Comptes rendus de lecture
Comptes rendus de lecture
Jack WEATHERFORD
Ce que nous devons aux Amérindiens. Et comment ils ont transformé le monde
Paris, Albin Michel, 1993, 301 p.
http://danco.org, 5 juin 2007
Ancien et nouveau monde, ce n'est pas ce qu'on croit
Quels rapports y-a-t-il entre les mines de Potosí en Bolivie, Francis Drake
(le corsaire de la reine d'Angleterre au XVIe siècle), le village allemand de Kahl,
le site Machu Picchu, la pomme de terre, le guano, la quinine, la syphilis, le caoutchouc, le coca,
la liberté, la démocratie, les bâtons rouges, et la révolution industrielle ?
Une question aussi incongrue ! Celui ou celle qui a lu l'ouvrage de Jack Weatherford
Ce que nous devons aux Indiens d'Amérique. Et comment ils ont transformé le monde
,
- traduction française de Manuel Van Thienen et dont le titre original est
Indian givers.
How the Indians of the America transformed the world publié en 1988 à New York -,
ne s'étonnera pas de trouver cette question formulée certes, d'une façon provocante et
amusante mais elle n'a nullement pour objectif de divertir.
En quelques 300 pages, l'auteur mène une enquête historique minutieuse, soutenue par des voyages
d'observations aux quatre coins du monde (de Cordoue à Tombouctou, de Thunder Bay en Ontario
à des villages disséminés le long des rivières dans le bassin de l'Amazone, du port de Diré sur le
Niger à Teli - village dogon au Mali -, de Fargo dans le Dakota du Nord à Tayasal - « la dernière ville
indienne à tomber dans les mains des Européens » -, au Guatemela, etc., etc.), et des vérifications
personnelles de certains faits. Ainsi le travail dans une mine d'argent en Bolivie a été décrit en ces
termes : « Les Indiens entraient dans les mines le lundi matin et n'en sortaient pas avant le samedi.
Chaque homme devait extraire son quota quotidien d'une tonne et un quart de minerai. Il le chargeait
alors dans des paniers d'un peu moins de quarante cinq kilos et le remontait dans la galerie principale.
Ceci imposait au mineur de tirer et de pousser le panier à travers un labyrinthe d'étroits tunnels,
tout juste assez larges pour s'y faufiler, puis de monter des échelles verticales sur des
dizaines de mètres. Pendant la première décennie de ce système, quatre mineurs sur cinq mouraient
dans leur première année de travail forcé dans les mines (...) J'ai eu de grandes difficultés à me
déplacer dans les anciennes galeries même sans porter une charge de cinquante kilos de minerai
d'argent. Alors que je grimpais les échelles qui font communiquer les différents niveaux entre eux,
la boue tombait des bottes de celui qui me précédait ruisselait constamment sur moi » (p. 28).
Cette méthode rigoureuse, consolidée par une bibliographie abondante classée par thème, fait
découvrir de surprise en surprise au lecteur de grands pans de l'histoire contemporaine
complètement refoulés, négligés ou oubliés, des vérités dérangeantes qui bousculent des
idées reçues, et dès les premières pages, celui-ci est captivé par des reconstitutions ou des
démonstrations difficilement réfutables.
Si on a beaucoup discuté et cherché à comprendre les raisons et les conditions historiques
qui ont fait décoller l'Occident vers le XVIIe siècle, décollage qui déboucha sur la révolution
industrielle au siècle suivant, aucune explication n'était satisfaisante jusqu'à présent.
L'auteur pose en substance la question : pourquoi n'y a-t-il pas eu de révolution industrielle
au temps des Grecs qui disposaient de connaissances exceptionnelles aussi bien théoriques
que pratiques ? Même question aux Romains qui ont construit tant d'oeuvres et « leur vaste
arsenal d'engins de guerre ». On peut aussi ajouter à cette liste la Chine qui a connu un
développement technique très avancé vers le XIIIe siècle sans que cela non plus ne débouchât
sur une industrialisation. En d'autres termes, « Qu'arriva t-il au monde entre 1700 et 1800
pour qu'il s'industrialise après des milliers d'années de stabilité technologique »,
car « un paysan n'aurait probablement pas senti de différence dans la façon de tenir une ferme à
Kahl en 700 av. J.C. ou en 1700 ap. J.C.? »
C'est la « rencontre » de l'Europe avec l'Amérique qui a rendu possibles les conditions à ce bond
en avant technique et organisationnel. L'abondance de l'or et de l'argent trouvé sur place permit
l'exploitation à grande échelle à tel point que « durant les cinquante premières années de la
conquête de l'Amérique, la masse d'argent et d'or circulant en Europe tripla. La production
américaine fut dix fois plus importante que celle du reste du monde. Les douaniers royaux de
Séville, l'unique port d'Europe officiellement autorisé à recevoir les marchandises du
Nouveau Monde, enregistrèrent l'entrée de seize mille tonnes d'argent pendant cette période,
soit trois milliards trois cents millions de dollars au cour actuel de l'argent; on estime que le
commerce illégal et la piraterie ont apporté cinq mille tonnes supplémentaires. » (...) et
qu'« Au début de la ''découverte'' de l'Amérique, l'Europe ne possédait que deux cents millions de
dollars en or et argent, soit deux dollars par personne. » [ p. 24] C'est donc cette masse d'argent
et d'or qui a permis à l'économie monétaire de prendre forme à l'échelle mondiale,
car l'argent circulait entre l'Europe, l'Amérique et l'Asie qui reçut une large quantité de cet argent
.
