K r i s h n a m u r t i

K r i s h n a m u r t i




Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti

Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti




Un petit panorama des thèmes abordés par Krishnamurti lors de ses causeries ou des échanges avec ses interlocuteurs. Ce choix qui est tout à fait arbitraire pour ne pas dire personnel ne repose sur aucun critère. Il ne s'agit bien sûr que des extraits d'ouvrages dont les références sont indiquées en fin de chaque extrait.



trait

Avec Needleman [1].

Le rôle de l'instructeur [2]


Needleman. — On parle beaucoup d'une révolution spirituelle parmi les jeunes, et plus particulièrement ici, en Californie. Dans ce phénomène très complexe, distinguez-vous l'espoir d'un nouvel épanouissement dans la civilisation moderne, une nouvelle possibilité de croissance ?

Krishnamurti. — Pour qu'il y ait une nouvelle possibilité de croissance, ne croyez-vous pas, monsieur, qu'il faudrait qu'il y ait des gens plus ou moins sérieux, des gens qui ne se contentent pas de sauter d'un divertissement spectaculaire à un autre ? Si on a observé toutes les religions du monde et constaté leur futilité organisée, et que dans cette observation on ait distingué quelque chose de clair et de vrai, peut-être qu'alors il pourrait y avoir quelque chose de neuf en Californie et dans le monde. Mais pour autant que je puisse le voir, j'ai bien peur qu'il n'y ait pas une grande qualité de sérieux dans tout ceci. Je me trompe peut-être parce que je ne vois ces soi-disant jeunes que de loin, dans un auditoire et à l'occasion, ici même ; mais d'après leurs questions, leurs rires, leurs applaudissements, ils ne me frappent pas comme étant très sérieux, mûris, ni animés d'un intérêt très soutenu. Évidemment, je peux me tromper.

N. — Je comprends ce que vous dites. Toutefois, on n'est peut-être pas en droit d'attendre des jeunes un très grand sérieux.

K. — C'est pourquoi je ne crois pas que ceci soit particulièrement applicable aux jeunes. Je ne sais pas pourquoi on monte la jeunesse en épingle comme on le fait, pourquoi on en a fait une question tellement prépondérante. Dans peu d'années, ils seront à leur tour des gens âgés.

N. — Sans s'attaquer au fond de ce phénomène (l'intérêt porté aux expériences transcendantales, si on veut l'exprimer ainsi), ne peut-on y voir en quelque sorte un terreau d'où pourraient surgir des êtres d'exception, des Maîtres peut-être ; compte tenu, pour les écarter, des charlatans et des marchands d'illusion.

K. — Mais je ne suis pas sûr, monsieur, que ces charlatans et ces marchands d'illusion ne soient pas en train d'étouffer ce « phénomène ». La « Krishna-conscience », la « méditation transcendantale » et toutes ces inepties dont nous sommes témoins, ils s'y laissent tous prendre. C'est une sorte d'exhibitionnisme, de divertissement, d'amusement. Mais pour que quelque chose de nouveau se produise, il faudrait qu'il y ait un noyau de gens véritablement dévoués, sérieux, prêts à aller jusqu'au bout. Eux, après avoir observé toutes ces choses, disent : « En voici une que je suis prêt à pousser jusqu'au bout. »

N. — Alors, un homme sérieux serait, selon vous, quelqu'un qui serait désillusionné par tout le reste.

K. — Je ne dirais pas désillusionné, plutôt c'est une forme de sérieux.

N. — Mais c'est une condition préalable ?

K. — Non, je ne dirais pas que c'est un état de désillusion du tout, car celui-ci conduit au désespoir et au cynisme. Je parle de l'examen de toutes ces choses soi-disant religieuses, soi-disant spirituelles : il s'agit d'examiner, de découvrir quelle vérité se cache dans tout ceci, si toutefois il s'y en cache une. Ou bien on rejette le tout et on commence de zéro sans être encombré par ces harnachements et tout ce fatras.

N. — Je crois que c'est là ce que je cherchais à dire, mais c'est mieux exprimé. Ce sont des gens qui ont fait cette tentative, laquelle s'est soldée par un échec. K. — Non, pas des « gens ». Je veux dire que chacun doit rejeter toutes les promesses, toutes les expériences, toutes les affirmations mystiques. Je crois qu'il faut commencer comme si l'on ne savait absolument rien.

