Publications

Publications




Ouvrages

Ouvrages




Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel
Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel





"Hommages" à Henri Rivière

Je me souviens de lui
Il avait des cheveux bouclés
Son nez était long
Son derrièrer sur un âne
Il sifflait son chien
Son chez-soi était décoré de bouteilles
Dans son jardin, il ne faisait pousser que de l'herbe
Il est venu au village Mât Dô
Combattre les pavillons noirs
Afin de rétablir la tranquillité des gens
Qui aurait pensé qu'ils lui trancheraient la tête
Qu'ils ont emporté avec eux
En laissant son corps sur place
Nous obéissons aux décisions de la cour [...]
Pour vous vénérer : un régime de bananes
Une tournée d'alcool, un panier d'oeufs
Bon appétit, Monsieur
Que rien ne trouble votre tranquillité
Quelle misère votre sort
Merde à eux !

Nguyễn Khuyến (1835-1909)

trait

Le phở

Le Phở est aussi un plat très populaire. Que vous souhaitiez manger assis ou debout au milieu de l'échoppe, c'est comme vous voulez, personne n'y prête attention. (...) Beaucoup parmi nos concitoyens ont déjà mangé du phở dès leur tendre enfance, l'âge où l'on n'a pas encore goûté aux malheurs, ni besoin, à la différence des adultes, de complications du genre ciboulette au goût piquant, citron bien acide et piment. Les enfants des pauvres se contentent du phở sans viande.

On peut manger du phở à n'importe quel moment de la journée, tôt le matin, à midi, le soir ou tard dans la nuit. On prend un phở dans la journée comme si on dégustait du thé en compagnie d'un ami qui partage les mêmes idées ; personne n'oserait refuser l'invitation d'une connaissance à aller prendre un phở. Le phở permet aux gens modestes d'avoir les moyens d'exprimer leur sincérité envers les amis. Le phở a encore ce côté génial qu'on lui trouve un sens en toute saison. L'été, après un bol de phở qui fait transpirer, un coup de vent léger qui frôle le visage et le dos donne l'impression que le ciel nous évente. L'hiver, un bol de phở bien chaud rougit les lèvres blêmes et refroidies, et équivaut pour les pauvres à une veste doublée sur le corps. (...)

Le phở a ses propres règles comme les noms des échoppes. Le nom du vendeur de phở ne comporte en général qu'une seule syllabe, son nom "vulgaire", ou bien il arrive qu'on emprunte le nom de son fils pour nommer son échoppe ou son phở ambulant, par exemple, "Phở Phúc" (le Phở du Mérite), "Phở Lộc" (le Phở de la Générosité), "Phở Thọ" (le Phở de la Longévité) ... Parfois une infirmité du corps que les autres trouvent sympathique devient le nom de la boutique : "Phở Gù" (le Phở du Bossu), "Phở Lắp" (le Phở du Bégayeur), "Phở Sứt" (le Phở du Bec- de-lièvre)... Cette forme de défaut corporel est du coup métamorphosée en signe de confiance qui reste gravé dans la mémoire des connaisseurs. Le milieu populaire et surtout celui de Hanoi a beaucoup d'imagination dans la nomination des gens de confiance. Les Hanoiens repèrent l'endroit où le vendeur a l'habitude de s'installer pour le surnommer : Monsieur Phở de l'Hôpital, Monsieur Phở de la Grille, le Jeune Phở sous le Pont... Parfois le nom reprend un signe distinctif dans la façon dont le vendeur s'habille. Le "calot" que portait un vendeur à l'époque française devint son nom, et le "Phở Calot" jouit par la suite d'une réputation sans pareille dans toute la capitale. Sans doute parce que les marchands de phở sont proches des couches populaires, comme les coiffeurs et les cafetiers, leur nom est formé d'une simple syllabe. (...)

Mais la spécialité du phở comporte des aspects qui transgressent les règles. A mon avis, le principe repose sur le fait qu'il doit être préparé avec du boeuf. Peut-être le phở sera meilleur avec de la viande d'autres animaux (à quatre pattes, ailés, etc.) mais si c'est du phở, il doit être préparé avec du boeuf. S'agit-il d'une transgression des règles quand on le prépare avec du canard, avec du porc à la chinoise, avec du rat ? Avec cette logique on aura du phở aux escargots, aux grenouilles, à la chèvre, au chien, au singe, au cheval, aux crevettes, aux poissons, à la carpe, aux pigeons, au gecko... Ce serait anarchique, ce serait du phở anarchique. Les gens goûteront peut-être un jour au phở à la Ricaine. Lors de la famine en 1945, on trouva à Hanoi et à Hai Phong, au fond des marmites de bouillon de phở, des mains d'enfant, mais ça, c'est une autre histoire.