Cette avalanche d'argent provoqua du même coup une inflation qui dura environ un siècle et
les anciennes routes commerciales qui passaient par l'Afrique furent abandonnées et les villes
telles que Tombouctou s'effondrèrent. Mais ceci ne constitue que le volet monétaire de la question
car l'or ou l'argent aussi abondants furent-ils ne suffisait pas transformer une économie basée
sur l'artisanat en mode de production capitaliste.
Il est difficile d'imaginer aujourd'hui le monde occidental sans la pomme de terre alors qu'elle
fut rejetée à son arrivée dans l'Ancien monde. À titre anecdotique, certaines sectes orthodoxes
l'appelèrent ''plante du diable'' et « décrétèrent que c'était un péché de manger de la pomme
de terre, de la tomate et du sucre parce que ces aliments n'étaient pas mentionnés dans la Bible »
[p. 80]. Il fallut attendre la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour que la pomme de terre prît racine
dans les champs de l'Europe du Nord, mais les paysans ne la cultivaient que sous la contrainte :
Catherine II de Russie et d'autres monarques les forçaient à le faire pour leur éviter de mourir de
faim lors des famines, des guerres, des épidémies, lot quotidien de cette époque. Cette plante
alimentaire présente en effet des avantages sans conteste par rapport aux céréales qui, à leur
croissance, deviennent des proies faciles lors des intempéries, aux insectes, oiseaux et
autres animaux. Après la récolte, celles-ci demandent encore beaucoup de travail de transformation
avant que l'homme puisse en profiter : les grains doivent être décortiqués, blanchis, moulus.
Sur le plan calorifique, la pomme de terre laisse le blé bien derrière elle : un hectare planté en
pomme de terre produit sept millions et demi de calories contre quatre millions deux pour le blé,
de plus, la culture de celle-là consomme moins d'énergie, elle atteint sa maturité au bout de
trois ou quatre mois contre le double pour le blé. En 1750 la population mondiale est estimée à
750 millions, en 1830 elle atteint le milliard puis elle double un siècle plus tard. L'amélioration de
l'alimentation dont la place qu'occupe la pomme de terre y est sans doute pour quelque chose.
Les deux guerres mondiales auraient-elles été possible sans cette "racine" venue du Nouveau Monde ?
Quoi qu'il en soit, à l'arrivée des Européens au Nouveau Monde, les agriculteurs andins
produisaient trois mille sortes de pomme de terre différentes dont une espèce qui peut se
conserver de cinq à six ans après lyophilisation. Si les Irlandais avaient suivi la technique indienne
qui consistait à diversifier les espèces, ils auraient sans doute échappé au XIXe siècle à la famine
causée par la brunissure des pommes de terre.
Passons à présent à des thèmes à consonance plus idéelle que matérielle comme la liberté ou
la démocratie. L'auteur fait remarquer que la notion de liberté n'a pas une longue histoire dans l'Ancien
Monde. Le terme de liberté apparu dans le monde antique « renvoie à notre notion contemporaine
de souveraineté » d'une nation, d'une ville, d'un groupe face à un autre groupe, une autre ville,
une autre nation dominateurs; en tout cas il ne s'appliquait pas au concept de liberté individuelle.
On parlait par contre de la liberté d'un esclave affranchi, c'est-à-dire qu'il n'est plus la propriété
d'un autre être humain.
L'auteur nous a réservé des pages sublimes sur le fonctionnement de type autogestionnaire,
dirons-nous aujourd'hui chez les Amérindiens : personne ne contrôle la situation, personne n'a
d'autorité dans une fête ou lors des événements regroupant du monde, autrement dit
« les sociétés indiennes fonctionnaient sans commandement fort ni institutions politiques
coercitives » (p. 137). Le respect de l'individu et de l'égalité sont à la base de cette organisation
sociale sans ordonnateur.
