Communications aux colloques
Communications aux colloques
Contestataires et contestation au Vietnam :
à la recherche d'un mode d'expression
Contestataires et contestation au Vietnam :
à la recherche d'un mode d'expression
Communication
faite au colloque organisé par Sciences Po/EHESS/MSH
Paris, 11 et 12 janvier 2001.
"Le Vietnam depuis 1945 :
États,
marges et constructions du passé"
Le long
cheminement de la contestation
1956-2000
: un long parcours depuis la première contestation ouverte
à
Hanoi jusqu’à la dernière année du
millénaire. Entre temps, beaucoup de choses dans le monde ont
changé. Les débris du mur de Berlin sont devenus des
objets de collection voire de spéculation. La
désintégration
de l’Union soviétique a du coup libéré les
forces occultes qui aujourd’hui opèrent en toute
impunité aux dépens des populations acculées de
nouveau à la misère. Et pour ne citer que deux anciens
contestataires devenus célèbres dans le monde entier,
Nelson Mandela a eu le temps de goûter à son heure de
gloire, et il s’est même offert le luxe de partir dans la
dignité contrairement aux assoiffés de pouvoir ; Vaclav
Havel, qui a connu les heures passées à attendre
Godot ,
a été plébiscité par son peuple dans une
transition pacifique. C’est
peut-être l’heure du bilan, du moins provisoire, pour un
Vietnam si fier de ses victoires. En ce qui nous concerne, le bilan
de la contestation est beaucoup moins glorieux. Le rapport
espoir/désespoir est plutôt favorable au second qu’au
premier. Les survivants du groupe Nhân văn-Giai phẩm sont
certes réhabilités - sans clairon ni trompette -, mais
neutralisés. La violence des écrits qui les ont
incriminés à l’époque laisse la place,
quarante ans après, à un silence sans contenu.
Hoàng
Cầm et Lê Đạt figurent de nouveau parmi les membres de
l’Association des écrivains. Ce dernier a même
obtenu l’autorisation de venir en France en novembre 1997 lors
du VIe Festival Francophonie métissée organisé
au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, puis l’année
suivante à Bruxelles lors de l’exposition « Le
Vietnam au XXe siècle ». Nguyễn Hữu Đang qui
connut 15 ans de détention et de rééducation par
le travail, suivis de 20 ans de résidence surveillée,
est aujourd’hui hors d’état de nuire. Le poète
Nguyễn Bính est vite trépassé en 1966 dans la
solitude et le dénuement total : la veille de sa mort il
était
obligé de donner son fils à un passant pour lui
éviter
de souffrir inutilement et injustement .
Trần Dần, disparu en 1997 après une longue
hospitalisation, n’avait plus ses pleines capacités
intellectuelles malgré son intransigeance, il était
littéralement cassé .
Văn Cao, qui sombra longtemps dans l’alcool, voulait à
une époque, en réaction aux privations, réclamer
aux autorités qu’elles renoncent à garder comme
hymne national sa chanson, composée en 1944. Il s’est
vu, pour ses dernières années, réconforté
par la diffusion de son oeuvre en vidéocassettes, avant de
quitter pour toujours en 1995 ses admirateurs et admiratrices. Le
philosophe Trần Đức Thảo, réduit au silence et
acculé
à vivre dans la misère pendant des décennies,
retrouva en 1991 ses amis en France, avant de disparaître deux
ans après dans la solitude. Ses cendres remportées au
Vietnam se sont longtemps égarées dans un lieu peu
fréquentable avant de mériter un dernier acte de
respect. Quant au lexicographe Đào Duy Anh, disparu en 1986,
ses mémoires posthumes furent publiés trois ans plus
tard. Mais cet écrit ne dépasse pas les années
1940. Depuis quelques années, la rue du quartier Kim Liên
où il habitait porte désormais son nom. Ce bilan en
diagonale est bien sombre, sombre comme la nuit qui encerclait cette
génération sacrifiée. Le
sort réservé aux « coupables »
dans l'affaire du révisionnisme n'est guère brillant.
