I n é d i t s
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L'Affaire Boudarel : la France et les fantômes des colonies
L'Affaire Boudarel : la France et les fantômes des colonies
Emporté par le rêve de jeunesse, Georges Boudarel débarqua à Saigon en 1948 et découvrit la vie
coloniale si chère à certains . La belle vie qui y régnait isolait les colons du reste de la population locale
et écoeura cet aventurier. Il entra alors en contact avec le Groupe culturel marxiste français en présentant
une lettre de recommandation du PCF. Puis la guerre d'Indochine entra dans sa phase d'intensification :
Georges Boudarel s'engagea du côté des colonisés, contre le gouvernement français décidé à sauver la
grandeur de son empire colonial, fruit des conquêtes du siècle dernier. Il ignorait encore que cet engagement
lui vaudrait quarante ans plus tard les pires ennuis. La campagne médiatique lancée en 1991, doublée d'une
avalanche de commentaires oraux ou écrits et surtout d'une plainte pour "crime contre l'humanité", a fait de
lui un «traître à la patrie», un «tortionnaire», un «kapo», accusations qu'il a toujours réfutées . Si l'homme
qui l'a «démasqué» - en l'occurrence l'ancien secrétaire d'Etat aux Anciens Combattants Jean-Jacques Beucler,
qui rappelons-nous une fois pour toutes, n'était pas, comme disaient à tort et à travers les pourfendeurs de Boudarel et les médias
qui le condamnaient d'avance, prisonnier au camp 113 où Boudarel était instructeur et non "commissaire politique"
fonction réservée aux cadres vietnamiens,
mais au camp n°1, camp réservé aux officiers -, lors d'un colloque au Sénat sur l'évolution du Vietnam,
s'est depuis retiré dans le confort de l'arrière-garde,
les individus et les groupes d'opinion qui n'ont pas encore digéré cette «sale guerre» (comme s'il en
existait de propres), ont trouvé cette occasion pour redorer le blason «patriotique». Boudarel est devenu
leur cible, un moyen pour eux de reconquérir une opinion crédule prête à prendre pour argent comptant
tout ce qui est déversé sur la place publique.
Une histoire kafkaïenne
Si l'affaire Boudarel rebondit aujourd'hui, après le non-lieu prononcé en 1995 au bout de quatre ans de
procédure, quel sens faut-il lui attribuer ? Rappelons brièvement que :
- Boudarel a été amnistié en conformité avec le paragraphe portant sur la guerre d'Indochine dans une loi
d'amnistie de 1966 ;
- Qu'il a enseigné au vu et au su de tout le monde comme historien à l'université Paris 7 - Jussieu de 1970 à
1991, date à laquelle le ministre de l'Education d'alors le poussa à la porte, en prétextant qu'il atteignait l'âge
de la retraite officielle. Si cette sanction de la part de Lionel Jospin était tout à fait cohérente avec ses propos
injurieux à l'égard de cet homme livré à la vindicte publique, cette attitude ne pouvait qu'indigner et scandaliser
ceux qui croyaient encore aux vertus de l'homme de gauche qu'il incarnait. Passons.
- La plainte déposée en 1991 contre lui pour «crime contre l'humanité» par un ancien prisonnier du Vietminh,
Wladislav Sobanski, et par l'ANAPI (l'Association nationale des anciens prisonniers d'Indochine), a été
rejetée par la Cour d'Appel en 1992 et ce rejet confirmé par la Cour de Cassation le 1er avril 1993,
même si les termes de cette dernière sont sujets à discussions.
- Afin de sauver son honneur bafoué, Boudarel a entamé une contre-attaque: ses pourfendeurs,
précisément Sobanski et le général De Sesmaisons réprésentant l'ANAPI, furent mis en examen
pour «dénonciation calomnieuse». Mais au bout de deux ans de procédure qui ne visait que des
comparses et non l'auteur de toute cette machination, et en l'absence de coopération avec Me Antoine Comte,
son avocat d'alors, Boudarel se désista sur les conseils de son nouvel avocat, Me Serge Lewisch.
Boudarel souhaitait personnellement ne pas troubler les relations bilatérales franco-vietnamiennes
auxquelles il tient énormément. C'est la raison essentielle qui le motiva pour tourner la page de ce
passé douloureux. Un non-lieu fut par la suite prononcé dans les premiers jours de 1996 par les autorités
judiciaires. Même si l'histoire s'était arrêtée là, Georges Boudarel en sortait socialement assassiné et
psychologiquement assommé. S'il est encore debout aujourd'hui, c'est qu'il a les nerfs solides.
Mais à leur tour ses pourfendeurs déposent une plainte contre lui pour «dénonciation calomnieuse».
L'affaire est renvoyée au 14 novembre 1996 devant la 17e Chambre criminelle.
Cette histoire kafkaïenne appelle plusieurs remarques.
Revenons à l'origine. Sur son lit de mort, le colonel Mitjaville a demandé à un de ses amis officier de
retrouver un homme dont il ignorait le nom, et qui matraquait les prisonniers, surtout quand ils étaient officiers,
dans le camp 122, un camp de prisonniers français du Vietminh. L'individu en question une fois supposé
«démasqué», il reste que le camp 122 n'était pas celui où Boudarel était chargé de rééduquer les prisonniers,
car ce dernier exerçait sa mission anti-guerre dans le camp 113 à une date d'ailleurs antérieure à l'arrivée de
Mitjaville au camp 122. S'agit-il d'une erreur de la part de ce dernier ? Quoi qu'il en soit, cet élément de base
a été vite oublié à la fois dans les procédures et par l'opinion, une fois la machine infernale enclenchée.
