I n é d i t s

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L'ego chez les Viet

L'ego chez les Viet




Version vietnamienne - bản tiếng việt



Il n'est pas question ici de prendre parti pour ou contre l'individualisme face au collectivisme, de savoir si l'individualisme est mieux ou non que le collectivisme parce que et parce que mais simplement d'un constat. L'internaute qui s'intéresse à cette question peut se rendre sur les pages de danco qui lui sont réservées à l'adresse suivante : danco. Dans ce débat nous nous rallions à la position d'Alexandre Zinoviev (1922-2006), le scientifique et écrivain, "Être un individualiste dans cette société [le collectivisme dans lequel l'individu est sans cesse contrôlé par ses collègues de travail, ses amis, ses voisins, toutes ses manières d'être et de penser lui sont imposées de l'extérieur] signifie être en révolte contre elle [la société collectiviste]; c'est même la forme la plus extrême de la rébellion" [1]. Mais nous refusons une société dominée par l'individu, et qui risque de s'écrouler sous le poids de celui-ci, car entre ces deux modèles extrêmes la voie médiane existe.

La société vietnamienne traditionnelle comme tant d'autres en Asie du Sud-Est, par exemple celle des minorités ethniques sur l'ensemble du pays, ou la société japonaise, sans parler de sociétés dans d'autres continents, est une société de communauté, la communauté est toujours plus importante que l'individu et au-dessus de celui-ci, l'individu lui doit la soumission dans les activités collectives. La communauté ici peut être la famille, les associations, le village, le parti, etc. Ce n'est pas pour rien que de temps en temps le Parti communiste vietnamien rappelle à ses membres qu'il faut lutter contre l'individualisme. C'est la raison pour laquelle l'individu a peu d'occasion de devenir populaire ou célèbre dans la société. Il n'existe aucun moyen pour l'individu qui veut occuper un rôle quelconque ou du moins se faire reconnaître, et ce sans parler du cas où l'individu est au-dessus de la communauté. Quand l'individu perd patience, il ne lui reste que la possibilité de rompre avec sa communauté d'origine pour échapper à son emprise. Ainsi l'individu est éliminé comme on élimine les oeufs pourris à ceci près, que c'est l'individu qui s'élimine lui-même, bien sûr il y a des cas où on élimine des individus « qui ne respectent pas les règlements ». On constate par ailleurs que l'individu qui ose rompre avec sa communauté est celui qui n'a pas peur d'épreuves, de solitude face à celle-ci, c'est-à-dire quelqu'un qui a un assez fort caractère, une force morale, qui ne suit pas la majorité passive, pour poursuivre ce qu'il suppose comme juste. Un tel individu est toujours rare, et quand il échappe au contrôle de la communauté, il peut devenir facilement un être orgueilleux et prétentieux, son ego, la mauvaise facette de l'individualisme, a donc l'occasion de s'exprimer et de se développer.

Les Vietnamiens qui résident à l'étranger après avoir grandi au pays se trouvent dans une autre situation, un autre contexte : la communauté villageoise n'existe plus, à la rigueur les associations ont encore un rôle quelconque. Mais quand ils se frottent à la vie ou vivent en Occident, pays de l'individualisme, ils adoptent aussi le modèle social de l'Occident, l'individu n'a plus ainsi à subir toutes les contraintes exercées sur lui par la communauté comme quand il vivait au pays. L'individu en profite ainsi pour s'affirmer car il est désormais libéré. Au pays, les individus qui ont une forte personnalité pour occuper leur place sont en général des artistes ou des lettrés qui ont une certaine popularité. Concrètement qu'est-ce qu'on a à dire ? Nous apportons ici quelques exemples que tout le monde peut facilement constater sauf un qui relève des relations personnelles.