Le communiste Dương Bạch Mai aurait fait partie du lot des victimes
s'il ne s'était pas éteint avant la répression.
Un jour de 1964, alors qu'il s'apprêtait à faire un
discours pour dénoncer la position maoïste du tandem
Lê
Duẩn-Lê Đức Thọ, qui devait se révéler
redoutable pour ses adversaires politiques, il s'évanouit
subitement à la pause d'une session parlementaire qui avait
lieu au théâtre municipal. Le docteur Tôn Thất
Tùng voulait le suivre dans l'ambulance, mais deux inconnus le
dissuadèrent de le faire. On ne retrouva plus le discours
qu'il avait préparé et gardé dans sa poche.
Cette mort trouble est sujette à bien des spéculations.
Saura-t-on jamais la vérité ? Les compagnons de cellule
de Lê Đức Thọ dans la prison de Sơn La, Vũ Đình Huỳnh,
l'écrivain KỲ Vân, le général Đặng Kim
Giang, etc., finissent par disparaître avec le temps,
après
avoir été les victimes de leur camarade devenu chef de
la commission d'organisation du comité central, sauf Tô
Hiệu, mort en détention dans la prison de Sơn La, et
Hoàng Minh Chính, décidé à aller jusqu'au
bout pour faire éclater la vérité. En dehors de
ces figures historiques, bien d'autres innocents se demandent encore
quelles étaient les raisons de leur arrestation et de leur
internement, par exemple:
-
l'écrivain Vũ Thư
Hiên, non membre du
Parti, victime par filiation, car il est le fils de Vũ Đình Huỳnh,
arrêté peu avant lui. Il a passé en tout 9 ans
(1967-1976) en prison et au camp de travail, et vit actuellement en
France. Ses mémoires sortis en 1997 méritent le
détour ; même si le style en est quelque peu
romancé, les personnages et les faits sont authentiques.
L'auteur y fait défiler le monde politique aux
côtés d'esquisses de portraits du monde littéraire
de Hanoi dans la période 1941-1985. C'est l'ouvrage le plus
complet connu jusqu'à présent sur l'affaire du
révisionnisme anti-parti
- l'écrivain-journaliste
Bùi Ngoc
Tấn, victime par fréquentation. Arrêté en
novembre 1968, il fut promené de prison en camp de travail
pendant 5 ans. Il n'y avait pas eu de procès. Son récit
de captivité qui vient d'être publié avant
d'être retiré de la circulation, est enrichi de
descriptions de la vie quotidienne dans sa ville de Hải Phòng
après sa libération en 1973, descriptions qui
éclairent la toile de fond d'une société
policière .
Vue
de loin, « l'affaire du révisionnisme
anti-parti » ressemble à un objet de
l'univers que les scientifiques
redoutent : le trou noir qui réduit à néant en
l'avalant tout objet se trouvant à sa périphérie.
Tous ceux qui étaient de près ou de loin en relation
avec cette affaire furent réprimés, excommuniés,
internés. Les cas de Lê Hông Hà et
Nguyên
Trung Thành, deux anciens cadres de la police repentis, en
sont les preuves. On pourrait se demander pourquoi cet acharnement,
alors que le vrai responsable de cette affaire, Lê Đức Thọ,
pour ne pas le nommer, n'est plus depuis dix ans. Écoutons la
parole de ce dernier, répondant à la femme de Đặng Kim
Giang venue l'apostropher à son domicile après
l'arrestation de celui-ci ; elle lui dit que si son mari était
un espion à la solde des impérialistes, il n'avait
qu'à
le condamner à être fusillé : « Mais
non, il s'agit d'une lutte interne, on ne peut pas juger ouvertement
comme ça. Soyez tranquille. Nous n'allons pas l'emprisonner.
N'ayant pas réussi à le convaincre, on est obligé
de prendre des mesures administratives. Quand il aura fini par
comprendre il sera de retour. Ma porte est toujours grande ouverte.