N. — C'est très ardu.

K. — Non, monsieur, je ne crois pas que ce soit ardu. Je crois que c'est ardu et difficile seulement pour les gens qui sont bourrés d'un savoir de seconde main.

photo
N. — Est-ce qu'on ne peut pas dire cela de la plupart d'entre nous ? Je parlais à mes élèves hier du San Francisco State Collège et je leur ai dit que j'allais interviewer Krishnamurti ; je leur ai demandé quelles questions ils voudraient que je lui pose. Ils avaient beaucoup de questions, mais celle qui m'a le plus touché fut celle d'un jeune homme qui dit : « J'ai lu et relu ses livres encore et encore, mais je ne peux pas faire ce qu'il dit. » II y avait en cela quelque chose de si net que j'en éprouvais une sorte de résonance. Il semblerait, d'une façon subtile, que cela commence comme ça. Être un débutant plein de fraîcheur.

K. — Je ne crois pas que nous nous posions assez de questions. Voyez-vous ce que je veux dire ?

N. — Oui.

K. — Nous acceptons, nous sommes crédules et dupes, nous sommes avides de nouvelles expériences. Les gens avalent tout ce qui est dit par n'importe quel barbu qui débite des promesses, affirmant : « Vous connaîtrez des expériences merveilleuses à condition de faire certaines choses ! » II me semble qu'on devrait dire : « Je ne sais rieN. » Très évidemment, je ne peux pas m'appuyer sur les autres. S'il n'y avait ni livres ni gourous, que feriez-vous?

N. — Mais on se laisse si facilement abuser.

K. — Vous vous laissez abuser quand vous avez envie de quelque chose.

N. — Oui, cela je le comprends.

K. — Alors vous vous dites : « Je vais trouver, je vais examiner point par point. Je ne veux pas me laisser duper. » Mais la tromperie surgit dès l'instant où je désire, où je suis avide, où je dis : « Toute expérience est superficielle, moi. il me faut quelque chose de mystérieux. » Alors, je suis pris au piège.

N. — Pour moi, vous parlez d'un état, d'une prise de position, d'une façon d'aborder les choses qui, en elle-même, implique un certain chemin parcouru dans la compréhension de l'homme. Je suis très loin de ce point, et je sais que, pour mes étudiants, il en est de même. Ainsi, à tort ou à raison, ils ressentent le besoin d'être aidés. Il est possible qu'ils se trompent sur la nature de cette aide, mais une aide dans ce genre de chose existe-t-elle ?

K. — Iriez-vous jusqu'à dire : « Pourquoi demandez-vous de l'aide ?

N. — Permettez-moi d'exprimer la chose comme suit : on subodore en quelque sorte que l'on se trompe soi-même, on ne sait pas exactement...

K. — C'est assez simple. Je ne veux pas me laisser tromper — d'accord ? Alors je découvre par moi-même quel est le mouvement, quel est l'élément qui entraîne ces illusions. Celles-ci se produisent évidemment dès l'instant où je suis avide, où j'ai soif de quelque chose, où je suis mécontent. Donc, au lieu de m'attaquer à l'avidité, au désir, au mécontentement, j'ai soif de quelque chose de plus.

N. — Oui.

K. — Donc, il me faut comprendre ma propre avidité. De quoi suis-je avide ? Suis-je avide parce que je suis rassasié de ce monde, j'ai eu des femmes, j'ai eu des automobiles, j'ai eu de l'argent, et je veux quelque chose de plus ?

N. — Je crois qu'on est avide parce qu'on désire un stimulant, on désire sortir de soi-même afin de ne pas voir sa propre misère intérieure. Mais ce que je voudrais demander — je sais que vous avez répondu à cette question d'innombrables fois dans vos causeries, mais c'est une question qui surgit toujours à nouveau et presque inévitablement — les grandes traditions du monde, sans s'inquiéter de ce qu'elles sont devenues (elles ont été déformées, mal interprétées et illusoires), parlent toujours, directement ou indirectement, d'aide ; elles disent : « Le gourou, c'est aussi vous-même », mais il y a tout de même une aide.

K. — Monsieur, savez-vous ce que signifie ce mot « gourou » ?

N. — Non, pas exactement.

K. — C'est celui qui indique. C'est là une des significations. Une autre, c'est celui qui apporte l'illumination et qui lève vos fardeaux. Mais au lieu de soulever votre fardeau, ils vous imposent le leur.

N. — Oui, j'ai bien peur qu'il n'en soit ainsi.

K. — « Gourou », cela veut aussi dire celui qui vous aide à traverser, et ainsi de suite, et ainsi de suite, il y a d'innombrables significations. Mais dès l'instant où le gourou prétend savoir, vous pouvez être sûr qu'il ne sait pas. Parce que ce qu'il sait, c'est quelque chose de passé, évidemment. Tout savoir appartient au passé. Et quand il dit qu'il sait, il pense à une expérience qu'il a connue, qu'il a pu reconnaître comme étant quelque chose de grand, et cette reconnaissance est née de son savoir passé ; autrement, il ne pourrait pas la reconnaître. Et son expérience, par conséquent, a ses racines dans le passé. Par conséquent elle n'est pas vraie.

