Communications aux colloques

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La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les Légendes et Les Traditions Orales
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les Légendes et Les Traditions Orales


Communication faite à la Conférence internationale sur les études vietnamiennes,
Hanoi, 14-17 juillet 1998.

La version anglaise de ce papier est publiée dans l'ouvrage collectif intitulé
Twentieth Century Vietnam : essays on vietnamese society,
édité par Gisèle Bousquet (Université de Hawaï), et Pierre Brocheux (Université Denis Diderot, Paris),
Michigan University Press, Etats-Unis, 2002, 476 p.




Conclusion


Ce travail de débroussaillement n’en est qu’au stade du repérage, néanmoins d’ores et déjà nous pouvons émettre quelques idées. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Phan Khôi qui soutient que la société vietnamienne est bien passée par l’étape matrilinéaire, qui a duré au moins jusqu’à l’époque des deux Sœurs Trung, avant d’adopter le patriarcat. Entre autres matériaux analysés et démonstrations implacables, il pose à ses contradicteurs la question suivante : « Où étaient donc les hommes - à supposer qu’à cette époque la société vietnamienne était de type patriarcal - pour que les femmes aient dû prendre la tête de la révolte ? » 13. Cette hypothèse remet du coup en question la légende des rois Hùng qui, d’après l’historiographie officielle, se succédèrent de père en fils pendant dix-huit générations sur une période de plus de deux mille ans. Le mode de succession - de père en fils - de cette dynastie est en complète contradiction avec le règne matrilinéaire, et l’existence des rois Hùng devient donc indéfendable, - ce qui ne veut pas dire que le peuple vietnamien n’existait pas à cette époque, mais ses représentants réels ne furent sans doute pas ceux-là. D’un autre côté, la légende du couple mythique et des rois Hùng n’apparut à notre connaissance pour la première fois dans les œuvres écrites qu’au XVe siècle avec la rédaction et le remaniement de l’ouvrage Đại Việt sử ký toàn thư de Ngô Sĩ Liên. Il est fort probable qu’après une indépendance arrachée aux mains des Minh, cet auteur avec l’aval de la Cour, y ait inséré cet épisode pour affirmer et façonner l’identité nationale. A un autre niveau, le fait qu’on fit porter aux deux Sœurs Trưng le nom de Hùng, et l’affirmation qu’elles appelèrent le territoire Hùng Lạc, répondirent à la même logique identitaire à ceci près : on voulut rattacher la famille des deux héroïnes à la lignée fondatrice séparée d’elles par trois siècles, tout en gommant le caractère matrilinéaire de l’époque Trưng. Les pistes auraient été brouillées dès le départ à plusieurs niveaux pour attirer l’attention vers les apparences cohérentes, c’est-à-dire la succession ininterrompue de la lignée fondatrice (Hùng) pendant plus de deux mille ans jusqu’à l’époque des Sœurs Trưng. On aurait donc construit un édifice à façade impressionniste, mais reposant sur des articulations pour le moins incompatibles avec l’ensemble, car elles risquaient à tout moment de lâcher dès que le vent se lèverait.

Cette longue liste d’éléments troublants ne serait pas complète sans quelques autres exemples trouvés dans les traditions et pratiques populaires. A cet égard, le quan họ fournit d’intéressants matériaux à l’étude des rapports homme-femme. Basée sur les chants alternés qui puisent leur inspiration dans l’amour, cette tradition provinciale s’appuie encore sur un ensemble de pratiques qui place strictement l’homme et la femme sur un pied d’égalité 14. Quant aux représentations cultuelles, le cas de la déesse Liêu Hanh qui, pourchassée par les autorités dans sa dernière réincarnation, a dû se venger en semant la terreur avant de se placer sous la protection de Bouddha pour pouvoir passer sans crainte le reste de sa vie, ne symbolise-t-il pas dans l’imaginaire populaire la personnification de la femme vietnamienne du temps jadis ? Ce culte qui retrouve aujourd’hui sa popularité, et dont les disciples sont toutes des femmes à de rares exceptions près, relativise la place de l’homme dans la société en accordant un espace d’autonomie à la femme. De son vivant, l’ethnologue Nguyễn Từ Chi nous a fait remarquer aussi que la clef du meuble abritant les économies de la famille est détenue par la femme et non par le mari, et ce encore à notre époque. S’agit-il là aussi d’indices datant de la nuit des temps où la femme était chef de famille ? Quoi qu’il en soit, tous ces éléments fort révélateurs d’un passé révolu nous incitent à penser que malgré l’adoption du confucianisme comme base de l’organisation sociale pour supplanter l’ancien modèle de type matrilinéaire, la mémoire collective en a tout de même conservé les traces et les vestiges à travers les traditions orales et populaires. Si l’hypothèse de l’antériorité du système matrilinéaire est acceptée, le Vietnam n’aurait pas été un cas isolé dans l’espace de l’Asie du Sud-Est. Sur le territoire même du Vietnam, il existe bien des minorités ethniques dont l’organisation sociale est de ce type. Les travaux récents de Lai Cua ont mis en lumière l’existence d’une petite société qui, sous l’appellation de Na, située entre le Yunnan et le Tibet, n’a ni père ni mari 15. Les éléments fournis dans cette étude constituent sans doute des pièces d’un puzzle dont la reconstitution en exige d’autres. La figure de la femme finirait-elle par apparaître sur cette fresque tombée dans l’oubli ? Dans l’affirmative, celle-ci nous fournirait d’autres détails révélant l’univers dans lequel la femme représente la figure d’autorité.

Par ailleurs le problème reste entier quant à savoir quand précisément, et pourquoi, la société vietnamienne a basculé vers le modèle patrilinéaire. Etait-ce le produit de la colonisation chinoise ou un choix délibéré des Vietnamiens ? Et dans ce cas qu’est-ce que le nouveau pouvait leur apporter de plus par rapport à l’ancien? Cette substitution décidée sans doute par les classes dirigeantes, avait-elle pour unique but d’écarter les femmes des affaires de la société ? Les femmes pouvaient-elles encore s’opposer à cette prise de pouvoir ou devaient-elles s’y résigner ? Cette mutation était-elle l’issue logique d’une organisation sociale basée sur les usages et les traditions orales, qui perdaient de leur force à l’épreuve du temps et face au formalisme accrédité par un savoir académique basé sur l’écrit ? La légende fondatrice et accessoirement l’épisode des rois Hùng, furent-ils fabriqués de toutes pièces pour le besoin de la cause, ou s’agit-il d’une adaptation d’un mythe plus ancien dont le sens originel fut détourné ? Quoi qu’il en soit, on ne peut façonner un mythe à partir de rien, car tout mythe plonge ses racines nourricières dans la société humaine qui constitue sa source, et plus on s’enfonce dans les profondeurs des méandres de l’histoire, plus les questions surgissent. Encore une fois, nous nous contentons de constater les faits et de poser des questions, mais dans l’attente de leur trouver des réponses adéquates, ne pouvons-nous pas commencer par remettre les pendules à l’heure?


Notes :

13 Phan Khôi, op. cit.

14 Voir Đặng Văn Lung, Hồng Thao, Trần Linh Quý, Quan họ. Nguồn gốc và quá trịnh phát triển (Le Quan họ. Ses origines et ses étapes de développement), Éditions des Sciences sociales, Hà Nôi, 1978, 353 p.

15 Lai Cua, Une société sans père ni mari. Les Na en Chine, PUF, 1997.





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