharner pour des causes nobles. Cette réflexion pousse Phu à renoncer à son amour et il décide de retourner à son village pour vivre une vie ordinaire comme paysan.

Si le groupe Tu Luc Van doàn choisit la famille traditionnelle comme cible de ses attaques, Nguyên Công Hoan ou Vu Trong Phung, entre autres, préfèrent démanteler l'appareil mandarinal en milieu rural en décrivant avec précision la condition des paysans opprimés. Ce réveil de la jeune génération se mesure à son engagement contre l'oppression des paysans par les notables, qui constitue le deuxième angle d'attaque du combat contre la société traditionnelle sclérosée et inadaptée au contexte moderne. A cet égard, la génération des écrivains critiques des années 1930 a franchi un pas vers le progrès social par rapport à leurs prédécesseurs de la décennie précédente. Ils ne se résignent plus dans le romantisme mais se révoltent par leurs écrits contre les pratiques sociales ancestrales auxquelles se conforment les paysans. Ces derniers n'échappent pas aux critiques, car ils sont également responsables, aux yeux de ces écrivains, de ce cercle vicieux. Cette situation qui n'offre pas d'autre alternative que de se soumettre, -à un régime oppressif colonial qui se prolonge dans l'appareil mandarinal-, ou de se révolter, constitue le thème central de Buoc duong cùng (La dernière chance), un autre roman de Nguyên Công Hoan. Paru en 1938, ce roman a été retiré de la circulation et interdit dans toute l'Indochine qui vivait pourtant dans l'espoir suscité par le Front populaire. Buoc duong cùng évoque la condition des paysans dépouillés, et opprimés par toutes sortes de notables et propriétaires terriens sans scrupules, qui s'appuient sur le régime colonial pour justifier leurs actes. Cette situation explosive ne peut déboucher que sur une conflit opposant les paysans aux autorités coloniales représentées par le mandarinat 1.

Pha, le personnage principal du roman, incarne le paysan victime. Nghi Lai, membre de la Chambre des représentants du peuple, représente le pouvoir de l'argent et les notables, l'autorité coloniale. Nguyên Công Hoan met en lumière comment le pouvoir et l'argent qui ne poursuivent pas le même but s'entendent sur le dos des paysans pour les dépouiller. L'auteur démonte les mécanismes de la corruption qui constitue le principal moteur du pouvoir et de l'argent. Chaque page du roman révèle les ruses et les méthodes les plus sordides qui ligotent la couche sociale la plus démunie n'ayant aucun recours face à un appareil oppressif sans vergogne. La violence physique et le mépris total de la part des notables sont des plats dont les paysans pauvres se nourrissent au quotidien. Nghi Lai, le seul richard du village, force Pha, entre autres, à s'endetter, il pousse les paysans à porter plainte les uns contre les autres, une source de profit pour les notables qui "s'occupent" des affaires judiciaires, car du simple garde au mandarin provincial, en passant par tous les échelons de l'administration, chacun exige des "remerciements", payés en argent, avant de laisser les paysans franchir la porte mandarinale, faute de quoi, ce sera le cachot. L'endettement à des taux exorbitants (5% par jour) conduit inévitablement à la liquidation des terres, porte ouverte à l'esclavagisme. Rien de plus facile que d'accuser un paysan sans défense, tout est permis: l'accuser de vol, de crime d'affiliation aux sociétés secrètes, de tous les délits imaginables. Dans un langage simple et concis, Nguyên Công Hoan emporte le lecteur au coeur d'un véritable cauchemar dont l'horizon est complètement bouché. Cependant, la fin du roman laisse entrevoir une lueur d'espoir, "la dernière chance" (buoc duong cùng) pour les paysans de s'en sortir: la solidarité, contre les deux versants de l'oppression, le pouvoir et l'argent. Ici comme ailleurs, l'auteur se situe comme témoin de la situation en la restituant pour les lecteurs, il se passe des accusations et des dénonciations directes, le tableau social suffit aux lecteurs pour prendre conscience de la gravité des choses, du pourrissement de l'appareil mandarinal. Il convient de souligner ce que Nguyên Công Hoan voit comme le moyen d'en finir avec cette machination, c'est le niveau d'instruction. Enrayer l'ignorance, ne serait-ce qu'en enseignant la lecture et l'écriture, constitue le premier pas vers la conquête des droits élémentaires de chacun, car l'ignorance est la principale source d'injustice et d'oppression. Cette idée est sans cesse répétée par Du, un personnage du roman qui a reçu une instruction élémentaire. C'est Du qui parvient à la fin à canaliser l'humiliation et la haine des paysans en solidarité contre les notables.

Par ailleurs nous admirons, dans le roman, la connaissance qu'a Nguyên Công Hoan de la culture villageoise à travers les injures. Il en a retranscrit une qui défie, par sa longueur (presqu'une page entière), et par sa beauté (paradoxalement, ces injures possèdent leur propre musique et leur propre rime qui n'ont rien à envier à la poésie), sans doute, toutes les injures du monde 1. Malheureusement il est impossible de traduire ces injures, car la traduction les restituerait défigurées.

