Communications aux colloques

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Contestataires et contestation au Vietnam : à la recherche d'un mode d'expression
Contestataires et contestation au Vietnam : à la recherche d'un mode d'expression


Communication faite au colloque organisé par Sciences Po/EHESS/MSH
Paris, 11 et 12 janvier 2001.
"Le Vietnam depuis 1945 : États, marges et constructions du passé"



 Le long cheminement de la contestation


1956-2000 : un long parcours depuis la première contestation ouverte à Hanoi jusqu’à la dernière année du millénaire. Entre temps, beaucoup de choses dans le monde ont changé. Les débris du mur de Berlin sont devenus des objets de collection voire de spéculation. La désintégration de l’Union soviétique a du coup libéré les forces occultes qui aujourd’hui opèrent en toute impunité aux dépens des populations acculées de nouveau à la misère. Et pour ne citer que deux anciens contestataires devenus célèbres dans le monde entier, Nelson Mandela a eu le temps de goûter à son heure de gloire, et il s’est même offert le luxe de partir dans la dignité contrairement aux assoiffés de pouvoir ; Vaclav Havel, qui a connu les heures passées à attendre Godot 63, a été plébiscité par son peuple dans une transition pacifique. C’est peut-être l’heure du bilan, du moins provisoire, pour un Vietnam si fier de ses victoires. En ce qui nous concerne, le bilan de la contestation est beaucoup moins glorieux. Le rapport espoir/désespoir est plutôt favorable au second qu’au premier. Les survivants du groupe Nhân văn-Giai phẩm sont certes réhabilités - sans clairon ni trompette -, mais neutralisés. La violence des écrits qui les ont incriminés à l’époque laisse la place, quarante ans après, à un silence sans contenu. Hoàng Cầm et Lê Đạt figurent de nouveau parmi les membres de l’Association des écrivains. Ce dernier a même obtenu l’autorisation de venir en France en novembre 1997 lors du VIe Festival Francophonie métissée organisé au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, puis l’année suivante à Bruxelles lors de l’exposition « Le Vietnam au XXe siècle ». Nguyễn Hữu Đang qui connut 15 ans de détention et de rééducation par le travail, suivis de 20 ans de résidence surveillée, est aujourd’hui hors d’état de nuire. Le poète Nguyễn Bính est vite trépassé en 1966 dans la solitude et le dénuement total : la veille de sa mort il était obligé de donner son fils à un passant pour lui éviter de souffrir inutilement et injustement 64. Trần Dần, disparu en 1997 après une longue hospitalisation, n’avait plus ses pleines capacités intellectuelles malgré son intransigeance, il était littéralement cassé 65. Văn Cao, qui sombra longtemps dans l’alcool, voulait à une époque, en réaction aux privations, réclamer aux autorités qu’elles renoncent à garder comme hymne national sa chanson, composée en 1944. Il s’est vu, pour ses dernières années, réconforté par la diffusion de son oeuvre en vidéocassettes, avant de quitter pour toujours en 1995 ses admirateurs et admiratrices. Le philosophe Trần Đức Thảo, réduit au silence et acculé à vivre dans la misère pendant des décennies, retrouva en 1991 ses amis en France, avant de disparaître deux ans après dans la solitude. Ses cendres remportées au Vietnam se sont longtemps égarées dans un lieu peu fréquentable avant de mériter un dernier acte de respect. Quant au lexicographe Đào Duy Anh, disparu en 1986, ses mémoires posthumes furent publiés trois ans plus tard. Mais cet écrit ne dépasse pas les années 1940. Depuis quelques années, la rue du quartier Kim Liên où il habitait porte désormais son nom. Ce bilan en diagonale est bien sombre, sombre comme la nuit qui encerclait cette génération sacrifiée. Le sort réservé aux « coupables » dans l'affaire du révisionnisme n'est guère brillant. Le communiste Dương Bạch Mai aurait fait partie du lot des victimes s'il ne s'était pas éteint avant la répression. Un jour de 1964, alors qu'il s'apprêtait à faire un discours pour dénoncer la position maoïste du tandem Lê Duẩn-Lê Đức Thọ, qui devait se révéler redoutable pour ses adversaires politiques, il s'évanouit subitement à la pause d'une session parlementaire qui avait lieu au théâtre municipal. Le docteur Tôn Thất Tùng voulait le suivre dans l'ambulance, mais deux inconnus le dissuadèrent de le faire. On ne retrouva plus le discours qu'il avait préparé et gardé dans sa poche66. Cette mort trouble est sujette à bien des spéculations. Saura-t-on jamais la vérité ? Les compagnons de cellule de Lê Đức Thọ dans la prison de Sơn La, Vũ Đình Huỳnh, l'écrivain KỲ Vân, le général Đặng Kim Giang, etc., finissent par disparaître avec le temps, après avoir été les victimes de leur camarade devenu chef de la commission d'organisation du comité central, sauf Tô Hiệu, mort en détention dans la prison de Sơn La, et Hoàng Minh Chính, décidé à aller jusqu'au bout pour faire éclater la vérité. En dehors de ces figures historiques, bien d'autres innocents se demandent encore quelles étaient les raisons de leur arrestation et de leur internement, par exemple:

