K r i s h n a m u r t i

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Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti

Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti




Un petit panorama des thèmes abordés par Krishnamurti lors de ses causeries ou des échanges avec ses interlocuteurs. Ce choix qui est tout à fait arbitraire pour ne pas dire personnel ne repose sur aucun critère. Il ne s'agit bien sûr que des extraits d'ouvrages dont les références sont indiquées en fin de chaque extrait.



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Avec David Bohm [1].

L'abandon su schéma égocentrique

Krishnamurti : J'aimerais poser une question qui puisse nous faire progresser : y a-t-il quelque chose qui soit susceptible de faire changer l'homme de manière profonde, fondamentale, radicale? L'homme a traversé des crises successives, encaissé de multiples chocs, subi toutes sortes de vicissitudes, connu toutes sortes d'affrontements, de détresses intimes, et ainsi de suite. Un peu d'affection par-ci, un peu de joie par-là, mais tout ceci ne suffit apparemment pas à le changer. Qu'est-ce qui va être assez puissant pour inciter un être humain à quitter la voie sur laquelle il est engagé, et le pousser dans une direction radicalement différente? Je crois que c'est un de nos problèmes majeurs, n'est-ce pas? Pourquoi? Si l'on se préoccupe, comme cela devrait être le cas, de l'humanité, de tous les événements qui se produisent, quelle serait l'action adéquate, susceptible de faire passer l'homme d'une voie à une autre? Est-ce une question pertinente? Cette question a-t-elle un sens?

David bohm : Elle ne peut en avoir un que si nous pouvons déceler cette action.

K. : Est-ce que la question a le moindre sens ?

D.B. : Implicitement, cela équivaut à se demander ce qui retient les gens.

K. : Oui, cela revient au même.

D.B. : Si nous parvenions à déterminer ce qui maintient les gens sur leur trajectoire actuelle...

K. : Est-ce le conditionnement fondamental de l'homme, cette attitude et ces réactions terriblement égoïstes, qui refusent de céder devant quoi que ce soit? On croit voir changer ou céder quelque chose, mais le centre reste immuable. Ces réflexions ne sont sans doute pas dans la ligne du dialogue engagé depuis deux ou trois jours, mais j'ai pensé que nous pourrions peut-être commencer par là.

D.B. : Avez-vous idée de ce qui retient les gens? Et de ce qui pourrait les changer vraiment?

K. : Je crois que oui.

D.B. : De quoi s'agit-il donc?

K. : Qu'est-ce qui fait blocage ? Allons-nous aborder la question à travers le conditionnement qu'exerce le milieu ambiant, en progressant de l'extérieur vers l'intérieur, et accéder à l'intérieur à partir des activités extérieures de l'homme? Pour nous apercevoir alors que l'extérieur et l'intérieur ne font qu'un, que c'est le même mouvement, après quoi nous dépasserions ce niveau pour voir ce qui se situe au-delà? Ce mode d'approche vous convient-il?

D.B. : Qu'entendez-vous par l'extérieur? L'environnement social?

K. : Le conditionnement social, le conditionnement religieux, l'éducation, la pauvreté, la richesse, le climat, l'alimentation — c'est tout cela l'extérieur; qui peut conditionner l'esprit dans une certaine direction. Mais si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que le conditionnement psychologique procède aussi de l'extérieur, en un certain sens.

D.B. : II est vrai que la façon de penser d'une personne est fatalement influencée par tout son réseau relationnel. Mais cela n'explique pas la rigidité du conditionnement, ni sa persistance.

K. : C'est la question que je pose aussi.

D.B. : Oui, s'il s'agissait simplement de conditionnement extérieur, on pourrait s'attendre à ce qu'il se prête à des modifications plus aisées, par exemple envisager des conditions extérieures différentes.

K. : Mais on a déjà essayé.

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D.B. : Oui. Le communisme a fermement cru qu'une société nouvelle produirait un homme nouveau. Mais il n'en a rien été ! A mon avis, il existe dans le plan intérieur quelque chose de fondamentalement figé, hostile au changement.

K. : Ce quelque chose, c'est quoi? — et où nous mène pareille question ?

D.B. : Si nous ne parvenons pas à le découvrir, la question nous mènera à l'impasse.

