K r i s h n a m u r t i

K r i s h n a m u r t i




Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti

Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti




Un petit panorama des thèmes abordés par Krishnamurti lors de ses causeries ou des échanges avec ses interlocuteurs. Ce choix qui est tout à fait arbitraire pour ne pas dire personnel ne repose sur aucun critère. Il ne s'agit bien sûr que des extraits d'ouvrages dont les références sont indiquées en fin de chaque extrait.



trait

Avec Walpola Rahula (1906 -1998) [1]

Votre message ne rejoint-il pas celui du Bouddha ?

Walpola Rahula : J'ai suivi votre enseignement - si vous me permettez cette expression - depuis mon plus jeune âge. J'ai lu la plupart de vos ouvrages avec grand intérêt, et il y a longtemps que j'avais envie d'avoir cette discussion avec vous.

Pour toute personne connaissant assez bien le bouddhisme, votre enseignement, loin de sembler nouveau, a des accents familiers. Ce que le Bouddha enseigna voici deux mille cinq cents ans, Vous l'enseignez aujourd'hui dans un nouveau langage, dans un nouveau style, sous des dehors nouveaux. Il m'arrive fréquemment, au fil de mes lectures, d'annoter le texte dans la marge et de comparer vos propos et ceux du Bouddha, je cite même parfois dans la marge le chapitre et le vers, ou le texte - non seulement le texte de l'enseignement original du Bouddha, mais aussi les idées émises par les philosophes bouddhistes qui lui succédèrent - et vous les exprimez pratiquement de manière identique. J'ai été surpris de constater avec quelle clarté et de quelle manière splendide vous les exprimiez.

Je souhaite donc tout d'abord mentionner brièvement quelques points communs aux deux enseignements - le votre et celui du Bouddha. Par exemple, le Bouddha n'admettait pas l'idée d'un Dieu-créateur régnant sur le monde et punissant ou récompensant chacun en fonction de ses actes. Vous ne l'admettez pas non plus, je crois. Le Bouddha n'admettait pas la vieille notion védique, brahmanique, de l'existence d'une âme ou atman -éternelle, permanente ; je crois que vous récusez aussi cette notion.

L'enseignement du Bouddha part de l'idée que la vie est un parcours émaillé de difficultés, de peines, de conflits, de souffrances - ce que, dans vos livres, vous soulignez sans cesse. Le Bouddha dit également que la cause de tous ces conflits, de toutes ces souffrances est l'égoïsme né de la fausse perception que j'ai de mon ego, de mon atman. Je crois que vous le dites aussi.

Selon le Bouddha, lorsqu'on s'est affranchi du désir, de l'attachement, qu'on est libéré de l'ego, on est délivré de toute souffrance et de tout conflit. Et si ma mémoire est bonne, vous dites quelque part que la liberté consiste à s'affranchir de tout attachement. C'est exactement ce qu'enseignait le Bouddha : il faut se libérer de tout attachement, sans faire de distinction entre les formes d'attachement bonnes ou mauvaises - cette distinction, valable, bien sûr, pour la vie quotidienne, s'efface en ultime analyse.

photo
Vient ensuite la perception de la vérité, la réalisation de la vérité, c'est-à-dire le fait de voir les choses telles qu'elles sont : si l'on y arrive, on perçoit la réalité, on voit la vérité, on échappe au conflit. C'est, me semble-t-il, ce que vous avez dit à maintes reprises - par exemple dans La Vérité et l'Événement. Cela correspond dans la pensée bouddhiste aux notions de samvrti-satya, ou vérité conventionnelle, et de paramartha-satya, ou vérité absolue ou ultime. Et l'on ne peut voir l'ultime vérité, la vérité absolue, sans voir d'abord la vérité conventionnelle ou relative. Telle est l'attitude bouddhiste. Et je crois que vous dites la même chose.

À un niveau plus commun, mais néanmoins capital, vous ne cessez de dire qu'il ne faut jamais être dépendant d'une autorité - ni celle d'une personne ni celle d'un enseignement. C'est par soi-même qu'il faut voir les choses, en prendre conscience. Cela rejoint un aspect très connu de l'enseignement du Bouddha, selon lequel il ne faut jamais admettre une chose sur la foi de ce qu'en disent la religion, les écritures, un maître ou un gourou : il ne faut y souscrire que si l'on en constate la vérité ; si l'on voit qu'elle est fausse, ou mauvaise, il faut la rejeter.

