Communications aux colloques
Communications aux colloques
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
Conclusion
Ce
travail de débroussaillement n’en est qu’au stade
du repérage, néanmoins d’ores et déjà
nous pouvons émettre quelques idées. Nous ne pouvons
qu’être d’accord avec Phan Khôi qui soutient
que la société vietnamienne est bien passée par
l’étape matrilinéaire, qui a duré au moins
jusqu’à l’époque des deux Sœurs
Trung, avant d’adopter le patriarcat. Entre autres matériaux
analysés et démonstrations implacables, il pose à
ses contradicteurs la question suivante : « Où
étaient donc les hommes - à supposer qu’à
cette époque la société vietnamienne était
de type patriarcal - pour que les femmes aient dû prendre la
tête de la révolte ? » .
Cette hypothèse remet du coup en question la légende
des rois
Hùng qui, d’après
l’historiographie officielle, se succédèrent de
père en fils pendant dix-huit générations sur
une période de plus de deux mille ans. Le mode de succession -
de père en fils - de cette dynastie est en complète
contradiction avec le règne matrilinéaire, et
l’existence des rois
Hùng devient donc
indéfendable, - ce qui ne veut pas dire que le peuple
vietnamien n’existait pas à cette époque, mais
ses représentants réels ne furent sans doute pas
ceux-là. D’un autre côté, la légende
du couple mythique et des rois
Hùng n’apparut à
notre connaissance pour la première fois dans les œuvres
écrites qu’au XVe siècle avec la rédaction
et le remaniement de l’ouvrage
Đại Việt sử ký toàn thư
de Ngô Sĩ Liên. Il est fort probable qu’après
une indépendance arrachée aux mains des Minh, cet
auteur avec l’aval de la Cour, y ait inséré cet
épisode pour affirmer et façonner l’identité
nationale. A un autre niveau, le fait qu’on fit porter aux deux
Sœurs Trưng le nom de
Hùng, et l’affirmation
qu’elles appelèrent le territoire
Hùng Lạc,
répondirent à la même logique identitaire à
ceci près : on voulut rattacher la famille des deux héroïnes
à la lignée fondatrice séparée d’elles
par trois siècles, tout en gommant le caractère
matrilinéaire de l’époque Trưng. Les pistes
auraient été brouillées dès le départ
à plusieurs niveaux pour attirer l’attention vers les
apparences cohérentes, c’est-à-dire la succession
ininterrompue de la lignée fondatrice (
Hùng)
pendant plus de deux mille ans jusqu’à l’époque
des Sœurs Trưng. On aurait donc construit un édifice à
façade impressionniste, mais reposant sur des articulations
pour le moins incompatibles avec l’ensemble, car elles
risquaient à tout moment de lâcher dès que le
vent se lèverait.
Cette
longue liste d’éléments troublants ne serait pas
complète sans quelques autres exemples trouvés dans les
traditions et pratiques populaires. A cet égard, le
quan họ fournit
d’intéressants matériaux à
l’étude des rapports homme-femme. Basée sur les
chants alternés qui puisent leur inspiration dans l’amour,
cette tradition provinciale s’appuie encore sur un ensemble de
pratiques qui place strictement l’homme et la femme sur un pied
d’égalité .
Quant aux représentations cultuelles, le cas de la déesse
Liêu Hanh qui, pourchassée par les autorités dans
sa dernière réincarnation, a dû se venger en
semant la terreur avant de se placer sous la protection de Bouddha
pour pouvoir passer sans crainte le reste de sa vie, ne
symbolise-t-il pas dans l’imaginaire populaire la
personnification de la femme vietnamienne du temps jadis ? Ce culte
qui retrouve aujourd’hui sa popularité, et dont les
disciples sont toutes des femmes à de rares exceptions près,
relativise la place de l’homme dans la société en
accordant un espace d’autonomie à la femme. De son
vivant, l’ethnologue Nguyễn Từ Chi nous a fait remarquer
aussi que la clef du meuble abritant les économies de la
famille est détenue par la femme et non par le mari, et ce
encore à notre époque. S’agit-il là aussi
d’indices datant de la nuit des temps où la femme était
chef de famille ? Quoi qu’il en soit, tous ces éléments
fort révélateurs d’un passé révolu
nous incitent à penser que malgré l’adoption du
confucianisme comme base de l’organisation sociale pour
supplanter l’ancien modèle de type matrilinéaire,
la mémoire collective en a tout de même conservé
les traces et les vestiges à travers les traditions orales et
populaires. Si l’hypothèse de l’antériorité
du système matrilinéaire est acceptée, le
Vietnam n’aurait pas été un cas isolé dans
l’espace de l’Asie du Sud-Est. Sur le territoire même
du Vietnam, il existe bien des minorités ethniques dont
l’organisation sociale est de ce type. Les travaux récents
de Lai Cua ont mis en lumière l’existence d’une
petite société qui, sous l’appellation de
Na,
située entre le Yunnan et le Tibet, n’a ni père
ni mari .
Les
éléments fournis dans cette étude constituent
sans doute des pièces d’un puzzle dont la reconstitution
en exige d’autres. La figure de la femme finirait-elle par
apparaître sur cette fresque tombée dans l’oubli ?
Dans l’affirmative, celle-ci nous fournirait d’autres
détails révélant l’univers dans lequel la
femme représente la figure d’autorité.
Par
ailleurs le problème reste entier quant à savoir quand
précisément, et pourquoi, la société
vietnamienne a basculé vers le modèle patrilinéaire.
Etait-ce le produit de la colonisation chinoise ou un choix délibéré
des Vietnamiens ? Et dans ce cas qu’est-ce que le nouveau
pouvait leur apporter de plus par rapport à l’ancien?
Cette substitution décidée sans doute par les classes
dirigeantes, avait-elle pour unique but d’écarter les
femmes des affaires de la société ? Les femmes
pouvaient-elles encore s’opposer à cette prise de
pouvoir ou devaient-elles s’y résigner ? Cette mutation
était-elle l’issue logique d’une organisation
sociale basée sur les usages et les traditions orales, qui
perdaient de leur force à l’épreuve du temps et
face au formalisme accrédité par un savoir académique
basé sur l’écrit ? La légende fondatrice
et accessoirement l’épisode des rois Hùng,
furent-ils fabriqués de toutes pièces pour le besoin de
la cause, ou s’agit-il d’une adaptation d’un mythe
plus ancien dont le sens originel fut détourné ? Quoi
qu’il en soit, on ne peut façonner un mythe à
partir de rien, car tout mythe plonge ses racines nourricières
dans la société humaine qui constitue sa source, et
plus on s’enfonce dans les profondeurs des méandres de
l’histoire, plus les questions surgissent. Encore une fois,
nous nous contentons de constater les faits et de poser des
questions, mais dans l’attente de leur trouver des réponses
adéquates, ne pouvons-nous pas commencer par remettre les
pendules à l’heure?
Notes :
Lai Cua, Une société sans père ni mari. Les Na en Chine,
PUF, 1997.
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