Communications aux colloques
Communications aux colloques
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
La Femme Vietnamienne à Travers l’Histoire, Les
Légendes et Les Traditions Orales
Le règne de la femme ?
Arrêtons-nous
un instant à la composante confucéenne dans la morale
vietnamienne. Enfant, sur les bancs d’école, tout
Vietnamien devait apprendre par cœur la récitation
suivante :
Công cha như núi Thái sơn
Nghĩa mẹ như nước trong nguồn chảy ra
Mọt lòng thờ mẹ kính cha
Cho tròn chữ hiếu mới là đạo con.
Ce
qu’on peut traduire par :
Les bienfaits du père sont comparables au mont Thái Sơn
.
La loyauté de la mère se compare à l’eau
provenant de la source. Fidèlement
on vénère la mère (et) respecte le père
Pour
accomplir la voie de l’enfant.
Cette
maxime qui véhicule incontestablement la morale confucianiste
fut sans doute façonnée pendant la sinisation du
Vietnam, ce qui nous ramène
grosso modo à la
période qui va du début de notre ère au XVe
siècle, voire plus tard. Le problème ici n’est
pas de datation mais de sens ... caché, et ce serait tant
mieux si par déduction et analyse on parvenait à dater
approximativement cet écrit. Le troisième vers nous
apprend que l’on doit «
vénérer
la mère » et «
respecter le
père ». Or « vénérer »
n’est pas synonyme de « respecter », on
vénère en général les dieux, les génies,
les être surnaturels, ou les êtres humains érigés
en divinités. Mais dans ce cas précis c’est la
mère qu’on
vénère et non le père.
Quel blasphème envers une société qui place le
père en position dominante voire toute-puissante, en
conformité avec les principes confucéens ! Ne faut-il
pas voir, à travers ces termes d’apparence anodine, la
survivance d’une pratique et d’un modèle social
dans lequel la
mère était plus importante que le
père ? En d’autres termes, cette leçon de morale
confucéenne - qui donne au père une place prédominante
dans la famille - n’a pas su ou pu effacer complètement
les traces d’une société ancienne ou
contemporaine qui, sans doute, vénérait la mère,
à une époque où l’organisation sociale
vietnamienne était de type matrilinéaire. On serait
alors tenté de rapprocher ce « fait » du
culte de la Déesse Mère omniprésent dans
l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas
uniquement d’un débat sur les mots mais sur le sens. On
aurait pu effectivement permuter la place des deux termes
« vénérer »
et « respecter » dans la version vietnamienne
sans que les rimes en fassent les frais, mais certes, la règle
des rimes aurait subi une légère altération, ce
qui se rencontre assez souvent dans les productions orales. Quand on
connaît la rigueur avec laquelle les compositeurs littéraires
classiques choisissaient les mots pour exprimer leurs idées,
on peut estimer que les termes employés dans cette leçon
de morale ne répondent pas uniquement aux règles
poétiques, mais sans doute aussi à une autre
considération, celle qui consiste à rappeler certaines
pratiques anciennes afin de les maintenir en usage. Dans cette
optique, on pourrait dire que malgré sa formation confucéenne
qui était celle de l’époque, le compositeur n’a
pas voulu tout renier de ses origines culturelles et sociales.
Nous
trouvons d’autres matériaux qui incitent à aller
dans ce sens. Ainsi, la chanson populaire suivante est très
proche de la leçon de morale citée ci-dessus :
Lạy cha ba lạy một quỳ
Lạy mẹ bốn lạy con đi lấy chồng.
(Devant
le père, je me prosterne trois fois et je reste
à genoux
Devant la mère, je me prosterne quatre fois
[leur
disant que] je vais prendre mari)
L’acte
de prosternation en Asie traduit le respect ou la vénération.
Pourquoi la fille se prosterne-t-elle seulement trois fois devant le
père mais quatre devant la mère ? Pourquoi ce
déséquilibre en faveur de la mère ?
Contrairement à la leçon de morale citée plus
haut, cette chanson populaire n’est pas empreinte de la marque
confucéenne, elle traduit sans doute tout simplement les
usages en vigueur dans la société vietnamienne non
sinisée, ou du moins dans les couches sociales qui ignorent la
morale confucéenne. Cet aspect est renforcé par le fait
que la fille, tout en informant les parents, prend l’initiative
d’aller « prendre mari » ; et ce qui doit
être souligné ici, c’est qu’elle ne se plie
pas passivement à la volonté des parents, soumission
observable chez les filles de familles confucéennes pour qui
le mariage est un acte sacré dont la décision relève
strictement des parents.