Au cours d'une discussion très intéressante que vous avez eue avec Swami Venkatesananda, aux questions que celui-ci vous posait sur l'importance des gourous, vous répondiez toujours : "Que peut faire un gourou ? C'est à vous d'agir, le gourou ne peut pas vous sauver." C'est exactement l'attitude bouddhiste - le refus de l'autorité. Après avoir pris connaissance de tout le contenu de cette discussion dans L'Éveil de l'intelligence, j'ai noté que le Bouddha tenait des propos identiques, résumés en deux vers du Dhammapada : certes le Bouddha enseigne, mais c'est à vous que l'effort incombe. C'est écrit dans le Dhammapada, que vous avez lu autrefois dans votre jeunesse.

Une autre chose essentielle est l'importance que vous donnez à la vigilance, à l'attention. La vigilance est un élément important de l'enseignement bouddhiste. J'ai été très surpris d'apprendre, en lisant le Mahaparinib-banasutra, qui relate le dernier mois de l'existence du Bouddha, que partout où il faisait halte pour s'adresser à ses disciples, il disait toujours : "Soyez attentifs, cultivez la vigilance, l'attention." C'est ce qu'on appelle la présence de la vigilance. C'est aussi l'un des points clés de votre enseignement que j'apprécie beaucoup et auquel je souscris.

Un autre élément très intéressant est la façon dont vous insistez constamment sur l'impermanence. C'est l'une des notions fondamentales de l'enseignement du Bouddha : tout est impermanent, il n'existe rien qui soit permanent. Et dans l'ouvrage intitulé Se libérer du connu, vous dites qu'il est extrêmement important de percevoir que rien n'est permanent - car ce n'est qu'alors que l'esprit est libre. Tout cela est en parfait accord avec les Quatre Nobles Vérités du Bouddha.

Il y a un autre point sur lequel votre enseignement et celui du Bouddha se rejoignent. Vous dites - dans Se libérer du connu, je crois - que la vraie voie n'est pas la discipline et la maîtrise extérieure, mais qu'une existence indisciplinée n'a elle non plus aucune valeur. En lisant cela, je notai ces mots dans la marge : « Un brahmane lui demandant un jour : "Comment avez-vous pu atteindre de tels sommets spirituels, en vertu de quels préceptes, par quelle discipline, quel savoir?", le Bouddha répondit : "Ce n'est ni par le savoir, ni par la discipline, ni par les préceptes - mais pas non plus sans eux." Ce qui compte, c'est cela : pas avec ces bases-là, mais pas non plus sans elles. C'est exactement ce que vous dites : vous condamnez l'esclavage de la discipline - mais une existence sans aucune discipline est dénuée de valeur. C'est exactement la même chose dans le bouddhisme zen : il n'y a pas de "bouddhisme zen" : zen et bouddhisme ne font qu'un. Dans le zen, la soumission aveugle à la discipline est considérée comme une forme d'attachement, et fermement condamnée, et pourtant nulle autre secte bouddhiste n'attache une telle importance à la discipline.

Bien d'autre sujets s'offrent à la discussion, mais je tenais à souligner d'emblée l'accord profond qui existe sur les points évoqués, et l'absence de conflit entre vous et le Bouddha. Bien sûr, ainsi que vous le dites, vous n'êtes pas bouddhiste.

Krishnamurti : Non, monsieur, en effet.

WR : Quant à moi, je ne sais même pas ce que je suis, c'est sans importance. Mais la différence entre votre enseignement et celui du Bouddha est très mince, simplement, vous dites la même chose d'une manière qui est si fascinante pour l'homme d'aujourd'hui, et l'homme de demain. J'aimerais savoir à présent ce que vous pensez de tout cela.

photo
K : Avec tout le respect que je vous dois, puis-je vous demander pourquoi vous établissez des comparaisons?

WR : Parce que lorsque je lis vos ouvrages en spécialiste du bouddhisme que je suis, rodé à l'étude des textes bouddhistes, je constate sans cesse ces similitudes.