(...) Il me semble que Thạch Lam [1] a aussi dans le temps parlé du phở, mais d'une façon superficielle. Il a évoqué le phở réformé dans une ville culturelle comme Hanoi. Au début de l'année 1928, dans l'actuelle Phố mới, la rue qui porta le nom d'un collaborateur des colonialistes, Đồ Phổ Nghĩa, il y eut une échoppe qui servit du phở avec des assaisonnements à base de basilic, de l'huile de sésame et du fromage frit. Mais cette recherche de goût n'a pas perduré car la conception populaire n'était pas aussi dévergondée que celle du patron. Le milieu populaire continuait à réclamer le caractère inhérent au phở. Aujourd'hui certains s'amusent à l'assaisonner de sauce de soja et d'ingrédients chinois, c'est le droit de ceux qui ont de l'argent. Les restaurateurs essaient de satisfaire dans la limite de leurs moyens les inventions des consommateurs. D'autres disent que pour le phở, du boeuf ébouillanté est plus tonifiant que du boeuf cuit. C'est sans doute vrai. Mais si l'on a besoin d'un produit tonique il suffit de prendre un verre de liqueur russe ou une potion à l'alcool macéré avec des produits pharmaceutiques chinois, les effets seront plus immédiats que du boeuf ébouillanté. En réalité, le véritable goût du phở pour un connaisseur, c'est celui du phở au boeuf cuit qui est plus parfumé qu'avec du boeuf ébouillanté, et dont l'odeur traduit bien l'esprit du phở. En outre, sur le plan décoratif, les artistes trouvent toujours que du boeuf cuit se présente mieux que du boeuf ébouillanté. En général, ceux qui ne se respectent pas coupent du boeuf cuit à l'avance en tout petits morceaux qui ne ressemblent à rien, et quand les clients arrivent ils les servent tels quels dans les bols, ceci est sans importance pour ceux qui se remplissent le ventre au plus vite. Poutant, dans ces mêmes échoppes où la viande est coupée en miettes, le patron ne place pas pour autant tous les clients sur le même plan, il fait le distinguo : quand un habitué difficile arrive, même s'il ne connaît pas encore son nom mais qu'il a déjà remarqué ses goûts, il pose alors son couteau sur un beau morceau de boeuf cuit pour le couper en morceaux très minces mais bien larges, avec le grand plaisir de celui qui montre aux autres ce qu'il sait faire de mieux. (...) Parfois il fulmine parce que sa femme ne coupe pas bien. Couper de la volaille c'est déjà difficile mais couper de la viande sans os est encore plus difficile. Je l'ai enseigné à mes femmes sans qu'elles y parviennent, en général les femmes ne savent que débiter les pâtes en lamelles.

Parmi certains intellectuels timbrés et soucieux de l'avenir, on se rappelle l'un d'eux qui s'est demandé "Si, le jour où l'économie du pays atteindra le stade suprême du socialisme, notre phở national ne risque pas de disparaître, et si on mangera du phở en boîte qu'on devra chauffer dans l'eau bouillante avant d'ouvrir, les pâtes étant ainsi gonflées". Il s'est vu rétorquer par l'un des clients dans une échoppe : "Allez au diable ! Arrêtez de spéculer sur le jour où le ciel nous tombera sur la tête. Actuellement le phở se développe bien dans la capitale, il y a en tout environ deux mille personnes qui en vivent, du marchand ambulant au restaurateur installé. Tant qu'il y aura des Vietnamiens le phở survivra. Dans l'avenir le phở sera aussi chaud que celui de maintenant et peut-être plus parfumé encore. Notre bol de phở ne pourra jamais être mis en boîte à l'Américaine, le Hanoien que je suis peut vous dire que cette grossièreté ne pourra jamais exister." (...)

Nous étions au bord d'un lac aux environs d'Helsinki et nous pensions au bol de phở du pays. À cette spécialité d'un peuple sympathique de l'Asie du Sud-Est, nous avons trouvé les vertus spécifiques servant de base à toutes discussions sur le phở. Quelques mois plus tard, à notre retour au pays, mon premier repas à Hanoi fut le phở. A force de sortir prendre un phở avec des amis par la suite, la réflexion de l'un d'eux m'a pénétré au point qu'elle m'obsède : "Que nous louangions notre phở, soit. Mais avant d'affirmer qu'il reflète les spécificités nationales ne faudrait-il pas demander l'avis de nos amis étrangers ?" (...)

Aujourd'hui, les derniers restaus qui ferment la nuit c'est toujours les restaus de phở. Dans le temps le "Phở du Chef d'équipe", installé à côté de la maison communale dans la rue Hàng Bac (rue de l'Argenterie) restait ouvert jusqu'à quatre heures du matin. Les Hanoiens se retrouvèrent à cet endroit au début de la résistance, avant de déjouer l'encerclement ennemi. Le "Phở du Chef d'équipe" n'existe plus, mais à la place on a le "Phở du Rectificateur" [2]. Les Hanoiens ont vraiment l'art et la manière de nommer les gens. (...)

