Inédits

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Quelques aspects de la culture orale chez les villageois vietnamiens

Quelques aspects de la culture orale chez les villageois vietnamiens





Mourir de rire


Une autre tradition orale, non moins vivante que les berceuses, celle du rire, mérite aussi qu'on y prête attention. Les histoires du rire sont connues des Vietnamiens sous le vocable tiếu lâm (littéralement : forêt du rire), terme générique d'origine sino-vietnamienne. Là encore, on connaît mal l'origine géographique, historique et sociale de ces histoires. Néanmoins, on pourrait dire que certaines époques historiques, certaines situations sociales sont plus que d'autres génératrices de rumeur et donc du rire. À cet égard, les blagues racontées en Union soviétique hier ou en Russie aujourd'hui sont révélatrices du contexte politico-social dans lequel la population est acculée à les inventer pour compenser les frustrations, les injustices réelles. Si la nature du rire est variable avec l'espace socio-géographico-historique, sa portée est redoutable pour ceux qui en sont l'objet. Face à un pouvoir fort et répressif, l'humour, l'ironie, autrement dit le rire demeure l'unique arme que les gouvernés puissent retourner contre leurs gouvernants sans prendre trop de risques d'être persécutés. On se souvient à ce propos de la campagne sanglante déclenchée par Đặng Thị Huệ, l'épouse du seigneur Trịnh Sâm (1739-1782), qui donna l'ordre à ses acolytes de couper la langue à qui oserait réciter les deux vers dans lesquels elle était l'objet de moqueries pour ses appétits sexuels :

"Trăm quan có mắt như mờ
Để cho Huy Quận vào sờ chánh cung". [27].

(On dirait que les cent mandarins n'ont pas d'yeux
Ils ont laissé Huy Quận pénétrer jusqu'au centre du palais.)

Il s'agit évidemment d'un jeu de mots à double sens : Huy Quận était l'amant de Đặng Thị Huệ, les mandarins désignent l'entourage de la Cour, et "le centre du palais" l'objet du désir. Le rire était une véritable institution pour ne pas dire une tradition dans la société vietnamienne. Le personnage le plus populaire qui incarne le rire social, l'esprit moqueur de la population envers ses dirigeants n'est autre que Trạng Quỳnh ou le docteur Quỳnh [28]. Peu importe son origine géographique, le peuple vietnamien sur tout le territoire national se l'approprie ou du moins contribue à répandre la réputation de son intelligence, ce qui veut dire explicitement qu'il le soutient face aux autorités et à la Cour. En effet, le roi des Lê, le seigneur des Trịnh et leurs serviteurs, mandarins de tous ordres, sont les cibles privilégiées de Trạng Quỳnh. Pour ne citer qu'un exemple révélateur de son esprit satirique, voici une histoire qu'aiment raconter les Vietnamiens:
"Un jour le docteur Quỳnh fut invité par le roi. A peine était-il arrivé au palais qu'un serviteur présenta un plateau de fruits au monarque en lui annonçant que c'étaient là des "pêches de longévité". Le docteur cocasse se précipita sur le plateau pour en prendre une puis la croqua tout naturellement au vu et au su de tout le monde. Devant cette insolence, le roi, vexé, voulait le condamner à mort pour crime de lèse-majesté. Le docteur Quỳnh lui demanda de lui accorder quelques mots avant sa condamnation : "Votre serviteur vient juste d'entendre dire que ce sont des pêches de longévité, c'est-à-dire que celui qui les mange aura une longue vie. Je voulais avoir une longue vie pour pouvoir vous servir aussi longtemps que possible, et voilà le résultat : votre serviteur est condamné à mort. On vous a donc menti, Votre Majesté. Ce ne sont pas des pêches de longévité mais des pêches de mort. Vous devriez me remercier d'avoir servi de cobaye. Sans cela, c'est la vie de Votre Majesté qui aurait été en danger."
Interloqué, le monarque éclata de rire et oublia sa condamnation. [29].