Vue de loin, « l'affaire du révisionnisme anti-parti » ressemble à un objet de l'univers que les scientifiques redoutent : le trou noir qui réduit à néant en l'avalant tout objet se trouvant à sa périphérie. Tous ceux qui étaient de près ou de loin en relation avec cette affaire furent réprimés, excommuniés, internés. Les cas de Lê Hông Hà et Nguyên Trung Thành, deux anciens cadres de la police repentis, en sont les preuves. On pourrait se demander pourquoi cet acharnement, alors que le vrai responsable de cette affaire, Lê Đức Thọ, pour ne pas le nommer, n'est plus depuis dix ans. Écoutons la parole de ce dernier, répondant à la femme de Đặng Kim Giang venue l'apostropher à son domicile après l'arrestation de celui-ci ; elle lui dit que si son mari était un espion à la solde des impérialistes, il n'avait qu'à le condamner à être fusillé : « Mais non, il s'agit d'une lutte interne, on ne peut pas juger ouvertement comme ça. Soyez tranquille. Nous n'allons pas l'emprisonner. N'ayant pas réussi à le convaincre, on est obligé de prendre des mesures administratives. Quand il aura fini par comprendre il sera de retour. Ma porte est toujours grande ouverte. Venez me voir quand vous avez des difficultés. »69 Đặng Kim Giang, l'homme sur qui reposait la logistique à Điện Biên Phủ, fut promu secrétaire d'Etat aux Fermes collectives au retour de la paix, avant d'être accusé de révisionnisme. Il connut en tout 25 ans de privation de liberté : 12 ans de prison sous la colonisation, 7 ans sous le régime stalino-maoïste et le reste du temps en résidence surveillée. Il est décédé en 1983 à l'âge de 73 ans, dans la misère et le dénuement total, sous la surveillance de deux agents de sécurité que sa femme dut faire sortir de leur intimité pour qu'il puisse fermer définitivement les yeux 70. Si certains tyrans font peur par leur violence ou leur colère sans bornes, Lê Đức Thọ n'avait pas besoin de ces habillages vulgaires. Sur ce plan, l'avis de la romancière Dương Thu Hương, autre figure contestataire, qui a connu la répression mais a fini par devenir pour ses détracteurs plus encombrante internée que libre, comme l'avait été Wei Jingsheng pour les dirigeants chinois 71, mérite réflexion. Elle estime que ces derniers - célèbres pour leurs répressions sanglantes - devraient venir prendre des leçons auprès des dirigeants vietnamiens qui, eux, n'ont pas besoin de recourir aux méthodes de répression spectaculaires pour obtenir les mêmes résultats 72. Il y aurait un chapitre à faire sur l'économie de la répression, aurait dit Michel Foucault.