Quand j'épilogue sur le phở, au bout d'un certain temps je finis toujours par penser à une très chère amie avec qui j'allais prendre un phở en parlant de tout et de rien. Comme beaucoup de gens, elle est partie dans le Sud pour une raison quelconque de fierté. Depuis, à chaque fois que je découvre une échoppe propre qui fait du bon phở, je ne peux m'empêcher de penser à elle qui aimait le piment fort, en outre, par superstition elle attribuait la facilité de gagner sa vie aux lieux où l'on trouve du piment fort qui vous enfle les lèvres. On a actuellement ici du piment frais, du piment séché et du piment en poudre qui sont très forts et parfumés. A chaque fois que je prends un phở au piment fort qui me brûle les lèvres, mes sentiments amicaux pour cette amie partie dans le Sud deviennent plus forts également. Que les relations soient normalisées, et j'amènerai cette vieille amie et ses amis, ne serait-ce qu'une seule fois, se promener dans les rues et visiter les vieux amis. Et le premier plat hanoien que je l'inviterai à prendre sera toujours un phở, comme d'habitude avec de la coriandre, de la ciboulette, du citron et du piment, le tout bien bouillonnant. Je sais qu'il y a du phở dans le Sud, et même du phở à la manière du Sud, mais le phở qu'on prend sur le trottoir de l'émigration n'est jamais aussi bon que celui de Hanoi préparé à la traditionnelle qu'on prend à côté d'un feu en plein centre de la "cité millénaire des lettres". (...) Nguyễn Tuân

(Cet article est paru pour la première fois dans les numéros 1 et 2 de la revue littéraire Văn, des 10 et 17 mai 1957.)


trait

Le lettré
lettré

Chaque année, quand les pêchers fleurissent [3]
On revoit le vieux lettré
Étaler l'encre et le papier rouge
Sur le trottoir des rues passantes.
Ceux qui viennent lui demander d'écrire [4]
Le complimentent pour son talent
Son doigté dessine des traits
On dirait des phénix qui dansent,
Ou des dragons qui s'envolent
Mais d'année en année,
Que sont les clients d'antan devenus ?
Attristé, le papier rouge cache son éclat
L'encre se cantonne dans l'encrier morose
Le lettré est toujours assis là
Sans que personne ne le voie
Les feuilles jaunies tombent sur son papier
Dehors, la pluie et la poussière passent
Cette année les pêchers refleurissent
Mais le vieux lettré n'est plus là
Qu'est devenue l'âme
Des gens du passé millénaire ?

trait

Les douze nostalgies

Au début personne n'y croyait. Qu'on soit ici ou ailleurs, c'est le même pays, quelle différence ? Ne trouve-t-on pas partout, du Nord au Centre, des yeux qui regardent des yeux avec, on dirait, un océan de sentiments et d'affection, et du Centre au Sud, des rires non formulés mais qui laissent percevoir beaucoup de charmes ardents ?

Mais non, quand on est loin du pays, on ressemble à du bois vermoulu et pourri depuis on ne sait pas quelle date. (...) Le coeur d'un voyageur amoureux ressemble à du bois pourri. Le compagnon rencontré sur les terres d'aventure ne pouvait jamais comprendre ces choses obscures, c'est pourquoi celui qui avait quitté son chez-lui n'avait pas envie d'en parler. Le vent dans la nuit donnait froid, les eaux arrivèrent aux rivages par rafales, on est toujours malheureux sur les embarcadères. On s'aimait et on avait envie de s'encourager mutuellement, mais on n'osait pas ou on ne savait pas comment le dire. La femme ne savait que baisser la tête dans un long soupir tandis que l'homme restait silencieux et regardait avec des yeux, on aurait dit les yeux d'un génie, la nuit noire bercée par les chants des grillons et les pleurs des vers de terre. La tristesse, la lassitude durèrent ainsi. Jusqu'au jour ... où les premières pluies de la saison inondèrent les rues alors qu'on était dans une petite échoppe perdue au bord de la rivière Tân Thuân [5]. Assis à côté, les clients originaires du Nord se retrouvèrent hébétés et perdus. On aurait dit que cette atmosphère leur était insupportable, au point qu'ils durent trouver un prétexte pour parler.

L'un d'eux dit :
- Au Nord, c'est peut-être aussi le début de la saison des pluies maintenant.
Un autre :
- Mais, madame, la pluie dans le Nord est différente.
Et le troisième :
- Tout est différent. Arrêtez d'en parler. Ça me donne envie de pleurer.

