Communications aux colloques
Communications aux colloques
Contestataires et contestation au Vietnam :
à la recherche d'un mode d'expression
Contestataires et contestation au Vietnam :
à la recherche d'un mode d'expression
Communication
faite au colloque organisé par Sciences Po/EHESS/MSH
Paris, 11 et 12 janvier 2001.
"Le Vietnam depuis 1945 :
États,
marges et constructions du passé"
Les rêves brisés
Revenons
rapidement en 1956, pour saisir les aspirations de jeunes artistes et
écrivains, de retour des « maquis » avec
l’espoir de contribuer à construire une société
à l’image de leurs rêves. Ce fut l’explosion
du ras-le-bol accumulé pendant les dix années de
résistance qui les avaient obligés à se
conformer à la rigueur militaire du temps de guerre .
Avec le retour de la paix, pour eux, tout devait être possible.
Dans cet espace de liberté relative, ils se sont résolus
à poser
le problème devant l’opinion publique : la liberté
d'expression dans les arts et les lettres, qui, comme chacun le sait,
ne peut être garantie que par un régime
démocratique.
Même si le tirage de leurs journaux et revues ne fut pas
astronomique, les numéros 2 et 4 du
Nhân văn atteignirent les
chiffres fort respectables de 16.000 et
12.000
exemplaires ; quand on connaît les difficultés de
l’époque pour trouver du papier - le Service d’Etat
ne lui fournissait que de quoi imprimer 2000 exemplaires - , et pour
rassembler les fonds nécessaires, étant donné
que ce journal était totalement indépendant des
structures d’Etat, leur audience devait être
considérable. Sur ce point Bùi Tín semble minimiser ou
ne pas faire attention à la portée de ce mouvement ,
contrairement à Gérard Tongas, autre témoin de
l’événement, qui lui reconnaît une
formidable popularité : au cours de l’année 1958
l’agitation gagna les étudiants et l’université
fut en ébullition, à tel point que les autorités
durent interrompre les cours avant de la fermer .
L’avis de Georges Boudarel confirme celui de Gérard
Tongas, ce fut « en fait une explosion contestataire
soulevant en rafale problèmes théoriques et questions
pratiques très concrètes avec l’acharnement d’un
feu roulant » .
Rappelons à cet égard que la revue
Văn nghệ,
organe de l’Association des Arts et des Lettres, dut sortir
deux « numéros spéciaux contre le groupe
Nhân văn-Giai phẩm », n°11, avril
1958 et n°12, mai 1958, sans parler de différentes
brochures sorties à la même époque et ayant la
même fonction.
Dans le numéro 5 du
Nhân văn qui s’avéra
le dernier, Nguyễn Hữu Đang, un des leaders du mouvement, se
référa aux sources légitimes de leurs
revendications. Ce publiciste communiste pensait qu’il était
temps, soit d’élaborer une autre constitution, soit
d’amender celle de 1946 qui à peine ratifiée par
l’Assemblée nationale avait été suspendue
à cause de la guerre qui s’annonçait. Quoi qu’il
en fût, pour Nguyễn Hữu Đang il fallait préserver à
tout prix l’esprit des libertés démocratiques
dans la Constitution de 1946 ,
car c’était absolument impératif pour un régime
démocratique. En effet, l’article 10, rappelait l’auteur
de cet article, stipule que : « Les citoyens du Vietnam
ont droit à la liberté d’expression, d’édition,
d’organisation, d’association, de domicile et de
circulation à l’intérieur comme à
l’extérieur du pays » ; et l’article
suivant de la même constitution : « Sans
décision
de justice, on n’a pas le droit d’arrêter ni de
détenir les citoyens vietnamiens. Personne n’a le droit
de violer le domicile et le courrier du citoyen vietnamien, sous
peine de transgresser la loi. » On aurait dit qu’il
sentait venir la menace et prenait les devants. Et comme si la
Constitution de 1946 ne lui suffisait pas pour convaincre les
décideurs, il citait alors l’article 87 de la
Constitution chinoise de 1954 : « Les citoyens de la
République populaire de Chine ont droit à la
liberté
d’expression, d’édition, de réunion,
d’organisation des défilés à caractère
démonstratif. L’État fournit les moyens matériels
indispensables pour garantir aux citoyens la jouissance de ces
droits. » Pour finir, il préconisait d’élargir
la démocratie, au lieu de recourir au centralisme que
suggéraient certains dirigeants, inquiets de la montée
de la nouvelle vague. On connaît mal la portée de cet
article, -celui de Nguyễn Hữu Đang-, ses effets sur les législateurs
et rédacteurs de la
constitution suivante, celle de 1959 ,
toujours est-il que dans le chapitre III relatif aux droits et
devoirs des citoyens, l’article 25 reprend presque mot pour mot
l’article 87 de la constitution chinoise de 1954, suggéré
par Nguyễn Hữu Đang : « Les citoyens de la République
démocratique du Vietnam ont droit à la liberté
d’opinion, de presse, d’union, d’association et de
manifestation. L’État garantit les conditions
matérielles nécessaires aux citoyens pour qu’ils
puissent jouir de ces droits. » .Si
le mouvement
Nhân văn - Giai phẩm prit pour
fer de lance les libertés démocratiques au nombre
desquelles la liberté d’expression, il ne se plaça
pas en dehors du cadre du Parti en se déclarant opposant par
exemple, mais au contraire. La profession de foi du journal
Nhân
văn parue dès son premier numéro aurait dû
mettre ses membres à l’abri de tout soupçon :
Au
moment où le Parti et le gouvernement se préparent
à
planifier le développement culturel, l'amélioration des
activités sociales, nous publions le journal Nhân văn
dans le but d'apporter une contribution infime à ces
tâches.