Dans
le langage courant, un couple marié se dit en vietnamien
vợ chồng
(femme-mari). Si l’on se réfère à
la préséance sociale, et on sait que les Vietnamiens
lui accordent ô combien d’importance, cet ordre place la
femme devant le mari. Quelle dérision ! Ces deux termes
(
vợ chồng) font partie du vocabulaire vietnamien de base
et non pas de celui emprunté aux Chinois comme dans le cas des
termes abstraits du domaine littéraire ou philosophique. Cette
expression a pu être forgée à une époque
où les Vietnamiens vivaient encore hors de l’influence
chinoise, et leur vocabulaire, certes moins riche et moins savant,
suffit à exprimer leur vision des choses. Il est fort probable
qu’à une date très reculée dans
l’histoire, la femme vietnamienne ait eu un rôle plus
important que l’homme. C’est sans doute la raison pour
laquelle on disait et on continue à dire
vợ chồng
et non l’inverse. Ne dit-on pas encore en vietnamien
Nhất vợ nhì trời
(L’épouse l’emporte sur le ciel) ?
Véritable sacrilège, pour ceux qui placent le ciel
au-dessus de tout au point de le déifier et de lui rendre un
culte ! Cette dernière expression qui comporte des termes
chinois (
nhất, le premier, et
nhì , le second) n’a
pu être élaborée que pendant la sinisation. Et
pourtant, cet état de choses était en complète
contradiction avec l’ordre établi. Nous glissons de
nouveau sur le versant matrilinéaire.
Dans
la société vietnamienne traditionnelle qu’on
connaît, lors du mariage c’est l’homme qui demande
sa main à la femme, et les dépenses occasionnées
lui incombent, c’est le sens du terme
cưới dans
l’expression
cưới vợ, c’est-à-dire prendre
femme. Cependant la lecture des chansons populaires nous enseigne,
dans bien des cas, le contraire. Par exemple :
Rập rềnh nước chảy qua cầu
Bà già tấp tểnh mua heo cưới chồng
(Mouvementée
l’eau coule sous le pont,
La
vieille s’apprête à acheter un cochon en vue de
prendre mari)
ou
bien
Giá bao nhiêu một ông chồng
Thì em cũng bỏ đủ đồng ra mua
(Peu
importe combien peut coûter un mari
J’aurai
suffisamment de sous pour l’acheter)
Si
l’on peut rester réticent à la lecture de la
première chanson populaire ci-dessus, à cause de l’âge
avancé de la femme, l’expression
cưới chồng est
sans ambiguïté, elle renvoie à une pratique qui
devait être sans doute la règle. Quant à la
seconde chanson, elle écarte toute confusion. Il s’agit
bel et bien d’une jeune fille qui parle, reconnaissable à
travers le terme
em, c’est-à-dire « je »
pour une fille/femme. Ce deuxième exemple est encore plus
explicite avec l’utilisation du terme
mua (acheter) :
c’est la femme qui « achète » le
mari et non l’inverse.
Il
semblerait bien que par le passé, à une époque
où la société vietnamienne ne suivait pas encore
le modèle chinois quant à l’organisation sociale
et morale, c’était la femme qui choisissait le mari et
non le contraire, et de surcroît qu’elle pouvait avoir
plusieurs maris. La polyandrie laisse encore une fois des traces dans
les chansons populaires :
Người ta thích lấy nhiều chồng
Tôi đây chỉ thích một ông thật bền
(Les
autres préfèrent avoir plusieurs maris
Mais
moi, je préfère que ça dure avec un seul homme)
ou bien ceci :
Trăm năm trăm tuổi trăm chồng
Phải duyên thì lấy chẳng ông tơ hồng nào xe
(En
l’espace de cent ans, on a cent ans et cent maris
Si
l’on s’entend on se marie, rien à voir avec
l’œuvre de
je ne sais quel génie du mariage)
La
première chanson est assez explicite pour se passer de
commentaires, quant à la seconde, « cent maris »
ne doit évidemment pas être pris à la lettre, car
cela n’est qu’une image, une façon de parler pour
souligner le fait que la femme peut avoir autant de maris qu’elle
le souhaite. Mais un autre élément mérite qu’on
s’y arrête. De l’avis de la femme, si elle se marie
c’est parce qu’elle a trouvé quelqu’un avec
qui elle s’entend, et son mariage n’est pas l’œuvre
d’un génie quelconque. Elle rejette donc la notion
chinoise qui attribue au génie (
ông tơ hồng)
les compétences pour former des couples heureux. On est devant
deux pratiques et deux morales qui s’opposent, l’une
d’origine locale et l’autre empruntée et imbriquée
par-dessus.