Ce détail mérite d'être signalé au passage.
Apparition et disparition de Beucler
A propos de l'ancien secrétaire d'Etat, on peut se poser au moins une question. Pourquoi s'est-il éclipsé
après avoir mis en branle cette machination, en laissant à Wladislav Sobanski le rôle de star dans les procès ?
Si cette affaire pouvait apporter gloire et mérite, Beucler se serait-il comporté de la même façon ?
Autrement dit, l'affaire Boudarel n'était pas gagnée d'avance, il n'y avait d'ailleurs rien à gagner, à part de
voir l'accusé réduit au silence. Est-ce par prudence que Beucler n'a pas voulu se mettre en avant ?
A la lumière des éléments nouveaux, on découvre que l'ancien prisonnier du camp n° 1 regroupant des
officiers, le lieutenant Beucler, s'y était comporté d'une façon exemplaire sans que son geôlier ait eu à
redire sur quoi que ce soit. A ce propos, on peut aussi se demander si son comportement a été dicté
par l'intérêt ou par la conviction ? A la veille de sa libération, le lieutenant Beucler n'a-t-il pas écrit le 13 août
1954 une lettre émouvante dont les termes peuvent aujourd'hui surprendre plus d'un, si l'on se contente
de se faire une opinion sur lui à partir uniquement des accusations adressées à Boudarel ?
«Après presque 4 ans de captivité dans la République Démocratique du Vietnam,
je m'apprête à regagner mon pays, ma famille. Ce long séjour fut dur, certes: dur par l'éloignement, dur par des
conditions matérielles auxquelles je n'étais pas habitué. Mais, en revanche, il fut fertile en enseignements de
toute nature, qui ont donné un sens nouveau à ma vie. (... ) Je me rappelle avec étonnement ce rassemblement
de mai 1952 au cours duquel un soldat vietnamien fit devant tout le camp son autocritique. Ces méthodes
sont autrement plus humaines et autrement plus efficaces que les punitions en usage dans l'armée que
j'ai connue. Elles s'adressent à la conscience et au coeur de l'individu; elles développent l'esprit d'émulation
et le sens de responsabilité. (... ) Quand on a vécu au sein de cette population, (... ) quand on a entendu des
résistants vietnamiens nous répéter leur amitié pour le peuple de France, on ne peut quitter ce pays que
le coeur plein de reconnaissance et rempli de souvenirs suffisamment émouvants pour contrebalancer
la détresse de notre exil. (... ) La politique de clémence, instituée par le Président HO CHI MINH, comprise
et appliquée pleinement à partir de Septembre 1951, nous a permis d'organiser notre vie collective. (... )
Et je suis convaincu qu'une société viable ne doit et ne peut vivre que par et pour ses masses laborieuses.
La République Démocratique du Vietnam a consenti à de gros sacrifices pour ses prisonniers. Evidemment,
un Parisien non prévenu, arrivant subitement de notre camp, aurait jugé «impossibles» nos conditions de vie.
Mais il faut demeurer objectif et tenir compte des conditions de temps et de lieu. Je n'oublierai jamais qu'au
moment où le civil vietnamien qui m'hébergeait portait des vêtements rapiécés je percevais, moi, deux tenues
neuves par an. Je n'oublierai jamais que je bénéficiais de plus de médicaments que lui. Je n'oublierai pas
non plus qu'aux mois où la «soudure» obligeait le paysan à manger du maïs, j'avais toujours, moi,
mes 800 grammes de riz quotidien. Sauf en 1951, où les conditions alimentaires étaient précaires,
j'ai toujours reçu une nourriture sensiblement analogue à celle des militaires vietnamiens qui me gardaient. (... )
Nous faire comprendre nos erreurs passées. Nous transformer en combattants de la paix. En ce qui me
concerne, je puis affirmer que la tâche est accomplie. Quand je réalise les étapes franchies, j'évalue
la patience dont ont fait preuve les cadres chargés de mon instruction. (...) J'ai compris qu'involontairement,
inconsciemment, je servais une politique... que la neutralité était impossible. Ensuite, j'ai choisi : le colonialisme,
l'agression préconisée par le camp de la guerre sont procédés indéfendables. J'ai trop compris le prix de
la liberté et de la paix pour ne pas me ranger parmi les partisans de la paix, et souhaiter pour tous cette
liberté et cette paix si chère. Enfin, j'ai acquis la conviction de la nécessité de lutter pour cette paix et cette
liberté. Partisan ne suffit pas, il faut être combattant de la paix. Telles sont mes acquisitions, fruits de
multiples cours politiques, lectures progressistes et conversations avec mes cadres vietnamiens.
Comme moi, beaucoup de mes camarades prisonniers ont sincèrement cherché à agir pour mettre fin
à la guerre d'Indochine. (...) Il faut éviter que se reproduise en Afrique le drame d'Indochine.
Le colonialisme n'est pas défendable : c'est la manifestation brutale de la formule «la force prime le droit».
