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Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p.,
avec G. Boudarel
Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p.,
avec G. Boudarel
Loisirs et plaisirs
Et pourtant, "La rencontre avec l'Occident, écrivent en 1942 Hoài Thanh et Hoài Chân dans leur ouvrage
consacré aux poètes modernes, fut le plus grand bouleversement dans l'histoire du Vietnam de ces
derniers siècles. (...) Nous nous logeons dans les habitations françaises, nous portons le chapeau français,
les chaussures françaises, nous nous habillons à la française, sans parler des commodités comme
l'électricité, la montre, la voiture, le train, le vélo. On a peine à énumérer tous les produits d'origine
occidentale (...) Ce sont justement ces nouveautés matérielles qui nous conduisent vers des idées nouvelles.
(...) En l'espace d'une cinquantaine ou d'une soixantaine d'années seulement, mais qui paraissent des
siècles et des siècles. Cependant l'occidentalisation ne s'arrête pas là. Après avoir franchi deux étapes,
formelle et idéelle, elle en entame une troisième. Comme elle a changé nos moeurs et coutumes dans la
vie quotidienne, et aussi notre façon de réfléchir, elle finira par changer notre sensibilité. Les nouveaux
aspects de la vie, les nouvelles idées et surtout l'influence progressive de la littérature française sont les
agents de la troisième phase d'occidentalisation. L'Occident a pénétré jusqu'au tréfonds de notre âme."
Les Français furent évidemment les principaux agents de cette modernisation. En 1936 à Hanoi, ils étaient
environ 5.000 sur une population totale de 150.000, soit un peu plus de 3 %. Ce faible pourcentage était
largement compensé par leur statut de privilégiés, dont les passe-temps et le mode de vie ne laissairent
guère indifférents les Vietnamiens. Avec l'introduction de la danse et du cinéma, ces derniers emboîtèrent le
pas de leurs colonisateurs. Il s'agissait bien entendu d'un milieu évolué, car la barrière sociale, dictée par
des considérations économiques et financières, interdisait aux autres de se jeter dans la nouvelle vague
de la vie moderne.
Les salles de cinéma "sont fréquentées pour les deux tiers environ par des Français, un tiers des indigènes
appartenant à la classe bourgeoise (secrétaires, employés, commerçants et surtout jeunes scolaires et
étudiants)", peut-on ainsi lire dans un rapport officiel. Les Français avaient une préférence pour le Palace
de la rue Paul Bert, la plus luxueuse, la plus moderne et la plus chère des sept salles existantes dans les
années trente ; en revanche, les couches populaires allaient au Trung quốc (La Chine), situé dans la rue
des Éventails, la salle sans doute la moins chère et qui appartenait à des Chinois. Enfin, les moins fortunés
devaient se contenter d'une "place debout" de l'autre côté de l'écran. En 1937-1938 plus de 500 films furent
projetés dans les salles de Hanoi. Cet essor fut soutenu par les comptes rendus paraissant régulièrement
dans des journaux d'informations générales ou spécialisées en langue vietnamienne. Il s'agissait bien
entendu de films commerciaux produits en Europe et aux Etats-Unis. La plupart sont aujourd'hui tombés
dans l'oubli. Mais les images qui défilaient sur les écrans n'en contribuèrent pas moins, par la démonstration
d'une supériorité technique, à renforcer le rôle dominant de l'Occident.
En matière de danse, contrairement aux autres peuples de l'Asie du Sud-Est, les Vietnamiens et les
Vietnamiennes ne manifestaient pas d'adresse particulière, dans la mesure où cet art gestuel, jugé indigne
des moeurs mandarinales, avait été banni dès le Xllle siècle par les monarques, qui n'y étaient pourtant pas
insensibles. Certains d'entre eux ne manquèrent pas à l'occasion des guerres contre le Champa, de capturer
quelques danseuses et de les ramener dans leur cité interdite, pour les admirer en privé. Il fallut attendre les
danses modernes pour voir les Vietnamiens s'adonner à ce plaisir. Là encore, seuls les gens aisés se
permirent de suivre l'exemple des Européens. La création des dancings provoqua, dans les années trente,
une prolifération de cours de danse.