1956-2000, c'est l'espace d'un demi-siècle depuis le XXe congrès du PCUS où Nikita Khrouchtchev fit sensation avec son rapport, point de départ du révisionnisme. Mais ce révisionnisme-là fait figure d'arriéré eu égard à l'option prise par le PCV depuis 1986, et pourtant ses dirigeants d'aujourd'hui ne veulent toujours rien entendre quand les victimes dudit révisionnisme réclament qu'on fasse la lumière une fois pour toutes. Leurs réactions ne diffèrent pas de celles de la génération d'avant, à l'origine de l'affaire qui remonte aux années 1960. On dirait que ceux qui sont à la tête du PCV aujourd'hui reprennent à leur compte les actes commis par leurs camarades dans le passé. Et pour quelles raisons ? Le PCV applique-t-il à lui-même le principe de responsabilité « héréditaire » jusqu'ici appliqué à ses victimes qu'il fait passer pour coupables ? Ou s'agit-il d'un héritage en négatif qu'on doit à tout prix cacher ? Le contenu de cet héritage est-il si explosif ou si précieux, que le Parti s'oppose, s'il le faut par la répression, à tout acte de curiosité ? On serait tenté de croire que l'ouverture de la boîte de Pandore risquerait de mettre le régime en danger, car la voie serait libre pour d'autres réclamations non moins graves, d'autres requêtes de faire la lumière sur les affaires non élucidées, à commencer par la disparition des adversaires politiques en 1945 73. Et dans ce cas de figure, la crédibilité du Parti aurait du mal à résister à l'épreuve de la vérité. Sa légitimité jusqu'alors incontestée, risquerait de voler en éclats. Le Parti n'a pas ramené seul l'indépendance, il n'a pas combattu seul les Américains et leurs protégés. Retranchés derrière des méthodes peu glorieuses, les gardiens du temple ne peuvent avancer aujourd'hui aucun argument théorique ou logique ni même idéologique, aucune raison formulable, défendable ni même discutable pour s'opposer à leurs détracteurs, à part le credo habituel sous une forme ou une autre : actes anti-parti, atteinte aux intérêts de l'Etat, etc. L'absurde n'existe pas uniquement dans les fictions car ces créatures vont jusqu'à accuser certains d'« abuser des libertés démocratiques » dans un pays où la démocratie n'a jamais existé.. Ces gardiens du temple, déjà vidé de ses objets de culte, en font un art de gouvernement. Leur logique binaire dictée par la guerre se perpétue en temps de paix pour se muer en dictature. Ainsi tout acte de déviance et toute voix dissidente d'où qu'elle vienne, sont systématiquement assimilés à de la malveillance visant à déstabiliser, à renverser le régime. Hannah Arendt qui a étudié le phénomène du totalitarisme estime que « ni Lénine ni Mussolini n'ont été des dictateurs totalitaires, et ils ne savaient pas même ce que signifiait réellement le totalitarisme. Le régime de Lénine était celui d'une dictature révolutionnaire à parti unique. » 74 Le pouvoir en place au Vietnam s'apparente ainsi à cette forme de dictature sans véritable dictateur. Si le principe d'action de la dictature est la peur, ce qu'Hannah Arendt a souligné, la dictature en vigueur au Vietnam semble bien le dépasser, car elle a réussi à métamorphoser cette peur en autocensure. La merveille et l'efficacité de ce régime se remarquent dans le fait qu'il n'existe aucun organe de censure formel au sein de la presse, de l'édition, ou au sein même du gouvernement. Les subordonnés n'ont qu'à anticiper la volonté des dirigeants, connue de tous, et la machine alimentée par sa propre inertie écarte tout sur son passage si elle ne l'écrase pas. Cette machine ne peut tourner longtemps sans le soutien de techniciens qui l'entretiennent, car tout pouvoir de domination a besoin pour durer d'un minimum de consentement de la part des dominés, la violence seule ne suffit pas 75.

