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Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel
Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel




Introduction
Ces dernières années, grâce aux traductions de Phan Huy Đường, les lecteurs francophones se sont familiarisés avec des auteurs tels que Dương Thu Hương, Bảo Ninh et Nguyễn Huy Thiệp, les trois enfants terribles du socialisme réel. Issus de la même génération, ces romanciers furent, pendant la guerre contre les Américains, des combattants de la libération, avant de prendre la plume pour accoucher de leurs idées et de leurs désillusions concernant un conflit qui n'a que trop coûté en sacrifices et en vies humaines. D'autres écrivains plus établis, les uns témoins, les autres acteurs du passé, fouillent dans leur mémoire, en extraient les moments dramatiques, rappellent aux lecteurs le quotidien du temps jadis pour faire resurgir les refoulements collectifs. S'inspirant de la réforme agraire, menée tambour battant dans les années 50, ils essaient d'exorciser les "fantômes du passé" qui hantent leur conscience.
Avoir 20 ans à Hanoi
C'est sans doute pour cette même raison que le 17 mai 1996, France Culture a consacré à ce thème une émission d'une heure, "l'Échappée belle". D'après le recensement général effectué en 1989, la tranche d'âge des 20-29 ans représente plus de 18% de la population totale du Vietnam, soit près de 11 millions sur 60. A quelque chose près, ces chiffres sont applicables à la ville de Hanoi avec ses 3 millions d'habitants.

Depuis la fin de la guerre, le pays connaît une forte poussée démographique, dont le développement n'arrive visiblement pas à suivre la cadence. Soumise aux pressions économiques, Hanoi devient sans doute la ville la plus chère du pays sur le plan du logement. L'illusion de l'argent facile émanant du secteur touristique fait apparaître dans le paysage urbain une prolifération de mini-hôtels qui repousse les occupants d'anciens immeubles vers la périphérie, ou accentue la promiscuité déjà alarmante. Les jeunes, entre autres, confrontés à cette crise d'ordre structurel amplifiée par la conjoncture, se retrouvent la plus grande partie de leur temps dans la rue, pour ne pas dire tout simplement que les lieux publics sont pour eux un espace de vie au moins aussi important que le domicile familial.

jeunes
Dans les années 60 et 70, à l'époque où le bao cấp (système de subvention d'État) était encore de mise, un cadre célibataire avait droit dans un immeuble collectif à un appartement dont la superficie ne dépassait pas 12 mètres carrés ; encore fallait-il être membre du parti pour pouvoir bénéficier de cette attribution. Les moins chanceux se retrouvaient dans une chambre de 4 mètres carrés sans aucun confort. Aujourd'hui le prix d'un mètre carré dans les quartiers centraux de Hanoi peut atteindre l'équivalent d'une barrette d'or de 100 grammes (cây vàng) servant d'unité dans les transactions. Tandis que le salaire d'un jeune, quand il parvient à trouver un travail, se situe aux alentours de 200 francs.

Rapportées par Lao động (Le Travail), tribune de la Fédération des syndicats du 28.03.1995, les mésaventures vécues par un jeune provincial décidé à rester à Hanoi dans l'espoir de trouver un emploi, rappellent bien des épisodes vécus par d'autres à la recherche d'un lieu de vie dans les grandes métropoles. Sorti licencié de la Faculté des Lettres en 1993, ce jeune, appelons-le X., préféra dans un premier temps rentrer chez lui pour retrouver les siens. Au bout de quelques mois, X, animé de rêves d'aventure, regagna Hanoi où il fut hébergé par ses amis. Faute de trouver un emploi après avoir frappé à toutes les portes, il partit du côté de la frontière chinoise et revint au bout de deux semaines avec un reportage sur le trafic florissant constaté dans cette région. Grande fut sa joie le jour où un périodique accepta de publier son récit, car il croyait qu'on allait l'embaucher définitivement comme reporter. Enthousiasmé, il fit appel aux amis, et ces derniers lui proposèrent de partager leur logement. Le temps passa et sa soeur, admise à l'université, vint le rejoindre dans la capitale. Avoir un toit à soi pour pouvoir accueillir sa soeur devint alors pour lui une nécessité vitale. Il s'informait. On lui fournit ainsi quelques adresses. Peine perdue, car à chaque entrevue, il se vit répondre "c'est loué". X finit quand même par trouver un logement, avec l'eau courante et l'électricité, moyennant 200.000 đồng par mois, soit l'équivalent de 100 francs, loyer après tout correct. Mais au bout d'un mois la propriétaire lui dit que la chambre était vendue. Dans cette quête infernale, il découvrit que des cités universitaires prévues pour 300 places, devaient faire face à 2000 demandes d'admission. Devant lui défilaient des scènes surréalistes : on couchait sur des nattes dans la cour, dans les couloirs, sur les trottoirs dans l'attente de l'attribution éventuelle d'une chambre. Venus de provinces lointaines, des parents qui accompagnaient leur fille dans cette recherche disaient leur déception. Mais X trouva encore mieux. Des logements somptueux qui attendaient les locataires. Loyer ? 5 à 15 mille francs. Les propriétaires visaient la clientèle d'expatriés travaillant dans des organismes internationaux ou pour des firmes étrangères. À l'opposé, des centaines de baraquements sur les quais proposaient aux démunis de passer la nuit pour un ou deux franc, mais même ici, les gens devaient se bousculer pour avoir une place. Au bout du compte, X finit par trouver une chambre pour sa soeur et pour lui.

