K r i s h n a m u r t i

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Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti

Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti




Un petit panorama des thèmes abordés par Krishnamurti lors de ses causeries ou des échanges avec ses interlocuteurs. Ce choix qui est tout à fait arbitraire pour ne pas dire personnel ne repose sur aucun critère. Il ne s'agit bien sûr que des extraits d'ouvrages dont les références sont indiquées en fin de chaque extrait.



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Sur la solitude [1]


KRISHNAMURTI — Nous nous rendons compte, quand nous avons le courage de regarder, que nous sommes des êtres humains affreusement seuls et isolés. Quand nous nous en apercevons avec une lucidité plus ou moins consciente, nous cherchons à nous en évader, parce que nous ne savons pas ce qui pourrait se cacher derrière et au-delà de cette solitude. Étant effrayé, nous la fuyons au moyen d'attachements divers, d'activités et de toutes sortes de distractions, religieuses ou autres. Si l'on veut bien observer se phénomène en soi-même, il est assez évident. Nous nous isolons par nos activités quotidiennes, notre attitude, notre façon de penser ; malgré les rapports très intimes que nous pouvons avoir avec autrui, c'est à nous-mêmes que nous pensons toujours. Il en résulte un isolement et une solitude accrus, une dépendance des objets extérieurs, des attachements intensifiés et toute une gamme de souffrances qui en résultent. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de tout ceci.

Peut-être pourrons-nous prendre conscience de cet isolement, de cette solitude, de cette dépendance et de la souffrance qui en découle, en prendre conscience maintenant alors que nous sommes assis sous cette tente. C'est un état qui est présent en nous tout le temps. Il est aisé de voir, pour peu qu'on soit le moins du monde observateur, que toutes nos activités sont centrées sur nous-mêmes. Nous sommes tout le temps axés sur nous-mêmes : notre santé, le sentiment de devoir méditer, de devoir changer ; nous désirons une situation meilleure qui rapporte plus d'argent, des rapports humains plus satisfaisants. « Je voudrais arriver à l'illumination » ; « II faut que je fasse quelque chose de ma vie » — « moi » et « ma vie », mes soucis, mes problèmes.

Cette sempiternelle préoccupation de nous-mêmes est présente à chaque instant ; nous sommes complètement dévoués à nous-mêmes. C'est un fait évident. Que nous allions au bureau ou à l'usine, que nous soyons occupés par un travail social ou que nous nous proclamions soucieux de bien-être du monde, c'est la préoccupation de nous mêmes qui mobilise toutes nos activités ; c'est toujours le « moi » qui vient d'abord. Et cette préoccupation de soi-même agissant dans notre vie quotidienne et dans nos relations humaines entraîne un état d'isolement. Ceci encore est assez évident, et si l'on approfondit suffisamment la chose, on découvre que cet isolement a pour effet une impression d'être intérieurement seul, coupé de tout, de n'avoir aucun rapport réel avec aucune personne ou aucune chose. Vous pouvez être dans une foule, ou assis avec un ami, et, tout à coup, ce sentiment d'être complètement coupé de tout s'abat sur vous. Je ne sais pas si vous l'avez remarqué ou si c'est une chose au contraire dont vous n'avez aucune expérience. Quand nous prenons conscience de cette solitude, nous cherchons à la fuir et nous nous préoccupons de luttes domestiques, de divertissements variés, de tentatives de méditer, et ainsi de suite.

Certes, tout ceci indique que l'esprit, qu'il soit superficiel ou profond, ou simplement l'outil de son savoir technique, se voit forcément privé de tout rapport réel puisqu'il est constamment replié sur lui-même. Les rapports humains sont la chose la plus importante de la vie, parce que si vous n'avez pas de rapports justes avec une seule personne, vous ne pouvez pas en avoir avec d'autres. Peut-être allez-vous vous figurer que vous pourrez avoir des rapports meilleurs avec telle autre personne, mais ceux-ci n'intéressent que le niveau verbal et sont, par conséquent, illusoires. Si, une fois, vous comprenez que les rapports entre deux êtres humains sont identiques aux rapports que l'on peut avoir avec le reste du monde alors l'isolement, la solitude ont une portée tout à fait différente.