Qui est risible dans cette histoire ? De qui se moque t-on ? Si la légende tissée autour de ce personnage existe, perdure et continue à traverser les frontières du temps c'est que cet esprit malicieux et cette insoumission à un pouvoir despotique étaient toujours vivants dans la société vietnamienne. Trạng Quỳnh apparaît comme un paravent qui canalisa tous les mécontentements, toute la résignation, toutes les injustices, en un mot l'esprit indomptable du peuple qui se réfugia derrière lui. Ce personnage abrita donc les vrais insurgés dissimulés un peu partout à travers l'histoire. Si le pouvoir central avait tous les pouvoirs pour faire arrêter, juger, condamner un sujet jugé peu convenable, que pouvait-il faire vraiment pour passer les menottes à ce personnage trop populaire pour être condamné sans provoquer troubles et indignation dans le peuple tout entier ? Que pouvait-il faire pour interdire à ces légendes de se propager, à moins de placer un agent dans chaque foyer ? Ce qui illustre d'un côté, les limites d'un pouvoir central qui n'a pas le soutien de ses administrés, de l'autre, le rire dont s'arment ces derniers, à défaut de se libérer, pour s'opposer aux exagérations des classes dirigeantes. On comprend facilement donc pourquoi les autorités centrales, quelles qu'elles soient, n'apprécient pas ce genre de légende dont elles sont l'objet à la fois risible et ridicule. Il serait inconcevable que les gouvernants ne s'emparent pas de cette arme du rire pour en faire un contre-exemple en leur faveur. On raconte que "vers la fin de la dynastie des Lê postérieurs, vivaient de leur savoir en donnant des cours, un homme et son fils, deux lettrés résignés. Un jour, ils eurent l'idée de rassembler toutes les histoires humoristiques racontées à travers le pays pour en faire un recueil. Ils n'en exclurent aucune, fût-elle subtile ou paillarde, pourvu qu'elles provoquassent le rire. Une fois qu'ils eurent terminé de les rassembler, les deux lettrés firent un repas pour fêter et arroser cet événement en les relisant une à une. Au fur et à mesure qu'ils tournaient les pages leur rire éclatait de plus en plus fort. Ils ont tellement ri qu'ils ont fini par mourir de rire l'un dans les bras de l'autre, mourir de leur propre oeuvre" [30]