Je suis fermement décidé à combattre le racisme sous toutes ses formes. (...) Je ne puis qu'exprimer
à nouveau ma reconnaissance envers le Président HO CHI MINH, instigateur de la politique de clémence,
et envers les cadres, la population et les soldats vietnamiens qui ont loyalement appliqué cette politique.»
Jean-Jacques Beucler a tout fait pour échapper à la sécurité militaire. N'a-t-il pas dit à Sophie Huet :
"Je me suis enfui de l'hôpital d'Hanoi dès le lendemain de mon arrivée. Ce fut ma seule évasion réussie.
Cinq jours plus tard, j'étais à Paris en train de conduire une voiture."
Cette lettre a de quoi surprendre les esprits les plus crédules. Excès de zèle ou sincérité ?
Dans le premier cas de figure, l'auteur de ces lignes s'est compromis par opportunisme afin
de retrouver la liberté, ce qui est tout à fait compréhensible quand on se met à la place d'un prisonnier,
qu'il l'ait fait sous la pression ou non. La deuxième interprétation, et il n'y en a pas d'autres, c'est que
le lieutenant Beucler était gagné à la cause vietnamienne contre les partisans de la guerre à tout prix
de son camp. En d'autres termes, soit son acte était dicté par les circonstances, dans ce cas
c'était un hypocrite qui n'avait pas le courage d'assumer son engagement au sein de l'armée de
son camp ; soit sa vision du monde a vraiment changé au terme de ses quatre années de captivité,
il serait ainsi devenu un porte-parole du camp qui militait pour la paix aux côtés de ses anciens
ennemis contre son propre camp : en somme un autre Boudarel qui réclamait la liberté et l'indépendance
d'un pays en guerre contre le sien. Quand on s'est comporté de la sorte comme l'a fait le lieutenant
Beucler, comment pourrait-on quarante ans plus tard s'autoriser à jouer les Monsieur Propre ?
Si la question des prisonniers lui tenait à coeur, si le régime appliqué dans les camps de prisonniers
français du Vietminh était aussi effroyable qu'on le laisse entendre, pourquoi ne l'a-t-il pas dénoncé
à son rapatriement ? Dans les années 1970, lorsqu'il accéda au poste de secrétaire d'Etat chargé des
Anciens Combattants, l'ancien officier Beucler a-t-il fait quelque chose pour le sort de ses anciens frères
d'armes ? La lecture des débats parlementaires sur cette question nous révèle qu'il n'a absolument rien
fait dans ce sens. Le seul projet qu'il ait déposé en juin 1975 alors qu'il était député ne concerne que
les prisonniers ayant passé 18 mois en captivité, soit 400 personnes, autrement dit les officiers.
Ce projet ne fut jamais débattu. On peut deviner pourquoi. Au risque de faire une erreur d'analyse,
on peut dire que l'ancien officier Beucler est de ces gens qui ont quelque chose à se reprocher,
et qui pour exorciser leur propre mal enfoui ont besoin de culpabiliser, d'incriminer un bouc-émissaire.
Le passé de Boudarel convient parfaitement pour eux à cette alchimie purificatrice.
Le silence de la honte
Du côté vietnamien, à part la parution du livre de Ky Thu ancien chef du camp numéro 1,
que nous venons de mentionner et qui manifeste un soutien indirect à Georges Boudarel tout en
restant très mesuré dans son propos (son titre «Refermer un passé douloureux» le confirme),
deux articles, l'un paru dans le journal de la police de Hanoi (
An ninh thủ đô) fin décembre 1993,
l'autre dans le
Thanh niên (Jeunesse) le 2 septembre 1995, et un réconfort de la part de ses amis
de Hanoi sans pouvoir de décision effectif, les autorités politiques se sont officiellement tues sur cette affaire.
Cette attitude a de quoi indigner ceux qui gardent encore en mémoire l'engagement d'une personne de l'autre
camp aux côtés de ceux qui luttaient pour l'indépendance de leur pays dans les heures les plus sombres.
On ne peut expliquer ce silence honteux que par la nature du régime. Les combattants d'hier de la libération
sont devenus des êtres dépourvus de toute humanité et de toute gratitude. Pire, dans les coulisses,
Boudarel est encore assimilé à un traître pour la simple raison qu'il n'a pas cautionné un régime devenu
totalitaire après l'indépendance, il aurait pu se corrompre pour gagner une place au paradis stalinien.
Ceux qui souhaitaient prendre la parole pour le soutenir, en l'occurrence ses amis fidèles, n'ont pas eu
les moyens de le faire. Boudarel s'est ainsi retrouvé entre deux feux : la ferveur militaire française
soutenue par l'extrême droite, et le régime autoritaire et corrompu vietnamien. Les extrêmes se rejoignent.
La démission de toute la gauche
A un autre niveau, l'affaire Boudarel arrange bien une fraction de l'opinion française gagnée aux idées fascistes,
laquelle essaie de se faire une virginité après l'écroulement du bloc soviétique. Pour cela, la tactique consiste
à faire un amalgame entre communisme et stalinisme, puis à mettre sur le même pied d'égalité les régimes
totalitaires inspirés par Staline et le nazisme. Inutile de revenir sur cette question car beaucoup se sont déjà
exprimés pour distinguer le communisme en tant que doctrine sociale du fascisme version nazie. Que
le communisme ait connu des dérives totalitaires, c'est une autre histoire. Pour satisfaire ses fantasmagories
l'extrême-droite française a trouvé en Georges Boudarel le pendant de Touvier, de Papon, voire de Barbie.
