Communications aux colloques

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Contestataires et contestation au Vietnam : à la recherche d'un mode d'expression
Contestataires et contestation au Vietnam : à la recherche d'un mode d'expression


Communication faite au colloque organisé par Sciences Po/EHESS/MSH
Paris, 11 et 12 janvier 2001.
"Le Vietnam depuis 1945 : États, marges et constructions du passé"



 Les flammes de la colère


Dans un pays où 75 à 80 % de la population vit à la campagne 51, les phénomènes sociaux comme la contestation, ne peuvent être le fait de la ville seule. Tous les dirigeants cherchent du moins dans la forme, à se montrer compréhensifs avec leurs concitoyens demeurés loin des centres urbains. Sans la contribution de la population tout entière dont les paysans représentent une majorité écrasante, les deux dernières guerres, et surtout la guerre américaine, n’auraient pas eu l’issue qu’on connaît. La photo d’un ou de plusieurs jeunes hommes placée sur l’autel des ancêtres est là pour rappeler aussi le tribut à la guerre que la famille a payé. Depuis l’ouverture économique, si la ville bénéficie d’une certaine prospérité, la campagne cherche encore sa part du gâteau. Cette disparité s’accroît encore avec des régions où la riziculture représente l’activité économique principale, comme la province de Thái Bình. Par ailleurs la loi du marché fait que plus la récolte est bonne plus le prix du riz baisse, loi impitoyable pour ces producteurs de riz. Dans un passé récent, cette province était en tête pour la contribution à l’effort de guerre. Ses paysans sont encore fiers d’avoir rempli leur devoir de solidarité inscrit dans l’expression mobilisatrice « gạo không thiếu một cân, quân không thiếu một người » (pas un kilo de riz ne manque à la pesée, pas un combattant ne manque à l’appel). Dès 1996, des travaux d’infrastructure relativement avancés sont réalisés : un réseau électrique couvrant toutes les communes, un réseau routier dont toutes les routes menant aux villages sont soit goudronnées, soit bétonnées, des établissements sanitaires où l’on peut recevoir les premiers soins ; les 2/3 des établissements scolaires sont de nouvelles constructions à étages. Chose étonnante aussi : ces travaux sont terminés trois ans avant le délai fixé dans les projets à l’échelle provinciale 52.

Courant mai 97 on apprend qu’il y a des manifestations de paysans dans certains districts de la province. Les journalistes étrangers basés à Hanoi ne sont pas autorisés à se rendre sur les lieux, et rien ne filtre dans la presse vietnamienne. La province est bouclée. Trois mois plus tard une dépêche de l’agence Reuter - 27 août - parle d’un déploiement de 1200 agents de police spéciale autour des points chauds. Il faut attendre la deuxième semaine de septembre - du 8 au 11- pour voir apparaître dans le quotidien Nhân dân une série de quatre articles sous forme d’enquête. Début mars 98, c’est-à-dire neuf mois après le déclenchement des événements, l’AFP annonçait que « les autorités de la province de Thái Bình n’étaient toujours pas disposées à recevoir les journalistes étrangers », malgré une excursion médiatique sous bonne escorte, organisée la semaine précédente par le ministère des Affaires étrangères. Si certaines dépêches des agences de presse internationales parviennent à donner quelques détails, la principale source sur ces événements nous vient du rapport du professeur Tương Lai 53, chef du département de sociologie de l’université de Hanoi, et membre du groupede recherche sur la rénovation (Đổi mới) auprès du gouvernement . C’est à la demande de cette cellule que trois jours après les saccages et incendies dans la nuit du 26 juin, dans la commune d’An Ninh du district de Quỳnh Phụ, une équipe de 10 chercheurs placés sous la direction du professeur Tương Lai, est envoyée sur place pour étudier la question d’une gravité jamais encore constatée depuis des décennies.