Les lettrés conservateurs se servaient de cette histoire pour éduquer leurs descendants, ce qui sous-entendait que le rire, à leur avis, ne menait nulle part si ce n'est à la mort. Le peuple passe outre à ces conseils. Dans le Nord du Viêtnam et plus précisément dans les deux provinces de Hà Bắc et de Vĩnh Phú, les territoires les plus anciens des Viets, il exisait dans chaque province plusieurs dizaines de villages pour lesquels le rire était une véritable tradition. On les nomme communément làng cười (villages du rire). Mais à y regarder de plus près, chaque localité de cet ensemble a sa propre spécialité : les unes font rire par vantardise, les autres par humour proprement dit et d'autres encore par leurs propos provocateurs qui en surprennent plus d'un si l'on n'est pas prévenu. La tradition du rire était si ancrée dans l'esprit des habitants de cette région que chaque année des concours de mensonge furent organisés. Le village de Hoà Làng du district de Phúc Hoà de la province de Hà Bắc était réputé dans le domaine de la vantardise.
"Au concours d'une certaine année, ce village n'a pu décrocher le premier prix face à un village voisin, celui de Dương Sơn. Les deux localités s'entendirent sur le jour où le village de Hoà Làng, lauréat du dernier concours de l'année précédente, devrait remettre le premier prix à son concurrent. Au jour du rendez-vous les villageois de Hoà làng s'activèrent, les uns sortirent leurs lances, les autres leurs bâtons et ils se dirent entre eux : "Si on laissait les gens de Dương Sơn remporter le prix ce serait une honte insupportable. S'ils arrivent on les tuera tous. On verra celui qui oserait venir chercher le prix". Ayant entendu la rumeur, les villageois de Dương Sơn, pris de panique, portèrent plainte devant le mandarin du district qui convoqua les accusés :
- La tradition est claire. Vous avez perdu et pourquoi vouliez-vous tuer les autres pour les empêcher de récupérer le premier prix ?
Les anciens de Hoà Làng répondirent :
- Monsieur le mandarin, nos villageois n'ont fait que bluffer. Comment pourrions-nous commettre ces crimes ? Le village gagna ainsi le procès et remporta par la même occasion le premier prix [31]" .
Un autre village, celui de Trúc Ổ, du district de Mộ Đạo de la même province, était aussi réputé pour cet art de la hâblerie. A l'époque de la guerre contre les Américains, une histoire de cette veine fut inventée, qui témoigne de la vivacité de cette tradition.
"Un jeune homme montre sa fierté à son copain :
- Ma femme a la particularité d'avoir la peau très blanche [32]. Toutes les filles du village l'envient. Peut-être sa peau est encore plus blanche que celle des Européennes. Le copain lui réplique alors :
- C'est pas dit que sa peau soit plus blanche que celle de ma femme. Écoute, un jour ma femme est allée à un festin chez les voisins, vêtue d'une tunique en popeline japonaise toute neuve. Sur la route, elle fut surprise par l'alerte annonçant l'arrivée des avions américains. Les gens cachés dans l'obscurité des tranchées s'écrièrent en sa direction :
- Enlevez votre tunique, sinon ils vont nous repérer ! Sans hésitation, elle l'enleva, mais ils crièrent de nouveau :
- Rabillez-vous ! Sinon ils vont nous massacrer tous [33]".
Dans cette tradition, la femme ne se contente pas d'être un sujet de conversation mais elle prend activement la place de narratrice:
"La belle-mère était venue rendre visite au couple. La fille aimait bien sa mère mais n'ayant plus rien à la maison, elle lui prépara une marmite de tubercules cuits. Le lendemain elle racontait à ses voisines :