Deux principales raisons expliquent ce phénomène de mode. La première était d'ordre moral : la société
vietnamienne traditionnelle imprégnée de doctrines confucéennes, quelque peu pudibondes, interdisait toute
fréquentation entre hommes et femmes en dehors du mariage. Les plaisirs étaient tabous, sauf pour les
dignitaires de la Cour où les eunuques officiaient afin de préserver les secrets des palais et d'en organiser
les voluptés. Ici, comme partout ailleurs, la morale est dictée par les uns ... pour les autres. La vie moderne
apparue dans les centres urbains malmena les contraintes traditionnelles et au grand dam des
conservateurs, la recherche du plaisir, ne fût-ce que celui de la danse en couple, devint pour la jeune
génération libérée une occupation quasi religieuse.
La deuxième raison découle de la première. Les dancings supplantèrent les maisons de chanteuses qui
offrirent des distractions désuètes et dégénérèrent en maisons closes. En fait, Français et Vietnamiens ne
fréquentaient pas les mêmes lieux et n'avaient pas les mêmes comportements. A l'exception des
légionnaires, les Français allaient au dancing, la plupart du temps accompagnés de leurs cavalières, les
Vietnamiens y allaient seuls, car ils y trouvaient des entraîneuses. La plupart des
Vietnamiennes restaient d'ailleurs sous l'emprise de la tradition.
Ces femmes que les Européens nommaient "congais"
L'opinion n'était pas tendre avec les Vietnamiennes qui, pour une raison ou une autre, partageaient la vie
d'un compagnon français, situation d'autant plus intolérable que ce dernier bénéficiait d'une position
dominante du fait de la colonisation. Les Vietnamiens ont créé un terme spécifique et lourd de sous-entendus
pour désigner ces femmes maudites, on les appelait me tây , "cavalières des Occidentaux". Une enquête
menée en 1934 par Vũ Trọng Phụng dans un village proche d'une caserne, et publiée en 1936 sous le titre
de
Kỹ nghệ lấy Tây, autrement dit, "Industrialisation du mariage avec des Français", décrit cette sorte de
relations, faussées dès le départ par les inégalités de la société coloniale. Pour combler l'ennui et la solitude
des casernes, ou bien à la recherche d'exotisme, les jeunes célibataires français troquaient leur solde contre
un parfum d'amour dispensé par des Vietnamiennes, désoeuvrées pour la plupart, et en quête d'une certaine
sécurité matérielle. Parfois, la brutalité des uns rimait, dans ce contexte, avec la tromperie des autres, et le
concubinage pouvait être rompu à tout moment sur l'initiative de l'une des deux parties. La rencontre et la
séparation se passaient de cérémonies.
Une scène extraite de l'enquête de Vũ Trọng Phụng en dit long sur la nature de ces rapports.
" - Toi pas droit coucher encore chez moi ! Toi quitter moi sans payer, alors fini femme, fini mari. Alors
quitter.
Après quelques instants de silence s'élevait de nouveau la voix énervée de la femme :
- Non, c'est fini ! Va-t'en ! (...)
Le militaire, - s'agissait-il du mari ou d'un client ? - resta sans broncher, comme s'il voulait d'abord voir les
effets de son silence. La femme se mit alors en colère et lui montra du doigt la rue :
- Va-t'en. Tout de suite !
Ce fut seulement à ce moment-là que le mari chassé réagit :
- Répète ce que tu viens de dire !
La femme lui dit dans les yeux :
- Va-t'en ! Moi pas peur toi ! Si toi faire quelque chose, moi dire commandant faire toi prison et toi passer
conseil de guerre !
Plaff ! La gifle venait de ponctuer les paroles insultantes doublées de menaces de l'insolente. (...)"
