Communications aux colloques
Communications aux colloques
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
Légendes et histoire
La
femme vietnamienne sut montrer à l’aube de notre ère,
entre autres époques, sa détermination et sa
combativité en la personne des deux Sœurs Trưng pour ne
pas les citer. Rappelons qu’elles furent les premiers
personnages
historiques - et non légendaires - à
se rébeller contre la domination chinoise. D’après Nguyễn Trãi, lettré dont la carrière se double
d’une carrière militaire, elles donnèrent un
nouveau nom au pays,
Hùng Lạc :
Hùng
désignant sans doute le nom du clan, et
Lạc celui de
l’ethnie dont les Vietnamiens descendaient. Un autre écrit
classique fournit un détail non moins troublant à ce
propos : le nom de famille de ces deux Soeurs était
Hùng .
Comment dès lors ne pas se poser la question du rapport entre
ce terme
Hùng et la première dynastie légendaire
du Vietnam du même nom ? En y regardant de plus près, on
s’aperçoit que ce nom (
Hùng) est porté
par deux « familles », séparées
entre elles par trois siècles, si l’on se réfère
à l’historiographie officielle, puisque le début
de la dynastie des
Hùng remonterait à peu près
à 2600 ans av. J.C., et sa fin au troisième siècle
av. J.C., ce qui signifie que chacun des 18 rois, c’est-à-dire
18 représentants
mâles, aurait régné
en moyenne pendant plus de
100 ans alors que la révolte
des Sœurs Trưng eut lieu en l’an 43. Déjà à
ce niveau, le bon sens a du mal à accepter quelque chose qui
relève de l’ordre de l’aberration : par quel
miracle tous les monarques
Hùng, sans exception,
auraient-ils pu bénéficier d’une longévité
aussi surprenante que surnaturelle ? On sait par ailleurs que la
légende des rois
Hùng n’apparut pour la
première fois qu’au XVe siècle dans les écrits
officiels légués par les Lê postérieurs
débarrassés des Minh venus du Nord. Ce détail
mérite d’être souligné car, comme l’a
fait remarquer Tạ Chí Đại Trường, aucun écrit antérieur
à cette date, du moins ceux qui parvinrent aux contemporains
de cette époque, ne mentionnait l’existence de cette
légende .
Pourquoi surgit-elle d’un coup au XVe siècle dans
l’historiographie officielle et plus précisément
dans l’ouvrage de Ngô Sĩ Liên intitulé
Đại Việt sử ký toàn thư
(Histoire complète du Đại Việt)
? S’agit-il d’une mythification, ou d’une volonté
de la part de la nouvelle dynastie régnante de réécrire
l’histoire, afin d’effacer certains pans de l’histoire
nationale jugés non conformes à l’air du temps ?
Quoi
qu’il en soit, l’histoire du Vietnam et de ses monarques
est parsemée de légendes qui, en l’absence de
sources écrites variées, peuvent servir de matériaux
appréciables avec les limites que cela comporte. Si la légende
fondatrice du peuple viet figure encore aujourd’hui dans les
manuels d’histoire, le mystère qui l’entoure reste
entier. L’ethnologue Nguyễn Từ Chi fut de son vivant le
seul qui ait fait une tentative pour percer ce mystère.
Prenons d’abord cette légende à la lettre, et
rappelons-la rapidement.
L’histoire
nationale dans sa partie légendaire affirme que le peuple viet
descend du couple mythique formé de Lạc Long, rejeton des
dragons, et de Âu Cơ, descendante des fées. De cette
union naquirent cent œufs qui, à leur tour, donnèrent
naissance à cent
garçons (souligné par
nous). En dépit de cette heureuse progéniture, le
couple dut se séparer pour cause d’incompatibilité
astrale - le signe de l’un est l’eau, alors que celui de
l’autre est le feu -, mais avant de passer chacun son chemin,
Lạc Long et Âu Cơ se partagèrent les enfants : la moitié
suivit le père pour regagner les eaux, territoire des dragons,
et l’autre moitié suivit la mère pour rejoindre
les hautes terres. En comparant cette légende avec la version
similaire qui existe chez les Mường, Nguyễn Từ Chi voit dans cette
séparation le symbole du divorce, à une époque
non encore déterminée, de deux peuples cousins, Viêt et Mường
,
hypothèse qui reste à confirmer. Bornons-nous pour
l’instant à l’évocation pour le moins
déroutante de la légende.