L'ami des terres d'aventure regarda son compagnon debout à côté de lui : ils gardèrent tous les deux le silence car ils n'arrivaient pas à parler, et pourtant ils ressentirent une sorte d'électricité qui parcourait tout le corps.

Il suffit de peu : juste une banalité échangée sous la pluie d'un après-midi désolé pour réveiller les impressions mélancoliques d'un coeur vermoulu. On pensa alors à son chez-soi, au visage des proches, aux chemins qu'on prenait les années précédentes et à sa petite amie avec qui on marchait main dans la main par les rues désertées et parfumées de l'odeur des lilas du Japon, plus odorante que celle des aréquiers ou des pamplemoussiers. On pensa au petit vent d'automne, au puits doré, aux hypophthalmichtys [6], au neptuna [7], on pensa à la lune argentée, à la tasse d'alcool. (...)

Plus c'est nostalgique, plus on aime Hanoi et plus on se passionne pour le Nord.

Cette nostalgie est incommensurable, inexplicable ! En fait quand Hanoi et le Nord vous manquent c'est comme si votre bien aimée vous manquait : n'importe qui peut vous faire penser à elle qui est, bien sûr, la plus belle de toutes.

Qui a dit que l'absent a toujours tort ? Je pense que plus l'absence est longue plus l'intensité des sentiments est forte. Seuls les souvenirs sont beaux, tandis que le présent est toujours moins radieux.

Si forte soit-elle, la pensée n'arrive pas pour autant à rattraper le passé. Pourquoi ne pas se contenter du présent, pourquoi regretter inutilement ? L'histoire ne s'arrête jamais à un seul point.

Ce qui est passé est perdu. Tant pis. Si on compare le présent au passé, on devient subjectif et injuste.

Je sais qu'il y a des injustices difficiles à éviter. J'aime tant Hanoi, je pense tellement au Nord que je passe à côté des choses magnifiques qui se présentent à mes yeux. C'est sans doute là, une grande injustice. Mais dans l'amour n'y-a-t-il pas toujours de l'injustice ?

Et je finis par aimer cette injustice, et les douze mois avec autant de changements climatiques, les vibrations harmonieuses du temps qui passe, des oiseaux, de la beauté, du feuillage, des sentiments, de l'amour, je remercie cette injustice qui m'a permis de me rendre compte de mon amour si ardent pour Hanoi. Oh Hanoi, tu m'entends ! (...)

L'aventurier qui est loin de chez soi s'allonge les yeux fixés sur le plafond, il s'imagine ses journées de printemps perdues et a l'impression que les beautés et les passions appartiennent désormais à une époque révolue. Vũ Bằng

Texte extrait de Thương nhớ mười hai (Les douze nostalgies), réédité à Saigon en 1989, 266p.


L'intellectuel Nguyễn Tường Tam

Descendante d'une grande lignée de mandarins , la famille Nguyễn Tường, originaire de Hội An, s'est finalement fixée au Tonkin, quelque part entre Hanoi et Hai Dương dans le district de Cẩm Giàng. C'est dans cette localité que Nguyễn Tuờng Tam, troisième d'une famille de sept enfants, vit le jour le 25 juillet 1906. L'arrière-grand-père de son père était ministre des Armées de Gia Long, et les descendants continuaient à maintenir la réputation familiale à des postes-clefs : chef de province, mandarin de district, directeur provincial de l'enseignement, etc. En revanche, son père ne parvint à occuper qu'un poste de secrétaire dans une administration provinciale coloniale. Il n'a pas vécu longtemps, et du coup toute la famille reposait sur la mère en charge d'élever leur nombreuse progéniture.

Comme la plupart des enfants de son époque Tam a commencé par faire des études classiques en caractères chinois. Élève fort doué il a terminé le cursus de l'enseignement franco-indigène, cette fois, au Lycée du Protectorat en bordure du Grand Lac [8], sans pouvoir s'inscrire à l'université en raison de son jeune âge. Etant donné que la situation matérielle de sa famille n'était pas brillante, Tam dut accepter un poste d'employé à la Direction des Finances pour aider ses jeunes frères à poursuivre leurs études. On était en 1924. C'est sans doute à ce moment-là qu'il fit la connaissance de Hồ Trọng Hiêú, de cinq ans son aîné, autre secrétaire de la même administration coloniale, qui devait par la suite devenir le poète satirique Tú Mỡ. Leurs relations amicales se tissèrent autour des discussions littéraires, et ils se montrèrent soucieux du sort du quốc ngữ [9]. Dès cette époque, d'après les mémoires du poète, il manifestait déjà son désir de devenir écrivain : "Je n'ai pas l'ambition d'être secrétaire ou directeur comme tant d'autres le souhaitent. Mes voeux les plus chers seraient de pouvoir écrire, travailler comme journaliste, vivre de ma plume avec un métier indépendant libre de tout contrôle." [10] Nguyễn Tường Tam commença à écrire en effet dès 1924 son premier roman Nho phong (Moeurs confucéennes), suivi de Người quay tơ (La fileuse).