Venez me voir quand vous avez des difficultés. »
Đặng Kim
Giang, l'homme sur qui reposait la logistique à
Điện
Biên Phủ, fut promu secrétaire d'Etat aux Fermes
collectives au retour de la paix, avant d'être accusé de
révisionnisme. Il connut en tout 25 ans de privation de
liberté : 12 ans de prison sous la colonisation, 7 ans sous le
régime stalino-maoïste et le reste du temps en
résidence
surveillée. Il est décédé en 1983 à
l'âge de 73 ans, dans la misère et le dénuement
total, sous la surveillance de deux agents de sécurité
que sa femme dut faire sortir de leur intimité pour qu'il
puisse fermer définitivement les yeux .
Si certains tyrans font peur par leur violence ou leur colère
sans bornes, Lê Đức Thọ n'avait pas besoin de ces habillages
vulgaires. Sur ce plan, l'avis de la romancière Dương Thu
Hương, autre figure contestataire, qui a connu la répression
mais a fini par devenir pour ses détracteurs plus encombrante
internée que libre, comme l'avait été Wei
Jingsheng pour les dirigeants chinois ,
mérite réflexion. Elle estime que ces derniers -
célèbres pour leurs répressions sanglantes -
devraient venir prendre des leçons auprès des
dirigeants vietnamiens qui, eux, n'ont pas besoin de recourir aux
méthodes de répression spectaculaires pour obtenir les
mêmes résultats .
Il y aurait un chapitre à faire sur l'économie de la
répression, aurait dit Michel Foucault.
1956-2000, c'est l'espace d'un demi-siècle
depuis le XXe congrès du PCUS où Nikita Khrouchtchev
fit sensation avec son rapport, point de départ du
révisionnisme. Mais ce révisionnisme-là fait
figure d'arriéré eu égard à l'option
prise par le PCV depuis 1986, et pourtant ses dirigeants
d'aujourd'hui ne veulent toujours rien entendre quand les victimes
dudit révisionnisme réclament qu'on fasse la
lumière
une fois pour toutes. Leurs réactions ne diffèrent pas
de celles de la génération d'avant, à l'origine
de l'affaire qui remonte aux années 1960. On dirait que ceux
qui sont à la tête du PCV aujourd'hui reprennent à
leur compte les actes commis par leurs camarades dans le passé.
Et pour quelles raisons ? Le PCV applique-t-il à lui-même
le principe de responsabilité
« héréditaire »
jusqu'ici appliqué à ses victimes qu'il fait passer
pour coupables ? Ou s'agit-il d'un héritage en négatif
qu'on doit à tout prix cacher ? Le contenu de cet
héritage
est-il si explosif ou si précieux, que le Parti s'oppose, s'il
le faut par la répression, à tout acte de
curiosité
? On serait tenté de croire que l'ouverture de la boîte
de Pandore risquerait de mettre le régime en danger, car la
voie serait libre pour d'autres réclamations non moins graves,
d'autres requêtes de faire la lumière sur les affaires
non élucidées, à commencer par la disparition
des adversaires politiques en 1945 .
Et dans ce cas de figure, la crédibilité du Parti
aurait du mal à résister à l'épreuve de
la vérité. Sa légitimité jusqu'alors
incontestée, risquerait de voler en éclats. Le Parti
n'a pas ramené seul l'indépendance, il n'a pas combattu
seul les Américains et leurs protégés.