Le sort réservé à l'avocat Nguyễn Mạnh Tường, au philosophe Trần Đức Thảo (remarquons en passant que tous les deux étaient d'anciens « Retour de France », et à la jeune génération, qui ne réclament que la liberté d'expression, montre combien les dirigeants du Parti méprisent les intellectuels. Dans ce climat précis d'après-guerre, la formation occidentale des contestataires prend valeur de circonstance aggravante. Un abîme, et ce à plusieurs égards, les sépare des tenants du pouvoir, lesquels sont, eux, des « révolutionnaires professionnels » 76. Alors que les uns sont rompus à la pratique du secret et de la manipulation, les autres pratiquent l'art de convaincre en public ; quand les uns s'érigent en maîtres absolus, les autres refusent de se rabaisser et de se laisser domestiquer comme des bêtes ; quand les uns raisonnent en termes de guerre, les autres argumentent en termes de dialogue ; quand les uns crient au sabotage, les autres réclament l'application de textes officiels, fondement de leur légitimité : deux mondes complètement étrangers l'un à l'autre. L'incommunicabilité règne.

Cet état de fait ne surgit pas du néant. Le socle culturel sur lequel il se posa a facilité les mutations. Dans le passé, le confucianisme, qui a longtemps façonné la société, régi les rapports sociaux, était loin de cultiver le dialogue entre gouvernants et gouvernés. L'obéissance et la soumission étaient érigées en vertus sociales, l'individu gommé au bénéfice du collectif. « Vous êtes membre du Parti, alors restez là où on vous dit de rester. Ne posez pas de question ! » Ce fut la réponse donnée à la femme de Đặng Kim Giang, qui demandait à un service d'enseignement pourquoi elle avait été déchue de la fonction de directrice-adjointe à laquelle elle avait été promue la veille 77. On se croirait projeté dans le passé, époque où le maître Kong avait son autel dans tous les recoins du pays. Néanmoins si l'on se réfère uniquement à l'écrit, par exemple au code des Lê, on est tenté de dire que les monarchies du passé étaient plus libérales que le socialisme réel dans les rapports avec les couches instruites de la société - lettrés d'hier et intellectuels d'aujourd'hui. Au temps de la République démocratique allemande qui était l'idéal de la République démocratique du Vietnam, même la Stasi avec ses 170.000 « collaborateurs non officiels » et ses 80.000 fonctionnaires qui quadrillaient la société allemande forte de 17 millions d'âmes 78, ne méprisait pas les intellectuels comme le faisaient les dirigeants vietnamiens. Les têtes pensantes étaient certes surveillées, mais lui servaient aussi de vitrine du monde socialiste. La répression faisait bien régner la peur, cependant les déchus n'étaient pas acculés à la misère, à l'humiliation, certains pouvaient encore exercer leur savoir ou leur métier. Si « surveiller et punir » fait partie du rapport de la dictature à la société, la mise en oeuvre des procédés punitifs frappant les contestataires vietnamiens ne dépend pas de l'humeur du législateur mais de celle des gardiens du temple, et le « principe de la non-publicité des peines est de rigueur » 79.