Une autre "cavalière des Occidentaux", explique les raisons de ce genre de conflit :
- Ah, c'est à cause de lui, pas de moi. Tout le monde sait que c'est l'argent et non l'amour qui nous unit à ces
hommes. Mais parfois, ils sont impossibles. Quand leurs poches sont bien pleines, ils vont chercher des
plus jeunes que nous pour s'amuser. Et quand ils n'ont plus rien, ils reviennent nous voir, comment peut-on
l'accepter ? (...) Certains sont très fidèles. Mais c'est le destin. Je ne tombe que sur des vauriens. Comment
faire ? Le dernier est un Allemand. C'était un criminel qui a fui son pays. C'est terrible ! Ne pensez-vous pas
que nous sommes vraiment suicidaires ? Coucher même avec des criminels! Physiquement il est beau mais
son âme est très laide. (...) Ne croyez pas que je suis au pied du mur et réagis n'importe comment. Même si
je dois subir des coups, c'est encore mieux comme ça, j'y ai réfléchi. Si jamais j'avoue, il pourrait me tuer.
Comme c'est pour de l'argent que je l'ai épousé, il pourrait me pardonner. Si j'avoue, il va me considérer
comme une putain. Et quand la femme est une putain, elle peut coucher avec un autre plus beau, quand
son mari est absent. Tout à l'heure, si j'avais avoué, qui sait s'il ne m'aurait pas tuée au lieu de me donner
des coups ?" (...) "Les gens comme nous sont des laissés-pour-compte. Même si la société ne nous
méprise pas, nous sommes conscientes de notre condition. Je nargue les moqueries des autres sur ma
pauvreté et mon humble situation, je m'efforce seulement de m'enrichir pour que plus tard je puisse me
venger de ceux qui me méprisent. Mais la fortune ne me sourit pas, au contraire. Au départ j'ai épousé un
civil comme il faut, et en bonne et due forme. Quand mon mari est rentré en France, j'ai été amenée à
m'aventurer un peu partout avant de prendre un (soldat) colonial. A présent j'ai du mal à m'en sortir même
avec des légionnaires. Autrefois, quand j'étais encore jeune, on ne pouvait pas dire que je n'avais pas ce
qu'il fallait pour prendre un mari vietnamien bien placé."
Autre témoignage qu'a recueilli Vũ Trọng Phụng :
- "Oui, j'ai la nationalité française mais je ne compte pas me marier avec un Français, si c'est le cas, c'est
parce que je ne pourrai pas faire autrement. Parce que je les connais trop depuis mon enfance jusqu'à
présent. Ma mère s'est mariée quatre fois, quand mon père est rentré en France, j'ai vu ce qui est arrivé
après. Ma situation est bien embarrassante. Si j'épouse un Français, le jour où il devra rentrer dans son pays,
ne risquerai-je pas de le suivre et de laisser ma mère mourir de faim ?
- Epouser un Annamite ...
- C'est aussi difficile. Ceux qui ont le courage de me demander ma main risquent le veto des parents qui
n'acceptent pas leurs actes. Si l'on doit subir des commérages à longueur de journée, ce sera insupportable.
D'un autre côté, si les hommes sont attirés uniquement par la beauté d'un jour, ils pourront nous abandonner
après. Là, on parle de ceux qui ont du courage. Quant aux autres, les conformistes, ils n'auront pas le cran
de demander la main d'une métisse. Etre métisse est un malheur. Les Français ne nous apprécient vraiment
pas et les Annamites ne nous aiment pas trop. Pour la haute société occidentale, le sang mêlé est une honte
et pour celle des Annamites, ce n'est pas la gloire non plus. Mon Dieu, en fait je suis une apatride.
Suzanne baissa la tête et soudain, éclata en sanglots."