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Que sont donc les rapports humains ? Nous cherchons à découvrir pourquoi les êtres humains sont si désespérément seuls. Vivant sans amour, mais ayant soif d'être aimés, ils se retranchent, physiquement et psychologiquement, et sombrent dans des états de névrose. En effet, la plupart des gens souffrent de névrose ; ils sont plus ou moins déséquilibrés ou esclaves d'une marotte particulière. Si vous y regardez de plus près, il semble que tout ceci découle de leur manque total de rapports réels. Donc, avant de pouvoir comprendre comment mettre fin à cette solitude et à cette souffrance, à cette douleur et à cette angoisse de l'existence humaine, il nous faut tout d'abord approfondir cette question des rapports humains, ce que cela veut dire d'être en contact.

Sommes-nous en relation avec les autres ? La pensée affirme que oui, mais, en fait, il est très possible qu'il n'en soit rien ; même si un être humain entretient des relations intimes ou sexuelles avec un autre. Faute de comprendre profondément la vraie nature des relations humaines, il semblerait que les hommes sombrent inévitablement dans la tristesse, la confusion et le conflit. Ils peuvent accepter certaines croyances, s'adonner aux bonnes œuvres, mais tout ceci est sans valeur s'ils n'ont pas établi entre eux des rapports sans conflit d'aucune sorte. Est-ce possible ? Vous et moi pouvons-nous être en relation ? Peut-être pourriez-vous avoir d'excellents rapports avec moi, parce que je vais partir bientôt et qu'alors ils prendront fin. Mais peut-il exister des rapports réels entre deux êtres humains si chacun est axé sur lui-même ? Si chacun est penché sur ses propres ambitions, ses soucis, son opposition au monde, et toutes les absurdités qui sont notre lot dans la vie ? Un être humain pris dans ce réseau peut-il avoir des rapports réels avec un autre ?

S'il vous plaît, suivez tout ceci. Peut-il y avoir des relations réelles entre un homme et une femme si l'un est catholique et l'autre protestant, si l'un est bouddhiste et l'autre hindou ?

Donc, qu'entend-on par rapports humains ? Il me semble que c'est une des choses les plus importantes de la vie, parce que celle-ci est faite de relations. S'il n'y en a pas, on ne vit pas ; la vie devient une suite de conflits, se terminant par la séparation ou le divorce, la solitude, avec tous les tourments, les anxiétés résultant des attachements, toutes ces choses qui découlent de ce sentiment d'isolement complet. Ceci vous le connaissez tous, assurément. On peut observer combien vivaces sont dans la vie les relations humaines, et combien sont rares ceux qui ont détruit le mur dressé entre eux-mêmes et leur prochain. Pour briser cette barrière et tout ce qu'elle implique — il ne s'agit pas seulement de barrières physiques — il faut approfondir la question de l'action.

Qu'est-ce que l'action ? Il ne s'agit pas d'action passée ou à venir, mais d'action immédiate. Notre action est-elle le résultat d'une conclusion et s'accomplit-elle conformément à cette conclusion, ou bien encore est-elle fondée sur une croyance et elle s'affirme selon cette croyance. Est-elle fondée sur une expérience, et l'action se poursuit-elle conformément à cette expérience, à ce savoir accumulé ? Dans ce cas l'action est toujours fondée sur le passé, nos rapports sont affaire du passé, ils ignorent le présent.