Quand en 1925 il atteignit l'âge requis pour entrer à l'Université indochinoise, il opta cependant pour la médecine avant d'abandonner ce cursus peu de temps après, au profit de celui des Beaux-Arts 8. Il interrompit de nouveau ses études pour gagner sa vie à Saigon puis au Laos, comme dessinateur d'affiches de cinéma. Mais son rêve était ailleurs. Il se maria avant de partir en France en 1927, avec l'aide de la famille et d'une association qui promouvait les études à l'étranger. Inscrit à la Faculté des Sciences à Toulouse, il en sortit licencié deux ans après. Mais ce qu'il assimila le mieux durant son séjour en France, d'après son frère cadet Nguyễn Tường Bách 9, seul survivant de la famille, ce furent surtout l'organisation sociale, les idées démocratiques de la France sous la llle République et le journalisme. Le Canard enchaîné devait l'inspirer par la suite. De retour au Vietnam en 1930, il s'engagea comme professeur dans l'Ecole privée Thăng Long très réputée chez les Vietnamiens de cette époque. Cette institution attirait effectivement toute une frange d'intellectuels politiquement engagés mais dont les options divergeaient parfois : Đặng Thái Mai, homme de lettres acquis aux thèses marxistespar la suite, Hoàng Minh Giám, dirigeant influent du Vietminh en 1945, Tôn Thất Bình, gagné au communisme, Võ Nguyên Giáp, futur vainqueur de Điện Biên Phủ, pour ne citer que les plus connus.

Tout en exerçant son métier d'enseignant, Nguyễn Tường Tam, nourri d'idées progressistes, préparait avec ses frères et ses amis le projet d'un journal en vietnamien intitulé Tiếng cười (Le Rire) dont plusieurs numéros étaient déjà prêts à mettre sous presse. Mais l'autorisation tardant à venir, ils comprirent que c'était une manière détournée, dans les moeurs coloniales, de leur signifier un refus. Profitant de la faillite imminente d'un journal sans lecteurs, le Phong hoá (Les Moeurs), Nguyễn Tường Tam proposa au directeur de publication et au gérant de lui en confier la rédaction, eux-mêmes étant maintenus moyennant salaire dans leur poste fictif. Il s'agissait d'un arrangement à l'amiable qui satisfit tout le monde.

Remodelé de fond en comble, le Phong hóa devint ainsi le premier journal satirique illustré de caricatures, et parut à partir de juillet 1932. On était au lendemain des soulèvements en 1930 du parti nationaliste Việt Nam Quốc Dân Đảng (VNQDĐ), réplique vietnamienne du Kuo Ming Tang chinois, et de la formation des soviets du Nghệ Tĩnh orchestrés par le parti communiste naissant. Ces deux mouvements insurrectionnels qui exprimèrent le ras-le-bol de l'occupation française furent réprimés dans le sang, les meneurs passés par les armes. Conscient des menaces et faute d'atteindre les véritables responsables, en l'occurrence le pouvoir colonial, Phong hóa s'attaquait à ses collaborateurs nationaux. Le contenu à caractère social et culturel était en fait un miroir déguisé du colonialisme. Sans se laissser décourager par les coupures ou suspensions infligées par la censure, l'équipe poursuivait son chemin, construisant les bases nouvelles d'une société moderne. Le journal fut définitivement fermé au bout de quatre ans d'existence. Mais il a fait date, grâce à une équipe passionnée et passionnante qui travaillait jour et nuit pour un salaire minimum, et le même pour tous, afin d'avoir les moyens d'investir dans l'avenir littéraire et journalistique. Le chiffre record du tirage atteignit 10.500 en mai 1935, ce qui veut dire que le journal était lu et apprécié, sans parler du fait qu'il passait de main en main. C'est à cette époque que la production littéraire de Nguyễn Tường Tam fut la plus florissante et la plus significative. Il écrivait souvent en collaboration avec son ami Khái Hưng qui, n'ayant pas d'enfants, adopta l'un des siens.

Prévoyants, Nguyễn Tường Tam et ses amis sortirent en 1934 un autre journal, le Ngày nay (Aujourd'hui), avec le même contenu, pour suppléer au Phong hóa au cas où celui-ci serait fermé, ce qui arriva. Mais leurs efforts et leurs idées ne s'arrêtèrent pas là. En cette même année 1934 ils constituèrent le Tự Lực Văn Đoàn (Groupe littéraire autonome) pour promouvoir une littérature nationale en langue vietnamienne axée sur la société vietnamienne. Ce groupe fut le seul à posséder une maison d'édition indépendante, les Editions Đời nay (Notre époque), en d'autres termes les écrivains du groupe étaient à l'abri des humeurs changeantes des éditeurs mercantiles. Sous l'impulsion du groupe, quantité de romans et nouvelles ont vu le jour.