Dans les régions où l'Espagne n'avait pas encore décapité les sociétés autochtones non pour
des raisons humanitaires, mais à cause de l'éloignement par rapport à son implantation,
les chroniqueurs de l'Ancien Monde qui y débarquaient étaient stupéfiés de « la liberté individuelle
des Indiens et en particulier » de « l'absence d'hommes de loi ainsi que de classes sociales
fondées sur la propriété et la richesse. Pour la première fois les Français et les Anglais
découvrirent la possibilité de vivre dans l'harmonie sociale et la prospérité, et ce sans l'autorité
d'un roi. » (p. 138). Ce furent ce genre de récits venus du Nouveau Monde qui ont inspiré
dès le XVIe siècle les écrits politiques et philosophiques de l'Ancien Monde.
L'Utopie de Thomas More fondée sur l'égalité qui découle de l'absence de l'argent en est une
illustration dont l'influence demeure encore vivante aujourd'hui.
Au contact des Européens, les Hurons leur reprochaient « leur obsession de l'argent qui
entraînait les femmes européennes à vendre leur corps à des hommes concupiscents et
des hommes à vendre leurs vie aux armées menées par des individus cupides qui les
utilisaient pour réduire des populations en esclavage. D'après eux, les Européens perdirent
leur liberté à cause de l'usage incessant du "tien" et du "mien" ». Louis Armand de Lom d'Arce,
baron de Lahontan, a rapporté ce passage qui en dit long sur les notions de liberté et de
possession : « Nous sommes nés frères, libres, et unis, dit un Huron, aucun n'est plus grand
seigneur qu'un autre, alors que vous êtes tous les esclaves d'un seul homme. Je suis le maître
de mon corps, je dispose de moi-même, je fais ce que je veux, je suis à la fois le premier et le
dernier de ma nation... je ne suis le sujet que du Grand Esprit » (page 139). Le thème du Nouveau
Monde et des peuples qui y vivaient étaient à la mode, le baron de Lahontan ayant acquis une
renommé mondiale après la parution de ses Nouveaux voyages en Amérique septentrionale
et de ses Dialogues avec un sauvage en 1703 à La Haye, à tel point que ces écrits ont inspiré
des dramaturges comme Delisle de la Drevetière qui adapta ses idées à une pièce de théâtre
intitulée
L'Arlequin sauvage. À la fin de la pièce, Violette, la Parisienne, tombe amoureuse
de l'Indien et s'enfuit avec lui en Amérique loin des lois et de l'argent. L'Arlequin sauvage a
marqué profondément les esprits du jeune Jean-Jacques Rousseau « qui, en 1742, écrivit à son
tour une opérette sur la découverte du Nouveau Monde mettant en scène l'arrivée de Christophe
Colomb, une épée à la main et chantant aux indiens le refrain de "La Liberté perdue !" » (p. 140).
Nous en sommes donc au siècle des Lumières, « lumière provenant pour la plupart des torches
indiennes de la liberté qui n'a cessé de brûler dans la brève période entre l'arrivée des
Européens et l'extermination des Indiens. L'Indien, et en particulier le Huron, devint le "bon sauvage",
l'homme libre vivant à ''l'état de nature''. Pendant que quelques rares Européens choisissaient
le même chemin que Violette, quittant l'Europe corrompue pour l'Amérique, d'autres se mirent
à réfléchir sur les moyens de changer l'Europe, en intégrant certaines idées de liberté dans leur
propre monde. Pratiquement tous les projets impliquaient des changements révolutionnaires afin
de chasser la monarchie, l'aristocratie ou l'Église, et parfois même d'abolir le système monétaire
et la propriété privée» (p. 141).
À cet égard, il est difficile de passer sous silence le rôle qu'a joué l'intransigeant Thomas Paine
qui débarqua en 1774 à Philadelphie pour rencontrer Benjamin Franklin, un des pères-fondateurs
qui a signé les trois textes fondateurs des États-Unis d'Amérique : la Déclaration d'indépendance,
le Traité de Paris et la Constitution américaine. Paine s'intéressa aux Amérindiens et pendant la
guerre d'indépendance il fut secrétaire des délégués envoyés pour négocier avec les Iroquois.
Cette expérience l'amena à apprendre leur langue et le fonctionnement de leur société,
laquelle devint pour lui un modèle d'organisation sociale. Il fut le premier États-Unien d'Amérique à
réclamer l'abolition de l'esclavage et par la suite le premier à proposer le nom "États-Unis d'Amérique"
à la nation naissante sur le modèle de la Ligue des Iroquois qui regroupait plusieurs nations différentes.