Si j'entretiens avec un autre des rapports quelconques — et ces rapports sont évidemment action — pendant des journées, des semaines ou des années qu'ont duré ces rapports, j'ai construit une image de cet homme et j'agis conformément à cette image, et l'autre agit conformément à l'image qu'il a de moi ; il s'établit donc des relations non pas entre nous, mais entre ces deux images. Je vous en prie, observez votre propre esprit, votre propre activité dans vos rapports, et bien vite vous découvrirez la vérité, la valeur de cette affirmation. Tous nos rapports sont fondés sur des images, et comment pourrait-il y avoir des rapports réels avec un autre si ceux-ci ne relient que des images ?

Ce que je voudrais, ce serait d'avoir des rapports dénués de toute espèce de conflit, des rapports où je n'utilise et n'exploite personne, ni sexuellement ni pour des raisons d'agrément, ou simplement pour jouir de leur compagnie. Je vois très clairement que le conflit détruit tout rapport réel, il me faut le résoudre au centre même des choses et non à la périphérie. Je ne peux mettre fin au conflit que par la compréhension de l'action non seulement dans les relations, mais encore dans la vie quotidienne. Je veux découvrir si toutes mes activités poussent à l'isolement dans ce sens que j'ai construit un mur autour de moi-même ; ce mur qui est mon souci de moi-même, de mon avenir, mon bonheur, ma santé, mon dieu, ma croyance, nia réussite, ma souffrance. Vous me suivez ? Ou bien pourrait-on dire que les rapports humains n'ont absolument rien à faire avec moi ou moi-même ? Moi-même je suis un centre dont toutes les activités sont axées sur mon bonheur, mes satisfactions, ma gloire, et forcément doivent m'isoler. Là où il y a isolement, il y a nécessairement attachement et dépendance ; si mes attachements sont empreints d'incertitude ou de dépendance, il en résulte un état de souffrance, et celle-ci implique un isolement total dans tous mes rapports. Je vois tout ceci clairement, pas verbalement, mais vraiment — c'est un fait.

Pendant bien des années, j'ai construit des images de moi-même et des autres ; je me suis retranché par mes activités, mes croyances, et ainsi de suite. Ma première question est donc : comment me libérer de ces images ? Images de mon dieu, de mon conditionnement, images impliquant pour moi l'obligation de rechercher la célébrité, l'illumination (ce qui revient au même), obligation de réussir, et ainsi je redoute d'être un raté. J'ai tant d'images à mon propre sujet et au vôtre. Comment m'en libérer ? Puis-je mette fin à cette structure d'images par le processus analytique ? Très évidemment pas. Alors, que faire ? C'est un problème et il me faut le résoudre et ne pas le reporter au lendemain. Si je n'y mets pas fin aujourd'hui, il sera cause de désordre donc de troubles, et mon cerveau a besoin d'ordre s'il doit fonctionner sainement, normalement et ne pas tomber dans la névrose. Il faut que j'établisse un état d'ordre maintenant, dans le courant de la journée, autrement mon esprit sera tourmenté, il aura des cauchemars et sera incapable d'être renouvelé le lendemain matin, il me faut donc mettre fin à ce problème.

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Comment faire cesser cette construction d'images ? Tout d'abord, en m'abstenant de créer une super-image, évidemment. J'ai beaucoup d'images et, ne pouvant pas m'en affranchir, mon esprit a malheureusement inventé une super-image, le soi supérieur, l'atman, ou bien inventé un agent extérieur, spirituel, ou le « Grand Frère » du monde communiste. Il faut donc que je mette fin à toutes les images que j'ai créées, mais sans pour ce faire créer une image plus élevée, plus noble. Je vois que si j'entretiens une seule image, il n'y a pas une possibilité de rapports réels parce que les images séparent, et là où il y a séparation, il y a forcément conflit, non seulement entre nations, mais entre êtres humains ; ceci est clair. Donc, comment puis-je me débarrasser de toutes les images que j'ai accumulées, de sorte que mon esprit soit complètement libre, plein de fraîcheur, de jeunesse et capable d'observer tout le mouvement de la vie avec des yeux renouvelés ?

