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Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel
Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel


Une cité-mémoire


D'invasions en invasions

Terre de luttes et d'invasions successives, Hanoi fut maintes fois le théâtre d'opérations militaires entre les Xllle et XlXe siècles : les Mongols l'envahirent à deux reprises au Xllle siècle (1285 et 1287) avant d'être repoussés définitivement par les Trần qui remportèrent une victoire navale décisive sur la rivière Bạch Đằng [7]; les Chams firent deux incursions vers la fin du XlVe siècle, puis ce furent les Ming en 1406, et les Français enfin qui s'imposèrent en 1882.

Une fois bien installées, les autorités coloniales firent raser la citadelle à la Vauban construite un demi-siècle plus tôt. La cité impériale fut alors définitivement métamorphosée en un simple mirador appelé Cột cờ. "Hanoi n'est pas une terre sainte au sens religieux du terme mais une terre sacrée, écrit Nguyễn Tuân, quiconque de l'étranger l'offense doit payer de sa personne" [8]. Les Vietnamiens ne manquent pas de faire remarquer que Francis Garnier, conquérant de Hanoi, laissa la vie en 1873 sur le Pont du Papier. Neuf ans plus tard, lors de la deuxième prise de la ville, Henri Rivière connut le même sort sur le même lieu. Mais le destin des défenseurs de la citadelle ne fut pas moins dramatique : Hoàng Diệu et Nguyễn Tri Phương se suicidèrent l'un et l'autre devant l'avancée des forces coloniales françaises.

Ville rurale ou village urbain ?

La cité millénaire fut aussi l'oeuvre du peuple qui lui donnait une âme et une richesse culturelle de nature à compléter et nuancer l'aspect austère de la culture académique.

Les voyageurs occidentaux du XVIIe siècle estimaient le nombre de foyers de la cité à 20.000, ce qui correspond à une population de l'ordre de 100.000 habitants. Ce chiffre peut paraître exagéré si l'on considère que deux siècles plus tard, on n'en dénombrait plus que soixante mille. En fait, un événement majeur se produisit au début du XIXe siècle, avec le transfert de la capitale à Huê qui vida la cité d'une partie de sa population.

Les Français aiment à répéter que "Hanoi est un grand village", affirmation non dénuée de sens. Le mouvement de peuplement urbain, sans jamais être irréversible, n'a guère changé depuis sa fondation jusqu'à nos jours, seule son ampleur a varié avec les époques et en fonction du contexte politique, économique ou social. Cette migration croissante ne constitua pas pour autant un exode rural qui aurait vidé la campagne de ses forces vives, car celle-ci demeurait pour les citadins un lieu sủr en cas de guerre ou pour ceux qui cherchaient à éviter les tempêtes sociales un refuge naturel. La cité a exercé son attraction sur les villages environnants comme la lumière sur certains insectes nocturnes. Sa réputation de lieu de négoce actif a décidé nombre de paysans à y tenter une chance qui n'était pas donnée à tous. A l'époque coloniale, plus précisément dans les années trente, l'afflux des villageois ruinés fut tel que la municipalité de Hanoi les ramassait tous les mois par centaines pour les parquer au dépôt de mendicité, situé à Bạch Mai à la périphérie de la ville. De nos jours les paysans pauvres du delta viennent alourdir une densité démographique déjà importante. On y trouve ainsi beaucoup de mendiants originaires de Thái Bình, province du delta surpeuplée depuis plusieurs décennies.

Les ruraux transplantés dans le milieu social de type citadin n'abandonnaient pas pour autant leurs usages, leur mode de vie et leur savoir-faire. Car avant de quitter leur terre natale ils avaient rempli leurs bagages de pratiques sociales et spirituelles pour les perpétuer dans leur nouveau lieu de vie, une façon de préserver le passé pour affronter l'avenir. Ils venaient en général accompagnés de leur famille, voire de leur clan en s'installant comme artisans ou commerçants, n'en continuant pas moins dans le quotidien à conserver le mode de vie du village. La manière dont certains Hanoiens de fraîche date s'accroupissent, les pieds posés sur leur petit tabouret au ras du sol ou sur le fauteuil d'une salle de spectacle, est révélatrice de cet état d'esprit, comme de vivre au jour le joursans se soucier du long terme.