- Après en avoir mangé un, ma mère est restée figée, sa bouche serrée. Croyant qu'elle n'arrivait pas à avaler, je lui ai fait des massages sur la poitrine mais elle m'a fait signe d'arrêter. J'ai ainsi ouvert sa bouche, et elle a tout avalé d'un seul coup. Je l'ai regardée de nouveau, elle n'avait plus une seule dent. C'est parce que le tubercule était si gluant qu'il lui avait bloqué les mâchoires. Quand elle a fini par l'avaler, ses dents collées au tubercule sont descendues avec. Vous voyez à quel point mes tubercules étaient collants [34]".
Dans la société vietnamienne quand on doit manger des tubercules à la place du riz, c'est le signe de difficultés matérielles. Cette histoire tourne en dérision la condition modeste des paysans dans le but, sans doute, de la dédramatiser, on rit de soi-même et de surcroît la fille se moque de sa propre mère ! Voici une autre satire adressée à la classe mandarinale, racontée par les villageois de Dương Sơn :
"Un jour, le mandarin du district vint assister au festin du village. Pour servir le convive de marque, le chef du village fit venir un paysan, qui profita de la situation pour s'entretenir avec le mandarin :
- Monsieur le mandarin, je voudrais vous faire part de quelque chose. De la tête, le mandarin lui fit signe que ce n'était pas le moment :
- Aujourd'hui je viens juste assister au festin en compagnie du chef du village. Je ne juge aucune affaire. Si vous avez quelque chose à me dire, venez me voir au district.
- J'y suis déjà allé l'autre jour, mais Madame votre épouse ne m'a pas autorisé à entrer.
- Pourquoi donc ?
- Monsieur le mandarin, l'autre jour je suis arrivé après la fermeture du bureau c'est pourquoi je me suis permis de me rendre directement chez vous. J'ai pourtant préparé une astuce. Mais ça n'a pas marché.
Le mandarin sourit ironiquement :
- Comment toi, peux-tu bien avoir trouvé une astuce, et laquelle ?
- Monsieur le mandarin, j'étais bien habillé, j'ai mis mon turban et me suis adressé au garde en lui demandant d'aller transmettre à Madame votre épouse que j'étais un de vos anciens camarades de classe.
- Quelle insolence ! Le garde t'a battu, n'est-ce pas ?
- Non, ce n'est pas ça. Il a bien rapporté ce que je lui avais dit, mais Madame votre épouse lui a dit de m'engueuler et de me chasser. Elle a dit que j'avais menti : "Comment pouviez-vous avoir un ancien camarade de classe alors que vous n'aviez jamais mis les pieds dans une école ?"[35].
On ignore si ce paysan fut roué de coups de rotin pour avoir ridiculisé le représentant du peuple en mettant en doute son instruction. Toujours est-il que les histoires de ce genre étaient monnaie courante, ce qui montre que les administrés ont en réserve une certaine hostilité à l'égard des mandarins. Et pour cause. On raconte encore que :
"Ayant entendu dire que les gens de Hoà Làng jouissaient d'une réputation de redoutables hâbleurs, le mandarin de la province de Lạng Giang voulait en avoir le coeur net. A peine arrivé à ce village, il croisa un paysan, la bêche sur l'épaule, qui allait à la rizière. Le mandarin arrêta son cheval et l'apostropha :
- Vous êtes du village de Hoà Làng ?
- Oui.
- J'ai entendu dire que votre village pratique l'art de mentir, est-ce vrai ? Et vous-même, savez-vous mentir ?
- C'est vrai, Monsieur le mandarin, on ment au village. Je connais plein d'histoires. Arrêtez-vous et mettez-vous à l'ombre que je vous en raconte quelques-unes, on pourrait y passer une journée entière sans épuiser nos ressources. Rassuré, le mandarin descendit de son cheval et se dirigea avec ses gardes vers l'abri. Le paysan attendit qu'il fût bien installé avant de lui dire :
- Monsieur le grand mandarin. Je n'ai fait que vous mentir. Je serais bien incapable de vous raconter la moindre histoire." [36]