Quoi qu'il en soit, Me Varaut a fait démarrer l'affaire Boudarel en 1991 quand on envisagea le procès de
Touvier, elle repart en 1996 à l'heure où l'on parle de celui de Papon dont il est l'avocat. Simple
coïncidence ou volonté d'équilibrer les parties ? Si l'ancien milicien gagné au nazisme est dénoncé
par une large opinion, les propos tenus à son égard sont sans commune mesure avec ceux qu'emploie
l'extrême droite à l'encontre de Boudarel. Il suffit d'ouvrir un périodique de cette mouvance pour voir
combien les accusations le visant sont injurieuses, odieuses, calomnieuses et immondes. Les mots ne
sont jamais neutres, ils révèlent l'esprit de ceux qui les utilisent. Quand on est fasciste on ignore le langage
de l'humain. Se battre contre ceux dont la pensée tourne en sens unique ... Cette fraction de l'opinion se
contente de formules simples, voire simplistes, et même fausses, aux dépens de la vérité, beaucoup plus
complexe à faire comprendre. Ceux qui ne prennent pas le temps de réfléchir, ni de chercher la vérité ne
peuvent qu'inventer des slogans réducteurs en conformité avec leur bassesse d'esprit pour expliquer
le monde. C'est pourquoi il est plus facile de les convaincre avec des formules simples, soient-elles fausses,
qu'avec de longs discours argumentés, cohérents et tout ce qu'on veut, mais difficiles à saisir. La
presse dans cette affaire a apporté de l'eau au moulin bien qu'elle soit plus réservée depuis le
rebondissement. Une des difficultés que rencontre Georges Boudarel consiste aussi à convaincre
une opinion qui, s'il parvient à trouver les moyens d'expression, ne cherche pas à comprendre, sans parler
d'une certaine tendance de la société française qui cherche à réhabiliter l'idée des colonies, en somme
du révisionnisme colonial.
Dans cette affaire, toute la gauche classique a démissionné devant l'extrême droite. Cette démission
est assimilable à une complaisance à l'égard de cette dernière. Cette attitude affligeante explique aussi
en partie les déboires de la France pendant la seconde guerre mondiale, la complaisance pour le régime
monstrueux qu'était le nazisme. Les Français peuvent-ils aujourd'hui parler de cette période historique
sombre sans état d'âme, comme les Anglais ? Si Boudarel n'est défendu par aucun parti de la gauche
classique c'est aussi parce qu'il ne fait partie d'aucun parti. La vérité c'est que les partis politiques ne
défendent pas une cause pour la cause elle-même, et encore moins un individu, mais pour leurs propres
intérêts. La bonne cause ne leur sert que de tête d'affiche, et Me Antoine Comte l'a très bien saisi.
Le monde est hélas bâti sur un océan de malentendus. Si on est honnête, on se dira que faire le procès
de Boudarel reviendrait à faire le procès des camps de prisonniers français du Vietminh. Dans cette
perspective, la riposte risque de dévoiler un passé pas très beau à voir. Les Français n'ont-ils vraiment
plus rien à faire que de déterrer la hache de guerre ? Côté français, comment les prisonniers vietminh
étaient-ils traités par les militaires du Corps expéditionnaire ? Qui oserait nous en parler aujourd'hui ?
Et si personne n'en a parlé jusqu'à présent, pourquoi ?
Quand l'affaire éclata en 1991, Boudarel était accusé d'être un tortionnaire. La déclaration de l'ancien
prisonnier du camp 113, Jean Isay, faite le 7 mars 1991 et adressée à Jean-Jacques Beucler suffit à balayer
cette calomnie : "
Comme tous les prisonniers du camp 113, vers la fin de l'année 1952 et début 1953,
j'ai connu dans ce camp un nommé Georges Boudarel commissaire politique qui servait la cause VIET-MINH.
Je n'ai jamais entendu dire qu'il ait frappé un Prisonnier." L'accusation de tortionnaire étant dépourvue de
tout fondement, les pourfendeurs de Boudarel en ont vite trouvé une autre plus subtile à laquelle l'opinion
était plus sensible. Boudarel pratiquait la torture psychologique, son arme redoutable pour abattre le moral
des prisonniers.
Le témoignage d'un ancien commando
Les prisonniers français étaient-ils vraiment victimes de tortures psychologiques qu'utilisaient Boudarel
et bien d'autres que lui dans d'autres camps de prisonniers ? A les en croire, le lieutenant Beucler et ses
codétenus semblent dire le contraire car ils s'en sont apparemment sortis plus humains et plus pacifiques
qu'avant d'être capturés. Attribuer tous les morts du camp 113 à la responsabilité de Boudarel est un non-sens,
une calomnie. Il y exerçait la fonction d'instructeur et non celle d'un «commissaire» tout-puissant, comme
ont bien voulu le croire les crédules, sous la responsabilité du chef de camp vietnamien. Boudarel ne fut
dans cette histoire qu'un simple exécutant des ordres venus d'en haut. Boudarel lui même déplorait les
morts dans son camp. Chercher les raisons de ces morts regrettables nous aidera à mieux comprendre
le contexte de cette guerre.
Lors de la conquête de Madagascar conduite par le général Duchesne, il est mort plus de la moitié
de l'effectif de la colonne de marche dans la jungle, taux équivalent à celui du camp 113.