D’après le Rapport, les manifestations eurent lieu dès le 11 mai : plusieurs milliers de paysans, de 36 des 38 communes du district de Quỳnh phụ, se rendirent à vélo au chef-lieu de la province. Les manifestants roulaient par rangs de deux pour ne pas gêner la circulation ; dans chaque groupe de trente à cinquante personnes, on plaçait un réparateur de vélos chargé des incidents techniques. Une fois arrivés au comité populaire de la province, ils s’installèrent en rangs sur les trottoirs en respectant les consignes données : ne pas casser les branches des arbres, ne rien jeter par terre, respecter l’ordre. Parallèlement à ce sit-in qui dura deux jours et une nuit, les paysans restés à la campagne se retrouvèrent au comité populaire du district, ils étaient dix mille suivant les dires de certains. La foule réclamait la libération de deux des siens arrêtés par les autorités locales pour avoir donné le signal du regroupement. Ce face à face bascula dans la violence quand les autorités commirent une maladresse dans leur façon de tenir tête. La présence de 500 policiers équipés de trois voitures anti-émeutes munies de lances à eau, et de bergers allemands, n’arrangeait pas les choses malgré la consigne d’éviter un bain de sang. Quand fut lancée la première grenade lacrymogène, la manifestation tourna à la confusion : des pierres volèrent, le local de la police fut saccagé, et à la tombée de la nuit, ce fut une bataille rangée. Plusieurs dizaines de personnes furent blessées dont une dizaine du côté des forces de l’ordre. La violence culmina dans la nuit du 26 juin comme nous venons de l’évoquer : plusieurs milliers de personnes se rendirent d’abord au siège du comité populaire local, un bâtiment flambant neuf, puis gagnèrent successivement le domicile du secrétaire du Parti, celui du président dudit comité, et des autres figures locales, pour les saccager. Plusieurs maisons furent incendiées dont celle du secrétaire du Parti du district, et ce cycle de violence ne prit fin que vers trois heures et demie du matin. Nous en étions au 27 juin. Au cours du même mois, d’autres événements non moins violents se produisirent dans d’autres districts de la province. Dans la commune de Quỳnh Hoa, par exemple, trois cents jeunes menèrent la vie dure au secrétaire du parti et au président du comité populaire en les ligotant avant de les promener sous la pluie pour se rendre au siège du district ; pour les humilier et les provoquer ils scandèrent « comment êtes-vous devenus riches en si peu de temps ? » ou « comment êtes-vous devenus gros en si peu de temps ? ». Les cadres locaux molestés furent désignés comme des malfrats ayant détourné des fonds publics. Fin août, l’AFP annonça qu’il y avait des morts, ce que le porte-parole des Affaires Étrangères ne tarda pas à démentir 54.

Toutes ces violences qui avaient franchi « le seuil de tolérance pour les deux parties » et que personne du côté des autorités - locales et centrales - n’avait vu venir, n’étaient pas de simples traits d’humeur paysanne, mais c’était l’aboutissement d’un long processus de lutte patiente et timide qui n’avait rien donné, ne fût-ce que la considération. Car en remontant le fil des événements on s’aperçoit que des signes avant-coureurs étaient apparus dès l’année précédente : pétitions, requêtes, sit-in, et manifestations, aussi bien au niveau de la commune (xa), que du district et de la province. Le mouvement de contestation paysanne avait touché presque la moitié des communes de la province, soit 120 sur 260 55, et les paysans s’étaient rendus 40 fois au chef-lieu de province pour manifester leur mécontentement par des sit-in. Le Rapport parle de « constat d’une crise politique et sociale » dans ces contrées. Quelles étaient les revendications de ces paysans ? Comment avaient-ils pu s’organiser ? Y-avait-il un chef d’orchestre qui canalisait ce mouvement ? S’agissait-il d’éléments perturbateurs au « mobile trouble qui profitaient du mécontentement légitime du peuple pour l’inciter » à commettre des « actes extrémistes et anarchistes » comme le journal Nhân dân essayait de l’expliquer 56 ? Le fait que la télévision locale livrait sur son écran des personnes « reconnues coupables » présentées comme « brigands » suffisait-il à régler le fond du problème ? Les manifestations paysannes étaient-elles la traduction des revendications déguisées des libertés démocratiques ? En d’autres termes, la société vietnamienne ressentait-elle la nécessité d’instaurer un régime démocratique au point de descendre dans la rue pour le faire savoir avec les risques que cela comportait ? Si la réponse à cette dernière question est affirmative, comment expliquer que les citadins n’aient pas emboîté le pas aux paysans ? Ce qui nous oblige à poser une autre question, celle de savoir pourquoi le mouvement est parti de la campagne.

La lecture du Rapport donne déjà beaucoup d’éléments de réponse à ces questions et on ne peut pas dire qu’il ne reflète que le point de vue des autorités centrales, même s’il a été fait à leur demande ; de toute manière on ne peut l’assimiler à ce qui est publié dans le Nhân dân, ce serait lui faire injure. En cherchant à comprendre le déroulement des événements, les enquêteurs ont mis en lumière plusieurs causes du mécontentement des paysans, aussi légitimes les unes que les autres. La taxation immodérée instaurée par les autorités locales avaient poussé les paysans à bout. On a pu constater environ trente-cinq taxes de natures différentes prélevées au cours d’une année, alors que la province n’en prévoyait que 7 et le district 14. Exemples de taxations pratiquées : Tous comptes faits, sans oublier les impôts en nature qui représentent 50% de la récolte, une famille de paysans moyens de 5 personnes ne dispose que d’environ 1 million de dong par personne, soit dans les 400 francs.