Un espace de vie : le phường

Si l'organisation rurale de base est le village, on trouve sa réplique urbaine dans le phường, qu'on traduit généralement par "quartier" et qui remonte au plus tard au Xllle siècle. Mais les fonctions des phường dépassaient largement leurs attributs administratifs, car ils regroupaient chacun, un ou plusieurs corps de métier, le plus souvent originaires d'un même village. Le phường était de ce fait un espace multidimensionnel qui, au même titre que le village, avec cependant une population plus homogène, avait ses coutumes, ses fêtes, ses cultes, ses génies et son territoire propres. L'espace géographique favorable à son implantation se situait à l'extérieur de l'enceinte impériale : l'image la plus représentative en est le vieux Hanoi délimité à l'est par le Fleuve Rouge, au sud par la bordure sud de l'actuel Lac de L'Epée restituée, le Petit Lac de l'époque coloniale, qui occupait une superficie bien plus grande, voire le double de celle qu'on connaît à l'heure actuelle, et à l'ouest par les fortifications de la cité impériale. Le regroupement des gens qui avaient quitté leur lieu natal pour se retrouver ailleurs dans un même voisinage constitue ici un phénomène exemplaire. Afin d'échapper à l'isolement et à la marginalisation, les émigrés de l'intérieur, ici comme ailleurs, se rassemblaient pour tenter de reconstituer une force, fủt-elle économique ou sociale. Sans jamais rompre les liens avec leur région d'origine, du moins en théorie, ils servaient de facto de relais de transmission entre les deux mondes. Schématiquement leur vie comportait deux dimensions : sociale en ville, et affective à la campagne. Lieu de rassemblement familial rythmé par les grandes occasions comme le Tết (nouvel an vietnamien) ou l'anniversaire de la mort des ancêtres célébré avec toute la solennité du culte, la campagne servait aussi de lieu de retraite sociale : pour ne pas se compromettre, le lettré en désaccord avec le pouvoir se retirait chez les siens au village.

Le peuplement progressif des quartiers populaires de Hanoi était de la sorte caractérisé par deux facteurs : liens familiaux et aptitudes professionnelles. Un exemple illustre les relations étroites entre la ville et la campagne dans un système de division du travail. La rue Hàng Đào [9] connue des Français à l'époque coloniale et de nos jours sous le nom de "rue de la Soie" était (et est encore) occupée par les commerçants en soieries qui revendaient leurs marchandises achetées aux localités limitrophes spécialisées dans la fabrication de ces produits. Il en était ainsi pour bien d'autres artères de Hanoi.

Mais la rue est aussi un lieu de mémoire. En 1907, le numéro 10 de "Phố Hàng Đào" abrita le siège du mouvement Đông Kinh Nghĩa Thục (Ecole de la Juste Cause) dirigé par Lương Văn Can et des lettrés en rupture de ban avec l'enseignement traditionnel. Utilisant le quốc ngữ [10] comme nouveau véhicule du savoir, ils y dispensaient jour et nuit des cours gratuits à tous ceux qui désiraient s'initier à l'esprit moderne. Cette école qui servait en fait de couverture à leurs activités politiques anti-françaises fut fermée au bout de quelques mois d'existence par les autorités en place.

La rue pour mémoire

rue des voiles
Le nom des artères nous fournit d'autres indications sur le passé, notamment sur le caractère aquatique de la ville. Ainsi la rue Hàng Bè ou des Radeaux qui était située sur un embarcadère, la rue Hàng Buồm ou des Voiles vouée au commerce des voiles de bateaux. Il y avait autrefois, et jusqu'au Xllle siècle, des courses de pirogues sur les lacs et rivières de la ville, telles qu'on peut en voir encore au Laos, au Cambodge et en Thaĩlande. Il est permis de supposer que les embarcations remontaient alors le cours du Fleuve Rouge où le trafic fluvial était intense, jusqu'à l'ancienne Thăng Long, lieu de passage et de négoce.Le nom des artères nous fournit d'autres indications sur le passé, notamment sur le caractère aquatique de la ville. Ainsi la rue Hàng Bè ou des Radeaux qui était située sur un embarcadère, la rue Hàng Buồm ou des Voiles vouée au commerce des voiles de bateaux. Il y avait autrefois, et jusqu'au Xllle siècle, des courses de pirogues sur les lacs et rivières de la ville, telles qu'on peut en voir encore au Laos, au Cambodge et en Thaĩlande. Il est permis de supposer que les embarcations remontaient alors le cours du Fleuve Rouge où le trafic fluvial était intense, jusqu'à l'ancienne Thăng Long, lieu de passage et de négoce.