Retranchés derrière des méthodes peu glorieuses,
les gardiens du temple ne peuvent avancer aujourd'hui aucun argument
théorique ou logique ni même idéologique, aucune
raison formulable, défendable ni même discutable pour
s'opposer à leurs détracteurs, à part le credo
habituel sous une forme ou une autre : actes anti-parti, atteinte aux
intérêts de l'Etat, etc. L'absurde n'existe pas
uniquement dans les fictions car ces créatures vont
jusqu'à
accuser certains d'« abuser des libertés
démocratiques » dans un pays où la
démocratie n'a jamais existé.. Ces gardiens du temple,
déjà vidé de ses objets de culte, en font un art
de gouvernement. Leur logique binaire dictée par la guerre se
perpétue en temps de paix pour se muer en dictature. Ainsi
tout acte de déviance et toute voix dissidente d'où
qu'elle vienne, sont systématiquement assimilés à
de la malveillance visant à déstabiliser, à
renverser le régime. Hannah Arendt qui a étudié
le phénomène du totalitarisme estime que « ni
Lénine ni Mussolini n'ont été des dictateurs
totalitaires, et ils ne savaient pas même ce que signifiait
réellement le totalitarisme. Le régime de Lénine
était celui d'une dictature révolutionnaire à
parti unique. »
Le pouvoir en place au Vietnam s'apparente ainsi à cette forme
de dictature sans véritable dictateur. Si le principe d'action
de la dictature est la peur, ce qu'Hannah Arendt a souligné,
la dictature en vigueur au Vietnam semble bien le dépasser,
car elle a réussi à métamorphoser cette peur en
autocensure. La merveille et l'efficacité de ce régime
se remarquent dans le fait qu'il n'existe aucun organe de censure
formel au sein de la presse, de l'édition, ou au sein même
du gouvernement. Les subordonnés n'ont qu'à anticiper
la volonté des dirigeants, connue de tous, et la machine
alimentée par sa propre inertie écarte tout sur son
passage si elle ne l'écrase pas. Cette machine ne peut tourner
longtemps sans le soutien de techniciens qui l'entretiennent, car
tout pouvoir de domination a besoin pour durer d'un minimum de
consentement de la part des
dominés, la violence seule ne suffit pas .
Le sort réservé à
l'avocat
Nguyễn Mạnh Tường, au philosophe Trần Đức Thảo
(remarquons en passant que tous les deux étaient d'anciens
« Retour de France », et à la jeune
génération, qui ne réclament que la liberté
d'expression, montre combien les dirigeants du Parti méprisent
les intellectuels. Dans ce climat précis d'après-guerre,
la formation occidentale des contestataires prend valeur de
circonstance aggravante. Un abîme, et ce à plusieurs
égards, les sépare des tenants du pouvoir, lesquels
sont, eux, des « révolutionnaires
professionnels » .
Alors que les uns sont rompus à la pratique du secret et de la
manipulation, les autres pratiquent l'art de convaincre en public ;
quand les uns s'érigent en maîtres absolus, les autres
refusent de se rabaisser et de se laisser domestiquer comme des
bêtes
; quand les uns raisonnent en termes de guerre, les autres
argumentent en termes de dialogue ; quand les uns crient au sabotage,
les autres réclament l'application de textes officiels,
fondement de leur légitimité : deux mondes
complètement
étrangers l'un à l'autre. L'incommunicabilité
règne.
Cet état de fait
ne surgit pas du
néant.
Le socle culturel sur lequel il se posa a facilité les
mutations. Dans le passé, le confucianisme, qui a longtemps
façonné la société, régi les
rapports sociaux, était loin de cultiver le dialogue entre
gouvernants et gouvernés. L'obéissance et la soumission
étaient érigées en vertus sociales, l'individu
gommé au bénéfice du collectif. « Vous
êtes membre du Parti, alors restez là où on vous
dit de rester. Ne posez pas de question ! » Ce fut la
réponse donnée à la femme de Đặng Kim Giang, qui
demandait à un service d'enseignement pourquoi elle avait
été
déchue de la fonction de directrice-adjointe à laquelle
elle avait été promue la veille .
On se croirait projeté dans le passé, époque
où
le maître Kong avait son autel dans tous les recoins du pays.