Par enchaînement logique, les enquêteurs remarquent que les fonds réunis ne sont pas utilisés d’une façon transparente, l’abus des biens sociaux est manifeste. Selon le témoignage d’un paysan, un chef de village (trưởng thôn) peut gagner après deux ans de service, l’équivalent de 17 tonnes de paddy, soit plus de 20 fois le revenu du paysan moyen. Autre exemple, la construction d’un égout coûte au budget de la commune 21 millions de đồng 57 quand les autorités locales traitent l’affaire, or le même ouvrage ne coûte que 7,5 millions de dong, soit trois fois moins, quand les paysans s’en occupent. D’un autre côté, la commune s’endette auprès des banques, on évalue l’endettement à 10 % du montant total des travaux réalisés.

Sur un autre plan, l’enquête fait apparaître que les pétitions et requêtes comme modes de contestation ne sont adressées à l’échelon supérieur, du district par exemple, que quand l’échelon inférieur a fait la sourde oreille. Les paysans requérants ont pris la précaution de ne pas heurter la susceptibilité des autorités locales. Cependant dans certaines communes, celles-ci les défient elles-mêmes d’aller se plaindre ailleurs. Ainsi, de proche en proche, la contestatation s’organise dans l’espoir d’atteindre l’échelon provincial afin de pouvoir remettre sa requête en mains propres aux autorités. Et pendant ce temps les paysans sont maintenus dans l’ignorance de leurs droits les plus élémentaires : ils ne savent même pas combien de terre ils possèdent réellement, et quel est le montant des taxes correspondantes qu’ils doivent payer annuellement, car le registre de « propriété » 58 où sont inscrits ces chiffres est sous la garde du responsable du quartier. C’est pour réclamer une inspection des terres que 1500 paysans du district de Quỳnh Hội se sont rendus au chef-lieu de la province puis y ont passé deux jours et une nuit. Dans son discours fait au congrès de cadres de la province de Thái Bình qui eut lieu dans la deuxième semaine de février 1998 - neuf mois après les événements - le président Trần Đức Lương leur rappela que dans la période 1994-1997, les autorités locales (communes et districts) avaient contrevenu à la réglementation lors des ventes de terrains, d’où la corruption de bien des cadres 59. Le mode de vie à la campagne vietnamienne expose tout le monde à la vue de tout le monde. Entre administrés et administrateurs il ne peut y avoir de secrets possibles même si ceux-ci essaient d’agir à l’insu de ceux-là. Tout finit par être su, surtout quand les parvenus cherchent à se distinguer des autres par leurs signes extérieurs de richesse. Or les seuls qui aient la possibilité de devenir riches en peu de temps sont des représentants du peuple : les membres du Parti, et à leur tête le secrétaire local, ceux du comité populaire dont la plupart en font également partie. Plus le temps passe, plus on s’aperçoit que ces petits notables ont changé de mode de vie en s’éloignant de la base. Quand on examine la composition de la population paysanne et la place qu’occupe chaque couche sociale, on constate que les anciens combattants de la dernière guerre (1960-1975) sont aujourd’hui à la retraite et de fait écartés de l’appareil de gestion communale. Revenus de l’enfer de la guerre où la mort chuchote à l’oreille de la vie, ils ont enduré les souffrances et les privations, fait preuve de patriotisme pour permettre aux autres restés à l’arrière d’avoir la vie sauve. C’est pourquoi ils sont les seuls qui peuvent encore bénéficier de la confiance des paysans qui partagent avec eux le même sort dans le quotidien. Les jeunes de 15 à 20 ans qui se sont jetés dans la bagarre sont aussi leurs propres enfants, et parmi des milliers de manifestantes assises devant les lieux de pouvoir, beaucoup sont simplement leurs femmes, leurs soeurs ou leurs cousines. Ce sont eux les conseillers écoutés des paysans, les têtes pensantes du mouvement, et non de quelconques « brigands » cachés à la campagne. Car pour arriver à organiser des sit-in ou des manifestations comme l’ont fait les paysans, pour faire passer les consignes et garder le secret jusqu’au dernier moment, il fallait qu’ils aient confiance en quelqu’un ou en un collectif, et ceux-ci ne pouvaient être que certains des leurs qu’ils connaissaient et dont ils connaissaient les intentions. La prudence paysanne écarte toute autre configuration. Dire qu’ils ont été manipulés par des « personnages au casier judiciaire chargé », selon les termes du Nhân dân 60, c’est détourner les yeux de là où ça fait mal, c’est déplacer le problème pour mieux le neutraliser, mais c’est aussi ressortir la recette vieille comme le monde, « diviser pour régner ». Si on va jusqu’à traiter les anciens combattants d’anciens criminels, le problème est alors réglé pour les autorités centrales, mais pas pour les paysans, car pour eux le fond du problème demeure voire s’aggrave. Le Rapport ne dit pas autre chose mais certes, en des termes plus convenus. Autre indice surprenant : la violence culmine dans la nuit du 26 au 27 juin, or le 27 juin c’est justement la journée des Anciens combattants : simple coïncidence ou action délibérée et concertée ?

