Communications aux colloques
Communications aux colloques
Contestataires et contestation au Vietnam :
à la recherche d'un mode d'expression
Contestataires et contestation au Vietnam :
à la recherche d'un mode d'expression
Communication
faite au colloque organisé par Sciences Po/EHESS/MSH
Paris, 11 et 12 janvier 2001.
"Le Vietnam depuis 1945 :
États,
marges et constructions du passé"
Le
général en
résidence surveillée
Les
années 1990 sont encore marquées par bien d’autres
actes de contestation, car derrière l’indifférence
ou le calme apparent de la société vietnamienne
enivrée
par sa course à la consommation, on s’aperçoit
qu’à travers la presse de la diaspora, il existe une
activité souterraine certes limitée, mais intense
visant à remettre les choses en ordre, dont les principaux
acteurs sont des intellectuels et des membres du Parti à la
retraite mais décidés à élever leur voix. C’est le cas du général
Trần Độ qui peut, comme les Vietnamiens aiment à
dire, revendiquer 58 ans de parti (1940-1998) dont 30 dans
l’armée.
Cadre influent et apprécié, au sein de la commission
des Arts et des Lettres du comité central, il fut admis au
Parti lors de sa détention dans la prison de Sơn La en 1943,
sur présentation de Lê Đức Thọ .
En 1945, le général Giáp lui confia le journal de
l’armée et en 1963 il fut promu général de
corps d’armée. Par la suite, il fut nommé
successivement aux postes de vice-ministre de la Culture et de
responsable des Arts et des Lettres du comité central; dans la
période 1965-1974 il fut au front dans le Sud. Membre du
comité central sans interruption de 1960 à 1992, il fut
l’initiateur de la rencontre du secrétaire général
Nguyễn Văn Linh avec les écrivains en 1987, rencontre qui
donna un peu de souffle à la création littéraire
- mais le souffle ne dura qu’un temps. Fort de ces expériences,
Trần Độ se permit donc d’apporter sa voix à
la rénovation et à la bonne marche du Parti. Il adressa
ainsi lors de la préparation du VIIIe Congrès du Parti
(1996), ses contributions aux membres du bureau politique et du
comité central pour attirer leur attention sur le rôle
du Parti, sa place actuelle dans la société, et sur ses
membres .
Bref, il suggéra au Parti de réfléchir sur ces
questions afin de l’assainir, car le Parti n’était
plus ce qu’il avait été : il n’appartenait
plus à ses membres, et encore moins au peuple, ses membres
n’étaient plus les amis du peuple, certains allaient
jusqu’à commettre des délits voire des crimes.
D’après lui, le Parti n’avait plus la confiance du
peuple comme par le passé. Le style de direction du Parti
était inapproprié car « on ne parle que
d’exploits, le langage s’épuise à trouver
les mots ; on se méfie de tout le monde, du coup le Parti se
mêle de tout et ne confie des responsabilités qu’à
ses membres ; on pratique à l’excès le secret, à
l’origine indispensable. On en arrive à des situations
où il y a des choses à dire en public et d’autres
à usage interne, parfois en complète
contradiction. »
Le peuple dans le Sud exprime ironiquement cet état d’esprit
par l’expression « C’est ça, mais ce
n’est pas ça ». En résumé ces
« maladies » étaient à la fois
causes et conséquences de la bureaucratie et du déficit
démocratique. Sans réaction de la part du Parti,
Trần Độ réitéra sa démarche en envoyant aux
principaux dirigeants, fin 1997, c’est-à-dire quelques
mois après les manifestations de paysans de Thái Bình, nous y
reviendrons, un texte intitulé « La situation du
pays et le rôle du parti communiste » .