Encore une fois, on trompe un mandarin dans sa naĩveté comme on trompe un enfant crédule. Sur cette lancée humoristique et ironique, personne n'était épargné par l'esprit cocasse des villageois qui voyaient là l'occasion de se venger des personnes qui prenaient la vertu pour habit sans se soucier du reste. Le religieux salace devint sans surprise un objet de persiflage. Dans la région de Vĩnh Phú les gens aimaient à raconter cette histoire :
Il y avait une jeune dame pieuse qui se rendait tous les jours à une certaine pagode pour s'occuper des tâches matérielles (balayage, allumage des bâtons d'encens...). Voyant qu'elle se portait bien, cette jeune dame à la peau blanche, le bonze en était content. Un jour qu'elle était en train de balayer la cour, il s'approcha d'elle, lui prit la main et lui dit :
- Vénérable bouddha [37] ! Vous n'arrêtez pas de balayer, laissez-moi vous donner un coup de main. La jeune dame le repoussa délicatement :
- Vénérable bouddha ! N'agissez pas ainsi, je serai obligée d'aller à une autre pagode. Le bonze se rapprocha d'elle en riant :
- Vénérable bouddha ! Restez ici avec moi, vous avez l'habitude d'ici. Vous voulez aller ailleurs ? Ce sera pareil partout." [38]
Il y avait sans aucun doute d'autres bonzes qui réussissaient à dominer leurs sentiments, n'empêche que dans la tradition populaire, on prend un malin plaisir à colporter ce genre de satire, jusqu'à fournir des détails croustillants. Pour en finir avec l'esbroufe, voici la rencontre de deux menteurs :
"De retour dans son village après avoir longtemps travaillé loin du pays l'arrivant reçut la visite des voisins qui supposaient qu'il avait beaucoup d'histoires à raconter. Il en profita pour se vanter :
- J'en ai vu, des choses étranges, mais la plus étrange c'était un bateau qui était tellement long qu'on ne savait plus quoi prendre pour le mesurer. Il y avait là un jeune homme d'une vingtaine d'années qui partit d'un bout du bateau, et quand il arriva au milieu, là où se trouvait le mât, il était déjà devenu un vieillard aux cheveux tout blancs. Il a continué pourtant à avancer jusqu'à sa mort mais sans atteindre l'autre bout.
En entendant cette histoire, le vantard réputé du village s'en mêle :
- J'en connais une bien plus étrange encore. J'ai vu dans la forêt un arbre d'une grandeur incroyable. Sur une de ses branches il y avait un oiseau qui a laissé tomber une graine de banian. Pendant que celle-ci tombait dans le ciel, la pluie arriva, et la poussière suspendue dans l'air aidant, la graine a germé, les racines ont poussé, et le banian a grandi. A son tour, celui-ci fleurit puis donna des fruits qui engendrèrent des graines, lesquelles retombèrent dans le ciel et donnèrent naissance à d'autres banians, et ainsi de suite jusqu'au jour où une autre graine retomba sur terre, on en était à la septième génération de banians. Irrité, le voyageur réplique :
- C'est impossible, comment peut-on trouver un arbre aussi haut ?
Le paysan sourit malicieusement :
- S'il n'y avait pas d'arbres aussi grands, où pourrait-on trouver du bois pour construire votre bateau ? [39]"
Il existe bien d'autres histoires dans le trésor de la culture orale vietnamienne, aussi bien des histoires dont le seul but est de faire rire que d'autres qui ridiculisent des situations cocasses ou des personnalités peu respectables. Mais ce tour d'horizon serait incomplet si l'on passait sous silence l'art de la provocation, autre spécialité des paysans de Hà Bắc. Essayons de transcrire quelques perles :
"Le ciel est clair sans être ensoleillé, et pourtant, pour avoir l'air coquet, un certain chef du village-adjoint se promène avec son parapluie noir. La jeune fille qui est en train de ramasser de la paille dans la rizière l'apostrophe :
- Hier j'ai perdu un pantalon noir, Et voilà, je rencontre aujourd'hui quelqu'un qui porte un parapluie noir.
Le voilà accusé par ces insinuations d'avoir volé le pantalon d'une femme pour en faire un parapluie : notre représentant du village, à la fois révolté et humilié, ne trouve pas les mots pour répondre. Une autre fille de la rizière en rajoute :
- Les gens du village ne sont pas si mesquins. Regarde bien, ton pantalon disparu était plus beau que le parapluie de ce monsieur. Attaqué de toutes parts, le représentant du village referme son parapluie et s'enfuit." [40]
C'était une provocation, cette autre forme du rire gratuit dont les gens de Đông Loan, des enfants au vieillards en passant par les femmes, se servent avec habileté et en toute circonstance. Quand on rencontre quelqu'un de ce village, il vaut mieux être prévenu :
"Un vieillard de ce village était en train de réparer son écope sur le bord de la rizière. Un visiteur arriva et lui dit en guise de bonjour :
- Que faites-vous là ? [41]
- Vous n'avez pas d'yeux ? Il suffit de me regarder pour savoir ce que je fais, non ? Au lieu de cela, vous me posez encore la question.
Révolté, le visiteur allait faire demi-tour, mais comme il était poli, il ajouta quelques mots en guise d'au revoir :
- Bon, reposez-vous bien ! [42]
- Comment ça me reposer ? Je suis en train de me décarcasser, si l'écope n'est pas prête, je pourrai toujours courir pour avoir de quoi me nourrir. [43]"
Sans trop entrer dans les détails, on peut dire que le rire de ces villages comporte deux versants : l'un humoristique et l'autre social. Si l'humour aide à passer de bons moments entre les gens, le rire social est sans doute la marque inversée de l'oppression. Faut-il se risquer à dire que la vivacité du rire social est proportionnelle, comme diraient les mathématiciens, à l'oppression, plus les dirigeants sont despotiques et coercitifs plus le rire social chez les dirigés est poignant ? Dans cette optique, le rire social n'est-il pas la face cachée de la résignation ? Dans un contexte donné, si les paysans vietnamiens affichent leur attitude résignée face aux autorités, dès que celles-ci tournent le dos, ils se mettent à se moquer d'elles. Ce genre de rapports peut-il être qualifié d'ambigu ? Sans aucun doute. En l'absence de tradition de lutte et d'affrontement direct avec les autorités centrales [44], les paysans vietnamiens devaient se débrouiller avec leur potentiel et leurs acquis pour se sortir des situations difficiles tout en gardant leur amour-propre. L'adage populaire dit effectivement qu'"on n'a pas à avoir honte quand on évite un éléphant". Le rire dans cette logique permet aux uns de sauver la face et aux autres de maintenir l'ordre établi, une solution de compromis, en somme.