Faut-il aussi dans ce cas traiter le général Duchesne de criminel de guerre ? Nullement.
Les pertes étaient dues en grande partie aux maladies tropicales et à l'insalubrité du climat,
les mêmes causes qui ont provoqué la mort des prisonniers du camp 113.
A cela s'ajoutait une autre raison indirecte mais primordiale qui était le manque de médicaments.
Sur tous les plans, les Vietnamiens, civils et militaires ne connaissaient pas une vie plus décente
que les prisonniers français à la même époque. S'ils ne mouraient pas c'est parce que leur organisme,
confronté aux mêmes problèmes de longue date, a su développer les moyens de défense naturelle
qui faisaient défaut aux prisonniers débarqués d'une terre lointaine. Et l'on a pu constater que ceux
qui résistaient le mieux à ces épidémies dans les camps étaient des Africains, qui n'étaient pas tout à
fait étrangers au climat malsain des régions septentrionales du Vietnam, étant donné leur pays d'origine.
Par ailleurs, qu'il y ait eu des exactions aussi bien du côté français que du côté vietminh, c'est certain.
Peut-on s'attendre à la douceur de vivre en allant à la guerre, en cultivant l'esprit guerrier destructeur ?
La guerre en soi n'est-elle pas la légitimation de l'acte de tuer autrui ? S'il y a quelque chose à dénoncer,
et qu'il faut dénoncer, c'est bien la guerre et ceux qui ont poussé les autres à la faire. Les occasions
manquées n'étaient pas rares.
Boudarel s'expose lors du prochain procès à des témoignages de certains anciens prisonniers contre lui.
Comment expliquer cet état de choses ? Si l'esprit de clocher existe, il faut bien qu'il serve à quelque
chose, encore que... Qu'est-ce qu'on pourrait trouver si l'on cherchait à voir ce qui se passe sous le clocher ?
Cependant la lecture de la déclaration de l'ancien prisonnier, Jacques Muet, faite le 25 septembre 1954
devant les autorités militaires françaises, après sa libération, donne un autre son de cloche.
«(...) En février 1953, Boudarel arrive au camp 113. Le soir, il y eut un feu de camp, quelques chansons
et présentation de Boudarel par le chef de camp (souligné par nous), un Français rallié, professeur de
philosophie qui a tout quitté pour défendre son idéal. (...) Lors de son travail à la bibliothèque, il (J. Muet)
avait souvent à faire avec Boudarel qui avait créé un journal du camp Vie nouvelle. (...) Les contacts avec
Boudarel étaient plaisants. Très sympathique, il parlait de politique avec chaleur, essayait d'être objectif.
Leurs conversations duraient quelquefois jusqu'à des heures très avancées. Ils parlaient également
de littérature, sujet très prisé par Muet. (...)
Longuement interrogé sur ces relations, Muet précise que sa compagnie lui était agréable, mais a juré
sur l'honneur qu'au cours de ces conversations, il n'a jamais été question de nuire à un camarade,
bien au contraire. En effet Boudarel lui demandait souvent les raisons de baisse de moral et des maladies.
Muet lui répondait de façon à obtenir une amélioration de vie pour tous. De juin à novembre 1953,
période de grande mortalité de P.G. - Muet essaya de faire admettre un changement des conditions de vie.
Les cadres VM et Boudarel avaient complètement perdu les «pédales» devant l'afflux des mortalités.
Le moral était à plat. L'incapacité du docteur VM était flagrante, malgré sa bonne volonté. Pendant
cette triste période Muet a cru à leur politique, car il voyait Boudarel faire son possible pour enrayer
l'épidémie, en distrayant les P.G. pour leur enlever cette obsession mortelle, en tournant leur esprit
vers autre chose. Il n'était plus question de travail ni de politique, mais il fallait faire revivre le camp.
Les cours reprirent en novembre, puis les 3/4 des P.G. furent libérés. Pour les membres de 800
(nom de code du GCMA) non libérés, ce fut une révélation, dire qu'ils ne furent pas touchés... serait mentir.
Elle eut au moins pour résultat de resserrer leurs liens. A leur équipe, se joignirent les camarades de
Commandos NVN qui étaient logés à la même enseigne. Comme ils n'avaient rien à se reprocher,
ils posèrent la question au Commandant du camp qui répondit : «II y a des éléments qui ont fait
plus de mal que d'autres, il est normal qu'ils payent plus cher».
Boudarel s'étant pris à partie avec le Commandant du camp fut muté dans un camp inconnu.»
Le monstre Boudarel que laissent entendre ses détracteurs ne correspond pas tout à fait à l'image
décrite par son ancien prisonnier. Quel intérêt Muet avait-il à brosser devant ses supérieurs hiérarchiques
et à la veille de son rapatriement un portrait de son ancien geôlier sous les traits d'un humain ?
Ce témoignage mérite d'être examiné en profondeur car celui qui ne hurle pas avec les loups
est toujours pourchassé par les loups mêmes. On apprend par cette déclaration que la période où
le camp 113 connut la mortalité la plus effroyable se situait bien entre juin et novembre 1953, ce qui
correspond au retour de la chaleur tropicale, propice à la propagation des vecteurs de maladies.
Dans un environnement aussi insalubre comment pouvait-on éviter des pertes sans moyens sanitaires
à la hauteur des dangers ? Les va-t-en-guerre ont-ils fait un geste en direction des prisonniers français
pour soulager leur peine ? Répondre à ces questions aidera à élucider le drame des prisonniers.