Après avoir analysé les dysfonctionnements de la
société et de l’appareil de direction, il proposa
de réaliser deux tâches urgentes pour remédier au
monopole de pouvoir exercé par le Parti, tout en le rassurant
sur le fait qu’il n’existait aucune force ni à
l’intérieur ni à l’extérieur pouvant
le déloger. S’il s’affaiblissait, la
responsabilité lui en incombait, car il refusait de s’adapter
à la nouvelle donne. La première chose consistait donc
à mettre en place un régime de droit, à
élaborer
une loi garantissant les libertés d’expression,
d’opinion, de presse et d’édition. Tout en
reconnaissant que c’était une véritable
« ironie
de l’histoire », il rappela que plus d’un ne
souhaitait rien de plus qu’un régime libéral
équivalent du régime colonial. Deuxième
priorité
: la refonte du système des élections législatives
pour sortir de la pratique actuelle où « le Parti
propose et le peuple vote » (
Đảng cử, dân bầu),
vote dont le peuple s’acquittait dans l’indifférence.
Et il termina son texte par une allusion aux paroles de Hồ Chí
Minh : «
L'indépendance sans libertés
n’aura aucun sens », avant de conclure que
«
pour être libre et heureux il faut la
démocratie ». Cette fois les réactions
ne se firent plus attendre : il
s'aperçut qu'il faisait l’objet d’une surveillance
spéciale (présence de policiers en civil devant son
domicile, coupure ou brouillage de son téléphone,
violations de son courrier, etc.), et sur le plan
médiatique,
les principaux journaux dont
Nhân dân, Quân
đội nhân dân, Sài Gòn giải phóng multiplièrent des
articles l’incriminant sans le nommer, au point qu’il
se sentit obligé d’y répondre. Il releva qu’il
y avait un fossé qui séparait ce qu’il avait dit
de ce qui avait été interprété par le
Parti, par exemple : « discuter avec le Parti sur la
situation du pays, chercher un meilleur chemin pour
progresser »
était devenu après interprétation :
« chercher
les moyens pour détruire les bases du Parti, ne pas
reconnaître la voie tracée par le Parti, s’opposer
à la vision du Parti, comploter pour détruire les bases
organisationnelles du Parti », ou pour répondre
à
« il faut réaliser la démocratie selon les
termes de la Constitution de 1992 », cela donnait
« Le
Vietnam est déjà un pays très démocratique.
Le Parti a déjà mis en oeuvre toute une panoplie de
mesures pour garantir la démocratie au peuple. Le Parti doit
garder la direction absolue pour garantir les libertés
démocratiques. Celui qui réclame la démocratie
s’oppose au Parti et au peuple ». Bref toute idée
différente de celle du Parti était
considérée
comme « une mauvaise idée », elle
contribuait à « créer des conditions
favorables aux ennemis », et celui qui tient un tel
langage « s’associe avec les ennemis pour nuire au
Parti et au peuple ».
A
partir de ce moment les choses vont assez vite. Convaincu de sa bonne
foi, Trần Độ continue à faire connaître ses
idées. Son premier « Regard rétrospectif »
rédigé à l’occasion de ses 75 ans est vite
diffusé, entre autres moyens, à travers la
« toile ».
Il suggère de remettre les affaires dans les mains de
spécialistes et de professionnels, car si l’on veut
garder la haute main sur la culture par exemple, on ne fera que la
condamner à mourir. La solution attendue est bien sûr la
démocratie : « Le Parti peut arriver à
réaliser la tâche prestigieuse qui est la construction
du pays, la mise en place d’une société
démocratique dont il fait partie. Le Parti peut réaliser
cela et il en sortira couvert de gloire. » Dans son
deuxième « Regard rétrospectif »,
sa prise de position semble plus déterminée que jamais
:
"Les
tenants du pouvoir ont besoin d'une idéologie qui doit
garantir le pouvoir, sa stabilité et son renforcement. Elle
condamne toute déviance, toute critique et toute opposition.
Cette idéologie n'a que faire des doctrines, des théories
voire des morales, pourvu qu'elle garantisse l'existence et les
forces du pouvoir. Sa subsistance devient l'unique critère de
référence, de principe ou de morale. C'est pourquoi
elle se permet de mentir, de tromper, de réprimer et de
terroriser pour subsister et renforcer son pouvoir."