K : Oui, mais - si je puis me permettre la question -en quoi est-il nécessaire de comparer ?

WR : Ce n'est nullement nécessaire.

K : Si vous n'étiez pas un spécialiste du bouddhisme, de tous ces soutras, de tous ces discours du Bouddha, si vous n'aviez pas étudié à fond le bouddhisme, quelle impression auriez-vous de mes ouvrages, sans cet arrière-plan dont vous disposez ?

WR : Je suis incapable de vous le dire, car cet arrière-plan est pour moi une seconde nature. C'est un conditionnement; nous en avons tous un. Je ne peux donc pas répondre à votre question car j'ignore quelle serait alors la situation.

K: Alors, si vous permettez, monsieur - j'espère que vous ne m'en voudrez pas...

WR : Mais non, voyons, pas du tout...

K: ... le savoir acquis conditionne-t-il les êtres humains - le fait d'avoir connaissance des Écritures, des propos tenus par les saints, etc., de toute la gamme des livres dits sacrés - tout cela est-il d'aucune aide pour l'humanité ?

WR : Les écritures ainsi que toutes nos connaissances conditionnent l'homme, cela ne fait pas le moindre doute. Mais je dirais que le savoir n'est pas absolument nécessaire. Ainsi que le Bouddha l'a souligné de façon très claire, si l'on veut traverser la rivière et qu'il n'y ait pas de pont, on construit un radeau pour franchir la rivière. Mais si, une fois sur l'autre rive, l'on se dit : "Ce radeau m'a rendu un fier service, m'a été très utile ; je ne peux pas le laisser là, je vais l'emporter sur mon dos", - cette fois on agit mal. Il faudrait évidemment dire : "Ce radeau m'a été très utile, grâce à lui j'ai pu traverser la rivière, mais à présent je n'en ai plus besoin, je vais le laisser là, il servira à d'autres." Cette attitude vaut également pour le savoir et l'apprentissage des connaissances. Le Bouddha disait que les enseignements eux-mêmes, et jusqu'aux vertus mêmes, les vertus dites morales, sont comme le radeau et n'ont qu'une valeur conditionnée et relative.

K : J'aimerais remettre tout cela en question. Certes, je ne mets pas en doute ce que vous dites, mais j'aimerais remettre en cause l'idée que le savoir ait la faculté de libérer l'esprit.

WR : Je ne pense pas le que le savoir soit libérateur.

K : Non, en effet ; en revanche la qualité, la force, l'impression de capacité, de valeur qu'il procure, ce sentiment de savoir, le poids des connaissances - cela ne renforce-t-il pas notre ego ?

WR : Certainement.

K : Le savoir conditionne-t-il réellement l'homme ? Disons les choses ainsi : pour nous tous, assurément, le terme de "savoir" signifie l'accumulation d'informations, d'expériences, de faits d'ordre divers, de théories et de principes, incluant passé et présent - et c'est tout ce bagage que nous appelons le savoir. Le passé peut-il nous être d'aucun secours ? Car le savoir, c'est le passé.

WR : Tout ce passé, tout ce savoir disparaissent à l'instant même où l'on perçoit la vérité.

K : Mais un esprit encombré de connaissances est-il capable de voir la vérité ?

WR : Évidemment, si l'esprit est trop encombré, s'il étouffe, s'il croule sous le savoir...

photo
K : C'est généralement le cas. Dans la plupart des cas l'esprit est saturé de savoir - paralysé. J'entends par là qu'il est accablé, écrasé par un trop-plein de savoir. Un tel esprit peut-il saisir ce qu'est la vérité ? Ou faut-il au contraire qu'il soit libéré du savoir?

WR : Pour voir là vérité, l'esprit doit être libéré de tout savoir.

K : Oui ; dans ce cas, pourquoi accumuler des connaissances pour y renoncer ensuite, et chercher enfin la vérité ? Est-ce que vous me suivez ?

WR : Eh bien, je crois que dans la vie de tous les jours, la plupart des événements ont leur utilité au début. Par exemple, le jeune écolier n'arrive à écrire que guidé par les rayures du cahier; aujourd'hui je peux m'en passer.