Il convient de signaler dans ce roman, comme dans d'autres des écrivains critiques de cette génération, l'attitude abjecte des couches dirigeantes à l'égard du peuple, qui se traduit par le tutoiement (mày tao) systématique chargé de mépris quand elles lui adressent la parole. D'un autre côté, quand un paysan a affaire à un mandarin, il se comporte d'emblée comme un coupable par son attitude de soumission. En effet, la tradition veut que le mandarin soit les parents du peuple (quan là cha me dân). A cet égard, le langage employé par les uns et par les autres est révélateur du mépris, d'un côté, et de la soumission, de l'autre. Quand on s'adresse au mandarin, on commence par joindre les mains pour le prier (lay, vai) en disant lay quan lon (je prie le grand mandarin). Aux questions du mandarin on répond par des phrases commencées par bâm, terme de "politesse" réservé aux dignitaires. Quel que soit son âge, on se nomme con (enfant) en suppliant le "grand mandarin" (quan lon), même si ce dernier aurait l'âge d'être son enfant, de vous sauver par sa "lumière divine" (dèn gioi soi xet), tout en reconnaissant qu'on n'est que "serviteur" (tôi to), et qu'on lui demande la "charité" (làm phuc). A l'inverse quand un mandarin parle aux gouvernés, il se permet de les appellera mày (tu ou toi, ce tutoiement est teinté de mépris par le ton employé), thang này (cette espèce, pour les hommes), con này (cette espèce, pour les femmes). En outre le mandarin se nomme bô mày (ton père) pour bien marquer son autorité et son mépris. Pour dire à la personne de se retirer, le mandarin lui dit buoc, buoc di, ou cut di (va-t-en). Tout ceci sans parler des brutalités qu'il fait subir à ses "esclaves" (tôi to) qui déplaisent à son humeur, ou qui n'ont rien pour le "remercier".

Tous ces aspects sont bien soulignés par les écrivains de formation moderne qui s'opposent, chacun à sa manière, à ces pratiques sociales méprisantes et méprisables pour les uns et humiliantes pour les autres. Bien que la Révolution d'Août ait bousculé le champ politique, sur le plan social ces pratiques n'ont pas disparu pour autant. Les compagnons d'hier de Hô Chi Minh et les autres personnalités, parfois plus âgées que lui, consentent à l'appeler l'"Oncle", appellation entretenue à la fois par le culte de la personnalité et par la mythification d'un personnage il est vrai hors du commun pour un Vietnamien 1.

Enfin, signalons tout de même que Vu Trong Phung est un des rares écrivains de cette époque qui ait abordé la sexualité. Certains le considéraient comme victime de la pensée de Freud, voire comme un obsédé sexuel. Le reportage tel que Ky nghê lây Tây (Les techniques de mariage avec les Français), ou les romans provocateurs tels que Làm di (Se prostituer), Sô do (La chance) et Giông tô (La tempête), sont chargés de sexualité. Vu Trong Phung avait un autre but que celui d'exciter les lecteurs: il voulait aborder un problème jusqu'alors tabou pour en faire une discipline pédagogique au service des jeunes. Même si cette ambition n'a pas abouti à ses fins, il a le mérite d'avoir osé en parler. A propos de Giông tô, Vu Ngoc Phan écrit:

Giông tô est un roman structuré à partir d'une morale solide, et fondé entièrement sur les bases familiales et sociales. N'y trouvons-nous pas tous les membres de la famille? Sur le plan social, on voit un mandarin impartial, un autre qui dépouille le peuple et s'apprête à assurer la plus haute fonction mandarinale, un jeune intellectuel, quelques filles modernes qui se chamaillent, un fils prodigue (thang con ban gioi không van tu, littéralement: le fils qui vend le ciel sans contrat), des situations de déchéance au village, un révolutionnaire, le bas peuple, un groupe d'ouvriers, sans parler de Thi Mich, de Long et de Nghi Hach, qui sont tout à fait représentatifs de la société 1.


Il nous est impossible de présenter l'oeuvre complète de Vu Trong Phung ou celle de Nguyên Công Hoan et encore moins celles de tous les écrivains de cette génération qui ont produit en une dizaine d'années un nombre considérable de romans, nouvelles, essais, reportages, etc. Ainsi nous sommes obligés de faire un choix reposé néanmoins sur deux critères précis : des écrits révélateurs du courant réaliste social qui a marqué l'histoire littéraire vietnamienne moderne, et ceux qui sont moins connus du grand public. Les cinq volumes intitulé Nhà Van hiên dai (Les écrivains modernes) du critique littéraire Vu Ngoc Phan et Le roman vietnamien contemporain de Bùi Xuân Bào, que nous avons mentionnés, donneront un aperçu plus complet sur les écrivains de cette époque. Sur Ngô Tât Tô, un autre écrivain-reporter de formation classique mais qui s'est adapté au nouveau contexte et dont les écrits sont au moins aussi importants et riches sur les moeurs et coutumes rurales, les récents travaux de Georges Boudarel apportent une contribution inédite pour la compréhension de cet auteur 1 .

Parallèlement aux écrits à caractère social, la poésie moderne, beaucoup moins virulente et moins contestataire, enrichit, à son échelle, l'expression de la libre pensée. A travers elle, les poètes semblent reconquérir un espace longtemps oublié ou refoulé: l'espace de l'individu. L'amour devient un passage obligé afin d'atteindre cette liberté d'expression.



LA POESIE


Le lettré


Chaque année, quand les pêchers fleurissent

On revoit le vieux lettré

Qui étale l'encre et le papier rouge

Sur le trottoir des rues passantes.

(...)

Mais d'année en année,

Les clients se font rares.

Le papier rouge devient triste:

la couleur en est passée

L'encre se cantonne dans l'encrier morose.

(...)

Il est toujours assis là

Sans que les passants le voient.

(...)

Cette année, les pêchers refleurissent

Mais on ne voit plus le vieux lettré.

Vu Dinh Liên


Dans la tradition vietnamienne, les branches de pêcher en fleurs et les "sentences parallèles" (câu dôi) 1 qu'on affiche de part et d'autre de l'autel des ancêtres, sont les symboles du Têt. Ces quelques vers évoquent la nostalgie du temps où les lettrés modestes cherchaient à gagner leur vie, à l'approche du nouvel an, en s'installant sur les trottoirs avec pour seuls outils, l'encrier, le pinceau et du papier rouge sur lequel ils composaient des "sentences parallèles" à la demande des clients.