Que
sont devenus les 50 garçons qui ont suivi leur père
dragon retourné aux eaux ? Nul ne le sait. Mais si le peuple
viet a pu survivre puis proliférer, il ne peut descendre que
des 50 garçons qui ont suivi la mère Âu Cơ sur la
terre ferme. (Bien que vivant sur les côtes, le Vietnamien ne
s’aventure pas sur la mer, il reste avant tout attaché à
sa terre.) A ce stade du questionnement, on peut se demander comment
ces 50 garçons - qui ont suivi la mère Âu Cơ -
ont pu engendrer sans la présence d’aucune femme, mise à
part leur propre mère ? Ou bien, ils se sont unis avec
d’autres peuples voisins, et lesquels ? Et pourquoi la légende
n’a-t-elle pas retenu la composante femelle de la reproduction
nationale à ce niveau-là ? Ou bien, la mère Âu Cơ a continué son rôle de génitrice. Dans ce
dernier cas de figure, l’inceste aurait été le
mode de reproduction originelle à cette époque reculée
- nous sommes au-delà de 2000 ans av. J.C. Autrement dit, les
Vietnamiens seraient les descendants des seuls 50 garçons qui
suivirent la
mère - et non le père -. L’élément
« mère » devient ici primordial sans
qu’il soit mis en lumière d’une façon
explicite dans la légende. Faut-il en conclure que cette
légende, apparue au XVe siècle, âge d’or du
confucianisme au Vietnam, a tout de même, sciemment ou non,
laissé un indice allusif, un rappel d’une société
de type matrilinéaire ? On peut encore remarquer que le détail
« 100
garçons » issus du
couple légendaire est une préférence du
confucianisme qui place l’homme loin devant la femme. Comment
les ancêtres des Vietnamiens vivant au deuxième
millénaire avant notre ère auraient-ils pu véhiculer
une doctrine sociale à l’époque où elle
n’était pas encore née ? Confucius ne fut-il pas
le contemporain de Bouddha et de Socrate au VIe siècle avant
notre ère ? La légende semble se révéler
alors complètement anachronique face à l’histoire.
Par contre, dans le partage des enfants, Âu Cơ est l’égale
de Lạc Long, puisque chacun a droit à la moitié.
Faut-il voir là une marque d’imperfection dans la
construction de la légende, en admettant qu’elle soit
l’œuvre des confucianistes - qui accordent plus
d’importance à l’homme (mari) qu’à la
femme (épouse) -, ou bien un acte délibéré
pour souligner le compromis d’une époque confrontée
aux deux systèmes de valeurs opposés ? Ou bien encore
s’agit-il du rappel d’un passé dont les pratiques
n’ont pas complètement disparu au moment de
l’élaboration de la légende ?
Cette
histoire légendaire est encore présente sous la forme
d’une expression qui, connue de tous les Vietnamiens, la résume
en quelques mots :
Con rồng cháu tiên c’est-à-dire
« Enfants de dragon et petits-enfants de fée »,
vocables qui désignent avec une certaine fierté les
Vietnamiens. On s’aperçoit tout d’abord que dans
cette expression, « dragon » et « fée »
ne sont pas au même niveau de parenté : celui-là
est juste au niveau au-dessus de l’ego, il s’agit du
père, tandis que celle-ci se situe à un niveau encore
au-dessus, soit grand-mère ou arrière-grand-mère.
Cette dissymétrie d’ordre parental et temporel situe
chronologiquement l’élément femelle (fée)
avant l’élément mâle (dragon). De cette
expression on peut déduire au moins deux interprétations
différentes :
- les liens entre l’enfant et les parents, en l’occurrence
le père, sont plus proches, par conséquent le mâle
l’emporte sur la femelle.