K : Attendez, monsieur : là-dessus, je suis d'accord. Quand on est à l'école ou à l'université, on a besoin d'une certaine aide — les lignes, par exemple - mais le commencement, qui peut conditionner l'avenir à mesure qu'on grandit, n'est-il pas d'une extrême importance ? Comprenez-vous ce que je dis? Je ne sais pas si je suis assez clair. La liberté se situe-t-elle à la fin ou au commencement ?

WR : La liberté n'a ni commencement ni fin.

K :Diriez-vous que la liberté est limitée par le savoir ?

WR : La liberté n'est pas limitée par le savoir, mais il se peut qu'un faux savoir, mal acquis et mal appliqué puisse faire obstacle à la liberté.

K : Non, l'accumulation du savoir, ce n'est ni bien ni mal, ni juste ni faux. Je peux commettre de mauvaises actions et m'en repentir, ou continuer à les perpétrer, et cela fait encore partie de mon savoir. Mais ma question est celle-ci : le savoir mène-t-il à la liberté ? Comme vous le dites, la discipline est nécessaire au début. Mais à mesure que l'on prend de l'âge, que l'on mûrit, que l'on acquiert des aptitudes, et ainsi de suite, cette discipline ne conditionne-t-elle pas l'esprit, de sorte qu'il n'arrive plus à renoncer à la discipline telle qu'on l'entend généralement ?

WR : Oui, je comprends. Vous admettez que la discipline, dans un premier temps, à un certain niveau, soit nécessaire.

K : Je me pose la question, monsieur. En disant cela, je ne veux pas dire que j'en doute fort, ou que je considère la discipline comme n'étant pas nécessaire, mais je remets les choses en question afin de m'en enquérir.

WR : Je dirais qu'elle est nécessaire à un certain niveau, mais si on ne peut plus jamais s'en passer, alors là... J'exprime un point de vue bouddhiste. Dans le bouddhisme, il y a deux étapes en ce qui concerne le Chemin : pour ceux qui sont sur le Chemin mais qui ne sont pas encore arrivés au bout, il y a des disciplines, des préceptes, et toutes ces notions de bien et de mal, de juste et de faux. Mais pour l'arhat, celui qui a réalisé la vérité, la discipline n'a plus lieu d'être car il a transcendé tout cela.

K : Oui, je comprends.

WR : Cela fait partie des réalités de la vie.

K : Que je remets en cause.

WR : Pour moi il n'y a pas le moindre doute.

K : Dans ce cas, notre enquête s'arrête là.

WR : Mais non, pas du tout.

K : Voyons : nous sommes en train de parler du savoir; nous nous demandons s'il est utile ou nécessaire, comme une barque pour traverser le fleuve. Je veux m'interroger sur ce fait ou sur la comparaison qui l'illustre, pour voir si c'est la vérité - s'il possède cette qualité de vérité -, disons les choses ainsi pour l'instant.

WR : Parlez-vous de la comparaison ou de l'enseignement ?

K : Mais de l'ensemble. Ce qui signifie, monsieur... ce qui suppose d'accepter la notion d'évolution.

WR : Oui, on l'accepte.

K : Dans l'évolution, on avance graduellement, pas à pas, jusqu'à ce qu'enfin le but soit atteint. D'abord la discipline, la maîtrise de soi, l'effort, et à mesure que mes capacités, mon énergie, ma force augmentent, j'abandonne tout cela, et je poursuis mon chemin.

WR : II n'y a aucun projet ainsi tracé d'avance, aucun plan établi.

K : Non, je ne dis pas qu'il y ait un plan établi. Je m'interroge, je veux savoir si ce mouvement, si ce progrès existent vraiment.
(...)

trait

Notes :
[1]. Rahula était un éminent spécialiste du bouddhisme, auteur entre autres de, L'enseignement du Bouddha d'après les textes les plus anciens, Seuil, collection Points, 1978, 192 p.

[2]. Extraits de : Krishnamurti en question, Titre original On love and Lonelines, traduction de Colette Joyeux, Stock / Le Livre de poche, 2005, pp. 52-61.

Crédits photos :
- Vignettes : Collection personnelle;
- Photo : Bulletin de l'Association culturelle Krishnamurti, n° 56, printemps-été 1989. Photo de Mary Zimbalist, © Copyright The Krishnamurti Foundation Trust Ltd.



Sommaire de la rubrique
haut de page