En 1787 il retourna en Europe « pour y apporter l'étincelle indienne de la liberté ». Nommé citoyen
honoraire par les Français qui lui offrirent un siège à l'Assemblée nationale afin qu'il les aidât à
élaborer une juste Constitution, mais avec l'arrivée de Napoléon sur la scène politique française,
Paine se sentit trahi et retourna en Amérique. Quoi qu'il en fût, à sa mort en 1809,
les « Indiens appartenaient à la pensée européenne comme modèle de liberté » (p. 143).
Mais Benjamin Franklin lui-même n'était pas en reste dans l'assimilation des idées amérindiennes.
Homme curieux, il finit par étudier la culture et les institutions des Amérindiens après avoir publié
en tant qu'imprimeur officiel de la colonie de Pennsylvanie, leurs discours dans les assemblées,
et des négociations de traités. Cette familiarité avec ces peuples lui a valu le poste de commissaire
aux Indiens du gouvernement colonial de cet État. Il demeura toute sa vie le défenseur des
structures politiques amérindiennes en l'occurrence iroquoises; lorsqu'il prit la parole en 1754
au congrès d'Albany, il demanda aux délégués des différentes colonies anglaises de s'unir et
d'imiter la Ligue des Iroquois, mais ses voeux n'ont été entendus et pris en compte que trente ans
plus tard lors de la rédaction de la Constitution. Ce modèle d'union de plusieurs États souverains
en un seul gouvernement offrait précisément la solution au problème rencontré par les hommes
qui l'écrivirent. Ainsi est né le système fédéral, si les États-Uniens d'Amérique ont le droit historique
sur lui comme le proclame plus tard l'historien Henry Steele Commager, « ce sont les Amérindiens
qui l'ont inventé » (153).
L'une des thèses nouvelles aussi passionnantes les unes que les autres que l'auteur nous a livrée,
thèse qui risque de provoquer beaucoup de remous dans certains milieux intellectuels européens
est l'idée selon laquelle la démocratie moderne que nous connaissons est « davantage l'héritage
des Amérindiens, et particulièrement des Iroquois et des Algonquins, que celui des immigrants anglais,
de la théorie politique française, ou de tous les vains efforts des Grecs et des romains » (p.146).
Et l'auteur de nous aligner des arguments difficilement contestables pour ne pas dire très
convaincants :
- même si la démocratie avait une certaine réalité dans la Grèce antique, les Grecs n'ont pas
mis sur pied d'institutions démocratiques durables, et surtout comment une société peut-elle être
qualifiée de démocratique quand elle est fondée sur l'esclavage, incompatible avec l'idée de
démocratie ? À l'inverse, les sociétés iroquoises ne pratiquent pas l'esclavage et sont réellement
démocratiques et égalitaires.
- en dépit de toute une rhétorique développée en Europe, au XVIIIe siècle (sans parler d'avant
cette date) on n'y connaît aucun système démocratique. Comment dans ces conditions les
Européens pouvaient-ils faire propager l'idée de démocratie, puisqu'ils ne la connaissaient pas?
Ils viennent tous des nations dirigées par des monarques plus ou moins tyranniques au pouvoir absolu.
À l'époque de la guerre d'indépendance en Amérique, une seule personne sur vingt en Angleterre
avait le droit de vote, trois mille en Écosse, aucun catholique ne pouvait pratiquer sa religion ni voter;
une ville comme Amsterdam était régie par un conseil de 36 membres dont aucun n'était élu et
de surcroît la charge de membre du conseil était héréditaire. Les colonies d'Européens en
Amérique ou ailleurs ne brillaient pas non plus d'étincelles démocratiques. On pourrait ainsi
multiplier des exemples.
En somme, une véritable référence en matière d'histoire des idées. L'auteur rend ici hommage
aux sociétés amérindiennes décimées par la conquête, en rétablissant la vérité sur des faits
détournés de leurs origines. Bref une reconnaissance de la richesse tant matérielle qu'idéelle
léguée par les Amérindiens à nos société modernes sans laquelle nous ne serons sans doute
pas là où nous en sommes en matière de progrès technique et civilisationnel. Au-delà de cet
écrit riche en documentation, on pourrait sans trahir l'auteu, dire que nous avons encore beaucoup à
apprendre des Amérindiens si nous voulons être des êtres civilisés véritables, à l'opposé des
barbares qui utilisent la force brutale et la violence pour parvenir à leurs fins. L'invasion de l'Irak en
2003 suivie de son occupation par les descendants de ceux qui ont conquis l'Amérique, est là
pour nous rappeler que l'humanité n'arrive toujours pas à se débarrasser de la barbarie et que
nous avons encore beaucoup d'efforts à faire en matière d'humanité pour parvenir à une société
égalitaire, sans prison et sans institution coercitive, mais que tout le monde est libre et dispose
matériellement de ce dont il a besoin pour vivre, comme celle des Amérindiens, les vaincus
de cette page d'histoire.
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