Néanmoins si l'on se réfère uniquement à
l'écrit, par exemple au code des Lê, on est tenté
de dire que les monarchies du passé étaient plus
libérales que le socialisme réel dans les rapports avec
les couches instruites de la société - lettrés
d'hier et intellectuels d'aujourd'hui. Au temps de la République
démocratique allemande qui était l'idéal de la
République démocratique du Vietnam, même la Stasi
avec ses 170.000 « collaborateurs non officiels »
et ses 80.000 fonctionnaires qui quadrillaient la société
allemande forte de 17 millions d'âmes ,
ne méprisait pas les intellectuels comme le faisaient les
dirigeants vietnamiens. Les têtes pensantes étaient
certes surveillées, mais lui servaient aussi de vitrine du
monde socialiste. La répression faisait bien
régner la peur, cependant les déchus
n'étaient pas acculés à la misère, à
l'humiliation, certains pouvaient encore exercer leur savoir ou leur
métier. Si « surveiller et punir » fait
partie du rapport de la dictature à la société, la
mise en oeuvre des procédés punitifs frappant les
contestataires vietnamiens ne dépend pas de l'humeur du
législateur mais de celle des gardiens du temple, et le
« principe de la non-publicité des peines est de
rigueur » .
Si la dictature
atomise la société,
on en voit les effets jusque dans la contestation. Ceci est
particulièrement vrai pour le Vietnam. Le mouvement
Nhân
Văn-Giai phẩm des années 1950 était certes
populaire car il sut capter l'opinion, cependant il n'était
pas porté par une base sociale, et ce pour toutes sortes de
raisons, parce qu'il fut pris de court par la répression, son
champ d'action se limita au domaine des Artrs et des Lettres, par
exemple. L'éclosion de ce mouvement aurait pu être un
moment formidable pour la ville d'aller au-devant des
préoccupations
de la campagne qui venait de connaître les heures dramatiques
et traumatisantes de la réforme agraire. L'absence de ce lien
organique et fonctionnel condamnait la contestation à agir
seule et à s'isoler dans le tissu urbain. Passons sur les
années de guerre (1960-1975) qui ne toléraient aucune
protestation. Cependant, on peut remarquer que le Nord Vietnam n'a
pas hésité à exploiter le mouvement anti-guerre
de la société américaine. Depuis la
réunification du pays en 1976, l'ensemble de la population
était occupée et avec raison, d'un côté,
à
surmonter les malheurs causés par la guerre, à panser
les blessures, à accepter la perte des proches, et pour les
vaincus à se faire à des vainqueurs souvent arrogants
et peu respectables, etc., et de l'autre, à se battre avec la
vie matérielle dans un pays dévasté par la
guerre, et dont la situation économique était plus
proche du marasme que de l'abondance, la famine guettant dans
certaines provinces septentrionales ; puis à savourer depuis
l'ouverture économique, les biens de consommation jusqu'alors
inaccescibles. Bien sûr tous ces facteurs ne jouent pas en
faveur de la contestation. Si les années 1990 voient
apparaître des foyers de contestation dont certains couvaient
depuis longtemps, comme le rebondissement de l'affaire Hoàng
Minh Chính, on assiste plutôt à l'émiettement de
la contestation, à la dispersion des revendications, ce qui
n'est pas en soi une mauvaise chose : d'un côté on
réclame la restitution des lieux de culte et des terres
attenantes, on proteste contre la corruption, l'accaparement des
terres et des dédommagements injustifiés, de l'autre
c'est la démocratisation qui est en jeu. Mais l'absence d'une
plate-forme qui permettrait à tous les acteurs individuels ou
collectifs de s'y retrouver, d'une structure qui canaliserait les
revendications légitimes et démocratiques et d'une
unité d'action, prive les contestataires d'un élan
collectif, d'un souffle mobilisateur. Quoi qu'il en soit,
jusqu'à
présent le pouvoir n'est pas contesté en tant que tel,
mais c'est l'exercice du pouvoir dans sa réalité
cynique et corrompue qui est contesté et maudit.