K. : Je pense qu'on pourrait y parvenir, à condition d'y appliquer tout son esprit. Ce que je me demande, c'est simplement si cette question vaut la peine d'être soulevée, et si elle va dans le sens de notre propos actuel. Ou bien s'il vaudrait mieux passer à un autre sujet, plus en rapport avec nos discussions récentes.

D.B. : Nous avons parlé, je crois, des moyens de mettre un terme au temps, un terme au devenir. Et nous avons parlé d'un éventuel contact avec le « fondamental », grâce à la rationalité absolue. Mais nous constatons maintenant que l'esprit est loin d'être rationnel.

K. : Nous avons constaté à quel point l'homme est fondamentalement irrationnel.

D.B. : Cela joue peut-être un rôle dans le blocage. Si nous allions totalement dans le sens de la raison, nous atteindrions forcément ce terrain fondamental. Cela vous paraît-il exact?

K. : Oui. Nous parlions l'autre jour de l'abolition du temps. Les scientifiques cherchent à élucider ce problème en étudiant la matière. De même, ceux qui se prétendent religieux cherchent à savoir — pas seulement verbalement — si le temps pouvait s'arrêter. Nous avons déjà pas mal examiné cette question, et nous disons qu'un être humain ouvert à l'écoute est capable d'appréhender l'abolition du temps, grâce à la vision pénétrante. Parce que cette vision n'a rien à voir avec la mémoire. La mémoire est temps, la mémoire est expérience, savoir emmagasiné dans le cerveau, et ainsi de suite. Tant que ce processus est un jeu, la vision pénétrante est impossible dans quelque domaine que ce soit. Je parle de vision totale, pas de vision partielle. L'artiste, le scientifique, le musicien n'ont tous qu'une vision pénétrante partielle, et restent donc tributaires du temps.

Est-il possible d'accéder à la vision pénétrante totale, c'est-à-dire à l'abolition du « moi », puisque le « moi » c'est le temps? Moi, mon ego, mes résistances, mes blessures, tout cela. Ce « moi » peut-il prendre fin? C'est à cette seule condition qu'il y a vision pénétrante totale. Voilà ce que nous avons découvert. Nous avons voulu savoir s'il était possible à un être humain d'abolir en totalité cette structure globale du « moi » ; nous avons dit que oui, et approfondi cette question. Très peu de gens sont disposés à nous prêter l'oreille : cela fait sans doute trop peur. Alors la question se pose : si le « moi » prend fin, qu'y a-t-il? Le vide et c'est tout? Cela n'a pas d'intérêt. Mais si on poursuit cette quête sans nul souci de récompense ou de châtiment, alors on trouve quelque chose. Selon nous, cette chose est la vacuité totale, qui est énergie et silence. Tout ça est bien joli, mais ne dit rien du tout à l'homme ordinaire qui se sentirait concerné sérieusement, et désireux d'aller plus loin, au-delà de lui-même. Donc, nous avons poussé un peu plus loin, nous demandant s'il existait quelque chose d'autre, au-delà de tout ceci? Et notre réponse est : oui.

D.B. : C'est le terrain fondamental.

K. : Oui, le « fondamental ». La première démarche serait-elle donc d'écouter? Suis-je prêt, en tant qu'être humain, à me défaire complètement de mon égocentrisme ? Qu'est-ce qui peut m'en détacher? Qu'est-ce qui peut arracher l'être humain à cette activité destructrice, égocentrique ? S'il n'est mû que par l'attrait de la récompense ou la crainte du châtiment, alors nous avons encore affaire à une autre pensée, à un autre mobile. Il faut donc rejeter tout cela. Comment les gens sont-ils amenés à renoncer — si je peux me permettre l'expression — à renoncer complètement sans motif? L'homme, voyez-vous, a déjà tout essayé dans ce domaine — le jeûne, les mortifications diverses, l'abnégation dans la foi, le renoncement à soi-même par identification à quelque chose de supérieur. Tous les tenants d'une religion ont essayé. Pourtant le « moi » persiste encore.

D.B. : Oui. Tout cela n'a aucun sens, mais on ne se rend pas pour autant à l'évidence. En règle générale, les gens se désintéressent de ce qui est dénué de sens. Mais il semble que dans ce cas, l'esprit répugne à percevoir les faits. L'esprit nie l'évidence.

K. : L'esprit nie l'évidence de ce conflit perpétuel, et élude le problème.

D.B. : II répugne à admettre l'inanité de ce conflit.