S'il y a un perdant dans cette affaire, c'est bien Boudarel qui a déjà été jugé par une opinion maladive
avant d'être jugé par la justice. Qui lui rendra son honneur ? La France ou le Vietnam, ses deux pays,
l'un par les liens du sang l'autre par ceux de l'histoire ? Au moment où la France refait surface dans
ce pays ravagé qu'est le Vietnam, si elle se permettait de sacrifier un homme dont les connaissances
sur ce pays sont reconnues par toutes les communautés d'études extrême-orientales, ce serait une folie.
Même les Américains dont la culture n'est pas appréciée par certains Français, ne s'autorisent pas à
commettre un acte aussi aberrant. Par ailleurs, qu'on soit d'accord ou non avec Boudarel sur d'autres plans,
ceci est une autre histoire.
Paris, novembre 1996
Post-face
Ils étaient nombreux à vouloir aider Boudarel dans ses dernières années de vie, à défendre sa mémoire,
et à sauver sa biliothèque de l'éventuel éparpillement, c'était ceux de l'association "Les amis de Bouda".
Où sont ses amis aujourd'hui qu'il n'est
plus là pour se défendre contre les mensonges et les accusations gratuites proférés par ses ennemis qui
remplissent les pages de web y compris celle de l'encyclopédie libre
Wikipédia et
la proposition de loi rendant le crime contre l'humanité inamnistiable ? Que sont ses amis devenus ?
Notes
Illustration :
- Souvenir du peintre Bùi Xuân Phái qui a offert ce tableau à G. Boudarel au temps où il était encore à Hanoi.
Question aux collectionneurs : où se trouve ce tableau maintenant ?
- Bouda bibliophile en train d'admirer un vieux bouquin.
Annexes
Les impressions de quelques officiers et sous-officers - mais il y en a d'autres - du camps n°1 avant leur libération :
"Tuyen quang le 1er sept 1954
Malgré cinquante cinq mois de captivité je me dois aujourd'hui d'exprimer au meilleur d'entre tous, à Monsieur
Ky T[h]u, l'expression de ma respectueuse sympathie et de mes sentiments profondément reconnaissants
pour l'inlassable et la constante sollicitude dont il toujours fait preuve dans des circonstances souvent difficiles.
À monsieur Ky T[h]u je laisse volontiers mon adresse de France pour nous permettre dans l'avenir d'échanger
nos impressions et fortifier notre esprit de combattant de la paix."
C. Levasseur.
c/o .... ....
[6]
"Après quatre années de captivité au Vietnam, je tiens à exprimer en toute sincérité l'admiration profonde que
j'éprouve envers Mr. Ky T[h]u qui fut mon chef de camp pendant un an et demi. Sa sincérité, son honnêteté m'ont profondément touché et surtout la foi inébranlable en son idéal. Son honnêteté à respecter
scrupuleusement les conseils du président Hô Chi Minh, cherchant à adoucir cette captivité et faisant tous
ses efforts pour nous comprendre et pour améliorer notre sort.
C'est avec un plaisir certain que je reverrais Mr. Ky T[h]u en France et l'inviterais chez moi où nous pourrions avoir de longues discussions et des échanges de point de vue qui j'en suis certain seraient très constructifs. Je prendrais un évident plaisir à lui faire visiter tout ce qu'il désirait voir afin de mieux encore lui faire connaître le vrai visage du peuple de France."
Fortin
Adresse
[7]
"Fait prisonnier à Nghia Lô le 18/10/52, je veux avant mon rapatriement, signaler la parfaite façon font fut
appliquée la mesure de clémence par Monsieur le chef de camp Ky Thu. Évadé le 14/6/53 et repris quelques
jours après, je n'ai grâce à lui, subi aucun mauvais traitement venant de la population ou de la garde.
Grâce à vous, Mr. Ky Thu, je peux aujourd'hui regagner mon pays en bonne santé. Je vous en remercie et vous assure de toute mon estime."
Lt. Ledoux Jean-Marie
Signature
[8]
Je n'oublierais pas le réconfort moral, la compréhension et les attentions bienveillantes que m'a apportées
Monsieur Ky T[h]u (dans les jours si pénibles d'isolement) du début de ma captivité. Je lui en suis particulièrement
reconaissant et tenais, avant ma libération, à lui donner ce témoignage.
Tuyen Kouang, le 1er sept 1954
Lt. Colonel Page Marcel
Adresse
[9]
Un extrait de l'ouvrage de Pierre Charton, RC4. La tragédie de Cao Bang, Éditions Albatros, 1975.
"(...)
Le temps passa. Puis je reçus la visite du nouvel adjoint au chef de camp, un tout jeune homme nommé Ky T[h]u,
bien élevé et sympathique autant que peutl'être un Viet. Il me parla de choses et d'autres, gentiment et sur un
ton poli.
Un soir, une sentinelle me réveilla. Je devins me rendre immédiatment chez l'adjoint au chef de camp.
-Je vous invite à dîner, me dis Ky T[h]u.
Il m'était impossible de refuser et mon Dieu, je fis, en véritable invité, un repas correct servi par un militaire
Viet. La conversation fut beaucoup plus mondaine que politique.
De toute ma captivité, je ne fus plus jamais invité par un cadre Viet.