Ce poème ayant pour titre Ong dô (Le lettré), écrit au plus tard en 1936, marque en quelque sorte la fin de la génération des lettrés classiques qui laissent la place à la nouvelle génération composée entre autres de poètes modernes. Ces derniers sont tous nés au début du siècle et ils ont grandi dans la conjoncture tumultueuse des années 1930. Contrairement à leurs confrères romanciers qui investissaient le champ social, les poètes s'exprimaient dans les limites du champ "individu". Ils se retournaient vers l'espace intérieur d'où venaient les plus profonds cris du coeur qui annoncèrent la libération des sentiments refoulés. En effet, l'amour constituait le thème principal de ces poètes modernes qui s'exprimaient sans détour à la première personne en employant les termes tôi (moi, je) ou anh (frère aîné, -quand un couple se parle, le garçon se nomme anh et appelle la fille em (petite soeur), de même celle-ci se nomme em et l'appelle anh, c'est l'une des formes de tutoiement des amoureux-), ce qui marqua un tournant dans la poésie vietnamienne; car autrefois on utilisait plutôt le terme ta qui représente le moi collectif. Par ailleurs le courant romantique les a plus ou moins marqués: les poètes français les plus admirés étaient Rimbaud, Verlaine et Baudelaire.

Comme nous l'avons signalé, vers 1935-1936 la poésie moderne s'impose sur la scène littéraire par l'intermédiaire des principaux journaux tels que: Phu nu tân van, Phu nu thoi dàm, Phong hoa, Ngày nay, Tiêu thuyêt thu bây, Hà nôi bao, etc. La poésie moderne a été considérée à son début comme le prolongement voire comme une invasion de la prose 1. En effet, malgré la nouveauté dans la forme et dans le contenu, les poèmes des premiers pionniers étaient chargés de "bavardage" 2, sans doute une réaction à la poésie classique qui était très condensée, et dans laquelle il n'y avait pas de de place pour les termes "inutiles".

On retient aussi l'ironie à l'égard de la poésie classique, à propos de la règle de dôi (parallélisme, opposition, ...) que Luu Trong Lu tourne en dérision ainsi:


" Le chien sort (Con cho di ra)

Le chat rentre (con mèo chay vô)."


Ces deux vers, comportant chacun le même nombre de pieds, respecte la règle de dôi:

- con mèo (le chat) "s'oppose" à con cho (le chien),

- chay vô (rentre) "s'oppose" à di ra (sort) 1.

Phan Khôi, quant à lui, demande qu'on ressorte les poèmes classiques qualifiés de "beaux" pour les "désosser" en vue de chercher où est enfouie la beauté 2.

L'une des figures pionnières de la poésie moderne est sans conteste Luu Trong Lu qui a commencé ses études au collège Quôc hoc à Huê, mais il les a abandonnées au bout de trois ans pour se lancer dans la poésie en arrivant à Hanoi, la capitale littéraire, où s'affrontaient les différents courants de pensée. Bien qu'il ait peu écrit par rapport aux autres poètes de la même génération, ses poèmes, qui évoquaient le désarroi, les émotions intenses de la vie de bohème ou les souffrances causées par l'amour, témoignent d'une grande sensibilité 3. Poète de l'amour, entre le diable et la femme il a choisi la femme, cette jolie créature qui sait non seulement embellir ses cils, vernir ses ongles mais aussi élever les vers à soie, tisser la soie et tricoter les pulls pour couvrir corps et âme de l'humanité 4.

La fraîcheur et le froid évoquent les saisons et particulièrement l'automne qui est un des thèmes favoris des poètes. Bien que les saisons au Vietnam, -pays tropical n'en ayant que deux: la saison sèche et la saison des pluies-, ne se distinguent pas aussi nettement les unes des autres que celles des pays tempérés, septembre, octobre et novembre sont considérés comme des mois d'automne. C'est sans doute un abus de langage par identification à l'automne de la Chine puis à celui de l'Europe, et particulièrement celui évoqué dans la littérature française. Quoi qu'il en soit, le paysage vietnamien de l'automne est moins coloré et peut-être moins romantique que celui de la France, par exemple. Néanmoins "l'automne" apporte une fraîcheur qui tranche avec la chaleur estivale suffocante chargée d'humidité. Ainsi cette saison devient un sujet inévitable pour les âmes sensibles. Contemplons le paysage d'automne décrit par Luu Trong Lu dans Tiêng thu (Les sons d'automne), un des poèmes les plus connus du poète:

N'entends-tu pas l'automne

Sous la lune vague en sanglot?

Ne sens-tu pas l'agitation

L'image du combattant

Dans le coeur de sa femme solitaire?

N'entends-tu pas la forêt d'automne,

Dont les feuilles bruissent,

Le chevreuil jaune hébété

Qui marche sur les feuilles desséchées?


Mais l'automne c'est encore la saison de l'amour. Les Vietnamiens se marient à partir de cette époque de l'année, époque où ils sont libérés des travaux agricoles d'une part, et que la tradition considère comme une période faste pour l'union conjugale, d'autre part. Pour l'heure, seul l'amour intéresse les poètes même s'il est chargé de souffrance. Quoi qu'il en soit, Luu Trong Lu ne fuit ni l'un ni l'autre. D'ailleurs un de ces poèmes s'intitule même "Plaisir de souffrance" (Thu dau thuong) 1:

L'amour s'est dissimulé dans la couleur du soleil,

Mon coeur est si triste, mon amour!

L'amour fait vibrer les lèvres

Difficile de trouver le mot pour parler d'un amour

comblé

Le sourire dans le rêve a fané

Les êtres tant aimés se sont effacés,

Le crépuscule est bleui,

Dans l'âme le rêve se brise.

Laissant oreiller et couverture à leur place,

Pour plonger dans le plaisir de souffrance

Maintenant j'allume un bâton d'encens

Sur le bras j'attache un ruban de deuil d'amour.


Le poète revendique donc même le droit de souffrir pour l'amour. Cette souffrance est en même temps une source de plaisir au même titre que les plaisirs charnels auxquels il fait allusion discrètement par les expressions "vibrer les lèvres", "oreiller et couverture". Ceci constitue une nouvelle dimension dans la poésie moderne qui ne se contente plus de parler des sentiments mais aussi du versant "plaisir physique" qui les accompagne. Bien qu'encore timide dans ce poème, cette tendance va s'affirmer avec d'autres poètes qui vont mettre l'amour à nu.