K. : Les gens ne le voient pas.

D.B. : C'est aussi à dessein que l'esprit s'applique à la fuite.

K. : L'esprit fuit l'évidence.

D.B. : II la fuit presque à dessein, mais pas tout à fait consciemment, un peu comme ces Indiens qui annoncent qu'ils vont se réfugier dans l'Himalaya parce que la situation est sans issue. K. : Mais alors, c'est l'impasse. Vous voulez dire que l'esprit, à force de baigner depuis si longtemps dans le conflit, refuse de s'y arracher?

D.B. : La raison de cette réticence n'est pas très claire, ni celle de ce refus de voir dans toute son ampleur l'absurdité du conflit. L'esprit s'abuse lui-même, brouille ses propres cartes.

K. : Les philosophes et les gens prétendument religieux ont mis l'accent sur la lutte, le sens du combat, du contrôle, de l'effort. Serait-ce une des raisons pour lesquelles les êtres humains se refusent à remettre en cause leur mode de vie ?

D.B. : C'est bien possible. Ils escomptent obtenir de meilleurs résultats en luttant, en se bagarrant. Ils ne veulent rien lâcher de ce qu'ils ont, mais cherchent à l'améliorer à la force du poignet.

K. : Au bout de deux millions d'années d'existence, quel est le bilan de l'humanité? Toujours plus de guerres et de destruction.

D.B. : Ce que je voudrais souligner, c'est qu'on a tendance à éviter de regarder en face cette réalité, mais aussi à revenir à l'espoir que la lutte entraînera un progrès.

K. : Je ne suis pas tout à fait certain que nous ayons élucidé ce point, et mis en évidence la responsabilité des intellectuels — c'est avec respect que j'emploie le terme; ce sont les intellectuels du monde entier qui ont valorisé ce facteur de lutte.

D.B. : C'est le cas pour bon nombre d'entre eux, je suppose.

K. : Pour la plupart.

D.B. : Karl Marx.

K. : Marx et même Bronowski, qui parle d'une lutte sans cesse élargie, d'un savoir toujours accru. Les intellectuels auraient-ils donc une influence si extraordinaire sur notre esprit?

D.B. : A mon avis, les gens n'ont nul besoin de l'encouragement des intellectuels pour suivre cette pente. Le fait est que l'accent a toujours été mis sur la lutte, partout.

K. : C'est ce que je veux dire. Partout. Mais pourquoi?

D.B. : Eh bien, à l'origine les gens l'estimaient nécessaire, car ils n'assuraient leur survie qu'au prix d'une lutte contre la nature.

K. : Et c'est ainsi que cette lutte contre les éléments naturels a glissé sur un autre plan ?

D.B. : En partie, oui. Dans un premier temps, on est un chasseur valeureux après quoi il faut combattre sa propre faiblesse pour devenir valeureux, sinon on n'y arrive pas.

K. : Nous y sommes, exactement. Voilà donc comment notre esprit se trouve conditionné, façonné, aliéné par ce schéma préétabli?

D.B. : C'est certainement le cas, mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi il est quasi impossible de le modifier.

K. : Parce que j'y suis habitué. Je suis en prison, mais ma prison m'est devenue familière.

D.B. : Mais j'ai l'impression d'une résistance extraordinaire à toute démarche pour en sortir.

K. : Pourquoi cette résistance chez l'être humain? Même si vous montrez que ce n'est qu'un tissu d'erreurs, que c'est irrationnel, même si vous démontrez le rapport de cause à effet, même avec toutes sortes de données et d'exemples à l'appui. Pourquoi ?

D.B. : C'est ce que je disais : si les gens étaient capables de raisonner juste, ils sortiraient de ce système ; mais il semble que le problème soit plus complexe. Vous avez beau faire la preuve de ce caractère irrationnel, il n'empêche que les gens n'ont pas pleinement conscience de tous ces rouages de la pensée. Même si on les démonte à un certain niveau, le mécanisme tient bon à des niveaux qui échappent à leur conscience.
(...)

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Notes :
[1].David Bohm fut membre de la Royal Society et professeur de physique théorique au Birbeck Collège de l'Université de Londres.
Extrait de J. Krishnamurti et David Bohm, Le temps aboli. Dialogues, pp. 112-119.



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