Seuls ceux qui sont comme moi

Récemment je suis allé voir le film Mê thảo ("Il fut un temps") de la réalisatrice Việt Linh projeté à Toulouse. Après la séance, un échange avec la réalisatrice a eu lieu. Parmi les spectateurs qui se sont exprimés, il y avait une dame vietnamienne dans les 70 ans qui a dit en substance que : "Seuls ceux qui sont dans la même tranche d'âge que moi et qui ont connu la vie au Nord Vietnam d'avant guerre comme moi peuvent comprendre la mise en scène avec les costumes d'époque, la musique d'époque (en mode ca trù [2], chầu văn [3])." Cette intervention était tellement pertinente que personne n'a osé réagir ni la contredire.

L'ego chez les artistes et lettrés

La génération qui a introduit le terme "tôi" (moi) dans la littérature et la poésie de la période 1925-1945 a disparu. Si nous la respectons et lui témoignons notre affection, celle qui vient après a caricaturé l'usage du "moi" : de sa place respectable le "moi" devient une habitude inconvenante. De temps en temps quand on fait la connaissance d'un artiste ou d'un écrivain un peu connu, après les salutations d'usage, on a souvent droit à la question « Avez-vous lu ma dernière nouvelle, mon dernier roman, mon dernier recueil de poésie, etc... ? » Spontanément on ne sait que répondre : si on dit qu'on n'a pas encore lu ou qu'on ne savait pas que l'ouvrage avait été publié, ce ne serait pas très délicat, en plus on laisse apparaître son ignorance, mais dire qu'on a lu, ce serait du mensonge. C'est ainsi que l'ego chez les Viet peut créer des situations embarrassantes. L'ego chez les jeunes artistes et écrivains de nos jours est très charmant, aussi charmant qu'une Hanoienne de petite taille, le derrière pas très développé qui s'habille en jean, charmant comme Thái Thanh, la reine de la chanson moderne vietnamienne qui apparaît sur scène en public habillée comme la reine Élisabeth ou l'épouse de l'ancien président Marcos des Philippines, pour être poli [4].

Toujours sur le terrain des hommes des lettres et des arts, si on s'attarde un peu avec l'hôte, celui-ci nous livre alors des anecdotes et nous donne la liste des personnes concernées de la manière suivante : moi, Pierre, Paul, Jacques, Aline, etc. Bien sûr que c'est "moi" qui vient en tête. Cette formule consacrée ne se retrouve pas uniquement chez les hommes de lettres au Vietnam mais également à l'extérieur du pays : il suffit d'ouvrir n'importe quel magazine ou revue de la dispora vietnamienne pour la trouver dans la bouche d'un lettré, soit-il anti-communiste. Le moi vietnamien est bien plus fort que les divisions idéologiques puisqu'il les transcendent. Un seul exemple entre centaines, dans les mémoires du vétéran révolutionnaire Trần Văn Giầu, on peut trouver cette forme d'expression qui propulse le moi à la première place : "Moi, Văn et Phúc ont trouvé une idée ...", etc., etc.

Dans la page qui présente l'écrivain Duyên Anh nous avons déjà relaté ses remarques sur les traducteurs, auteurs et la première de couverture d'un ouvrage. Nous insistons que si on cherche bien on trouvera un recueil de nouvelles étrangères traduites en vietnamien. Et si on jette un coup d'oeil sur la couverture on verra que le nom de la personne qui a traduit ces nouvelles occupe bien un tiers de la couverture : sans doute un record jamais atteint ailleurs. C'est sans doute la faute de l'éditeur qui sait caresser dans le sens du poil l'ego des Vietnamiens.

Le démocrate & Hoàng Minh Chính

Il y a environ dix ans, j'ai appris par hasard que RFI interviewait Hoàng Minh Chính qui venait de sortir de prison pour la dernière fois. J'ai ainsi appelé un militant pour la démocratie, connu dans le milieu vietnamien, pour savoir s'il avait entendu cette émission. Au lieu de me répondre ce démocrate m'a questionné spontanément : "Est-ce que Hoàng Minh Chính a parlé de moi ? Je l'ai vu quand je suis allé à Hà Nội pour rendre la visite à ma famille..." Voyez, l'ego des Viet est immense, monumental et dépasse par sa dimension celui des autres. Quand on milite pour la démocratie ou pour d'autres causes nobles et qu'on accorde tant d'importance à son ego est-ce que les autres peuvent encore nous faire confiance ? Quand l'ego demeure la principale préoccupation et au-dessus des causes, que représentent ainsi ces causes ?

Phạm Công Thiện ...

J'ai connu Phạm Công Thiện ou plutôt ses oeuvres quand j'avais dans les 20 ans grâce à un ami qui m'a fait lire La première et dernière liberté de Krishnamurti traduite en vietnamien par Phạm Công Thiện. À cette époque il représentait pour moi un personnage respecté et dans le contexte du Laos, je n'osais pas rêver d'une occasion de le rencontrer, cela était hors de portée. Je lui témoignais mes remerciements en secret car il m'a permis de connaître Krishnamurti quand j'étais encore au Laos,"pays des singes qui toussent et des aigrettes qui chantent "[5].

Quand je suis arrivé en France je me suis renseigné et on m'a appris à l'époque que Phạm Công Thiện était à Toulouse. Le temps passa et un jour je découvris la version vietnamienne de La première et dernière liberté rééditée et en vente dans une librairie de Paris. Je l'ai donc achetée pour des raisons affectives et pour garnir ma documentation.

Quand je relus les premières pages je tombai sur un passage invraisemblable, incroyable car ce qui est dit dépasse l'imagination. Dans la lettre que Phạm Công Thiện avait adressée à son l'éditeur, An Tiêm, lors de la réédition de l'ouvrage au Vietnam en 1968, lettre qui a été intégralement reproduite à la réédition aux États-Unis en 1983, le passage en question m'a frappé frontalement – je ne me rappellais plus si j'avais remarqué ce passage quand j'avais lu l'ouvrage pour la première fois mais même si je l'avais lu je n'aurais pas osé formuler une quelconque critique car Phạm Công Thiện représentait pour moi un personnage respectable et respecté. Voici le passage terrifiant :

"(…) Jamais je ne comprendrai qui est Krishnamurti, jamais je ne vous comprendrai, comme Krishnamurti ne comprendra jamais ce que c'est que la vie, que la vie n'est rien. J'ai traduit Krishnamurti parce qu'il a dit ce que j'ai dit ci-haut depuis des années [6], parce qu'il a dit ce que j'avais dit avant ma naissance et après ma naissance, parce qu'il utilise le même langage que moi mais sous une autre forme, celle de la tromperie, moi et Krishnamurti ne sommes qu'un, même si un signifie toujours deux, car l'amour signifie toujours la mort de ce qui est visible et le tourbillon de l'invisible ? Une question a été posée sur ce monde en destruction. Qui suis-je ? Un fou, un détraqué, un poète, un renonçant religieux, un loubard extravagant, ou la mort confiée à la vie dans l'instant de prière miraculeuse de l'homme et de la voie ? Qui est Krishnamurti ? Est-ce un maître zen, un libérateur, celui qui a connu la Vérité, un religieux qui a atteint l'illumination, un amoureux de l'univers ou un vagabond qui a perdu sa route sur les ruines de l'humanité ? Je n'ai pas besoin de savoir qui il est car il ne m'a rien enseigné, car il a incendié le paradis, et mis le feu à l'Eden, car il n'a rien compris. (…)" [7]