Il aurait été impensable qu'un intellectuel d'une telle envergure ne s'intéressât pas à la politique : Nguyễn Tường Tam attendait son heure. Quand le deuxième conflit mondial éclata, il créa avec ses amis rédacteurs le parti Đại Việt, d'inspiration nationaliste, rejetant toute forme de collaboration avec les forces étrangères présentes, avant de partir en 1941 rejoindre les rescapés du VNQDĐ repliés en Chine. Engagé mais refusant toute effusion de sang, il cherchait plutôt un appui du côté des Américians, les seuls capables selon lui, de faire face aux communistes décidés à s'engager dans la lutte armée, car il ne faisait confiance ni à la France ni au Japon. Quand le Vietminh prit le pouvoir en septembre 1945 après la capitulation du Japon, il revint au pays pour renforcer les rangs nationalistes. Sur le plan politique, la situation était dans la confusion la plus totale : côté vietnamien, les fractions nationalistes rivales négociaient avec le Vietminh pour être représentées au gouvernement et pour mettre sur pied une stratégie permettant de court-circuiter les Français pressés de revenir, de l'autre, les colonnes de l'armée nationaliste chinoise sous le commandement du général Lu Han venues pour désarmer les forces japonaises sous l'oeil vigilant des Américains basés dans le Yunnan, suscitaient commentaires et spéculations, sans parler du fait que les uns et les autres cherchaient à brouiller les cartes. Chacun attendait son heure. Les communistes s'impatientaient dans l'attente du départ des troupes chinoises pour avoir enfin les mains libres, les nationalistes essayaient de gagner le maximum de terrain possible avant le rapatriement des mêmes troupes chinoises pour être sur le même pied d'égalité que leurs frères ennemis. C'était, comme l'a dit Nguyễn Tường Bách, un secret de polichinelle. Malgré tout, les Vietnamiens de différentes composantes du mouvement national tombèrent d'accord sur l'essentiel, du moins en apparence : se débarrasser des Français pour rétablir un Etat indépendant. Le gouvernement provisoire de Hồ Chí Minh formé en 1945 dut céder la place l'année suivante, après les premières élections législatives du 6 janvier, à un autre gouvernement, de coalition nationale. Nguyễn Tường Tam fut nommé ministre des Affaires Etrangères, flanqué d'un adjoint en la personne de Phạm Văn Đồng, futur premier ministre de la République démocratique du Vietnam. C'est à ce titre que Nguyễn Tường Tam conduisit la délégation vietnamienne dans les négociations franco-vietnamiennes à la conférence de Dalat en avril-mai de la même année, conférence qui se solda par un échec. Il devait participer aux pourparlers de Fontainebleau aux côtés de Hồ Chí Minh dans les mois qui suivirent, mais son désaccord avec les communistes le décida à regagner pour la seconde fois la Chine, où il vécut avec ses deux frères cadets Nguyễn Tường Long et Nguyễn Tường Bách, séduits par ses idées. Long mourut subitement, en 1947, dans un train qui le ramenait de Kuang-Tcheou à Hong Kong, sans qu'on en ait connu la raison.

Après cinq années d'exil, Nguyễn Tường Tam rentra clandestinement au pays en 1951 et se réfugea à Dalat où il resta jusqu'en 1956, avant de descendre à Saigon pour y poursuivre ses activités. Il créa de nouveau des revues et des maisons d'édition, tout en continuant à écrire des romans. Nourri d'idées démocratiques à l'occidentale, il lança en 1960 le mouvement politique Mặt trận quốc dân đoàn kết (Le front national de la solidarité) pour s'opposer à la dictature du régime de Ngô Đình Diệm. Accusé d'activités subversives, il devait se présenter au tribunal, le 8 juillet 1963 au matin. Mais la veille, en guise d'adieu sans que personne ne sủt qu'il ne reviendrait pas, il organisa une réunion familiale et fit le tour de ses amis en leur offrant à chacun une de ses chemises. Après quoi il avala quelques pilules pour mettre fin à sa vie en laissant un bref communiqué de presse : "Laisser ma vie à l'Histoire qui tranchera. Je ne laisse à personne le soin de le faire. Les arrestations et les jugements des opposants sont de graves crimes qui braderont le pays aux mains des communistes."



Les principales oeuvres littéraires de Nguyễn Tường Tam :

trait

Les interprètes [11]

"Une légion !