Si la poésie moderne est caractérisée par l'emploi du terme tôi (moi, je), Luu Trong Lu ne l'a employé qu'une fois, non dans les poèmes d'amour mais dans les quelques vers de Nang moi (Les nouveaux rayons du soleil) dédié à ses parents (cela ne veut pas dire qu'il s'adressait à ses parents en se nommant tôi). L'emploi de tôi est significatif à plusieurs égards: il rompt avec la tradition classique, et il marque l'émergence de l'individu, du moins dans la poésie. La communauté, écrivent Hoài Thanh et Hoai Chân, opprime toujours l'individu avec le poids des idées et des mots conventionnels. Faire de la poésie, c'est renverser ces conventions pour chercher ce qui est plus profond mais caché au-delà 1.

Thê Lu, le bâtisseur de la poésie moderne et l'admirateur du Beau (Dep), s'exprime aussi pour montrer ce qu'il trouve beau:


Je suis un promeneur qui s'aventure

A travers les chemins pour s'amuser

(...)

Je ne suis qu'un convive amoureux

Passionné de la beauté multiforme.

(...) 2.


Bien qu'il ait acquis une formation occidentale, la sensibilité vietnamienne, à travers ses poèmes reconnus modernes de la forme aux idées, ne s'efface pas pour autant, mais au contraire, elle constitue la toile de fond de ses écrits. Notons que certains de ces poèmes sont intraduisibles en français, ou si on les traduit on enlèvera par la même occasion toutes les nuances, les images, la sonorité musicale, et donc la beauté même. D'après Vu Ngoc Phan, Thê Lu est sans doute le premier poète vietnamien qui vénère l'amour de la façon la plus exaltante 1:


Je flâne à côté du jardin féerique,

Elle se cache derrière les fleurs en souriant,

Je m'arrête, pourtant encore perdu,

Séduisante, elle cueille une rose...

Elle jette à mon coeur, qui l'accueille

La fleur qui dissimule l'amour,

Ou qui cache les bourgeons d'épines pointues

Tranchant les blessures de mon coeur.

(....) 2.


On peut décerner à Thê Lu le rôle de pionnier dans l'exaltation de l'amour, cependant son exaltation reste discrète et imagée comparée avec celles des autres poètes venus juste après lui comme Xuân Diêu, Vu Hoàng Chuong. Quoi qu'il en fût, quand Thê Lu apparut sur la scène littéraire, les admirateurs et admiratrices de la poésie moderne ne pensaient plus à Luu Trong Lu qui, en dépit de ses qualités d'orateur, préférait vivre à lire ou à écrire 3 .

Toute situation et toute rencontre fût-elle fugitive, servait de prétexte à Thê Lu pour prolonger son imagination. Parfois il se mettait à la place de "sa rencontre" pour exprimer les sentiments comme dans le poème qui décrit une séparation:


Je t'accompagne jusqu'à la pirogue

Pour prolonger encore notre amour;

(...)

Qui savait que tu étais aussi

Un passager qui s'amuse momentanément 1.

Plus que la prose, la poésie moderne a accueilli des figures féminines en son sein. Il est vrai par ailleurs qu'elles n'ont pas laissé d'oeuvres quantitativement et qualitativement comparables à celles de leurs confrères. Rappelons que la femme n'avait pas été complètement absente dans la littérature classique, cependant sa présence restait une exception. L'histoire littéraire vietnamienne retient surtout deux noms: Bà Huyên Thanh Quan, femme d'un mandarin de province, et Hô Xuân Huong, une poétesse qui a laissé des écrits osés sur le plaisir charnel dissimulé sous les jeux de mots. Dans les années 1930, bien que quelques-unes soient parvenues à se faire reconnaître, elles étaient beaucoup moins nombreuses que leurs condisciples masculins. Celle qui a fait le plus parler d'elle est sans conteste la mystérieuse T.T.KH, devenue une véritable légende. Elle n'a écrit en tout et pour tout, à ce que l'on "connaissait" d'elle, que deux fois en 1937, en réaction à une nouvelle, racontant une histoire d'amour, parue dans Tiêu thuyêt thu bây. Un autre élément qui a contribué à l'édification de sa légende se trouve dans ce qu'elle a écrit, car les admirateurs s'identifiaient facilement à son amant:


Il me caresse souvent les cheveux,

Soupire quand il me voit joyeuse;

Et dit: "La fleur est comme un coeur brisé,

J'ai peur que notre amour sera ainsi!"

(...)

Et un beau jour je devrai également aimer

Mon mari, quand je suivrai

Les filles habillées en rouge 1 quittant leur domicile!

"Dis, le vent, pourquoi fait-il si froid? 2"


D'après ce que T.T.KH a écrit, elle s'est mariée pour une raison ignorée sans pour autant renoncer à son amour. On trouve donc ces vers:

S'il savait que je suis déjà mariée,

Mon dieu, est-ce qu'il serait triste?

(...)

Laisse-moi verser mes dernières larmes

Qui tombent en vers, pour pleurer cet amour!

C'était donc son dernier mot qui laissait tant d'admirateurs espérer la connaître en vain.

Une autre poétesse venue un peu après sur la scène littéraire, est connue plus sous le pseudonyme de Anh Tho que sous celui de Hông Anh. De son vrai nom, Vuong Kiêu An, elle vit encore actuellement à Hanoi. Ses premiers poèmes étaient parus dans Hà nôi bao, Tiêu thuyêt thu bây, Ngày nay. En 1939, Anh Tho a obtenu le prix d'encouragement du groupe Tu Luc Van Doàn. Elle a commencé à écrire des poèmes à caractère descriptif avant de parler des sentiments. Son premier recueil Buc tranh quê (Tableau rural), comme son nom l'indique, regroupe des poèmes décrivant le paysage campagnard. En voici l'image d'un quai de passeurs sous la pluie, tombé dans l'oubli:

Sur le quai désert, le froid investit,

Les quelques "buvettes", sans un seul client.