Et pourtant , une sorte d'amitié non avouée s'était établie entre Ky T[h]u et moi, faite d'estime mutuelle."
[10]
(...)
"Grâce à Ky T[h]u, notre confort augmentait. La nourriture s'améliorait. C'étaient des prisonniers officiers qui
faisaent la cuisine. Ky T[h]u nous demanda de gérer nous-mêmes les crédits attribués au camp. Des
responsables choisis parmi nous faisaient les achats au marché. Les résultats furent rapides et prodigieux,
tout le monde reprit des forces."
[11]
Vietri, le 2 septembre 1954
J'ai approché trop de morts et trop de souffrances tout au long de cette captivité pour ne pas oublir que
beaucoup de ces morts et de ces souffrances auraient été évitées si les cadres vietnamiens de la classe de
Mr. K[y]hi T[hu]ou avaient été plus nombreux.
Votre probité, vos talents d'organisation ont été démontrés lumineusement lors de la création des camps -
hôpitaux de la région de Dien Bien Phu - Tuan Gaio.
J'aimeris vous faire voir en France que nous aussi sommes capables de travailler avec efficacité, foi et
dévouement pour le bien être du peuple.
Ces queqlues lignes sont trop brèves pour exprimer complètement ma pensée, mais je vous laisse très
volontiers mon adresse pour que nous puissions préciser et expliquer nos positions respectives.
Cette maison vous sera ouverte largement, quand vous le désirerez.
signature
Docteur Jacques Gindrey
c/o .....
[12]
Un article paru dans Le Monde du 11 sept 1952
"Je prends entièrement la responsabilité"
Xavier de Villeneuve
(PG [prisonier de guerre]) du Camp N°1 libéré le 14-7-1952
" ... Le lieutenant de Villeneuve a insisté particulièrement pour que je cite avec la plus grande exactitude
quelques unes des déclarations qu'il m'a faites. Les voici sous forme de questions et de réponses :
Q : Les échecs des offensives de l'année 1951 n'ont-ils pas atteint le moral Viet Minh ?
R : Absolument pas. Les Viet Minh ont une armée fanatique soutenue à fond par la population. Ils sont toujours
aussi convaincus de la victoire finale. Et je ne vois aucune différence entre leur moral actuellement et ce qu'il
était il a deux ans.
Q : La radio clandestine Viet Minh a diffusé à plusieurs reprises des manifestes signés de nombreux
prisonniers demandant la fin de la guerre au Vietnam. En avez-vous entendu parler ?
R : J'ai signé moi-même plusieurs manifestes, ainsi que mes camarades. Nous n'avons subi aucune pression.
Au début de ma captivité, pendant neuf mois j'ai refusé de signer, j'ai pourtant été libéré. Au cours de la
dernière année, les manifestes qui nous ont été présentés ont été signés par tous les prisonniers.
Q : Avez-vous été libéré sous conditions ?
R : On ne nous a rien demandé sauf de ne pas indiquer la position du camp et de ne pas donner des
renseignements d'ordre militaire.
Q : Dix huit prisonniers seulement sur cent ont été libérés. Comment s'est faite la sélection ?
R : D'après notre comportement en captivité, on a libéré ceux qui s'étaient comportés de la façon la plus
sociale dans le camp.
Q : On dit que le Viet Minh obligent les prisonniers à signer des déclarations reconnaissant qu'ils ont commis
des crimes de guerre.
R : C'est faux. On ne nous a jamais obligé à signer quoi que ce fut. Pourtant, tous les officiers du camp ont
signé des déclarations sur les atrocités que nous avons vu commettre.
De Villeneuve se reprend brusquement et nerveusement ajoute: ''Dîtes bien ''
sur des atrocités que nous
avons commises.''''
R : Oui, une fois j'ai fait tuer par mes hommes un civil que j'ai pris pour un Viet Minh.
Q : Tous les officiers de votre camps partagent-ils vos opinions sur la situation en zone Viet Minh ?
R : Tous, sans exception.
Q : Êtes-vous communiste ?
R : Non et je ne le serai pas probablement jamais. Pendant ma captivité j'ai lu des ouvrages de Marx et de
Lénine, ainsi que des publications sur la Chine communiste et l'Union Soviétique. C'est un problème qui
m'intéresse, mais je ne suis pas communiste.
Q : Vous savez que vos déclarations risquent de provoquer une certaine sensation ? Vous en prenez la
responsabilité ?
R : Je la prends entièrement. Mes camarades et moi sont convaincus qu'il y a sur la guerre d'Indochine un
certain nombre de choses qui doivent être dites.
[13]
Un extrait de l'ouvrage de l'ancien chef de camp n°1, camp d'officiers et de sous-officers :
Kỳ Thu, (Khép lại quá khứ đau thương. Hồi ký về trại tù binh sĩ quan Pháp số 1, [Refermer un passé
douloureux. Mémoires sur le camp d'officiers prisonniers français numéro 1], Ed. Văn Hóa - Thông tin, Hà Nôi,
1994. La version française de cet ouvrage est parue à Hanoi en août 1995, et la réédition en avril 1996.)
Le camarade Luu Thanh, directeur des camps de prisonniers à la frontière, m'a reçu dans une grande maison
sur pilotis sise au village de Na Pheo, à environ 5 ou 6 kilomètres du chef lieu du district Quang Uyên.