Faut-il en conclure que les villageois vietnamiens ont toujours subi vexations et oppression à travers l'histoire de leur pays ? Sans doute. Pourtant ils savent cultiver le rire et ils nous font rire. Force est de constater par ailleurs que la tradition orale et celle basée sur l'écrit ne cohabitent pas sans provoquer des problèmes. Plus précisément, quand l'écrit s'intéresse à l'oral, ce dernier a du mal à subsister. Existe-t-il des liens de causalité dans ce phénomène ? On ne saurait le dire. Quoi qu'il en soit, depuis que des recueils de chansons populaires ou d'autres compilations faites à partir de l'oral existent, et d'une manière plus générale, quand l'écrit gagne du terrain aux dépens de l'oral, celui-ci a du mal à se faire entendre. Bien sûr, les effets de la vie moderne avec ses supports de communication d'abord auditive puis visuelle (radio, magnétophone, télévision, magnétoscope, karaoke, sonorisation puissante ...) n'ont pas aidé l'oral à se maintenir. Bref, quand l'économie de marché s'empare du culturel pour en faire un objet capitalisable, elle finit par le vider de son sens avant de le laisser sur le trottoir où passent des consommateurs insouciants de la société-spectacle.

Autrefois acteurs de la vie sociale, ils sont réduits désormais à être de simples spectateurs. Si tout était oral au commencement, dans les temps reculés où les humains communiquaient entre eux uniquement par les moyens corporels avec la voix pour principal support, faut-il s'attendre au jour où la vie moderne finira par pousser l'oral à céder petit à petit la place à l'écrit, avant de disparaître pour toujours dans la chaîne de l'évolution ?

Paris, 1993



Notes :

[27]. Tiếng cười dân gian Việt Nam (Le rire populaire vietnamien), recueil présenté par Trương Chính et Phong châu, 2e édition, Éditions des Sciences sociales, Hà Nội, 1986, p. 11.

[28]. On a l'habitude de traduire trạng au sens de "lauréat au concours littéraire", mais en ce qui concerne ce personnage, il serait plus approprié de la traduire par "génie" au sens d'"homme de génie".

[29]. Tiếng cười dân gian, op. cit., p. 241-242.

[30]. Cao Huy Đỉnh, Tìm hiểu tiến trình văn học dân gian Việt Nam (Études sur l'évolution de la littérature populaire vietnamienne), Éd. des Sciences sociales, Hà Nội, 1974, o. 165-166.

[31]. Vũ Ngọc Khánh, Kho tàng giai thoại Việt Nam (Trésor d'anecdotes vietnamiens) tome 2, Les Éditions littéraires, Hà Nội, 1994, p. 1005-1006.

[32]. Les Vietnamiens vivant sous les Tropiques préfèrent, contrairement au goût moderne de l'Occident, la peau blanche à la peau brunie par le soleil.

[33]. Vũ Ngọc Khánh, op. cit., p. 1004-1005.

[34]. Vũ Ngọc Khánh, op. cit., p. 1007.

[35]. Ibid., p. 1008-1009.

[36]. Ibid., p. 1005-1006.

[37]. Traduction grossière de la formule de politesse "A di đà Phật" (le bouddha Amitàbha) qu'emploient les bouddhistes vietnamiens pour s'adresser à quelqu'un dans l'enceinte de la pagode avant de prononcer quoi que ce soit.

[38]. Địa chí Vĩnh Phú (Monographie de la province de Vĩnh Phú), ouvrage collectif sous la direction de Ngô Quang Nam & Xuân Thiêm, publication du Service d'information culturelle de Vĩnh Phú, 1986, p. 136.

[39]. Tiếng cười dân gian Việt Nam, op. cit., p. 143-144.

[40]. Địa chí Hà Bắc (Monographie de Hà Bắc), ouvrage collectif sous la direction de Lê Hồng Dương, publication de la Bibliothèque de Hà Bắc, 1982, p. 590-591.

[41]. Formule de politesse parmi les plus employées pour dire tout simplement "je vous salue".

[42]. Formule de politesse pour saluer quelqu'un avant de le quitter.

[43]. Địa chí Hà Bắc, op. cit., p. 591.

[44]. À ce propos, la romancière Dương Thu Hương a si bien rappelé lors de son passage à Paris (1994) que le Vietnam a une tradition de lutte contre les invasions étrangères mais pas de tradition de lutte contre les oppresseurs de l'intérieur.


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