Le passeur fait une halte pour fumer une pipe

Laissant la marchande suffoquée qui tousse.

(...) 1

Cependant les poèmes qui décrivent le mieux la vie rurale, qui traduisent avec fidélité la simplicité de la mentalité paysanne, sont ceux de Nguyên Binh: le poète n'a jamais mis les pieds dans une école. Autodidacte et aidé par son oncle maternel, Bui Trinh Khiêm, qui, pour avoir participé au mouvement Dông Kinh Nghia Thuc au début du siècle, avait été relégué au triste sort de lettré rétrogradé, Nguyên Binh s'est instruit à l'ombre du village. Il a commencé à écrire à l'âge de treize ans. En 1937, son premier recueil Tâm hôn tôi (Mes états d'âme) a obtenu le prix d'encouragement décerné par Tu Luc Van Doàn. Bien qu'il ait fréquenté le milieu littéraire de Hanoi, il gardait quelques signes distinctifs pour affirmer, sans doute, son origine paysanne. Tandis que les autres poètes ou romanciers se promenaient avec leur chemise cartonnée ou des bouquins sous le bras, la mode pour les écrivains de cette époque, il se contentait d'une boîte à biscuits métallique dans laquelle il rangeait soigneusement ses manuscrits et surtout ses lettres d'amour considérées comme un véritable héritage dont il était fier 2. Ses poèmes, plus de mille au total, sont écrits pour une large part sous la forme de la chanson populaire (succession de vers de six et de huit pieds selon la règle de rime qui les caractérise) d'une part, et d'autre part, il employait le langage des paysans sans chercher à le soigner comme tant d'autres le faisaient. Ainsi l'imaginaire paysanne trouvait en lui le porte-parole. Dans son premier recueil on trouve, par exemple, "Le rêve du passeur" (de pirogue):


Les années précédentes (je) poussais ce bateau,

Pour qu'elle traverse et aille chercher du jute

les après-midi.

Et je rêvais toujours, je rêvais encore:

"Qu'elle me confectionne un hamac 1, me teinte du tissu.

Le roi ouvre solennellement le concours,

Je suis reçu major et rentre au village,

Mon hamac s'avance devant le sien...

Les deux hamacs prennent la même pirogue.

(...) 2

Un rêve "simple" de tous les paysans, mais le rôle peut s'inverser, cette fois c'est la passeuse (de pirogue) qui attend son voyageur d'autrefois:

Le printemps ramène les souvenirs

De la fille de l'autre côté de la rivière

Elle se rappelle, il y a trois ans,

Avec qui elle a échangé des promesses sur le rivage.

Mais cet amoureux printanier

Est parti sans revenir aux rivages

Le printemps passe et repasse

A chaque printemps, elle attend...

Cela fait le troisième printemps

Le feu d'amour s'essouffle peu à peu.

(Elle ne va pas quand même) attendre ainsi?

Elle rompt la promesse à son amant.

Quittant la pirogue, les rivages, les eaux claires

La passeuse se marie.

Depuis ce temps on ne la voit plus

Elle laisse la tristesse aux passants 1.

L'amour, toujours l'amour, Nguyên Binh tombe facilement amoureux des filles du village:

Le village de l'Ouest pense à celui de l'Est 2

Il y en a un qui pense très fort à quelqu'un 3

Le vent et la pluie sont les maladies du ciel

Etre amoureux, c'est ma maladie de l'aimer

Chez toi, tu as du bétel qui grimpe

Chez moi, j'ai des aréquiers 4

Le village de l'Ouest pense à celui de l'Est

Les noix d'arec de l'Ouest pensent au bétel de quel

village ? 5

Ce langage simple a permis à bon nombre de ses admiratrices, et aux paysannes en particulier même celles qui ne savaient ni lire ni écrire, de connaître par coeur ses poèmes. Car l'univers décrit par le poète leur rend facile de s'identifier aux personnages et aux situations analogues aux leurs. Certains de ces poèmes ont été mis en musique (moderne) dans la période de la Résistance. La poésie à travers Nguyên Binh révèle le côté paysan qui se cache derrière chacun (chaque Vietnamien) 1. C'est justement ce côté paysan qui a permis à ses poèmes de franchir les frontières de la ville pour atteindre plus facilement la campagne que les autres écrits.

Nous arrivons maintenant à un autre aspect de la nouveauté à travers la poésie, en l'occurrence la façon de rompre avec d'anciens syntagmes au profit de nouveaux. Xuân Diêu avait ce don qui en déboussolait plus d'un. Les syntagmes qu'il a employés étaient tellement inattendus qu'on les considérait presque comme une naïveté maladroite (ngô nghê) ou comme une occidentalisation à outrance. Cependant Vu Ngoc Phan n'hésitait pas à se faire l'avocat de cette innovation en écrivant:


En réalité, c'est quand les sens sont excités et quand le poète est débordé de sentiments que se produit la poésie. Ainsi, dans l'imagination, l'abstrait peut aussi devenir concret. (...)

Cette façon révolutionnaire d'agencer les mots est difficilement saisissable au début, mais avec le temps, on la comprend mieux 2.

A cet égard on trouve par exemple:

Buvons la poésie qui fond dans la musique...

Rien n'est plus triste que les après-midi

Où la lumière s'obscurcit avec la nuit.

Aujourd'hui il fait froid, le soleil se couche tôt...

En vietnamien l'expression "le soleil se couche" se dit plutôt mat troi lan (littéralement: le soleil "disparait sous", comme un nageur disparaît sous l'eau), tandis que mat troi di ngu est la traduction littérale de l'expression française "le soleil se couche" (mat troi, le soleil; di ngu veut dire se coucher ou littéralement: "aller dormir").

Ou encore ces quelques vers qui rappellent un poème du parnassien Edmond Haraucourt 1:


Aimer c'est mourir un peu.

Car on n'est pas sûr d'être aimé en retour.