- ou bien, les grands-parents, en l’occurrence la grand-mère,
sont plus importants que les parents, ici c’est le père,
puisqu’ils viennent au monde avant eux. Cette indication
temporelle qui renvoie au respect des anciens incite donc à
accorder plus d’importance à la femme qu’à
l’homme.
Globalement
la dualité homme/femme demeure sans que l’homme soit
représenté comme un être tout-puissant qui aurait
éliminé la femme de son univers.
Sur
un autre registre, si l’on regarde la forme littéraire
de cette expression (
con rồng cháu tiên), on peut
penser qu’elle est l’œuvre d’un lettré
qui emprunta le style des sentences parallèles (
câu đối
), très en vogue dans la culture classique
calquée sur le modèle chinois. Dans cette sentence
«
con » (enfant) s’oppose (
đối)
à «
cháu » (petit-enfant), et
«
rồng » (dragon) à
«
tiên » (fée). Œuvre
de lettré de formation littéraire confucéenne,
cette expression n’aurait pu prendre forme que pendant la
période de sinisation. Il est fort probable qu’elle soit
apparue pour la première fois au XVe siècle en même
temps que la légende fondatrice.
Dernière
remarque, le dragon est aussi l’un des quatre animaux fabuleux,
qui symbolise le pouvoir impérial dans le système de
représentations symboliques chinois, introduit au Vietnam au
plus tôt au début de notre ère. Cette remarque
s’applique également à la légende et en
particulier au personnage
Lạc Long, descendant des dragons.
L’adoption de ce symbole honorifique ne peut être ainsi
que l’œuvre des classes dirigeantes sinisées.
D’ailleurs
Long est lui-même un terme chinois, car
le Vietnamien le dirait plutôt dans sa langue de base
rông.
Dans le même esprit, on note une variante utilisée
également dans les manuels pour désigner les
personnages de la légende :
Lạc Long est aussi «
Lac
Long Quân », et
Âu Cơ, «
Bà
Âu Cơ ». L’expression «
Lac
Long Quân » est enrichie du déterminant
«
quân » qui désigne une
personne d’un rang distingué. Mais le groupe nominal
«
Lạc Long +
Quân » obéit
ici à la syntaxe chinoise, à l’inverse de celle
du vietnamien qui est appliquée à l’élément
féminin (
Bà +
Âu Cơ). Deux logiques
donc, qui cohabitent dans le même récit : l’élément
masculin est empreint de l’influence chinoise, tandis que
l’élément féminin reflète l’usage
vietnamien, et cela aussi bien dans la syntaxe que dans le nom des
deux personnages.
Quant
au terme
tiên, c’est encore un mot d’origine
chinoise qui peut avoir comme significations « fée »,
« être céleste », «
être immortel », « être humain
ayant atteint le domaine des cieux grâce à la sagesse et
au renoncement » (
tu, en vietnamien).
Tiên
s’écrit en chinois ........... On s’aperçoit
qu’il est formé de deux caractères : ........
(montagne), précédé de la clef : .......
(homme). Donc étymologiquement le caractère
............. (
tiên) devait désigner tout
simplement « l’homme de la montagne ».
Peut-on risquer un contresens pour dire que l’ancêtre
féminin des Vietnamiens en la personne de Âu Cơ,
descendante des fées, aurait été tout simplement
une montagnarde ? Le peuplement du territoire des Viets actuel ne
s’est-il pas fait progressivement par la lente descente du Sud
de la Chine, puis à travers des montagnes avant d’atteindre
la plaine ? On peut bien sûr continuer à spéculer,
mais dans un but d’ouverture vers de possibles investigations,
il n’est pas inutile de poser des jalons sur toutes les pistes
potentielles, sans préjugé ni parti pris. Même si
cette dernière interprétation peut être dépourvue
de fondement, le terme
tiên véhicule quant à
elle une notion chinoise qui ne put être introduite dans la
société vietnamienne avant la sinisation. On retombe de
nouveau sur un autre aspect anachronique.
Notes :