N. — Mais il me semble qu'on peut en dire autant de presque tout savoir.

K. — Donc, pourquoi ressentons-nous le besoin de n'importe quelle tradition ancienne ou moderne en tout ceci ? Regardez, monsieur, je ne lis aucun livre religieux, philosophique ou psychologique. Mais on peut pénétrer dans d'immenses profondeurs en soi-même et tout y découvrir. Pénétrer en soi-même, voilà le problème, comment s'y prendre ? Et, étant incapable de le faire, on dit : « Voulez-vous, s'il vous plaît, m'aider. »

N. — Oui.

K. — Alors survient quelqu'un d'autre qui dit : « Je vais vous aider », et qui vous pousse dans une autre direction.

N. — Oui, cela répond plus ou moins à ma question. Je lisais un livre l'autre jour qui parlait de quelque chose appelé « sat-san ».

K. — Savez-vous ce que cela veut dire ?

photo
N. — Association avec des personnes sages.

K. — Non, avec des personnes bonnes.

N. — Des personnes bonnes, ah !

K. — Soyez bon et vous êtes sages. Et, en étant sage, vous êtes bon.

N. — Cela je le comprends.

K. — Parce que vous êtes bon, vous êtes sage.

N. — Je ne cherche pas à fixer cette discussion dans un sens ou dans un autre. Mais je suppose que mes étudiants et moi-même aussi, quand nous lisons, quand nous vous entendons, nous nous disons : « Ah ! je n'ai besoin de personne, je n'ai besoin de conseil de personne », et il y a une immense illusion dans ce sentiment.

K. — Évidemment, parce que vous subissez l'influence de l'orateur.

N. — Oui, c'est vrai. (Rires.)

K. — Voyez, monsieur, soyons très simples. Supposons qu'il n'y ait aucun livre, aucun gourou, aucun instructeur, que feriez-vous ? On est plongé dans la confusion, dans le remous des tourments, que feriez-vous ? Avec personne pour vous aider, pas de drogue, pas de tranquillisant, pas de religion organisée, que feriez-vous ?

N. — Je ne peux pas m'imaginer ce que je ferais.

K. — C'est bien cela.

N. — II y aurait peut-être à ce moment-là et pendant un instant un sentiment d'urgence extrême.

K. — Tout juste. Cette urgence, nous ne la connaissons pas, parce que nous nous disons toujours : « Oh ! quelqu'un va venir m'aider. »

N. — Mais la plupart des gens deviendraient fous, dans une telle situation.

K. — Je n'en suis pas sûr, monsieur.

N. — Je n'en suis pas sûr non plus.

K. — Non, je n'en suis pas sûr du tout. Parce que, qu'est-ce que nous avons fait jusqu'à présent ? Les gens sur lesquels nous nous sommes appuyés, les religions, les Églises, l'éducation, tout cela nous a plongés dans cet épouvantable pétrin. Nous ne sommes pas libérés de notre douleur, de notre animalité, de notre laideur, de notre vanité.

N. — Faut-il dire cela de tout le monde ? Il y a tout de même des différences. Pour mille menteurs, il y a un Bouddha.

K. — Mais cela ne m'intéresse pas, monsieur, si l'on se perd dans tout cela, on est conduit à de nombreuses illusions. Non, non.

N. — Alors, laissez-moi poser cette question. Nous savons que, sans un dur travail, le corps peut tomber malade, et ce travail, c'est ce que nous appelons effort. Existe-t-il un autre genre d'effort pour ce que nous pourrions appeler l'esprit ? Vous vous élevez contre l'effort, mais est-ce que la croissance et le bien-être de tous les aspects d'un homme n'exigent pas quelque chose qui ressemble à un travail ardu d'un genre ou d'un autre ?

K. — Je me demande ce que vous entendez par « travail ardu ». Un travail physique ?

N. — C'est là ce que nous appelons habituellement un travail ardu, ou encore le fait de se dresser contre ses propres désirs. (...)

trait

Notes :
[1].Jacob Needleman, professeur de philosophie au San Francisco State Collège ; auteur de The New Religions et éditeur de la Penguin Metaphysical Library.

[2]. Extrait de L'éveil de l'intelligence, pp. 13-19. (...)



Sommaire de la rubrique
haut de page