On donne beaucoup mais on reçoit très peu;

Sans savoir si c'est de l'indifférence ou du rejet.

(...) 2.

Cependant si on s'arrête à la francisation chez Xuân Diêu on oubliera sa sensibilité et sa profondeur qui n'avaient pas leur expression jusqu'alors. Certains de ses poèmes mettent à nu l'état d'esprit d'une certaine jeunesse assoiffée de vivre: mais plus elle vit plus elle trouve que c'est insuffisant. L'amour que les jeunes recherchent n'arrive pas non plus à combler leur âme devant le temps qui passe. Par ailleurs, mieux que quiconque, Xuân Diêu a démasqué la solitude enfouie chez chacun, elle est présente même dans les moments jugés les plus exaltants de la vie. Dans le poème intitulé Loi ky nu (Parole d'une fille de joie), Xuân Diêu décrit l'amour passionné d'une fille de joie pour un amant passager, en effleurant la zone "glaciale" (gia bang), la peur devant le vide:

"Reste encore un moment avec moi;

Pourquoi te presser, la lune est si claire.

(...)

Tu ne restes pas, mon coeur sera solitaire.

Reste avec moi! Voici l'oreiller,

Sur mon bras, tu t'appuies dans ton ivresse.

(...)

Ne me laisse pas seule avec mon âme;

(...)

J'ai très peur. Les glaciers envahissent tout;

La nuit étoilée, glaciale, transperce la peau.

(...) 1

Le sentiment du temps qui passe décide le poète à privilégier l'instantanéité aux dépens de la durée:

Dépêche-toi, presse-toi!

Mon amour, ce jeune amour est déjà vieux. (...)

Dépêche-toi! Le temps n'attend pas.

(...)

L'amour vient, l'amour s'en va, qui sait.

Dans la rencontre il y a des germes de séparation;

(...)

Une instant radieux vaut mieux

Qu'une tristesse qui dure toute une vie.

(...) 2

Ces constantes exprimées par Xuân Diêu, la solitude, la soif de vivre, l'urgence, sont celles qui traduisent le mieux l'état d'esprit de cette génération de poètes à la recherche d'eux-mêmes. Xuân Diêu est sans le doute le premier à être allé si loin dans les profondeurs de l'âme par rapport à ses confrères. Même aux côtés de son amoureuse, il la trouve toujours trop éloignée, ses yeux évoquent pour lui des "précipices", le front, "l'immensité de l'univers":

Même si on croit partager la même vie, le même rêve,

Toi c'est toi, et moi c'est moi.

Comment traverser la Grande Muraille

De deux univers chargés de secrets.

(...)

Mon âme est encore plus obscure que la nuit,

Je ne comprends pas moi-même, qui comprendra?

(...)

Rapprochons nos têtes, serrons nos poitrines!

Fusionnons nos cheveux longs et courts!

Avec nos bras , embrassons nos épaules! (...)

Serrons fort nos lèvres fermées. (...)

Dans l'ivresse, je te dirai:

"Encore plus près! C'est encore trop loin!" 2

Au-delà de la recherche de soi-même devant le temps qui passe, Xuân Diêu franchit la barrière de la pudeur pour évoquer sans détours les gestes amoureux à forte connotation sexuelle. Les expressions utilisées par le poète telles que "serrons nos poitrines", "embrassons nos épaules", "serrons fort nos lèvres fermées", révèlent une nouvelle forme d'expression libérée des tabous. Cependant Xuân Diêu n'était pas le seul qui s'exprimait de la sorte, Vu Hoàng Chuong qui partageait avec lui le même état d'esprit a réussi de même à se libérer des contraintes du passé. Né en 1916 à Nam Dinh, Vu Hoàng Chuong est sans doute le seul poète qui avait une formation universitaire. Après le baccalauréat, il s'est inscrit à l'Ecole de Droit qu'il a vite abandonnée pour travailler comme agent technique aux chemins de fer. Ensuite il a enseigné dans les écoles privées avant de préparer sa licence en mathématiques. Cette formation a quelque peu influencé sa façon d'écrire caractérisée par le soin dans le choix des mots. Dans son recueil Tho say (Poèmes d'ivresse), on retrouve l'état d'esprit d'une certaine jeunesse tourmentée et confrontée à la solitude et à l'inconnue du lendemain:


Ancre levée, ô bateau!Laisse-toi emporter par les vagues,

Qu'elles t'entraînent vers l'est ou vers l'Ouest,

Loin de la terre ferme, au milieu de l'immensité,

La solitude, amère, peut-être se dissipera-t-elle .

Nous sommes un groupe de cinq à sept perdus.

Abandonnés par la patrie, méprisés par les nôtres,

(...)

Nous nous sommes trompés de siècle en venant au monde,

Certains sont outrés dans l'isolement. (...) 1

Comment sortir de cette situation? Pour Vu Hoàng Chuong, comme pour certains autres, l'oubli serait une solution:


Ce chemin en ruine, -je le connais-

Les amours mortes, les rêves brisés.

(...)

Non, mon amour, je n'ai plus le courage,

Non! Les sources d'amour et de larmes ont tari,

Brûle pour moi dans tes yeux de feu,

Le peu d'inquiétude qui reste sur les lèvres.

Répands ta chevelure,

Approche-toi, approche tes lèvres folles,

Tu m'emmènes dans la fumée,

(Tu) raccompagnes (mon) âme ivre vers l'oubli 1.


Mais l'oubli ne suffit pas, Vu Hoàng Chuong expérimente aussi toutes les ivresses, ainsi l'ivresse charnelle:

L'âme est abattue mais les pieds sont encore solides,

Le coeur trébuchant mais les pas restent harmonieux.

(...)