Ce récit en raccourci révèle la gravité de la crise du logement à Hanoi, et X n'est qu'un représentant des milliers d'autres étudiants dont le nombre est en constante augmentation. Dans la perspective de rattraper le retard par rapport aux pays de l'ASEAN, les universités vietnamiennes admettent d'année en année le tout-venant sans prévoir les structures d'accueil nécessaires et sans qu'une politique de l'emploi cohérente soit mise en place pour accompagner la recrudescence des effectifs à la sortie. A la rentrée 1988-1989 il y avait sur l'ensemble du pays 15.000 étudiants, cinq ans après ce chiffre était porté à 40.000. Depuis 1988, près de la moitié des 22.000 jeunes Hanoiens sortis des universités n'a pas trouvé de travail. En l'espace de quatre ans (1988-1992), le taux de chômage chez eux a quadruplé, passant de 10 % à 41%. Ces chiffres sont encore plus alarmants regardés de près établissement par établissement : 88 % des étudiants sortis de l'Université de Hanoi, 75 % de ceux qui ont suivi le cursus de l'École d'Agronomie et 91 % des jeunes médecins sont sur le carreau. Certains ont accepté de travailler sans salaire. C'est le cas des 200 jeunes médecins, histoire pour eux d'entretenir leurs connaissances et de se familiariser avec la pratique.

La nouvelle conjoncture a obligé les responsables des formations à réviser les programmes, surtout en matière de langues étrangères. Il y a une décennie, le russe était encore obligatoire, tandis que l'anglais et le chinois faisaient partie des matières optionnelles. A l'heure actuelle, l'anglais se place en tête et le russe est rayé du programme. Le français fait une percée sans parvenir à occuper une place prépondérante. Aux formations classiques, les jeunes des années 90 préfèrent des filières jugées prometteuses comme la gestion, le marketing, le commerce, le droit et l'informatique. D'après une enquête réalisée par le journal Tuổi trẻ (Jeunesse) du 26 mars 1995, l'emploi vient en tête des préoccupations pour 92,8 % des étudiants, viennent ensuite l'amitié (85,8%), le travail social (66%), le bonheur familial (63,3%) devant l'argent (52,7%). Même si cette enquête basée sur 430 réponses ne correspond pas aux critères conformes des statistiques, les chiffres obtenus n'en fournissent pas moins les tendances actuelles qui prédominent chez les jeunes. On recherche en vain dans ces circonstances les idéaux qui motivaient les luttes acharnées des générations précédentes. Nés vers la fin de la guerre ou à la réunification du pays en 1976, les jeunes d'aujourd'hui, épargnés par les sacrifices douloureux qu'ont connus leurs parents, se lancent dans la vie comme s'ils tournaient le dos au passé. Réussite sociale et confort matériel teintés d'une certaine liberté sur le plan personnel constituent pour eux le but immédiat à atteindre. Auraient-ils pu faire un autre choix dans le contexte nouveau qui traverse le pays ? Rien n'est moins sûr.

L'accoutumance à la société de consommation et la pénétration du mode de vie occidental transforment en peu de temps les moeurs et les usages, surtout chez les jeunes. Autrefois refoulée dans les tréfonds des tabous, la sexualité devient aujourd'hui un phénomène qui inquiète un grand nombre de parents. Le débat sur l'éducation sexuelle dans le journal Tuổi trẻ, fait apparaître les positions les plus conservatrices comme la préservation de la virginité, aussi bien que des suggestions plus constructives avec l'introduction dans les programmes scolaires des connaissances relatives à ce domaine. La libération des moeurs conduit les toutes jeunes filles, les unes à pratiquer l'interruption volontaire de grossesse, les autres à devenir de jeunes mères et d'autres encore à abandonner leurs rejetons aux trafiquants qui les revendront aux couples occidentaux à la recherche d'enfants adoptifs. Si sur l'ensemble du pays 18 à 20 % des IVG sont pratiquées sur les jeunes de moins de 18 ans, dans les grandes villes comme Hanoi et Saigon ces pourcentages peuvent atteindre, d'après l'hebdomadaire publié par le ministère de la Culture, Văn hóa (Culture) du 19 novembre 1995, 20 ou 30 %.