Si la dictature atomise la société, on en voit les effets jusque dans la contestation. Ceci est particulièrement vrai pour le Vietnam. Le mouvement Nhân Văn-Giai phẩm des années 1950 était certes populaire car il sut capter l'opinion, cependant il n'était pas porté par une base sociale, et ce pour toutes sortes de raisons, parce qu'il fut pris de court par la répression, son champ d'action se limita au domaine des Artrs et des Lettres, par exemple. L'éclosion de ce mouvement aurait pu être un moment formidable pour la ville d'aller au-devant des préoccupations de la campagne qui venait de connaître les heures dramatiques et traumatisantes de la réforme agraire. L'absence de ce lien organique et fonctionnel condamnait la contestation à agir seule et à s'isoler dans le tissu urbain. Passons sur les années de guerre (1960-1975) qui ne toléraient aucune protestation. Cependant, on peut remarquer que le Nord Vietnam n'a pas hésité à exploiter le mouvement anti-guerre de la société américaine. Depuis la réunification du pays en 1976, l'ensemble de la population était occupée et avec raison, d'un côté, à surmonter les malheurs causés par la guerre, à panser les blessures, à accepter la perte des proches, et pour les vaincus à se faire à des vainqueurs souvent arrogants et peu respectables, etc., et de l'autre, à se battre avec la vie matérielle dans un pays dévasté par la guerre, et dont la situation économique était plus proche du marasme que de l'abondance, la famine guettant dans certaines provinces septentrionales ; puis à savourer depuis l'ouverture économique, les biens de consommation jusqu'alors inaccescibles. Bien sûr tous ces facteurs ne jouent pas en faveur de la contestation. Si les années 1990 voient apparaître des foyers de contestation dont certains couvaient depuis longtemps, comme le rebondissement de l'affaire Hoàng Minh Chính, on assiste plutôt à l'émiettement de la contestation, à la dispersion des revendications, ce qui n'est pas en soi une mauvaise chose : d'un côté on réclame la restitution des lieux de culte et des terres attenantes, on proteste contre la corruption, l'accaparement des terres et des dédommagements injustifiés, de l'autre c'est la démocratisation qui est en jeu. Mais l'absence d'une plate-forme qui permettrait à tous les acteurs individuels ou collectifs de s'y retrouver, d'une structure qui canaliserait les revendications légitimes et démocratiques et d'une unité d'action, prive les contestataires d'un élan collectif, d'un souffle mobilisateur. Quoi qu'il en soit, jusqu'à présent le pouvoir n'est pas contesté en tant que tel, mais c'est l'exercice du pouvoir dans sa réalité cynique et corrompue qui est contesté et maudit.

Comment en est-on arrivé là ? Comment peut-on être déshumanisé au point de sacrifier d'anciens compagnons de route dans les heures difficiles, qui ne sont ni des criminels, ni des fraudeurs, ni des voyous, et encore moins des vendus, mais des têtes qui pensent et qui réfléchissent ? Quel est le mobile de ceux qui mettent en branle tout un appareil répressif pour veiller à ce que les victimes périssent comme des bêtes, alors qu'elles n'ont jamais contesté le pouvoir, ni réclamé le départ de qui que ce soit ? Si un régime politique se sent déjà menacé par une critique, on peut se demander de quoi il est fait. S'il est fort sur le plan répressif, il ne brille certainement pas par ses capacités intellectuelles et morales, ni par son intelligence et sa lucidité. Si ses dirigeants s'agitent comme des diables dans un bénitier dès qu'ils entendent une critique, on est en droit de se demander ce qu'il ont commis comme crimes. On est très loin du jour où le pouvoir accepterait d'entendre les critiques, et de se mettre d'abord en question, au lieu d'incriminer ceux qui le critiquent.

Comment en est-on arrivé là ? A en croire David Marr dans son dernier ouvrage sur l'année 1945 dont le sous-titre en soi « La quête du pouvoir » est déjà tout un programme, l'avenir du Vietnam - pour cette époque - se jouait en cette année 1945, année la plus importante du siècle : tous les ingrédients, tous les germes, toutes les contradictions de la future configuration possible étaient déjà en place, les rapports des forces en présence déterminaient en quelque sorte l'issue qu'on a connue par la suite 80.