Le reflet fou de la belle sur les quatre murs de glace, Les épaules palpitent, les jambes trépident,

Les mains se serrent, les deux corps reposent,

(...) 2


Il existe bien entendu d'autres poètes de la même génération que nous ne pouvons pas présenter tous. Nous nous contentons de passer en revue les figures les plus représentatives de ce courant littéraire de l'Entre-Deux-Guerres. Dans l'ouvrage Thi nhân Viêt nam (Les poètes vietnamiens), Hoai Thanh et Hoai Chân en ont présenté une quarantaine qui ont laissé leur nom dans la poésie vietnamienne de cette époque. C'est sans doute l'ouvrage qui donne l'aperçu le plus global sur ce sujet.

Quoi qu'il en soit, le thème dominant dans la poésie moderne reste l'amour romantique sous ses différentes facettes dont les sentiments, une composante parmi d'autres. Il n'empêche qu'à travers l'amour romantique, certains poètes ont découvert la profondeur de leur âme, l'insondable solitude qui caractérise l'individu. Cette révélation livre l'individu à lui-même, l'éloigne de la société: la liberté s'acquiert au prix de la solitude. En ce sens la poésie moderne marque une rupture avec la tradition classique à travers l'expression d'une liberté rendue possible par un concours de circonstances, lesquelles sont déterminées par les facteurs historico-culturels (disparition progressive des lettrés, depuis le début du siècle, qui emportent avec eux les valeurs et les pratiques inadaptées au contexte moderne dont l'étude des caractères chinois, consolidation et promotion du quôc ngu à travers la presse et la littérature, recherche d'un nouveau souffle par la jeune génération de formation moderne confrontée à l'impasse socio-politique...).

Si l'angle d'attaque des romanciers contre l'ancienne structure sociale fut principalement la famille et le mandarinat, celui des poètes reposa sur l'individu. Tandis que les premiers cherchèrent à libérer l'individu des structures oppressives, les seconds contribuèrent à définir son espace vital en le prévenant des limites et des "dangers" que cela comporte.


CHAPITRE 5






L E S I N N O V A T I O N S



A R T I S T I Q U E S

A C A R A C T E R E V I S U E L


Au-delà des querelles ou des procès d'intention, la colonisation a façonné tant soit peu la société vietnamienne à l'image des sociétés occidentales. Elle a véhiculé un certain mode de vie, une certaine perception du monde environnant. Ainsi en fut-il pour l'art, qui est à la fois l'outil et le moyen d'atteindre le Beau, et qui n'a pas laissé les Vietnamiens insensibles. Sans présenter un caractère imposé, le théâtre comme mode d'expression a pris racine dans la société, car les Vietnamiens eux-mêmes sont allés à sa rencontre. Le cinéma comme invention technique et artistique a trouvé de même sa place, bien que les Vietnamiens ne fussent pas acteurs mais spectateurs. Dans un autre domaine, la presse s'enrichissait de dessins humoristiques, - inexistants dans les trois premières décennies du siècle -, qui illustraient d'une manière ou d'une autre certains faits ou phénomènes sociaux. Les caricatures devenaient ainsi l'indicateur de tendance d'une société en transformation, avec ses excès et ses déboires.


LE THEATRE


D'où vient que l'on rit si librement au théâtre, et que l'on a honte d'y pleurer?

Est-il moins dans la nature de s'attendrir sur le pitoyable que d'éclater sur le ridicule?

La Bruyère


Si la poésie était connue au Vietnam de longue date, le théâtre sous sa forme occidentale n'y est apparu qu'avec la colonisation. En matière de divertissement public à caractère spectaculaire, il y avait deux formes d'expression: l'une académique, le tuông, inspiré directement de l'opéra classique chinois, qui s'adressait aux couches dirigeantes, et l'autre populaire, le chèo, une sorte de combinaison à la fois de danse, de chant et de dialogue direct avec le public en milieu rural. Avec la colonisation ces deux formes d'expression artistique ont survécu tant bien que mal. Grâce à son aspect populaire et national, le chèo reste encore bien vivante à l'heure actuelle, tandis que le tuông semble une création d'un autre monde. A cet égard, le théâtre représente un enrichissement culturel emprunté directement à l'art français. De même que pour la littérature, le théâtre lors de son introduction et de son développement, a dû sa diffusion et sa popularité à la presse qui publiait régulièrement des pièces dans ses colonnes. La pièce Chen thuôc dôc (La tasse de poison), de Vu Dinh Long, la première qui ait retenu l'attention du public, fut publiée dans un premier temps par la revue Huu Thanh en septembre 19211. Dans la décennie suivante, le journal Dàn bà moi publiait chaque semaine une petite pièce sur deux ou trois pages, Phong hoa et Ngày nay faisaient de même mais beaucoup moins systématiquement. La revue Kich bong, (Théâtre et Cinéma) spécialisée dans le spectacle, dans la période 1935-1937, contribuait à cet égard à populariser le théâtre. D'autres journaux, y compris ceux en langue française tels que L'Avenir du Tonkin, Le Courrier d'Haiphong, France-Indochine, etc., se chargeaient des comptes rendus et des critiques. On remarque que le théâtre, comme tant d'autres modernisations de la vie culturelle, a pris racine et s'est développé dans les centres urbains où se concentraient les activités littéraires et culturelles.


A partir de 1911, date de l'inauguration du Théâtre de Hà nôi (Nhà hat Tây), chaque année, à la "saison théâtrale" (novembre-décembre), une troupe professionnelle métropolitaine donnait ses représentations dans ce cadre somptueux. Celles-ci s'adressaient aux hauts fonctionnaires et à la communauté française, néanmoins certains collaborateurs vietnamiens francophones ont de même été invités. Cette rencontre avec un nouveau mode d'expression allait peu à peu donner l'idée aux dramaturges classiques et aux hommes de lettres d'innover par rapport à l'art local. Parallèlement à cette entreprise d'innovation, certaines pièces du théâtre classique français ont été traduites et particulièrement les comédies. Pourquoi les comédies plutôt que les tragédies? A cette question, le dramaturge Buu Tiên, actuellement à la retraite à Hà nôi, nous répond:


Cela montre qu'en premier lieu les Vietnamiens n'ont pas rejeté d'emblée tout ce qui venait de France, et par ailleurs ce rire traduisait le rire amer d'un peuple qui a perdu sa patrie. La comédie ou le rire permettaient de contenir cette souffrance, mais pas la tragédie 1.