Comment
en est-on arrivé là ? Comment peut-on être
déshumanisé au point de sacrifier d'anciens compagnons
de route dans les heures difficiles, qui ne sont ni des criminels, ni
des fraudeurs, ni des voyous, et encore moins des vendus, mais des
têtes qui pensent et qui réfléchissent ? Quel est
le mobile de ceux qui mettent en branle tout un appareil
répressif
pour veiller à ce que les victimes périssent comme des
bêtes, alors qu'elles n'ont jamais contesté le pouvoir,
ni réclamé le départ de qui que ce soit ? Si un
régime politique se sent déjà menacé par
une critique, on peut se demander de quoi il est fait. S'il est fort
sur le plan répressif, il ne brille certainement pas par ses
capacités intellectuelles et morales, ni par son intelligence
et sa lucidité. Si ses dirigeants s'agitent comme des diables
dans un bénitier dès qu'ils entendent une critique, on
est en droit de se demander ce qu'il ont commis comme crimes. On est
très loin du jour où le pouvoir accepterait d'entendre
les critiques, et de se mettre d'abord en question, au lieu
d'incriminer ceux qui le critiquent.
Comment
en est-on arrivé là ? A en croire David Marr dans son
dernier ouvrage sur l'année 1945 dont le sous-titre en soi
« La quête du pouvoir » est
déjà
tout un programme, l'avenir du Vietnam - pour cette époque -
se jouait en cette année 1945, année la plus importante
du siècle : tous les ingrédients, tous les germes,
toutes les contradictions de la future configuration possible
étaient
déjà en place, les rapports des forces en présence
déterminaient en quelque sorte l'issue qu'on a connue par la
suite .
Côté
contestataires, le cheminement vers la voie de la
légalité
reste à chercher. Contestataires certes, mais qui doivent
encore trouver leur souffle pour qu'une véritable contestation
puisse voir le jour. Le moment crucial pourrait se situer lors du
passage de la contestation à l'opposition, ouverte ou
clandestine, mais une opposition organisée, car sans
l'existence d'une telle structure l'horizon demeure bouché.
L'absence d'une opposition au Vietnam peut s'expliquer par plusieurs
facteurs convergents : l'élimination physique des adversaires
politiques en 1945 (surtout nationalistes et trotskystes) par le
Vietminh interdit pendant la résistance l'émergence
d'une opposition potentielle, puis la guerre qui mobilisa tous les
efforts humains et matériels finit par enterrer l'idée
même d'une opposition. « Aller libérer le
Sud » était un devoir sacré, voire le devoir
du moment .
Le partage des représentations sur l'idée d'une
nation glorieuse, d'une possible victoire sans précédent,
de la juste cause, du patriotisme -instrumentalisé-,
détourna
la société de tout regard critique. Quand la paix
revint, il y eut d'autres urgences fort légitimes que nous
venons d'évoquer plus haut. Enfin, contestataires et
contestation hésitent à franchir le pas pour s'affirmer
comme opposants ou pour constituer un groupe d'opposants ne serait-ce
qu'informel. Certes, la menace de répression pèse sur
les esprits mais une autre raison plus affective celle-là,
explique sans doute aussi cette hésitation. On est tenté
de faire une analogie entre le Parti et la famille. Quand on est
membre de l'une ou de l'autre structure, on hésite à la
critiquer, à la dénoncer sous peine de passer pour
dissident, diviseur, liquidateur, de provoquer la désunion.
Car dans ce cas de figure, renier l'organisation à laquelle on
appartient depuis sa jeunesse revient à renier son propre
passé, remettre en question son engagement, etc.,
décision
fort douloureuse que peu d'individus osent prendre. C'est sans doute
pour cette raison que ceux qui sont membres du Parti essaient de
lutter de l'intérieur, mais tous finissent par être
excommuniés les uns après les autres. Par ailleurs, on
a vu que même les victimes les plus à plaindre, Nguyễn Mạnh Tường et
Hoàng Minh Chính, par exemple, ne réclament pas
un changement radical. Faute justement d'opposition. La
romancière
Dương Thu Hương qui, ayant cherché une explication à
une situation apparemment sans issue, pousse son analyse plus loin,
estime que la guerre a tout emporté, les forces
vives
et le courage ont été mobilisés à
outrance, l'être humain a été acculé
à
vivre dans des conditions trop extrêmes, trop dégradantes
pour qu'aujourd'hui on puisse lui demander de se comporter avec
humanité et dignité. Pour beaucoup, d'après
elle, les conditions de vie difficiles voire inacceptables, tant sur
le plan matériel que moral, en temps de paix, valent encore
mieux que la mort suspendue en temps de guerre ,
ce qui explique la résignation et la soumission. L'explication
est certes radicale mais on n'en a pas trouvé d'autres plus
plausibles, à part le fait de mettre tout sur le dos de la
contradiction.