C'est pourquoi le débat d'opinion du journal se situe
essentiellement sur le plan culturel et social. Par ailleurs, un
congrès national sur les Arts et les Lettres aura bientôt
lieu. Conscient de l'importance de ce congrès, le journal Nhân
văn consacre une place aux débats touchant à cette
question, afin d'apporter une contribution au congrès. Bref,
le journal Nhân văn se place sous la direction du Parti
du Travail, approuve le marxisme-léninisme dans la pratique,
dans la perspective de consolider le Nord et d'unifier le pays, lui
ouvrant la voie vers le socialisme, conformément à la
volonté du Parti comme à celle du peuple dans son
ensemble.(...) »
Après
avoir été la cible de plusieurs articles parus dans
Nhân dân
-l’organe du Parti- visant à
l’incriminer d’avoir sali et discrédité le
Parti,
Nhân văn réagit sous la plume de Trân
Duy, rédacteur en chef, dans le numéro 5 du 20
novembre 1956 :
Nous
pensons que : soit on nous prend pour des ennemis, alors la solution
envisagée sera l'extermination; soit on nous prend pour les
masses, dans ce cas on nous dirigera (au sens de guider, annoté
par nous). Nous
avons une haute estime pour le Parti. Nous pensons que jamais le
Parti ne se trompe au point de nous prendre pour des ennemis,
là-dessus nous n'avons aucun doute. De notre côté,
nous n'avons pas attendu que le Parti vînt nous guider. Nous
nous sommes rendus devant le Parti pour lui demander de nous guider.
[Le journal rappelle les faits.] Le journal Nhân dân
peut être en désaccord avec certains articles de Nhân
văn, et il a le droit de les critiquer et d'en débattre,
mais il n'a pas le droit d'user du prestige du Parti pour accuser et
incriminer Nhân văn de crimes dangereux sur le plan
politique, pour écrire tout ceci noir sur blanc puis le
publier à des centaines de milliers d'exemplaires et les
distribuer partout, provoquant chez nos concitoyens de province une
grave erreur d'appréciation politique sur le groupe Nhân
văn. Cela relève de la mesure administrative pour liquider
les ennemis, et non de la critique littéraire à
l'égard
d'amis. (...) Nous devons chercher à nous comprendre
sincèrement. Nous faisons confiance à la lucidité
du comité central du Parti, à sa direction et à
son aide. Nous faisons confiance à la force de la
vérité,
au contrôle et à la construction sincère des
masses. L'histoire est en train de faire de grandes avancées.
Tout ce qui entrave le mouvement pour les libertés
démocratiques et le progrès de la nation, sera
certainement balayé. »
La véhémence
avec laquelle certains « hommes de lettres »
condamnaient leurs pairs qui voulaient échapper au
contrôle
total d'un régime oppressif, ne laissait aucun doute sur la
répression qui se préparait. Le poète Tô
Huu érigé en gardien de la pensée ne trouvait
pas de mots assez durs pour accuser et incriminer les contestataires
à la recherche d'un climat plus tolérant. La tentative
de débat et de démocratisation initiée par ce
mouvement fut vite transformée par ses détracteurs en
« front artistique et littéraire » (
Mặt
trận Văn nghệ), le tout appuyé par un langage
guerrier .
Regardons quelques perles :
Au
moment où les espions ne se montrent pas, dans l'attente des
occasions, et où les trotskystes Trương Tửu et Trần Đức
Thảo s'activent à rassembler leurs
« forces »
à l'Université, la bande Nguyễn Hữu Đưang-Lê
Đạt, deux anti-partis camouflés dans la revue Văn nghệ
de l'Association des Arts et des Lettres, s'associe avec celle de
Trần Dần et Tử Phác qui sont également des anti-partis
au sein du service artistique et littéraire de l'armée,
pour former une clique anti-parti dans le domaine de la culture.