Il s'agit sans doute d'une réflexion rétrospective, car Buu Tiên était à peine né quand eut lieu la première adaptation d'une pièce de Molière en 1920, un an avant la création de la première association théâtrale Uân hoa, présidée par Nguyên Huu Kim, un pionnier de l'art dramatique. Quoi qu'il en soit, on ignore pourquoi Nguyên Van Vinh, le gérant-rédacteur en chef du Dông duong tap chi, préférait les comédies de Molière aux tragédies de Corneille. Cependant à lui seul, Nguyên Van Vinh a traduit Le Bourgeois gentilhomme ("Truong gia hoc làm sang"), Le Malade imaginaire ("Bênh tuong"), L'Avare ("Nguoi biên lân") et Tartufe ("Gia dao duc"), dans la deuxième décennie du siècle. A cet égard, Nguyên Van Vinh fut le premier homme de lettres qui ait introduit le théâtre dans la vie culturelle. Pham Quynh, qui a aussi traduit des pièces de Corneilles n'a pas franchi l'étape de la réalisation, car il se contentait sans doute de l'apport du théâtre sur le plan littéraire.

La première représentation théâtrale vietnamienne eut lieu le 25 avril 1920 à l'occasion de l'anniversaire de la fondation de Khai tri tiên duc (l'Association pour la Formation Intellectuelle et Morale des Annamites: l'AFIMA en français.) Cette association présidée par Pham Quynh, le directeur de la revue Nam phong, avait pour but le rapprochement de la culture française et de la culture vietnamienne. La pièce présentée était une adaptation du Malade imaginaire, dont les acteurs se regroupaient autour d'amateurs tels que Nguyên Van Vinh, Pham Huy Luc (le rédacteur en chef du journal Trung bac tân van), et plusieurs "Retour de France". Faute d'amatrices vietnamiennes pour tenir les rôles féminins, le groupe avait recours aux comédiennes professionnelles du théâtre classique. En effet, à son début le théâtre avait du mal à trouver des Vietnamiennes pour tenir les rôles féminins, ceci pour une double raison culturelle et professionnelle. Elles ne voulaient pas se mélanger aux hommes de peur d'encourir la réputation de filles aux moeurs légères, et par ailleurs elles étaient timides. D'un autre côté, elles avaient peur de commettre des maladresses étant donné leur qualité de débutantes. Ce qui explique pourquoi les troupes d'amateurs devaient, soit recourir aux comédiennes du théâtre classique, soit faire tenir les rôles féminins par des hommes déguisés en femmes. Il fallut attendre les années 1930 pour que cette question fût résolue avec l'arrivée de la nouvelle vague de gai tân thoi (femmes modernes) qui, pour revendiquer l'égalité des droits et pour mieux s'affirmer sur la scène sociale et culturelle, surmontaient la timidité qui les caractérisait. Les premières actrices-amatrices du théâtre se recrutaient dans le milieu estudiantin. L'actrice Song Kim, la compagne du poète Thê Lu, une des premières comédiennes se rappelle encore que:


Les actrices de ces soirées théâtrales de bienfaisance ont surpris le public: le rôle des femmes n'est plus joué par les hommes ou confié aux bons offices des actrices professionnelles du théâtre traditionnel. Des intellectuelles, des "femmes de bien" -comme on les appelait à l'époque- n'hésitaient pas à coopérer avec les acteurs. Elles allaient même plus loin en acceptant le rôle de vieilles femmes peu attrayantes 1.


A cette date, les troupes d'amateurs n'avaient pas encore de cadre précis pour présenter leurs pièces. Souvent c'est à l'occasion des soirées à caractère humanitaire, pour venir en aide aux sinistrés des inondations, par exemple, qu'elles organisaient des représentations dans les grands centres urbains: Hà nôi, Hai phong, Nam dinh, Bac ninh, etc. De l'autre côté le public ne s'était pas encore familiarisé avec ce mode d'expression. Lassés par les tirades, les spectateurs non initiés réclamaient des chants à la place 1. C'est la raison pour laquelle on intégrait parfois artificiellement des bouffons pour retenir le public jusqu'à la fin du spectacle.

Balbutiant dans les années 1920, le théâtre comme nouveau mode d'expression est parvenu à sa maturité dans la décennie suivante en contribuant à verser au débat national les mêmes pièces porteuses de modernité que celles apparues dans la presse ou dans la littérature: les thèmes de la famille, l'amour, la femme, visaient toutes, à degrés divers, la structure sociale ancienne devenue anachronique.

Sur le thème de la femme, prétexte à une évocation détournée de l'amour, l'évolution est sensible et significative si l'on compare les pièces apparues dans les années 1920 et celles écrites dans la décennie d'après. Parfois, cette évolution se remarque chez le même auteur, par exemple, chez Vi Huyên Dac. L'une des premières tragédies écrites sur ce thème dans la période des balbutiements, qui ait retenu l'attention des amateurs du théâtre vietnamien, est la pièce Toà an luong tâm (Le tribunal de la conscience) de Vu Dinh Long 1, l'un des pionniers de cette forme d'expression. Cette tragédie met en évidence les rapports difficiles d'un couple dans lequel le mari, Phu, est un adepte de l'ancienne école et la femme, Quy, est une femme gagnée aux idées modernes. Les disputes du couple ont aussi une autre raison, évoquée rapidement et qui touche à la question raciale: Quy voulait se marier avec Quay, un étudiant en pharmacie d'origine chinoise, mais sa famille s'y est opposée car il n'était pas vietnamien. Quy a donc été contrainte de se marier avec Phu, un secrétaire subalterne dans l'administration, choisi par la famille, mais elle a gardé des relations amoureuses avec Quay. La pièce débute par la complainte du mari qui s'adresse à Ai, son ami: