Inédits
Inédits
Quelques
aspects de la culture orale chez les villageois vietnamiens
Quelques
aspects de la culture orale chez les villageois vietnamiens
Si
le buffle et la touffe de bambous symbolisent dans
l'imagerie la campagne vietnamienne, l'aigrette rappelle ce cadre de
vie paisible à travers l'expression
ruộng đồng thẳng cánh cò bay (des
rizières à perte de vue où volent les aigrettes), elle inspire rêveries
et sympathie, évoque labeur et vicissitudes. Indissociable du monde
paysan, pourtant cet oiseau n'a pas été élu dans le panthéon des quatre
animaux sacrés (
tứ linh), qui sont le dragon (
long), emblème du pouvoir
impérial, le lion (
lân), représentant la force, la tortue (
quy) symbole
de la longévité, et le phénix (
phượng) attribut de la beauté féminine,
tous quatre vénérés par la classe dirigeante de l'ancienne monarchie.
Aujourd'hui, on a peine à trouver un vol d'aigrettes dans la campagne
vietnamienne. A force d'être chassées par les paysans comme simple
gibier, pour avoir de quoi se nourrir durant ces dernières décennies,
et la guerre aidant, elles ont fini par disparaître de l'environnement
pittoresque, laissant derrière elles un sillage de rêverie et la
nostalgie du temps passé.
Si tous les observateurs de la société
vietnamienne sont unanimes pour dire que l'enfant y a toute sa place et
qu'il y est choyé, l'image de la mère qui chantonne à côté du hamac
dans lequel son enfant s'endort au son des berceuses rythmant le
balancement, en est la preuve, preuve de l'affection et de l'attention
qu'elle lui porte. Que chante-t-elle, quel pouvoir magique ces mélodies
ont-elles pour que l'enfant trouve son sommeil au bout de quelques
minutes ? Au-delà de leurs effets calmants et soporifiques, les
berceuses ne remplissent-elles pas d'autres fonctions à caractère
éducatif, ne prolongent-elles pas le processus d'apprentissage de la
sociabilité, de la vie matérielle et morale, de prise de conscience du
monde environnant ? A travers elles, un panorama de la vie rurale
s'affiche sur l'écran de l'imaginaire de l'enfant. Ces photos bien
choisies de la vie quotidienne sont d'autant plus faciles à fixer en
mémoire qu'elles s'accompagnent de rythmes et de mélodies. La
répétition à intervalle temporel régulier, finit par graver les images
et les sons dans la conscience de l'enfant. Afin de mettre en relief la
richesse d'une culture orale chez les villageois vietnamiens, écoutons,
pour commencer, quelques berceuses parmi les plus répandues, où
l'aigrette figure comme une image d'Epinal :
L'aigrette s'embusque derrière la touffe de bambou
Pourquoi, aigrette, montres-tu cet intérêt ?
Viens écouter quelques chansons
Et tu comprendras comment on mène sa vie
Tu en tireras ensuite des leçons
Et la vie ne te tourmentera plus [1.]
Dans
cette berceuse, les deux images visuelles empruntées à
la campagne sont justement l'aigrette et la touffe de bambou. La façon
dont l'homme s'adresse à l'oiseau dénote leur univers commun, leur
familiarité, voire leur souci partagé devant la vie. Il arrive aussi
que l'oiseau s'adresse à l'homme quand il est confronté à des
circonstances malencontreuses, comme dans la berceuse suivante :
L'aigrette qui chasse la nuit
Tombe dans la mare, la tête la première,
Elle s'était perchée sur une branche fragile.
Monsieur, sortez-moi de là !
Vous ne me mettriez dans le bouillon que si j'avais de mauvaises intentions.
Mais si vous faites de moi du bouillon, prenez de l'eau bien claire
L'eau trouble ferait mal à la petite aigrette [2.]
La chanson ne dit pas ce qu'il advint de cette pauvre
aigrette après cet incident de parcours. Dans d'autres situations,
l'homme, face au destin, se met en revanche dans la peau de cet oiseau :
L'aigrette qui vole et qui plane
Est partie du nid pour arriver à la rizière.
Le Ciel l'a créée avec les mains vides
C'est pourquoi elle doit aller d'ouest en est pour chercher les proies
Avant tout pour se nourrir
Puis pour alimenter ses enfants afin qu'ils deviennent de petites aigrettes
[3.]
Bien évidemment, l'aigrette n'occupe pas à elle seule la
totalité de l'espace des berceuses, bien d'autres y trouvent leur
place, ainsi le tandem chat-souris :
Le chat grimpe à l'aréquier
Pour s'informer de l'absence de la souris.
La petite souris [4.] est partie loin au marché
Pour acheter de la saumure et du sel, puis célébrer
l'anniversaire de la mort du père du chat [5.]
On
retrouve de nouveau l'image du paysage rural à travers
l'évocation de l'aréquier, l'arbre qui donne les noix d'arec dont
l'usage est autant rituel que quotidien. Si l'on ironise sur le sort du
chat, le buffle bénéficie quant à lui, d'égards particuliers puisqu'il
est considéré comme un ami par le paysan vietnamien:
Dis buffle, je te dis ceci
Tu vas à la rizière et tu laboures avec moi.
On herse et on laboure pour garder la tradition des paysans.
Moi ici, toi là, personne n'oubliera ton mérite.
Tant que le riz portera des épis
Tu auras l'herbe de la rizière pour te nourrir [6.]
Toujours
sur le thème des animaux, la fourmi figure dans
une petite berceuse sans fin. L'enfant qui écoute ce genre de chanson
hypnotique risque fort de se perdre dans son imagination en suivant les
paroles répétées à l'infini. Mais n'est-ce pas là présicément le but
recherché ? On pense à la méthode occidentale qui consiste à faire
compter les moutons à l'enfant qui se met au lit :
La fourmi qui grimpe au banian
Arrive sur une branche cassée, elle va elle vient.
La fourmi qui grimpe au pêcher
Arrive sur une branche cassée, elle vient elle va [7.]
Si
la mère berce son enfant pour qu'il s'endorme c'est
parce qu'elle a à faire. Parfois le rejeton est identifié au sommeil
même :
Dis sommeil, dors pour longtemps
Ta mère n'est pas encore rentrée du repiquage.
Elle a attrapé dix-huit dix-neuf poissons-chats,
Elle les ramène à la maison pour que le sommeil puisse les manger.
Le sommeil n'arrive pas à tout finir, il en garde jusqu'au troisième jour du Tết
Le vieux chat en a mangé en cachette et c'est le chat malade qui a été battu
Le chaton en a subi les conséquences, le corbeau n'a plus sa queue.
[8.]
On
constate que la notion du temps se glisse dans le
contenu d'une façon très magique, son évolution suit une courbe
surréaliste. Ne s'agit-il pas là aussi d'une recette hypnotique ? Une
autre berceuse qui reflète les occupations de la mère quand son enfant
dort :
Dors pour que maman puisse aller chercher à manger
On aura une poêle remplie de crevettes sautées,
une marmite remplie de poissons cuisinés.
Dors pour que maman puisse aller marauder [9.]
Du poisson cuisiné, je t'en servirai [10.]
Mais
les berceuses ont aussi une fonction éducative, à
travers elles, la mère apprend à l'enfant les rudiments de la vie
sociale, les chemins à éviter.
L'homme a ses ancêtres
Comme l'arbre a ses racines, le fleuve sa source.
Il vaut mieux avoir ses parents
Sans père ni mère, on ressemble à une guitare sans cordes [11.]
On ne saura que la montagne est haute que quand on y sera
On ne saura les efforts et le mérite de la mère que quand on élèvera à son tour son enfant
[12.]
C'est
une véritable leçon d'éducation civique dont le
support mélodique adoucit le caractère directif propre aux conseils
pour les rendre plus pénétrants. Car en bonne tradition vietnamienne on
éduque les enfants dès le plus jeune âge.
Écoute ce que je te dis, mon enfant !
Apprends à faire du commerce pour égaler les autres,
Ne sois pas mordante ni extravagante
La famille te détestera, les gens se moqueront de toi.
Qu'on ait à manger ou qu'on ait faim, reste épanouie,
Celle qui réfléchit ne se précipite pas à table, elle abrège son sommeil.
Elle pourra ainsi subvenir aux dépenses occasionnées par les affaires du village,
Son mari aura de quoi cotiser, de quoi manger
Du coup, personne de la famille ne pourra se moquer d'elle
[13.]
Voici
enfin une dernière berceuse à caractère éducatif :
Pour devenir un être humain, mon enfant
Tu dois tendre l'oreille pour écouter tes parents.
Fille, tu dois t'occuper de l'intérieur de la maison
Tantôt tu files, tantôt tu brodes.
Garçon, tu dois lire et réciter des poèmes,
Étudier pour préparer les concours
Plus tard, tu perpétueras notre tradition
D'abord pour être digne, puis pour être tranquille [14.]
On
remarque en passant le modèle-type de l'homme et de la
femme dans la conception confucianiste. Leur tâche est bien définie :
l'homme travaille pour passer les concours, condition préalable et
nécessaire à la fonction enviée et enviable de mandarin, quant à la
femme son rôle se cantonne aux tâches ménagères. On retrouvera donc
sans surprise ces deux archétypes dans un couple. On constate par
ailleurs que le contenu à caractère confucéen a pour forme le contenant
populaire qu'est la berceuse. On peut se demander à cet égard si le
petit peuple a adopté la norme des couches influentes ou si ces
dernières se sont servies de la tradition populaire pour faire passer
leur morale. Cependant, les berceuses laissent aussi entendre des
paroles reflétant une situation sociale et familiale insupportable pour
une jeune mariée :
Jeune fille, où vas-tu avec ton chapeau conique ?
Je suis une jeune mariée
Ma belle-mère est trop méchante
Ne pouvant pas rester, je rentre chez moi [15.]
Si
le petit enfant a toute sa place au sein de la famille,
dès qu'il atteint l'âge de douze ou treize ans on l'initie au travail
ménager et agricole pour qu'il vienne en aide aux parents. Ne voit-on
pas dans la campagne vietnamienne, encore aujourd'hui, des gamins de 10
à 15 ans sur le dos d'un buffle barbotant dans la rizière boueuse ou
allant sur le chemin du village ? Quant aux petites filles, à cet âge
elles doivent s'occuper de leurs petits frères et soeurs, à commencer
par les bercer dans leur sommeil :
Je te berce, arrête de pleurer
Sinon maman te frappera et ça te fera mal.
Si tu as mal, je serai triste
Quand on est petit, comment se plaindre ? [16.]
Je te berce, dors mon petit frère (ou petite soeur)
J'irai ainsi dans l'autre pièce pour filer la soie
Cette année les cocons ont bien donné
Je demanderai aux parents de m'en acheter pour quelques đồng
[17.]
Le
spectacle d'une jeune fille de 18 à 20 ans qui berce son
petit frère ou sa petite soeur dans ses bras est un tableau vivant
illustrant une certaine douceur de la vie rurale vietnamienne. Si elle
a déjà un petit ami, ces moments-là lui servent de prétexte à l'expression
de ses sentiments :
Hier soir, je suis allée au bord de la mare
J'ai regardé les poissons, les poissons ont disparu
J'ai regardé les étoiles, les étoiles se sont assombries.
Triste, j'ai regardé l'araignée qui tissait sa toile
Dis, araignée, attends-tu quelqu'un ?
Prise de mélancolie, j'ai regardé l'étoile du berger
Dis, étoile, à qui penses-tu pour t'assombrir ainsi ? [18]
Si
son prince charmant tarde à lui faire signe et qu'au
bout du compte elle doive se résigner à se marier, on ne peut que
partager sa tristesse.
Je suis grimpée au plamplemoussier pour cueillir les fleurs
Je suis allée au potager de morelle pour cueillir des boutons d'églantier
Ces derniers ont fleuri d'un vert éclatant,
"Je regrette beaucoup que tu sois mariée."
Une botte de feuilles d'aréquier [19]
ne coûte que trois đồng [20]
Pourquoi ne m'as-tu pas demandé ma main quand j'étais encore libre ?
Maintenant que j'ai un mari
Je suis comme un oiseau en cage, un poisson qui a mordu à l'hameçon.
Comment sauver le poisson qui a mordu à l'hameçon ?
Quand l'oiseau en cage pourra t-il en sortir ? [21 ]
Comment
un prince charmant peut-il rester insensible à
cette complainte ?
Mon amour, quand tu vas rentrer, penseras-tu à moi ?
Quand je rentrerai, je penserai au sourire de tes dents.
Ce sourire, je l'achèterais pour cinq ligatures [22]
Je ne regretterais même pas dix ligatures,
Mais seulement la fille aux dents noires [23.]
Cette
berceuse nous rappelle qu'autrefois les Vietnamiens
des deux sexes avaient les dents laquées de noir. Et quand la fille est
rassurée, elle prend l'initiative de faire le premier pas, en se
servant du prétexte de la chique de bétel :
Cette chique est une chique de cannelle, chique d'anis
Chique de volupté [24], c'est la mienne, c'est la tienne.
Cette chique est une chique d'amour
Chique d'amoureux, la chique de nous deux.
Cette chique a été préparée hier soir
Je l'ai cachée aux parents pour te l'offrir
Cette chique n'est pas une chique à vendre
Elle ne contient ni philtre, ni tabac, pourquoi ne la
chiques-tu pas ?
Ou bien rechignes-tu devant ma condition modeste ?
Arrête-toi et chique une chique [25.]
Cette
dernière berceuse a toutes les apparences d'une
chanson de type
quan họ [26]
par le côté séducteur de la fille qui
n'attend pas qu'on lui fasse des avances, car elle s'offre le rôle
actif dans le rapprochement amoureux.