A ce stade d’investigation on peut affirmer sans trop de risques que c’est la corruption des cadres locaux, le détournement des fonds publics au détriment des paysans et l’injustice subie qui les ont poussés à agir puis à se révolter. Exaspérés mais soutenus et conseillés par d’anciens combattants considérés comme les leurs, ils ont tenté de faire entendre leur voix trop longtemps perdue dans un silence parfois assorti de mépris. Le Rapport soulève aussi un autre problème, celui des cadres locaux. Partant du constat « le pouvoir corrompt », le pouvoir absolu ne peut que corrompre absolument. C’est l’absence de toute structure de contrôle qui a permis aux autorités locales d’inventer des taxes qui ne sont répertoriées nulle part à l'échelon supérieur. D’un autre côté, l’appareil de direction au niveau local constitue un rouage indispensable au maintien du système et à la transmission d’informations venant d’en-haut. Or cette machine est constituée d’êtres humains qui ont les mêmes besoins que leurs concitoyens. Le salaire des cadres locaux ne leur permet pas de s’investir totalement dans les tâches demandées. Le détournement de fonds vient ainsi corriger cet écart mais dépasse du même coup les tolérances admissibles. Par ailleurs, avec les événements de Thái Bình, on se rend compte que c’est justement les localités que les autorités centrales croyaient sûres qui ont craqué en plein jour. Faire porter aux seuls cadres locaux toutes les responsabilités de ces événements, ce serait trop facile et cela ne règle pas le fond du problème. Le bilan de cette contestation populaire s’avère finalement pas trop alarmant, même si l’on devait admettre qu’il y ait eu des morts. Cela aurait pu être plus dramatique si les forces de l’ordre avaient reçu la consigne de riposter « par tous les moyens, je dis bien par tous les moyens »61. Quoi qu’il en fût, le bureau politique se sentait obligé d’envoyer dans la deuxième quinzaine du mois d’août 1997, deux de ses membres, les camarades Phạm Thế Duyệt et Nguyễn Thị Xuân Mỹ pour calmer le jeu. C’est sans doute pour assurer la sécurité de ces personnalités qu’on déploya en même temps les forces de l’ordre, 1200 hommes, pour les placer autour des points chauds 62. Début mars 98, l’AFP annonça que 300 cadres locaux étaient frappés de mesures disciplinaires et qu’ils devraient faire leur autocritique, tandis que 40 autres étaient traduits en justice. Cependant on connaît mal le sort réservé aux prétendus meneurs. Selon des sources informelles, ils auraient été enlevés la nuit, par un commando voué à la cause du régime. De qui se composait ce commando, sinon d’orphelins que le régime avait recueillis pour leur donner une éducation toute spéciale ? Si cela se confirme, la réalité rattrape ainsi la fiction et on se trouve transporté dans La République des animaux de George Orwell.


Notes :

51  Le chiffre exact est de 76,3% d'après le recensement général de 1999.

52  Nhân dân, 8 sept. 1997

53  Báo cáo sơ bộ về cuộc khảo sát xã hội tại Thái Bình cuối tháng sáu, đầu tháng bẩy năm 1997 (Rapport préliminaire sur l'étude sociologique à Thái Bình fin juin début juillet 1997), en date du 8 août 1997.Pour une raison de commodité, dans la suite de cet article nous utiliserons l'abréviation Rapport chaque fois que nous ferons référence à ce document.

54  Diễn Đàn  n° 66 (9.97)

55  128 communes touchées d'après le Nhân dân du 8 sept. 1997.

56 Nhân dân des 8 et 9 sept. 1997.

57  Actuellement 1 $ s'échange contre 16.000 đồng.

58  La terre n'appartient pas aux paysans, mais la location à long terme (20 à 50 ans), et la possibilité accordée aux paysans d'en faire ce que bon leur semble, et de disposer du produit de la récolte, une fois les impôts versés à l'État, a permis à l'agriculture de redémarrer dans la deuxième moitié des années 1980.

59  Tuôi trẻ, 2.5.1998

60   Nhân dân des 8 et 9 sept. 1997.

61  Expression empruntée à De Gaulle dans son discours pendant la guerre d'Algérie pour tenter de reprendre la situation en main.

62  Dépêche de l'agence Reuter du 4 sep.1997.




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