Depuis le XIXe siècle jusqu'au conflit sino-vietnamien de 1979, la rue des Voiles fut surtout réputée pour la qualité culinaire des restaurateurs chinois venus s'installer dès le XVIIe siècle. Les Chinois se regroupèrent également dans l'ancienne rue Phúc Kiến (du nom de la Province de Fu Kian dont ils étaient originaires), actuelle rue Lãn Ông (nom emprunté à un pharmacien traditionnel du XVIIIe siècle) qui partage avec la rue Thuốc Bắc (rue des Médicaments chinois), une rue voisine, la même spécialité, celle de la pharmacopée traditionnelle. Après les hostilités à la frontière vietnamienne, la communauté chinoise de Hanoi, prise en otage, a été obligée de plier bagage.

On ne peut parler de la rue des Voiles sans évoquer un lieu de culte, plus vieux que la ville elle-même, le temple Bạch Mã (Cheval blanc) qui remonte au IXe siècle. D'après la légende, quand Lý Công Uẩn, fondateur de la dynastie, transféra la capitale de Hoa Lư à Thăng Long, il dut faire bâtir à plusieurs reprises pour la protéger, une citadelle qui s'écroulait aussitôt édifiée. Le jeune monarque recourut alors à une cérémonie solennelle pour invoquer les esprits protecteurs susceptibles de l'aider dans son entreprise. On vit alors apparaître un cheval blanc qui sortit du temple Bạch Mã pour faire le tour de la citadelle, avant de retourner d'où il venait. L'empereur saisit le message : il fit édifier cette fois les fortifications en suivant les traces laissées par l'animal fétiche, ce qui les empêcha de s'effondrer. Pour témoigner de sa reconnaissance, le roi érigea le cheval au rang de génie protecteur de la capitale.

Ce temple du Cheval Blanc était doublé d'une autre fonction, celle de porte-frontière est de la cité. Il fut abandonné et laissé en ruines pendant des décennies, aux cours desquelles fut menée lutte à outrance contre les superstitions. Ces dernières années, il a été rénové et rendu à la population du quartier en charge de le faire vivre.

La rue Hàng Trống (rue des Tambours), baptisée "Jules Ferry" par les colons, offre un cas différent, celui où le commerçant était lui même fabricant. Elle était autrefois habitée par trois corporations : celles des fabricants de tambours, originaires de la province de Hải Hưng à une cinquantaine de kilomètres à l'est de Hanoi ; celles des fabricants de parasols, venus du village de Đào Xá, province de Hà Tây, à une trentaine de kilomètres au sud de la capitale ; enfin celles imprimeurs et dessinateurs de gravures populaires, émigrés de la province de Hà Bắc [11] qui borde le nord-est du territoire de la ville. A l'heure actuelle on n'y trouve aucune de ces trois spécialités, ce qui a modifié la physionomie des lieux. Depuis 1954, l'organe officiel du parti communiste, le Nhân dân (Le Peuple), y a établi son siège, en bordure du Petit Lac, et pour retrouver les artisans graveurs et imprimeurs il faut aller au village Đông Hồ dans la même province de Hà Bắc, l'une des rares localités qui aient su préserver cette tradition. A l'approche du Tết (le nouvel an vietnamien) le marché y est inondé de ces gravures à l'ancienne, véritable festival de couleurs vives, prémices des réjouissances.

D'autres rues ont gardé leur nom d'une époque révolue. Ainsi, Hàng Bạc ou la rue de l'Argenterie, baptisée rue des Changeurs par les Français, regroupait trois corps de métiers: les fondeurs de monnaie, les changeurs et les orfèvres, tous originaires des provinces avoisinantes. Les premiers qui y avaient bâti un temple pour vénérer le fondateur du métier, cessèrent leurs activités au XIXe siècle avec le transfert de la capitale à Huê, tandis que les seconds continuèrent à faire les opérations de change pendant la colonisation. Quant aux orfèvres, ils avaient également édifié un temple dans une autre rue voisine en hommage au fondateur de leur spécialité.