"Nous sommes comme ceux qui tombent du sommet d'une pente glissante, raconte l'une d'elles au reporter du Văn hóa. Nous avons ainsi perdu ce que nous n'avons pu préserver. Dans le feu de l'amour, ils (les garçons) nous ont fait des serments, on aurait dit qu'ils étaient capables de tout sacrifier pour nous. Mais quand "cette chose" est arrivée, ils se sont affolés et ont inventé toutes sortes de prétextes et de difficultés imaginables pour implorer leurs "amoureuses" d'aller la régler. Une fois les choses réglées, alors que nous n'en étions pas encore remises, ils ont continué à nous enjôler pour qu'on "leur donne tout"". D'autres se retrouvent du jour au lendemain délaissées par leurs compagnons à la recherche de nouvelles aventures auprès de celles qui n'ont pas encore connu d'expérience amoureuse.

En l'absence de perspectives d'avenir et pour tromper son ennui, la jeunesse se rue vers les cafés équipés de karaoké, qui poussent comme des herbes folles dans tous les recoins de la ville. Cette distraction à la mode cache mal la misère des structures existantes en matière de loisirs. Pour une ville comme Hanoi, il n'existe que deux ou trois cinémas, quelques salles de spectacles, dont le théâtre construit au début du siècle par les Français, un petit stade, deux piscines ouvertes au public. Les films projetés sont par ailleurs en nombre très limité du fait de l'absence des structures de distribution et de commercialisation avec l'étranger, situation de surcroît aggravée par la censure ; les représentations théâtrales n'ont lieu que quelques jours par mois, faut-il s'étonner dans ces conditions des déboires rencontrés par ailleurs sur ce terrain ?

Incontestablement, l'ouverture économique a permis à une frange de Hanoiens de se hisser au sommet de l'échelle sociale. Ces parvenus étalent sans pudeur leur richesse, leurs enfants qui vont désormais dans les discothèques des hôtels chics, ont envoyé au rebut les motos de fabrication soviétique ou tchécoslovaque comme les "Rochod" ou les "Samson", pour acquérir des "Dream" japonaises plus confortables et plus aux goûts des Vietnamiens, ou d'autres grosses cylindrées plus impressionnantes. Les inconscients se retrouvent dans des courses infernales pour exprimer à leur façon leur "Fureur de vivre". Ces chevaliers des temps modernes ont fait sauter les freins de leurs montures avant de les enfourcher, pour prouver leur détermination à un public aussi fasciné que pantois. A leurs débuts, en 1994-1995, les courses de motos n'avaient lieu que tard dans la soirée ; à l'heure actuelle, le spectacle se passe en plein jour, dans l'après-midi. Le parcours emprunte la plus large avenue de Hanoi - Đường Hùng Vương - qui passe devant le mausolée où repose Hồ Chí Minh. Peu importe si les accidents surviennent, puisque ces jeunes ne semblent pas tenir à leur propre vie.

En mai 1995, le journal Văn hóa évoque un épiphénomène qui a tenu deux mois plus tôt enseignants et parents d'élèves en émoi : un groupe de collégiens, filles et garçons, avait cherché à se donner la mort en avalant des comprimés. Ces jeunes furent heureusement sauvés à temps. D'après l'enquête, ils avaient formé une "association" qui ne jurait que par la solidarité et la loyauté entre ses membres, et dont le statut stipulait qu'ils devaient vivre et mourir ensemble. Quand les parents de l'un d'eux découvrirent ce suicide collectif, ils déclarèrent : "Il n'a qu'à mourir ! Comme ça on n'aura pas à le nourrir !"

Au-delà du lieu commun qui attribue toutes ces turbulences aux effets de la vie moderne, faudrait-il accuser la jeunesse de se laisser aller dans une conjoncture parsemée d'embủches ? La génération des 20 ans d'aujourd'hui ne vit-elle pas à sa manière les déceptions et les désillusions de la génération d'avant ? Autrement dit, les jeunes d'aujourd'hui ne reprennent-ils pas inconsciemment le fardeau dont leurs parents n'ont pu se débarrasser ? Quels remèdes et quelles perspectives pourraient briser ce cercle vicieux ? Faute d'une prise en compte à temps des problèmes actuels et de ceux du passé non résolus, qu'ils soient politiques ou culturels, économiques ou éducatifs, la récolte de demain risque fort d'être mauvaise si le terrain sur lequel poussent aujourd'hui les semences n'est pas entretenu.



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