Côté contestataires, le cheminement vers la voie de la légalité reste à chercher. Contestataires certes, mais qui doivent encore trouver leur souffle pour qu'une véritable contestation puisse voir le jour. Le moment crucial pourrait se situer lors du passage de la contestation à l'opposition, ouverte ou clandestine, mais une opposition organisée, car sans l'existence d'une telle structure l'horizon demeure bouché. L'absence d'une opposition au Vietnam peut s'expliquer par plusieurs facteurs convergents : l'élimination physique des adversaires politiques en 1945 (surtout nationalistes et trotskystes) par le Vietminh interdit pendant la résistance l'émergence d'une opposition potentielle, puis la guerre qui mobilisa tous les efforts humains et matériels finit par enterrer l'idée même d'une opposition. « Aller libérer le Sud » était un devoir sacré, voire le devoir du moment 81. Le partage des représentations sur l'idée d'une nation glorieuse, d'une possible victoire sans précédent, de la juste cause, du patriotisme -instrumentalisé-, détourna la société de tout regard critique. Quand la paix revint, il y eut d'autres urgences fort légitimes que nous venons d'évoquer plus haut. Enfin, contestataires et contestation hésitent à franchir le pas pour s'affirmer comme opposants ou pour constituer un groupe d'opposants ne serait-ce qu'informel. Certes, la menace de répression pèse sur les esprits mais une autre raison plus affective celle-là, explique sans doute aussi cette hésitation. On est tenté de faire une analogie entre le Parti et la famille. Quand on est membre de l'une ou de l'autre structure, on hésite à la critiquer, à la dénoncer sous peine de passer pour dissident, diviseur, liquidateur, de provoquer la désunion. Car dans ce cas de figure, renier l'organisation à laquelle on appartient depuis sa jeunesse revient à renier son propre passé, remettre en question son engagement, etc., décision fort douloureuse que peu d'individus osent prendre. C'est sans doute pour cette raison que ceux qui sont membres du Parti essaient de lutter de l'intérieur, mais tous finissent par être excommuniés les uns après les autres. Par ailleurs, on a vu que même les victimes les plus à plaindre, Nguyễn Mạnh Tường et Hoàng Minh Chính, par exemple, ne réclament pas un changement radical. Faute justement d'opposition. La romancière Dương Thu Hương qui, ayant cherché une explication à une situation apparemment sans issue, pousse son analyse plus loin, estime que la guerre a tout emporté, les forces vives et le courage ont été mobilisés à outrance, l'être humain a été acculé à vivre dans des conditions trop extrêmes, trop dégradantes pour qu'aujourd'hui on puisse lui demander de se comporter avec humanité et dignité. Pour beaucoup, d'après elle, les conditions de vie difficiles voire inacceptables, tant sur le plan matériel que moral, en temps de paix, valent encore mieux que la mort suspendue en temps de guerre 82, ce qui explique la résignation et la soumission. L'explication est certes radicale mais on n'en a pas trouvé d'autres plus plausibles, à part le fait de mettre tout sur le dos de la contradiction.

Les intellectuels qui, en bravant les arrestations et internements, réclament la démocratisation, se montrent plus décidés que jamais, cependant le chemin de la contestation est encore pavé de surprises. Si les révoltes de Thái Bình, certes violentes, dont les causes sont à chercher du côté de l'oppression et de l'abus de pouvoir, autre forme de violence, celle du prince, avaient été relayées par les citadins, elles auraient pris une autre allure. Quoi qu'il en soit, les paysans de Thái Bình ont frappé juste, car ils ont su repérer là où le pouvoir est faible, pour porter leur coup, et éviter par la même occasion de se placer sur le terrain où le pouvoir est fort. La corruption, le détournement des fonds publics et l'irresponsabilité constituent autant de brèches qui pourraient se révéler dangereuses même pour le pouvoir. Il succomberait alors à ses propres maux, à sa propre folie. C'est aussi l'avis de Nguyễn Mạnh Tường : « Quand un mal est poussé à son degré suprême d'intensité, il secrète lui-même son remède ». 83 Mais faut-il pour autant attendre ce jour-là ? La société vietnamienne qui a connu d'épouvantables bouleversements en 50 ans saurait-elle prendre les risques, évaluer ses potentiels avant d'agir en connaissance de cause ?

Si l'on se tourne vers l'autre versant de la contestation en germe, on constate que la démocratisation est certes réclamée plus fort que jamais par des intellectuels, surtout des écrivains, des scientifiques relevant des sciences de la nature 84, des militaires et paradoxalement d'anciens apparatchiks de la police. Leur difficulté réside sans doute dans le fait de savoir comment traduire le mécontentement social, la demande sociale en termes de démocratie. Sans cette étape ils ne pourraient pas être les porte-parole du mécontentement collectif. Des passerelles restent également à chercher pour pouvoir relier la campagne à la ville où se concentrent les lieux et les hommes de pouvoir. Les paysans ne se soucient pas trop d'étiquettes pourvu qu'on les aide à s'en sortir. La justice pour eux est peut-être plus importante donc mobilisatrice, que d'autres grands principes abstraits. Reste donc à faire rimer démocratie avec justice.