Trần Độ n’est pas le premier et ne sera certainement pas le
dernier dissident, le Parti, quant à lui, reste figé
dans ses réactions : le 4 janvier 1999, suivant une
procédure
interne, la cellule du Département de la culture et de
l’éducation de l’Assemblée nationale à
laquelle il appartient, l’exclut pour « avoir commis
l’erreur de diffuser ses écrits et de les laisser
parvenir aux agences de presse internationales ». Cette
décision vient trahir l’attitude du secrétaire
général venu lui rendre visite, et la déclaration
faite l’année précédente par les autorités
disant qu’il est normal que certains expriment des idées
différentes de celles du Parti. Si cette exclusion ne provoque
pas de crise au sein du Parti, elle soulève néanmoins
une vague d’indignation et de protestation. Certains de ses
anciens collaborateurs dans l’armée récusent
cette mesure arbitraire en renvoyant leur carte du Parti. C’est
le cas du colonel Phạm Quế Dương, officier à la
retraite, ancien agent de liaison travaillant sous ses ordres, et qui
par ailleurs s’est déjà fait remarquer à
Hanoi dans la lutte pour la restitution des lieux de culte à
la population, lieux accaparés la plupart du temps par des
organismes du Parti ou de l’Etat. Le général Trần Độ bénéficie encore du soutien d’intellectuels
comme le mathématicien Phan Đình Diệu, l’écrivain
Hoàng Tiến, le géophysicien Nguyễn Thanh Giang,
le biologiste Hà Sỹ Phu, le théoricien Lữ Phũõng, etc.,
qui sont des contestataires de renom dans les années 1990.
Dans sa déclaration faite après son exclusion, Trần Độ dit ne pas accepter cette décision, mais ne cherche
pas à faire des requêtes, car il s’aperçoit
« qu’on n’aime pas écouter la raison,
qu’on préfère prendre des décisions que
les autres doivent suivre ». Son observation prend cette
fois la forme d’un avertissement grave : « Le Parti
est condamné à se réformer ou à
mourir ».
Profitant
de la campagne de critiques et d’autocritiques du Parti, Trần Độ vide ce qu’il a au fond du coeur, et cette fois son
écrit ne prend plus une forme pédagogique mais celle
d’une accusation. Prenant l’exemple d’un collectif
de 11 résistants à la retraite qui avait adressé
aux autorités une lettre ouverte pour dénoncer la
corruption de hauts cadres, et qui a été intimidé,
certains d'entre eux exclus du Parti, Trần Độ demande aux
dirigeants s’ils luttent contre la corruption ou contre ceux
qui la dénoncent. Ou plus directement en s’adressant aux
dirigeants « Vous êtes contre le peuple, vous
l’écrasez ». Si pour les générations
précédentes, le pouvoir était un
« pouvoir
libérateur », actuellement il devient
« oppresseur » .
Trop d’ambiguïtés, de contradictions, de
conservatisme, de dogmatisme pour qu’il puisse les accepter. Et
il n’oublie pas non plus de demander des comptes aux dirigeants
sur la répression, les brimades et détentions frappant
ceux qui le soutiennent. Cette résistance aux forces occultes
qu’il qualifie d’« ignobles », le
pousse à faire une demande en règle en vue de sortir un
journal indépendant. Malgré son insistance sur les
libertés démocratiques inscrites dans la Constitution
de 1992 et dans la loi sur la presse qui, certes, mérite
quelques aménagements, la réponse fut
« non ».
La protestation de la World Association of Newspapers et de Reporters
Sans Frontières qui ont adressé chacune un courrier au
secrétaire général du Parti lui rappelant que le
Vietnam a ratifié la Convention sur les droits civiques et
politiques des Nations Unies, n’a rien changé à
la situation.
Aux
dernières nouvelles, lors de son séjour à Hồ Chí
Minh-Ville, Trần Độ a été appréhendé dans
la rue, courant juin 2001, puis conduit au
commissariat où on lui a
confisqué son journal et les exemplaires photocopiés.
Il a protesté contre cet abus de pouvoir en s'adressant aux
dirigeants du Parti sans obtenir la moindre réponse .
Malade, il risque de partir dans l'autre monde sans voir le
changement tant souhaité et attendu.
Notes :
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