J'ai reproduit ici un long passage pour que le lecteur ait le contexte du passage évoqué qui m'a frappé. Peut-être que je n'ai rien compris à ce que Phạm Công Thiện a écrit dans ce passage, car c'est un langage philosophique sous la plume d'un philosophe vietnamien ? Ou bien ce n'est que fumée, fumée de la "tromperie" ? Je n'exprime ici que ce que je crois avoir compris après avoir lu ces lignes. Rien qu'à travers elles sans parler de Krishnamurti, tout le monde peut constater que Phạm Công Thiện est préoccupé par lui-même quand il posait des questions sur lui-même à la place des lecteurs. Et quand il se compare à Krishnamurti, c'est déjà du tonnerre, une façon de gonfler son ego mais il y a mieux quand il se croit être l'alter ego de Krishnamurti, entre Krishnamurti et lui, c'est de l'identique. Parmi tous les ego évoqués précédemment, celui de Phạm Công Thiện est le roi, autrement dit plus on est connu plus son ego est énorme. Ainsi Phạm Công Thiện est un être unique, sans concurrent, car jusqu'à présent personne ne s'est comparé à Krishnamurti et ne se considère comme son égal, identique à lui. Est-ce que la jeunesse est toujours orgueilleuse ? Si oui maintenant que Phạm Công Thiện n'est plus jeune comme avant, est-ce qu'il lui arrive de réfléchir sur ce qu'il avait écrit dans sa jeunesse dorée ?

Ceux qui ont lu et connu Krishnamurti savent que l'ego est complètement absent chez lui. Dès son enfance, celui qui l'a découvert dit qu'"il ne montrait pas la moindre trace d'égoïsme". Et plus tard, dans les échanges et causeries, Krishnamurti utilise très peu le terme de "je" ou "moi" pour se désigner, habituellement il se nomme "l'orateur" ou emploie le "nous", ou bien encore un autre procédé dans lequel le sujet est complètement omis. À titre d'exemple, dans Commentaires sur la vie, tome 3, durant plus de 400 pages Krishnamurti n'a employé le terme "je" qu'une seule fois dans les échanges avec ceux qui venaient le voir.

Les différentes formes d'ego que nous venons d'évoquer ne sont sans doute pas gênantes pour la plupart des membres de la communauté vietnamienne car personne n'a fait la remarque ou soulevé le problème. Si c'est ainsi l'ego chez les Viet a encore de beaux jours devant lui.
avril 2010





À l'occasion de cette mise à jour (22 mai 2015), nous avons le plaisir, à propos de Krishnamurti, d'annoncer aux internautes qu'il existe des traductions récentes en vietnamien des ouvrages de Krishnamurti faites par un passionné mais discret, Monsieur Không. Mais dans cette bonne nouvelle quelque chose nous chagrine, ce traducteur qui a travaillé dans l'ombre n'est plus de ce monde, il est parti en 2013 rejoindre d'autres identités peu soucieux de la célébriété. Nous lui adressons nos remerciements sincères et lui souhaitons un séjour éternel dans l'au-delà.
Voici les deux adresses qui permettent de télécharger les traductions en vietnamien des oeuvres de Krishnamurti en format pdf :

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Notes :

[1]. Entretien avec Alexandre Zinoviev, in L'âge d'Homme, journal littéraire de Lausanne, n° 4, juin 1986, p. 1.

[2]. Mode de chant pratiqué par des chanteuses pour accompagner des banquets ou des soirées privées chez les anciens lettrés du Vietnam. Ce mode de chant était encore populaire pendant la colonisation. Voir nos pages réservées à ce mode de chant : ca trù

[3]. Mode de chant traditionnel qui accompagne les séances de transe dans le culte dédié à la déesse Liễu Hạnh.

[4]. Hors propos : tandis que Khánh Ly qui ne se contente que d'une tunique vietnamienne chaque fois qu'elle chante en public dans le monde entier (Europe, États-Unis, Japon, etc.) est considérée comme symbole de la femme vietnamienne.

[5]. Expression vietnamienne pour parler d'une région éloignée où il n'y a rien, pas de trace de civilisation.

[6]. En 1968, Phạm Công Thiện avait 27 ans.

[7]. Lettre adressée à l'éditeur, p. 8-9.



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