Communications aux colloques
Communications aux colloques
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
L’inceste originel ?
Revenons
maintenant à la notion d’inceste. Si beaucoup de
sociétés réprouvent les actes incestueux,
d’autres leur semblent indifférentes pour ne pas dire
consentantes, et les exemples ne manquent pas. Dans la tradition
orale vietnamienne on trouve le proverbe suivant :
Con gái mười bẩy chớ ngủ với cha
Con trai mười ba chớ nằm với mẹ
(Une
fille de dix-sept ans ne doit pas dormir avec le père,
Ni
un garçon de treize ans avec la mère.)
Ce
proverbe a valeur de conseil voire d’interdit. Si la société
se sent obligée d’ériger certaines normes sous
forme d’interdits pour sauvegarder l’harmonie et la
morale, c’est qu’elle est confrontée à une
situation jugée préoccupante. Autrement dit, si elle se
donne la peine de formuler clairement certaine chose, on peut en
déduire, non sans risque d’erreur, que cette chose-là
était bien une réalité. D’un autre côté,
l’interdit dans une société humaine est toujours
une réaction à une réalité, soit-elle
sociale ou humaine, morale ou culturelle, politique ou économique.
L’interdit frappe en général les pratiques qui
menacent la communauté ou qui sont en contradiction avec elle,
on n’interdit pas une chose ou un concept qui n’existe
pas. Il ne vient à l’esprit de personne ou d’aucune
autorité d’interdire à un individu de se regarder
dans un miroir. La réalité sociale vietnamienne a
encore accouché de plusieurs proverbes fort significatifs à
ce propos :
Cháu cậu mà lấy cháu cô
Thóc lúa đầy bồ giống má nhà ta
(Si
le neveu de l’oncle maternel épouse la nièce de
la tante paternelle
Notre
lignée aura des réserves de riz bien remplies)
ou
bien ceci :
Vua chúa cấm đoán làm chi
Để đôi con dì chẳng lấy được nhau
(Pourquoi
le roi et le seigneur proclament-ils des interdits
Qui
empêchent les enfants des sœurs de se marier ? )
Le
premier proverbe donne des indications précises sur le degré
de parenté des deux « époux ».
L’union dans ce cas est jugée faste puisqu’elle
apporte l’abondance. En fait, le neveu (ou la nièce) -
cháu -
de l’oncle maternel (
cậu) et la
nièce (ou le neveu) de la tante paternelle (
cô)
sont simplement, désignés d’une façon
détournée, « frère et sœur ».
Leur mariage constitue bien l’inceste, qui visiblement n’est
pas réprimé, mais au contraire souhaité. Quant
au deuxième proverbe, il nous apprend non seulement que
l’interdit vient du roi même (et du seigneur)
,
mais aussi que le peuple ne voit aucun inconvénient à
ce que deux personnes parentes, en l’occurrence un cousin et
une cousine, s’unissent par le mariage. Dans la tradition
cultuelle, le couple incestueux «
Ông Đùng
Bà Đà », frère et sœur
d’après la légende, est vénéré
comme génie tutélaire dans une localité du delta
du Fleuve Rouge .
Sans pouvoir faire ici le tour du monde, on s’aperçoit
que dans bien des mythes fondateurs, le couple originel est souvent
frère et soeur, ou mère et fils. Dans la mythologie
grecque par exemple, c’est bien la mère
Gaïa
qui s’unit, lors de la création, avec son fils
Ouranos
pour donner naissance aux Titans. Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée,
le mythe fondateur fait descendre les premiers êtres humains
d’un frère et d’une sœur incestueux .
Ne pourrait-on pas voir dans ces récits la cristallisation de
la mémoire collective de l’humanité, transmise
sous forme de mythes, autrement dit d’archétypes laissés
par un passé lointain dont personne ne se souvient, même
à l’époque de l’élaboration de ces
mythes ? En dépit de l’inceste originel - qui risque de
choquer les âmes « sensibles » - la Grèce
continue de jouir du statut honorifique faisant d’elle l’un
des foyers de la civilisation humaine. Si la morale confucéenne,
n’y voyant que le mal et la menace envers l’ordre établi,
gomme et réprime cet acte qui fait partie peut-être, qui
sait, du patrimoine symbolique commun de l’humanité,
pour le peuple en revanche la notion d’inceste semble toute
relative, il ne manifeste pas d’hostilité particulière
quand cela se produit à un certain degré de parenté.
Sur
le plan linguistique, « inceste » se dit en
vietnamien
loạn luân, terme d’origine chinoise qui
signifie étymologiquement « morale anarchique,
inversée, à la dérive ». Si les
Vietnamiens ont emprunté ce terme aux Chinois, c’est
sans doute parce que l’idée d’« inceste »
n’existait pas dans leur univers conceptuel, autrement dit
l’union entre certains membres de la même famille ne
semblait pas leur poser un problème quelconque, sinon ils
auraient forgé un mot pour le dire. L’emprunt des mots
étrangers ne sert-il pas justement à désigner
les objets ou concepts qui n’existent pas dans une langue
donnée ? Ici et ailleurs, les exemples abondent dans ce sens.
Quoi
qu’il en soit, le recul est de rigueur quand il s’agit de
traiter ce genre de problème,- passionnant, thème le
plus étudié par les anthropologues -, mais dont la
charge affective et symbolique risque à tout moment
d’exploser. Néanmoins on ne peut juger le passé,
soit-il historique ou légendaire, qui remonte à la nuit
des temps, avec nos regards d’aujourd’hui, car chaque
époque a ses raisons d’être et ses propres
représentations, et encore moins le défendre uniquement
parce que c’est le passé. La recherche de sens doit
l’emporter sur toute autre considération, soit-elle
idéologique ou philosophique, affective ou morale. Une fois
seulement le sens caché déterré et débarrassé
de ses parasites, on peut s’attendre à une lueur de
compréhension.
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