(...) Quand Trần Đức Thảo dit : « La tâche de
la dictature du prolétariat consiste à développer
les libertés de l'individu », cela n'a
provoqué
de la part de tout le monde que le rire méprisant (...) La
lutte doit encore continuer en profondeur et sur tous les fronts :
politique, pensée, culture. Démasquons la nature
contre-révolutionnaire de la clique Nhân văn Giai phẩm. »
L'écrivain
Nguyễn Công Hoan, qui s'était fait connaître
dans les années 1930, et s'était rendu
célèbre
par son roman
Bước đường cùng
montait également au créneau. Phan Khôi
était
particulièrement pris pour cible :
« Voyant
en Phan Khôi un bon élément pour faire de la
propagande contre le gouvernement, le Quốc Dân Đảng l'a
recruté puis élu comme responsable de la région
de Quảng Ngãi. Certains qu'il avait méprisés dans le
temps furent alors admis dans ses rangs. Avant, il attaquait le
Vietminh coupable d'après lui, d'avoir vendu le pays pour
avoir signé les accords préliminaires ,
aujourd'hui le pays est vendu par ses propres mains (...) Phan
Khôi
suivit la résistance mais au début il n'arrêtait
pas de l'insulter, d'injurier les bộ đội. »
Dans
le « Deuxième numéro spécial contre
Nhân văn-Giai phẩm »,
la revue
Văn
Nghệ publie une lettre-pétition de 304 artistes,
écrivains et cadres du domaine des arts et des lettres
remerciant le Parti d'avoir éclairé leur voie, de leur
avoir permis d'identifier le visage des saboteurs. Ces enfants
modèles venaient de passer plus d'un mois (du 3 mars au 14
avril 1958) à recevoir des cours d'éducation sur les
Arts et les Lettres. Le dramaturge Bửu Tiến qui, plus tard,
regretta son geste, s'était aussi livré à des
attaques personnelles contre Trương Tửu, Nguyễn Hữu Đang, Văn
Cao, Trần Dần, Hoàng Cầm, etc. Le portrait
de Mme Thụy An
caricaturé par un certain Vũ Đức Phúc, signe la
médiocrité
et la bassesse de la réaction sous contrôle du pouvoir :
« Si
l'intelligence se reconnaît au visage et l'infirmité aux
membres ,
alors cette bonne femme, dont l'esprit déborde de crimes, ne
peut qu'avoir un physique très spécial. Même si
son visage n'est pas vert, si ses canines ne sont pas rouges, comme
ceux du lutin ou de la diablesse que le peuple a autrefois
imaginés
pour représenter la méchanceté et l'inhumain
(...), même si elle ne ressemble pas tout à fait à
la sorcière de la pièce Macbeth de Shakespeare
(...), même si elle n'était pas mal dans sa jeunesse
à
ce qu'il paraît, bien que tout à fait ordinaire,
aujourd'hui n'importe qui peut constater qu'elle est spéciale,
monstrueuse. Elle est maigre comme un fagot, le visage osseux. Elle a
consommé toutes sortes de produits fortifiants du monde
entier, mais sa vie décadente lui a ôté presque
toutes les forces vitales. (...) Tous les membres du groupe Nhân
văn Giai phẩm ont plus ou moins des relations avec elle,
certains ont été ensorcelés. Tous font
aujourd'hui ce même constat. »
Terminons
cette rétrospective, dont la prose ne brille pas par sa
qualité littéraire, mais se fait remarquer par sa
virtuosité accusatrice, par ceci :
« Nguyễn
Hữu Đang, provocateur inculte, sans talent, qui s'est jeté
dans le monde des lettres, la tête bourrée de combines,
ne brille que par le plagiat de certaines argumentations et par
l'emprunt d'un certain vocabulaire que des opportunistes avaient
lancé dans le but de défigurer les politiques
culturelles justes de Lénine, du Parti communiste chinois,
pour attaquer la direction de notre Parti dans le domaine des arts et
des lettres. (...) Dès son premier numéro, le Nhân
văn est démasqué comme un journal politique. Phan
Khôi et Trần Duy prennent en charge la présentation,
et par derrière c'estNguyễn
Hữu Đang qui s'occupe de
tout, des finances à la rédaction. La plupart des
articles de fond relèvent de lui, il les corrige ou signe d'un
autre nom pour cacher sa figure de traître. »
Quand
on sait que dans un tel climat de haine, une accusation venant de
certains a valeur de condamnation, ces accusateurs publics ne
cherchent certainement pas à entamer un dialogue avec leurs
accusés mais s'érigent plutôt en procureurs pour
les marginaliser.
Notes :
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