Si
ces dernières chansons populaires font allusion aux pratiques
anciennes qui vont à l’encontre de la morale des classes
dominantes, on en trouve d’autres qui illustrent le conflit de
ces deux modèles sociaux, celui d’une époque de
transition sans doute où ils cohabitent tant bien que mal. Par
exemple :
Ngày
sau con tế ba bò
Sao bằng lúc sống con cho lấy chồng.
(Même
si plus tard tu me rends un sacrifice de trois boeufs,
Je
préfère de mon vivant que tu m’accordes de me
marier.)
En
vietnamien, cette chanson populaire est claire et sans ambiguïté.
C’est la mère qui parle à son enfant, en
l’occurrence à son fils. La morale confucéenne
interdit à la veuve de se remarier, et elle doit suivre le
fils en vertu des trois préceptes (
tam tòng) la
concernant. C’est pourquoi le terme « marier »
s’emploie ici au sens de « remarier » car
il s’agit d’une veuve, ce qui n’est pas explicite
dans la chanson, mais le contexte aide à comprendre. On est
sans doute à une époque où le confucianisme
triomphe déjà dans la société
vietnamienne - mis en valeur par l’importance du fils -, mais
la femme (la mère) veut se soustraire à cette
obligation. Comme la femme est dépositaire des traditions, et
constitue le vecteur de transmission de la mémoire, son vœu
- pouvoir se remarier de son vivant plutôt que d’être
un objet de vénération après la mort - exprimé
dans cette chanson renvoie sans doute à une pratique sociale
antérieure. Cette chanson n’illustre pas seulement un
conflit de générations mais celui de deux systèmes
de valeurs antagonistes qui se sont succédé ou qui se
trouvent imbriqués. En d’autres termes, on pourrait la
situer grossièrement au début de la sinisation de la
société vietnamienne.
A
propos du terme
tế - utilisé dans la dernière
chanson, il mérite un examen plus approfondi.
Tế
est un rite par lequel on rend un sacrifice aux êtres vénérés
(le Ciel, Confucius, ou les génies tutélaires par
exemple). Seuls les hommes ont la charge d’officiants, et lors
des cérémonies ils prononcent à haute voix des
formules codifiées d’origine chinoise qui sont très
courtes, mais la plupart du temps incompréhensibles pour le
commun des mortels - puisque cette cérémonie fut
empruntée aux pratiques chinoises. Ce rituel est un spectacle
exotique pour l’esprit curieux : tenue d’apparat à
l’ancienne, solennité, précision des gestes, etc.
Au sens familier, ce même terme
tế prend une tout
autre signification quand il est utilisé par une femme en
colère, par exemple, dans l’expression
bà tế cho một trận qu’on peut traduire en substance
par « [cette] grand-mère va [te] faire voir ».
La femme s’attribue ici le statut supérieur de
grand-mère pour exprimer sa fureur et son mépris, et
« t‰ »
signifie alors « insulter,
humilier par des grossièretés » à
l’encontre de la personne visée. Ce glissement de sens
serait-il un acte délibéré de la femme cherchant
à ironiser sur l’homme en le mimant et en détournant
le sens originel du terme ? Les formules rituelles prononcées
par l’homme sont devenues des insultes, des grossièretés
sortant de la bouche de la femme. Quand la femme vietnamienne se met
dans cet état pour affronter son adversaire, pas
nécessairement un homme, cela vaut le spectacle de l’homme
devant l’autel suprême. Elle s’agite, elle pointe
la main en direction de l’individu indésirable en
débitant à haute voix des paroles obscènes, elle
peut aussi soulever sa jupe pour lui faire honte en prenant les
autres à témoins. Et la scène peut durer aussi
longtemps qu’elle le juge nécessaire. Placé
devant ce genre de situation, la « victime »
n’a qu’à s’éclipser au plus vite pour
ne pas s’exposer au ridicule. S’agit-il d’une
réaction de la femme, écartée des cérémonies,
qui se révolte en ridiculisant l’homme ? Si c’est
le cas, cela renvoie une fois de plus à une époque où
la sinisation était de mise mais où la femme
s’autorisait encore à affirmer son rôle social,
vestige sans doute d’un passé encore plus lointain où
elle était chef.
Notes :
Le mont Thái Sơn se trouve en Chine.
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