Ils sont ici, comme les jockeys en France, les rois incontestés du pavé tonkinois. Depuis l'interprète de Saigon, le plus pédant de tous, que sa connaissance de la langue annamite nous avait fait amener comme intermédiaire ici dès le début de la conquête, jusqu'à l'interprète tonkinois proprement dit,- petit "nhà quê" tout frais éclos de l'école, devant lequel l'exhibition d'une page correcte d'écriture vient d'ouvrir toutes grandes les portes du cénacle présidentiel de la capitale-, confidents plus ou moins administratifs des grands ou petits maîtres, drapés dans leur orgueil de parvenus, ils affectent vis à vis de l'européen cette attitude insolente et haute de favori qui se juge indispensable et se sent bien en cour.

En attendant de voir combler officiellement l'abîme moral qui, seul encore, les fait se tenir à distance respectueuse, ils cherchent à secouer le joug de ces "maîtres d'hier" dont, grâce à l'honnête situation qu'on a faite à leur petit talent de calligraphes, ils ont l'outrecuidance de se croire déjà devenus des égaux.

Et pourquoi n'en tireraient-ils pas vanité, au fond, eux "nhà quê" de la veille, de cette situation inattendue, qui les rapproche déjà si sensiblement de nous ? Pourquoi ne chercheraient-ils pas à l'éclabousser à leur tour cet européen, fonctionnaire comme eux, qui les a faits ce qu'ils sont ? Leur solde n'est-elle pas d'ailleurs égale, supérieure même à la sienne, étant donné surtout qu'eux du moins sont ici dans leurs foyers, qu'ils y vivent de rien, suivant le mode annamite?

Combien d'employés, combien de fonctionnaires en France, même des mieux rétribués, atteignent-ils ce chiffre rubicond de 50 à 60 $ que l'on jette ici sans compter au nez de ces copistes inhérents qui dessinent les mots comme on calque une épure; une infinité de degrés et de classes limitent à chacun d'eux ses attributions respectives et marquent le point extrême où il leur est moralement permis de pousser, dans leur façon de se vêtir et de vivre, leur secret désir d'assimilation avec l'européen.

inter
L'interprète de Saigon, en sa qualité de Français de 1860, porte l'étendard de cette transformation graduelle. C'est lui qui prépare la chrysalide et en surveille l'éclosion, lui qui donne la mode enfin !

Ses pieds d'abord; c'est par là qu'a commencé la métamorphose. C'est entre la cheville et l'orteil que s'est manifesté chez lui le premier phénomène qui ait suivi cette inoculation lente, dans l'esprit d'un peuple en retard, de notre civilisation protectrice et envahissante.

Contrairement à tous les usages indigènes, il n'existe plus aujourd'hui d'interprète saigonnais sans chaussettes. Et ce seul emprunt fait à notre garde-robe le distingue mieux que toute leur connaissance technique de notre langue, de la foule des mandarins qui, tous du plus grand au plus petit, sont restés fidèles aux traditions sacrées de leurs "va-nu-pieds" d'ancêtres.

L'addition de ces chaussettes blanches avait amené le port des souliers de toile ; l'étroit pantalon de France à pattes d'éléphant vient à son tour compléter la métamorphose ; si bien qu'il ne leur reste plus aujourd'hui, de leur accoutrement national, que l'ample "cai ao" de soie moirée qui, lui aussi, tend à disparaître et la coiffure monumentale et féminine à laquelle tout fait prévoir qu'ils resteront fidèles encore.

Tout un poème cette coiffure !

Sur leur chignon en échafaudage, toujours consciencieusement huilé, qu'un large peigne d'écaille fait ressembler à une pièce montée de dîner officiel au milieu de laquelle le couteau à manche étincelant du pâtissier serait planté, le légendaire turban vert s'élève, uniformément accommodé.

C'est qu'on le rencontre partout et toujours le "turban vert" qui vous obsède ! Toujours correct et digne, le pantalon luisant et bien tiré, le rotin à pomme d'argent à hauteur des reins, la main chargée de bagues énormes dont il fait miroiter le chaton à chaque rencontre nouvelle, le fume-cigare, vrai Kummer, aux lèvres et les lunettes vertes dans l'oeil, (autre poème, ces lunettes) l'interprète saigonnais marche à petits pas d'un mouvement automatique de rhéteur se rendant en chaire, au milieu de la fumée grise du Condrès qu'il hume à petits coups, la tête légèrement inclinée sur le côté, la lèvre en cul de poule, dédaigneuse.

A pied ou à cheval, en pousse-pousse ou en voiture, seul ou avec sa moitié, - une petite poupée rondelette et pour le moins aussi resplendissante que lui qu'il promène pour ses dorures, comme un reliquaire sacré -, il est toujours là, à deux pas de nous, nous effleurant presque, cherchant un rapprochement qui le flatte, une comparaison qui le grandisse, dont il triomphe.