Le sort des enfants nés de ce genre d'unions n'était guère enviable. Il est évoqué par Justin Godart, l'envoyé
du Front populaire en Indochine en 1937, dont le Rapport de mission vient d'être publié en 1994. Victimes
de préjugés et de ségrégation sociale, ils étaient traités en citoyens de seconde zone dont le salaire, pour
le même travail, avoisinait davantage celui des "indigènes" que celui des Français.
Monsieur Franco-Annamite
Mais le métissage pouvait s'effectuer à un autre niveau. Dans la vie de tous les jours comme lors des
cérémonies, l'européanisation se traduisait, pour les hommes, par la tenue vestimentaire, adaptée à la
condition sociale de chacun. Si les jeunes adeptes du modernisme ou issus des milieux aisés, s'habillaient
de la tête aux pieds à l'européenne, les employés des administrations et la plupart des urbains se
contentaient d'une demi-mesure, soit en adoptant le pantalon occidental et en gardant leur longue tunique
par-dessus, soit en portant la chemise par-dessus le pantalon traditionnel large et flottant.
Sur la photo prise en 1946 après la formation du gouvernement de coalition nationale de Hồ Chí Minh, on
voit que bon nombre de ministres gardaient encore leur tenue traditionnelle. C'est par exemple le cas de
Nguyễn Văn Tố, ancien secrétaire à l'Ecole française d'Extrême-Orient et président de l'Association pour la
diffusion du
quốc ngữ, et de Huỳnh Thúc Kháng, ancien bagnard de Poulo-Condor pour avoir participé aux
mouvements contestataire de 1907 et ex-rédacteur en chef du journal
Tiếng dân, La Voix du peuple, édité à
Huế. Par contre, lors de la réception du général Leclerc à Hanoi, la même année, Võ Nguyên Giáp portait
casque et tenue coloniale blanche. Si la plupart des citadins avaient troqué leur chignon au profit de la coupe
au carré, et abandonné le turban pour le chapeau, des irréductibles gardèrent le turban jusqu'à la fin de la
deuxième guerre mondiale.
Pour certains, l'assimilation de la culture occidentale passait par une acculturation, pouvant aller jusqu'au
reniement de leurs origines. Le thème fut exploité dans la pièce
Ông Tây An Nam ou "Monsieur Franco-Annamite".
Inspiré dans un premier temps des pièces françaises traduites au début du siècle par Nguyễn Văn Vĩnh,
notamment des comédies de Molière, le théâtre vietnamien atteignit sa maturité dans les années trente. Les
jeunes dramaturges, tous amateurs, se nourrissaient de faits sociaux de cette époque qualifiée par les
Vietnamiens de "période de transition". Bouleversement social, famille à la dérive, émancipation de la
femme et amour libre furent les principaux thèmes mis en scène pour un public encore d'abord troublé par
la nouveauté de ce style. Néanmoins le théâtre contribua, au même titre que la littérature et la poésie
modernes, à irriguer les racines d'une renaissance culturelle.
Ainsi, après s'être inspiré de Molière, Nam Xương traite dans "
Monsieur Franco-Annamite" (1930) la société
vietnamienne avec un humour particulier. Le personnage principal, Cử Lân, jeune licencié de retour de
France, est représentatif du microcosme urbain de Hanoi. La pièce en trois actes s'ouvre sur le retour de
Cử Lân qui ne parle plus vietnamien, se comporte comme un Européen en embrassant son père, ignore
Confucius et ne cherche pas à savoir qui était ce personnage que son géniteur vénère. Il ne s'adresse à son
père qu'en français, par le truchement de son serviteur qui fait l'interprète :
- "Il est mon père, je ne le nie pas, mais d'un autre côté, je suis Européen et je tiens à l'être, dis-le lui ... Qu'il
se taise ! Voyons, que je parle d'abord. (...) Je ne peux en conséquence, supporter qu'on me considère
comme un sale indigène, me voie ensemble avec des indigènes, appeler papa un homme qui sent l'indigène
à 20 lieues à la ronde. (...) Qu'il cesse d'être Annamite. (...) Ce n'est pas si difficile comme on le croit. Se
débarrasser de ce hideux costume et s'habiller à l'européenne, retrousser sa barbe, couper ses cheveux,
crayonner ses yeux pour qu'ils paraissent plus gros, se crémer et se poudrer pour avoir une peau blanche,
voilà un premier pas. (...) Ensuite manifester un mépris catégorique pour tout ce qui est annamite même
pour la langue, chose au dernier degré annamite de cet Annam annamitisant et qu'idiotement on appelle
maternelle. Enfin pour ne pas nous mêler avec ces grouillants nhà quê, appelés à devenir d'une autre race
que nous. Qu'il (le père) vende tous ses biens, qu'il me suive en France qu'il s'y établisse pour jamais, le
voilà un Français de race comme je le suis à l'heure actuelle
[1]."