(…)
Après avoir disposé sur une assiette un paquet de bonbons de riz grillé, il a raconté :
- Après la campagne à la frontière, les bô dôi ont ramené des prisonniers par groupes de toutes les tailles alors que
les camps de prisonniers venaient d'être créés, on manquait de tout. La direction des camps n'avait que
ses mains vides, tout reposait sur l'aide des autorités locales de Cao Bang. Comme effectif, le président du
comité administratif de résistance de la province a donné l'ordre à un régiment local de rejoindre les camps
de prisonniers à la frontière pour surveiller les prisonniers. Actuellement le problème le plus ardu consiste à
trouver du riz pour les prisonniers sans parler des médicaments ou des vêtements. Dans les premiers mois, la
Direction générale mettait à la disposition des camps des bons à échanger contre le riz dans les dépôts
militaires. Par la suite on ne savait pas encore quoi faire quand le front se retirerait vers la Moyenne région.
À la lumière jaunâtre d'une lampe à huile, je vis apparaître sur son front des plis de responsabilité,
d'organisation, de discipline résultant de la situation difficile qu'il avait à affronter. Il poursuivit la conversation
sans aucune trace de gaîté:
- Malgré le fait que les camarades Duong Công Hoat, secrétaire de la province de Cao Bang, et Hông Ky,
président du comité administratif de résistance de la province, sont très soucieux pour l'aide à apporter aux
camps de prisonniers à la frontière, les moyens locaux sont limités. Le directeur de camp doit
personnellement chercher du riz pour les prisonniers quotidiennement; à part le district de Quang Uyên, je
dois aller jusqu'aux districts de Trung Khanh, Hoa an, Phuc Hoa, et plus loin à Nguyen Binh, et même au siège
des forces armées de province pour emprunter du riz, mais le résultat reste maigre.
Finalement le camp a dû emprunter le riz à la population, si elle n'a plus de riz alors on lui emprunte du maïs,
on lui demande aussi de pouvoir utiliser leur meule. Cadres comme combattants, on mangeait du maïs. On
n'avait pas d'argent, les camarades achetaient à crédit à la population citrouilles, légumes et même cochon,
boeuf, buffle. À l'échéance si on n'a pas encore d'argent on lui demande de la reporter à plus tard.
Je partageai sa tristesse en faisant un calcul rapide, avec environ deux mille prisonniers nous devons fournir
chaque jours 1600 kg de riz soit 48 000kg par mois sans compter nos cadres et militaires. Je lui demandai :
- Et comment ça se passe avec les habits ?
Le directeur se leva subitement comme sous l'effet d'une brûlre. Il fit un petit sourire forcé puis me parla comme
s'il criait :
- Où trouver d'un seul coup des milliers de vêtements neufs et chauds, de couvertures, de moustiquaires !
Poux et puces sont partout, ça sentait mauvais, les prisonniers sont souvent malades.
Les cadres de camps viennent tous les jours voir la direction pour demander la distribution de vêtements,
de médicaments contre le diarrhée, la constipation pour les prisonniers. Ici à Cao Bang à l'époque où on
vivait sous le joug de l'ennemi, il n'avait pas d'usines ou de fabriques de tissu, de vêtements, ou de
médicaments. Il n'y avait que des métiers à tisser artisanaux. Pas d'électricité. Les avions ennemis mitraillent
jour et nuit.
Après un silence, il poursuivit :
- Au chef lieu de Cao Bang, un cadre chargé de surveiller le dépôt de vivres fournis par la direction centrale
m'a dit sur un ton de tristesse : "Si le colonel Charton
[14]
n'avait pas donné l'ordre de détruire les dépôts souterrains
de vivres contenant des centaines de milliers de tonnes de riz, d'uniformes militaires, de matériels médicaux
et de médicaments, avant de se retirer, on n'aurait pas été dans cette situation de pénurie de tout aux dépens
des prisonniers." Le riz qui n'a pas été encore consumé sentait l'essence brûlée. Quand les gens ont raconté
cette histoire, tout le district était en état de choc, immergé dans feu et fumée.
En écoutant le directeur révéler les difficultés objectives qui s'amoncelaient les premiers jours dans les camps
de prisonniers à la frontière da Cao Bang, je compris mieux la lourde responsabilité qui nous attendait mes
camarades et moi.
[15]
Notes :
[6]. Ky Thu,
op. cit., p. 213.
[7]. Ky Thu,
op. cit., p. 215
[8]. Ky Thu,
op. cit., p. 214.
[9]. Ky Thu,
op. cit., p. 211
[10]. Ky Thu,
op. cit., p. 14 ; Pierre Charton,
op. cit., p. 98
[11]. Ky Thu,
ibid. ; Pierre Charton,
op. cit., p. 112
[12]. Ky Thu,
op. cit., p. 217
[13]. Ky Thu,
op. cit., p. 11-12.
[14].
Le colonel Charton s'est retrouvé par la suite prisonnier dans le
camp n° 1 de Ky Thu. Comme nombre de ses co-détenus, il a aussi signé le manifeste intitulé
"
Le but commun à tous les hommes de bonne volonté : Paix et Liberté pour tous les Peuples".
C'est aussi l'auteur de l'ouvrage cité
RC4. La tragédie de Cao Bang, publié en 1975 aux Éditions Albatros.
[15]. Ky Thu,
op. cit., p. 22-24.
Ce passage est traduit par nos soins (Danco)
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