De
cet échantillon de berceuses, on peut tirer plusieurs
enseignements. Mais d'abord quelques remarques. Sur le plan de la
forme, la plupart de ces chants sont composés d'une succession de vers
de six et de huit pieds (
lục bát, qui veut dire justement
six-huit en sino-vietnamien), c'est la forme la plus populaire de la
poésie vietnamienne, avec des rimes caractéristiques, ce que la
traduction ne peut pas rendre. D'une manière générale, les berceuses
vietnamiennes sont courtes voire très courtes, beaucoup n'ont que deux
vers comme celles qui ont pour but l'éducation des enfants, citées plus
haut. On constate aussi que ces chants n'ont pas de titre, même quand
ils sont assez longs. Le thème général permet aux intéressés de
distinguer les uns des autres. Ils s'entendent entre eux sur un "titre"
officieux qui pourrait, le cas échéant, être le premier vers de la
berceuse en question. Compte tenu de ces éléments, on serait tenté de
conclure que ce mode de chant était l'oeuvre des couches populaires qui
avaient assimilé les règles de rime de cette forme de poésie sans se
soucier d'en faire une oeuvre proprement dite au sens moderne du terme.
Deuxième aspect qui va dans le même sens : on observe que le langage
utilisé dans les berceuses désigne les éléments du monde rural. Comme
tant d'autres traditions orales, elles puisèrent leur inspiration dans
la vie matérielle et émotionnelle des riziculteurs confrontés aux aléas
de la vie tout court. Bref, on y trouve un vocabulaire simple et
populaire sans aucun vernis littéraire qui ferait appel à des mots
sino-vietnamiens ou aux allusions historico-littéraires abondantes dans
la littérature écrite académique. Ce qui nous fait dire aussi que les
gens instruits n'ont pas le monopole de l'âme poétique : l'essence
demeure la même, seule la forme change avec les uns ou les autres. Si
le lettré s'émeut devant les contradictions de la vie exprimées en
termes abstraits comme l'a si bien fait le grand poète Nguyễn Du dans
les premiers vers de son roman célèbre Kiều : "Cent ans dans la vie
humaine, le talent et le destin ne font pas toujours bon ménage", le
paysan éprouve la même émotion devant le sort d'une aigrette qui,
obligée de chasser la nuit, est tombée dans la mare par inattention.
Les éléments concrets de la vie constituent donc le matériau de base à
partir duquel la poésie en général, et les berceuses en particulier,
ont pris forme dans la tradition orale vietnamienne.
Notes :
[1]. Nguyễn Hữu Thu,
Mẹ hát ru con
(La mère berce son enfant), Éd. des femmes, Hà Nội , 1987, p. 28.
[2]. Ibid. p. 78.
[3]. Ibid. p. 79.
[4]. Mot à mot il aurait fallu traduire par "oncle souris" (
chú chuột),
oncle au sens de frère cadet du père.
[5]. Nguyễn Hữu Thu,
op. cit. p. 99.
[6]. Vũ Ngọc Phan,
Tục ngữ, ca dao, dân ca Việt Nam
(Dictons, chansons populaires et folklore du Việt Nam), Hà Nội, 1987, p. 229.
[7]. Nguyễn Hữu Thu,
op. cit. p. 63.
[8]. Vũ Ngọc Phan,
op. cit. p. 706.
[9]. Il s'agit de chercher des poissons non attrapés,
de les "glaner" après une pêche dans une mare de quelqu'un, qui pour pêcher a vidé sa mare.
[10]. Nguyễn Hữu Thu,
op. cit. p. 44.
[11]. Ibid. p. 66.
[12]. Ibid. p. 69.
[13]. Ibid. p. 86.
[14]. Ibid. p. 41.
[15]. Ibid.
[16]. Vũ Ngọc Phan,
op. cit. p. 708.
[17]. Ibid.
[18]. Nguyễn Hữu Thu,
op. cit. p. 85.
[19]. Les feuilles d'arequier entreront
dans la composition des chiques de bétel que l'on apporte en venant faire sa demande en mariage.
[20]. La monnaie vietnamienne.
[21]. Nguyễn Hữu Thu,
op. cit. p. 88.
[22]. Autrefois les Vietnamiens enfilaient
des pièces de monnaie sur un cordon. La ligature est une unité de 600
đồng , qui vaut 10
tiền.
[23]. Nguyễn Hữu Thu,
op. cit
[24]. Volupté : le texte original dit :
"Chique de phénix mâle et de phénix femelle", ce qui symbolyse le bonheur du couple.
D'autre part, les chiques de bétel préparés ainsi en forme de phénix appartiennent de façon
caractéristique à la tradition
quan họ.
[25]. Nguyễn Hữu Thu,
op. cit. p. 93.
[26]. Voir Nguyễn Văn Ký,
La société vietnamienne
face à la modernité, Paris, L'Harmattan, 1995, § 8.
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