La rue du Chanvre, Hàng Gai, est un lieu de mémoire plus complexe. Autrefois, on y fabriquait et vendait des cordes de chanvre tressées, avant qu'au XIX siècle ne viennent s'installer des ateliers de gravure et d'imprimerie. Le vice-roi vietnamien y avait sa demeure, en face de laquelle les Français établirent leur première résidence du Tonkin, siège du nouveau pouvoir colonial. Quant à Hàng Chiếu, rue des Nattes, le conquérant devait la débaptiser pour lui donner le nom de l'instigateur de la conquête du Nord, le négiciant Jean Dupuis qui y ouvrit en 1872 un établissement. Hàng Nón, rue des Chapeaux, est marqué par un autre souvenir celui syndicat Rouge qui tint en 1929 son premier congrès. La mémoire révolutionnaire enrichit également Hàng Rươi, rue des Vers blancs, où se tenait chaque année, au neuvième mois lunaire, un marché aux néréides, produit du terroir fort apprécié. En 1930, le numéro 4 abrita la permanence du Comité central du parti communiste, nouvellement fondé.

D'autres rues du vieux Hanoi ont connu des destinées moins politiques. Hàng Than ou rue du Charbon, avait d'abord été un débarcadère où la pierre à chaux était livrée aux fourneaux installés le long du fleuve, puis un marché au charbon. Citons encore Hàng Giấy, rue du Papier, où les commerçants vendaient le papier acheté aux fabricants qui étaient les villageois de Bưởi, situé à l'extrême ouest du Grand Lac. Au début de la colonisation des maisons de chanteuses s'y installèrent avant de déménager dans les années 1920 à la périphérie de la ville.

Curieusement, aujourd'hui aucune rue de Hanoi ne s'appelle "rue du Riz" alors que cette céréale est vitale pour les Vietnamiens. Autrefois le commerce du riz se faisait soit au marché où les consommateurs traitaient la plupart du temps directement avec les producteurs, soit sur les embarcadères placés le long des cours d'eau. A l'époque coloniale la rue du Riz, Hàng Gạo, qui a bien existé, passait devant le marché Đồng Xuân, dont il prit le nom après l'indépendance suite à la collectivisation généralisée du secteur agricole, qui entraîna la disparution du négoce rizicole.

Ce sont tous ces processus d'implantation et de changements imposés par l'histoire qui ont façonné le « Hanoi aux trente six quartiers », peuplé de commerçants et artisans – l'expression connue depuis le XVe siècle, fut popularisé dans les années 1940 grâce à sa reprise par l'écrivain Thạch Lam comme titre d'un récit.

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Notes :

[7]. Un des bras du Fleuve Rouge qui se termine dans la Mer de Chine au niveau de Hải Phòng.

[8]. Nguyễn Tuân (écrivain hanoien, 1910-1987), "Một ít lịch sử Hà Nội" (Quelques histoires sur Hanoi), in Cảnh sắc và hương vị đất nước (Paysage et saveur du pays), p. 170, Hanoi, 1988.

[9]. "Hàng" signifie marchandises, et "Đào" veut dire "la pêche". Au premier abord, ce nom ne semble pas correspondre au principe général d'après lequel la rue porte le nom des marchandises qui s'y trouvent. En fait, le terme "Đào" évoque ici le rose foncé des fleurs de pêcher. Les Hanoiens désignaient par ce vocable la teinture des soieries en rose foncé, couleur dominante chez les commerçants. La teinture était l'affaire des spécialistes demeurant dans cette rue, car les fabricants de soieries ne vendaient que de la soie brute.

[10]. Écriture romanisée inventée par des missionnaires jésuites au XVlle siècle.

[11]. Depuis le 1er janvier 1997, la province de Hà Bắc est scindée en deux : Bắc Ninh et Bắc Giang. On revient ainsi aux anciennes frontières provinciales de l'époque coloniale.

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Illustration :

La rue des Voiles, carte postale datant du début du 20e siècle.



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