Mais qu'est-ce qu'on peut attendre d'une société où grosso modo 50% de la population a moins de 25 ans? Jean Chesneaux qui est présent sur tous les fronts de lutte, pose le problème de démocratie en termes de démographie : la démocratie est l'affaire des adultes et non des jeunes 85. La transmission entre générations est impossible par le simple fait que la démocratie n'a jamais existé au Vietnam. Le rapport des forces est certes défavorable aux démocrates, mais l'histoire est-elle toujours faite par une majorité, ou par une minorité agissante qui a su gagner la confiance des autres ? Les pierres posées aujourd'hui ne peuvent-elles pas servir de fondations pour la maison de demain ? La liberté ne peut se gagner que par une lutte, ce sont les opposants à cette liberté qui en fixent le prix, cependant tout démocrate doit tenir compte du prix humain. S'il est approuvé par la volonté populaire, on est en droit de garder l'espoir. L'espoir de voir une société représentée par ce qu'elle a de meilleur et non par ce qu'elle a de plus honteux.


Notes :

63  « Le discours de réception de Vaclav Havel à l'Académie des sciences morales et politiques », Le Monde, 29.10.1992.

64  Vũ Thư Hiên, op. cit. pp. 115-116.

65  Son journal couvrant la période 1954-1960 vient d'être édité à Paris : Trần Dần, Ghi (1954-1960), Paris, Ed. Td Mémoire, 2001, 467 p.

66  Vũ Thu Hiên, op. cit., p. 275-276.

67  Voir note 36.

68  Bùi Ngoc Tấn, Chuyện kể năm hai ngàn (Récit de l'an 2000), 2 tomes, Hà Nội, Ed. Thanh niên, 2000, 499 p. et 359 p.

69  Diễn Đàn, « Đơn khiếu oan của bà quủ phụ Đặng Kim Giang » (Requête contre l'injustice de la veuve de Đặng Kim Giang », n° 42 (6.95)

70  Vũ Thư Hiên, op. cit., p. 370.

71  Wei Jingsheng, La cinquième modernisation et autres écrits du printemps de Pékin, Christian Bourgois Editeur, 1997, pp. 263-266.

72  Dương Thu Hương, « Tiếng vố cánh của bầy quạ đen » (Le battement d'ailes des corbeaux), in Diễn Đàn, n°86 (6.99)

73  Voir par exemple l'ouvrage de Ngô Văn, Vietnam 1925-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Paris, L'Insomniaque, 1995, 444 p.

74  Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, traduit de l'anglais et préfacé par Michelle-Irène B. de Launy, Payot, réédition, 1996, p. 112.

75  Maurice Godelier, L'idéel et le matériel, Fayard, 1984, p. 205.

76  L'expression est de Trần Văn Giầu répondant à la question du tribunal lui demandant sa profession, quand il fut arrêté dans les années 1930 par les autorités coloniales pour activités subversives.

77   Diễn Đàn, « Đơn khiếu oan... », op. cit.

78  Sonia Combe, Une société sous surveillance. Les intellectuels et la Stasi, Albin Michel, 1999, p. 48.

79  Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 127;

80  David G. Marr, Vietnam 1945. The quest of power, University of California Press, 1995, 602 p.

81  L'expression « Sinh Bắc tử Nam » (né au Nord mort au Sud) est révélatrice de l'état d'esprit de cette époque meurtrière.

82  Dương Thu Hương, op.cit.

83  Nguyễn Mạnh Tường, op. cit., p. 65.

84  Les chercheurs en sciences sociales et humaines se retrouvent plutôt conseillers dans des localités qui réclament par exemple la restitution des lieux de culte, qui sont en fait aussi des espaces de sociabilité comme le dinh.

85  Nguyễn Văn Ký, Entretien avec Jean Chesneaux, «Le Vietnam, un des jalons d'un intellectuel engagé », in La Lettre de l'Afrase, n°44, mars 1998.




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