Au-delà de la caricature, l'auteur décrit en fait un monde dont l'ordre moral fut renversé. Qu'un fils vietnamien
enjoigne à son père de se taire n'était ni plus ni moins qu'un blasphème au regard de la tradition
confucéenne.
Si modeste que fût son rôle dans la création artistique et littéraire, le théâtre disputait déjà le terrain à son
rival classique, le
tuồng, d'origine chinoise.
En 1936, un groupe d'amis demanda à la mairie de Hanoi qu'elle lui prête la salle du théâtre municipal, pour
donner une représentation commémorative. Ils voulaient célébrer la mémoire de Nguyễn Văn Vĩnh, qui
dans la décennie précédente avait été l'initiateur du théâtre vietnamien, et qui, ruiné par le journalisme,
venait de décéder au Laos lors d'une aventureuse recherche de mines d'or. Leur requête fut refusée. On
était pourtant en plein Front populaire qui raviva l'espoir des Vietnamiens, espoir de voir pour de bon les
Français se montrer plus compréhensifs, espoir de retrouver une vie dans sa dignité humaine, d'avoir un
minimum de confort matériel.
Espoirs d'un jour
La venue en 1926 d'Alexandre Varenne, porteur, lui aussi, d'espoir en sa qualité de gouverneur général issu
des rangs socialistes, suscita alors une véritable levée de boucliers. Son geste le plus spectaculaire fut
l'amnistie accordée à Phan Bội Châu
[2], condamné à mort par contumace. Le milieu colonial conservateur
voyait dans cette mesure de clémence la fin du règne blanc. Mais l'illusion fut de courte durée, car Varenne
se laissa rattraper par le courant dominant. Quoi qu'il en fủt, le microcosme colonial était en quelque sorte le
reflet de la vie politique métropolitaine avec ses conservateurs et ses progressistes, ses contradictions et
ses belles intentions.
En 189
L'indépendance tonkinoise reproduit le résultat d'un sondage réalisé en métropole par le
journal
La France au sujet de l'évacuation éventuelle du Tonkin. Les 10.000 réponses dépouillées font apparaître la
répartition suivante :
Pour l'évacuation 2.700
- évacuation pure et simple 500
- garder toutes les forces disponibles 1.200
- raisons diverses 1.000
Rester au Tonkin 7.300
- amour propre engagé 1.000
- frapper un grand coup et en finir 3.000
- mettre un général à la tête du Tonkin 2.000
- envoyer Jules Ferry 1.000
- raisons diverses 300
Soit trois quarts de l'opinion pour le maintien de cet état de fait, et parmi eux Le Myre de Villers, premier
gouverneur civil de l'Indochine, qui déclara : "Si l'on abandonne le Tonkin, savez-vous ce que deviendraient
les missionnaires ? Eh bien ! Ils seraient condamnés à la mort lente : on leur trancherait la tête !", propos
recueilli par
L'indépendnce tonkinoise du 10 janvier 1891.
Les proportions de l'opinion métropolitaine se vérifient-elles sur le terrain de la colonisation ? Sans doute
pas. Bien que l'opposition interne du milieu colonial soit marginale, il existe toujours un courant progressiste
qui, selon les circonstances, jaillit et fait hurler les colons purs et durs, ou reste cantonné dans les souterrains
de la colonisation.