L'interprète tonkinois lui, qu'un craintif sentiment d'infériorité subordonne généralement à ses confrères de Cochinchine, cache sous ses dehors indifférents un ferment de jalousie profonde pour "ces étrangers implantés" chez lui qui le regardent comme un sauvage et lui rognent de son prestige.

Il n'en copie pas moins, mais à distance les diverses transformations de ces rois du pavé dont la vie bruyante l'éclabousse.

Comme eux il a déjà son pousse-pousse de maître et son Kummer, authentique aussi. Il est vrai qu'un confrère de sa classe partage le plus souvent avec lui les frais d'achat et l'entretien du "pousse" et que, par un restant de tact dont on ne peut que lui savoir gré, il substitue d'ordinaire au fume-cigare en bout-dehors de son majestueux rival le fume-cigarette, plus modeste, de nos "pchutteux" de boulevards.

Pas de chaussettes encore par exemple !

Pas de souliers de toile blanche, à la française !

Plus modeste sur le pavé que l'interprète saigonnais qu'un trop prompt enthousiasme de notre part a amené à ne plus s'effacer devant nous, l'interprète tonkinois, qui rêve déjà d'une indépendance analogue, se console, le soir, dans les foyers, de cette infériorité qui partout ailleurs le tourmente.

Là, sur la natte de famille, dans ce milieu obscur et borné où son titre à consonances magiques "d'interprète" lui permet de trôner en maître, toute une nuée d'indigènes aux abois viennent déposer leurs suppliques.

C'est son heure de triomphe.

Sûr d'avance de ses effets, il se compose une tête de circonstance et aveugle de promesses illusoires ses trop confiants solliciteurs dont la ceinture bourrée de "lays" sonores et tentateurs se dénoue à ses pieds, au milieu des encouragements discrets de la baia, sa mère, qui la voix mielleuse et la main tendue, surenchérit encore sur ce protecteur improvisé.

De ce côté-là du moins l'entente est parfaite entre les divers sollicités. Interprètes saigonnais et interprètes tonkinois nagent dans les mêmes eaux troubles, côte à côte malgré la haine, les mains unies devant l'intérêt commun.

Ici comme partout ailleurs, le naïf entretient le sournois.

Ils le savent tous, au fond, ces malheureux "nha quê" dont le fruit de tant d'années de labeur vient mourir le plus souvent sur le chaton d'une bague ; et tous incessamment reviennent à la charge tête baissée, sur ce foyer lumineux qui les attire,- pauvres phalènes éblouis par l'éclat d'une lampe d'auberge.

En résumé, de ce pays vénal, comme tant d'autres, charges, protection, conseil, etc., tout est soumis au tarif inévitable de l'influence et de l'amitié.

Or ici l'influence n'est souvent qu'apparente et l'amitié est toujours nulle.

Il n'y a pas dans tout le Tonkin de serment assez solennel, pas de morale assez profonde pour résister au miroitement ensorceleur d'une piastre neuve."

trait

Notes :

[1]. L'auteur de Hanoi aux 36 quartiers.

[2]. L'auteur fait allusion à la campagne de "rectification" mise en place après les erreurs commises dans la réforme agraire en 1955-1956, qui a coûté la vie à des milliers de personnes.

[3]. Allusion au nouvel an vietnamien (Têt), période où les pêchers fleurissent.

[4]. Les écrivains publics composaient, à l'approche du nouvel an vietnamien (Têt), des sentences parallèles (câu đối) à la demande des clients.

[5]. Petite rivière des environs de Saigon.

[6]. Espèce de poisson très populaire.

[7]. Variété de légume d'été.

[8]. Plus connu des Vietnamiens sous l'appellation de Trường Bưởi (Ecole de Pamplemousse, du nom du village Bưởi).

[9]. Le vietnamien qui s'écrivait en quốc ngữ (écriture romanisée) à cette époque était enseigné à l'école comme une langue vivante au même titre que le chinois, car l'enseignement se faisait en français.

[10]. Tiếng cười Tú Mỡ (Le rire de Tú Mỡ), Éditions de l'Union des écrivains, Hanoi, 1993, p. 13.

[11]. Bon Mat, "Nos interprètes", in L'Indépendance tonkinoise, 25 juillet 1891.
Par souci d'authenticité, nous reproduisons cet article tel quel sans toucher à la typographie. Dans ce journal, les noms propres de peuples ne portaient pas à cette époque de majuscule.

Illustration :

- Mạnh Quỳnh, Croquis tonkinois, Ed. Alexandre de Rhodes, Hà Nội, 1944.
- Dessin de A. Mau, in L'indépendance tonkinoise, 23 juillet 1891



Sommaire de la rubrique
Haut de page
Suite