Tout d'abord, il me faut découvrir, et sans avoir recours à l'analyse, comment les images prennent naissance. Autrement dit, il me faut apprendre à observer. L'observation est-elle fondée sur l'analyse ? J'observe, je vois — est-ce là le résultat d'une analyse, d'un exercice, d'un laps de temps ? Ou bien est-ce une activité en dehors du temps ? L'homme s'est toujours efforcé d'aller au-delà du temps au moyen de différents procédés, et ses tentatives se sont soldées par un échec. Subodorant que, peut-être, il est incapable de se débarrasser de toutes ces images innombrables, il a créé une super-image et il devient esclave de sa propre création, il n'est par conséquent pas libre. Que cette super-image soit l'âme, le soi supérieur, l'État ou n'importe quoi d'autre, ce n'est toujours pas la liberté : c'est une image de plus. Par conséquent, j'ai un intérêt vital à mettre fin à toutes les images, parce que alors seulement il y a possibilité d'entretenir des rapports justes avec les autres ; mon souci est donc de découvrir s'il est possible de mettre fin à toutes les images instantanément, et non de pourchasser une image après l'autre, ce qui, évidemment, ne mènerait à rien.

Il me faut donc découvrir si je puis briser ce mécanisme de l'esprit qui conduit à la création d'images et, en même temps, me demander ce que cela signifie que d'être lucide. Parce que cela me permettra peut-être de résoudre mon problème et de voir la fin de toutes les images. Ceci conduit à la liberté. Et là où il y a liberté, là seulement il y a possibilité d'entretenir des relations justes, des relations dénuées de toute forme de conflit.

Que signifie cette lucidité ? Elle implique une attention dépourvue de toute espèce de choix. Je ne peux pas choisir une image de préférence à une autre, parce que alors on n'en verrait pas la fin. Il me faut donc découvrir ce que c'est que la lucidité, où il n'y a aucun choix, mais simplement une pure observation, une pure vision.

Donc, qu'est-ce que voir ? Comment est-ce que je regarde un arbre, une montagne, les collines, la lune, les eaux courantes ? Il ne s'agit pas seulement d'observation visuelle, mais l'esprit entretient une image de l'arbre, du nuage, de la rivière. Cette rivière porte un nom, elle fait un son, elle est source d'un chant agréable ou désagréable. Sans cesse j'observe, je prends conscience des choses en fonction de préférences, d'aversions, de comparaisons. Est-il possible d'observer, d'écouter ce ruisseau sans qu'il y ait aucun choix, aucune résistance, aucun attachement, aucune verbalisation ? Faites-le, s'il vous plaît, tandis que nous parlons, c'est votre exercice du matin ! Suis-je capable d'écouter cette rivière, une écoute dont le passé est complètement absent ? Puis-je observer toutes ces images variées sans aucun choix ? Ce qui veut dire sans en condamner aucune sans m'y attacher, simplement observer sans préférence. Vous en êtes incapable, n'est-ce pas ? Pourquoi ? Est-ce parce que mon esprit est tellement habitué à ses préjugés ou à ses préférences ? Est-ce parce qu'il est paresseux et il ne dispose pas de l'énergie suffisante ? Ou bien serait-ce que mon esprit ne désire vraiment pas se libérer des images et entretient le désir secret d'en garder une plus particulièrement ? Cela revient à dire que l'esprit se refuse à voir ce fait que toute existence est relation et que, quand il y a des conflits dans les relations, la vie devient un tourment d'où résultent la solitude et la confusion. L'esprit voit-il non verbalement cette vérité que, là où il y a conflit, il n'y a pas de rapports réels ?

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Notes :

[1]. Extraits de : L'éveil de l'intelligence, pp. 385-392.

Crédits photos :

- Vignettes 1 : Collection personnelle.
- Vignette2 : http://andaman-islands.tripod.com/inde



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