Les
intellectuels qui, en bravant les arrestations et internements,
réclament la démocratisation, se montrent plus
décidés
que jamais, cependant le chemin de la contestation est encore
pavé
de surprises. Si les révoltes de Thái Bình, certes violentes,
dont les causes sont à chercher du côté de
l'oppression et de l'abus de pouvoir, autre forme de violence, celle
du prince, avaient été relayées par les
citadins, elles auraient pris une autre allure. Quoi qu'il en soit,
les paysans de Thái Bình ont frappé juste, car ils ont su
repérer là où le pouvoir est faible, pour porter
leur coup, et éviter par la même occasion de se placer
sur le terrain où le pouvoir est fort. La corruption, le
détournement des fonds publics et l'irresponsabilité
constituent autant de brèches qui pourraient se
révéler
dangereuses même pour le pouvoir. Il succomberait alors à
ses propres maux, à sa propre folie. C'est aussi l'avis de
Nguyễn Mạnh Tường : « Quand un mal est poussé
à son degré suprême d'intensité, il
secrète lui-même son remède ».
Mais faut-il pour autant attendre ce jour-là ? La
société
vietnamienne qui a connu d'épouvantables bouleversements en 50
ans saurait-elle prendre les risques, évaluer ses potentiels
avant d'agir en connaissance de cause ?
Si
l'on se tourne vers l'autre versant de la contestation en germe, on
constate que la démocratisation est certes
réclamée
plus fort que jamais par des intellectuels, surtout des
écrivains,
des scientifiques relevant des sciences de la nature ,
des militaires et paradoxalement d'anciens apparatchiks de la police.
Leur difficulté réside sans doute dans le fait de
savoir comment traduire le mécontentement social, la demande
sociale en termes de démocratie. Sans cette étape ils
ne pourraient pas être les porte-parole du mécontentement
collectif. Des passerelles restent également à chercher
pour pouvoir relier la campagne à la ville où se
concentrent les lieux et les hommes de pouvoir. Les paysans ne se
soucient pas trop d'étiquettes pourvu qu'on les aide à
s'en sortir. La justice pour eux est peut-être plus importante
donc mobilisatrice, que d'autres grands principes abstraits. Reste
donc à faire rimer démocratie avec justice.
Mais
qu'est-ce qu'on peut attendre d'une société où
grosso modo 50% de la population a moins de 25 ans? Jean Chesneaux
qui est présent sur tous les fronts de lutte, pose le
problème
de démocratie en termes de démographie : la
démocratie
est l'affaire des adultes et non des jeunes .
La transmission entre générations est impossible par le
simple fait que la démocratie n'a jamais existé au
Vietnam. Le rapport des forces est certes défavorable aux
démocrates, mais l'histoire est-elle toujours faite par une
majorité, ou par une minorité agissante qui a su gagner
la confiance des autres ? Les pierres posées aujourd'hui ne
peuvent-elles pas servir de fondations pour la maison de demain ? La
liberté ne peut se gagner que par une lutte, ce sont les
opposants à cette liberté qui en fixent le prix,
cependant tout démocrate doit tenir compte du prix humain.
S'il est approuvé par la volonté populaire, on est en
droit de garder l'espoir. L'espoir de voir une société
représentée par ce qu'elle a de meilleur et non par ce
qu'elle a de plus honteux.
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