De Lanessan fit partie de ce courant libéral. Élu en 1881 député du 5e arrondissement de Paris, il siégea
d'abord à l'extrême-gauche avant de se rapprocher des républicains. Il s'est toujours occupé des questions
coloniales après avoir passé plusieurs années en Afrique puis en Cochinchine comme aide-médecin.
Nommé gouverneur général et entré en fonction en juin 1891, il fut accueilli symboliquement par un coup de
canon tiré depuis le port de Haiphong. Ses confrères de "La Fraternité tonkinoise" ne manquèrent pas de
ritualiser sa promotion par un banquet en son honneur sous la présidence de M. Fellonneau, vénérable de
la Loge maçonnique. La même année, lors de la réception au palais du gouverneur des 63 licenciés, lauréats
du concours de Nam Định, de Lanessan fit une mise au point subtile sur la place de chacun. "
Je vous félicite,
dit-il,
des succès que vous venez de remporter et je tiens à vous assurer de mon respect pour la philosophie
si élevée de Confucius qui vous a été enseignée : je sais que cette philosophie vous enseigne le respect de
l'autorité, le respect de la famille, qu'elle vous indique les devoirs du mandarin vis-à-vis des citoyens en
même temps que les devoirs des citoyens vis-à-vis de leurs chefs "
[3].
D'autres prenaient leur fonction à coeur en essayant de rapprocher les peuples. M. Peret, résident de Thái
Bình, fut l'un d'eux : il se donna la mort en 1926, faute d'être parvenu à préserver ses administrés d'une
inondation dévastatrice. Aussi ces derniers l'ont-ils érigé au rang de génie, et lui ont élevé un temple à cet
effet.
Le socialiste Babut, aujourd'hui tombé dans l'oubli, s'engageait aux côtés des Vietnamiens ; il les
accompagnait en tant que journaliste dans la remise en cause de la situation coloniale. Son journal
Librement socialiste en bilingue (français et vietnamien) en est la preuve éclatante. En 1936, il dénonça
dans un journal féministe, le
Đàn bà mới de Madame Thuy An, le clientélisme des élections. D'autres
membres de la section coloniale de la SFIO, les uns journalistes, les autres enseignants, contribuèrent à
l'éclosion des idées du progrès social. La "Ligue des Droits de l'homme" était aussi active à une certaine
époque. Ce fut grâce à son intervention que Phan Chu Trinh, figure patriotique du début du siècle, fut libéré
des bagnes. Mais le consensus colonial voulait qu'il fût expatrié en France.
La situation dans les colonies et territoires assimilés devait être revue, en principe, à la hausse par le
gouvernement du Front populaire, après la victoire de la gauche aux élections législatives. Justin Godart fut
chargé à cet effet d'une mission de collecte d'informations relatives à l'opinion publique en Indochine, entre
autres colonies, et de faire des propositions à son retour. Après sa tournée en Cochinchine, au Cambodge
et au Laos, il arriva à Hanoi le 2 février 1937. Le comité d'organisation de la réception fut mis en place par
des groupements politiques dont celui incarné par Le Travail, journal dirigé par les communistes, et des
représentants de la population. Quelque 30.000 personnes devaient se rassembler à la gare pour accueillir
le Délégué du Front Populaire, mais la date de son arrivée dans la capitale fut gardée secrète jusqu'à la
dernière minute. La veille, le chef de la Sûreté, M. Arnoux, avait convoqué la presse et lui avait communiqué
la date du 1er février, avant de rectifier le lendemain, sans précision sur l'heure d'arrivée. Les "policiers trop
zélés" manoeuvrèrent la situation de peur, sans doute, qu'elle ne débouchât sur un affront. En définitive,
M. Arnoux se rendit sur place dans l'intention de prélever, avec l'aide des gardes indigènes, une partie des
manifestants, pour les affecter à la Résidence supérieure. Révoltés, les autres se dispersèrent d'eux-mêmes
dans leur indignation, et du coup, Justin Godart fut privé d'un bain de foule prévu de longue date. Ce qui
chagrinait le plus l'administration coloniale fut le fait que la population voulait la court-circuiter en s'adressant
directement au Délégué. "
En organisant la réception "populaire" de M. Justin Godart, écrit la Sûreté, ils
(les Vietnamiens) se sont efforcés, selon leur tactique connue d'opposer au Gouvernement de la métropole,
l'administration locale, d'écarter celle-ci d'une manifestation de sympathie envers le délégué du
gouvernement français, voulant ainsi prouver à M. Godart que les "masses" n'avaient aucune confiance
dans les autorités locales". Cette maladresse politique de la part des autorités surprit quelque peu le
Délégué qui donna raison aux organisateurs de la manifestation.
En ces années 1936 et 1937 les grèves reprirent de plus belle et sur tout le territoire, du Nord au Sud,
autant dans les entreprises françaises que dans celles dirigées par les Vietnamiens. Pour ne citer qu'un
exemple parmi d'autres, au bout d'une semaine de grèves, du 19 au 26 octobre 1936, les 300 ouvriers
des scieries à Hanoi ont obtenu gain de cause sur leurs revendications salariales, - 40% d'augmentation -.
Un contremaître vietnamien "consigné pour information judiciaire" fut retrouvé suicidé par pendaison avant le
dénouement du conflit.
La venue de Justin Godart ne suffit pas à renverser la tendance, car l'opinion coloniale était plutôt hostile aux
idées incarnées par le Front populaire. Dans son discours prononcé le 15 février 1937, lors de la réception
du Délégué, dans la salle de l'AFIMA, devant une centaine d'adhérents de la Ligue des droits de l'homme
de la section de Hanoi, Raymond Delmas, président de la section, ne manqua pas de faire allusion à ces
deux aspects : "
Les prolétaires européens ne peuvent se faire une idée précise de la misère émouvante de
ces pauvres hommes. (...) L'opinion publique de ce pays, j'entends : des Français de ce pays, n'est pas
dans son ensemble (il s'en faut de beaucoup) extrêmement favorable à l'idéal du Rassemblement populaire.
La presse française a sa part de responsabilité dans cet état de choses. Dans certaines feuilles, les
nouvelles sont toujours présentées de façon tendancieuse et défavorable."
Malgré tout, quelques mesures de clémence furent appliquées ou promulguées : des prisonniers politiques
furent libérés, le décret du 13 octobre 1936 ramena la journée travail à 8 heures, abrogea le travail de nuit
des femmes et des enfants et institua un congé annuel, et le Code du travail devait s'appliquer en Indochine
d'après le décret du 30 décembre. Quant aux autres requêtes, écrites et remises au Délégué, touchant à la
liberté politique, syndicale, de réunion et d'association, d'opinion, de voyage, etc., les Vietnamiens devaient
patienter car elles furent renvoyées aux calendes grecques. En dernier lieu, la question nationale ne fut pas
formulée en requête par les Vietnamiens car les conditions à cette époque n'étaient pas réunies. Avec le
déclenchement de la deuxième guerre mondiale, elle surgit en plein jour et suscita toutes les aspirations.
Tous les espoirs étaient permis, et surtout celui contenu dans un seul mot mais combien magique :
độc lập
(indépendance).
Notes :
[1]. Le passage est en français dans le texte.
[2]. Grand nationaliste du début du XXe siècle qui prônait la lutte armée
pour se libérer du régime colonial français.
[3]. L'indépendance tonkinoise, 19 décembre, 1891.
Illustration :
- Carte postale du début du XXe siècle.
- La foule attend le délégué du Front populaire, Justin Godart, in Justin Godart, Rapport
de mission en Indochine. 1er janvier -14 mars 1937, L'Harmattan, 1994,
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