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Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p.,
avec G. Boudarel
Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p.,
avec G. Boudarel
Une cité-mémoire
Une floraison de poètes et de romanciers
Terre de culture, Hanoi vit éclore dans les années trente toute une floraison de poètes, de romanciers et de
journalistes dont les empreintes dans l'histoire littéraire du Vietnam contemporain bénéficient aujourd'hui
d'une certaine considération, contrairement aux décennies précédentes où un grand nombre d'intellectuels
de cette génération furent occultés. Cet essor fut rendu possible grâce paradoxalement à ceux qui étaient
acculés à dissimuler, pour un temps, leurs idées anticolonialistes pour s'attaquer à la création littéraire et à la
remise en cause du passé culturel traditionnel. Leurs tribunes étaient les deux journaux
Phong hoá
(Les Moeurs) créé en 1932, et
Ngày nay (Aujourd'hui) né en 1934, dont le tirage atteignit plus de 10.000,
chiffre considérable pour l'époque. L'homme-clef parmi ces écrivains progressistes fut sans conteste
Nguyễn Tường Tam, alias Nhất Linh pour signer ses romans, secondé par ses frères et ses amis. Ils mirent
ensemble sur pied tout un programme d'actions ambitieuses et formulèrent des devises simples mais
audacieuses pour une création littéraire faite en vietnamien, en l'occurrence en
quốc ngữ, par des
Vietnamiens, pour les Vietnamiens et qui se nourrirait de faits de la société vietnamienne :
- recherche d'un nouvel idéal ;
- refus de se soumettre aux idées préconçues ;
- refus de servir quiconque et de s'inféoder à un pouvoir quel qu'il soit ;
- guides d'action : conscience, justice et honnêteté;
- humour comme moyen, rire comme arme.
Avec Nguyễn Tường Tam, chef de file, le comité de rédaction se composa de Nguyễn Tường Long et de
Nguyễn Tường Lân
[16], deux frères cadets du premier, de Trần Khánh Giư, alias Khái Hưng, du poète Tú Mỡ,
de deux dessinateurs, Nguyễn Gia Trí et Nguyễn Cát Tường, alias Lemur. L'équipe accueillit bientôt la venue
du poète Thế Lữ, le véritable artisan de la poésie moderne. Aux rubriques du
Phong hóa qui allaient au coeur
des débats d'opinion autour des évolutions d'ordre social et familial, s'ajoutaient des revues de presse, des
nouvelles du monde et du pays, des feuilletons, de la poésie, du théâtre, le tout illustré par des caricatures,
une grande première pour la presse vietnamienne de l'époque. En définitive le journal dirigeait ses critiques,
très virulentes, sur les traditions culturelles dépassées et sur les moeurs quelque peu désuètes de la société
vietnamienne. Le succès du journal amena en 1934 les principaux rédacteurs à constituer le groupe
Tự Lực Văn Đoàn (Groupe littéraire autonome) appelé à devenir le moteur de la création littéraire de Hanoi
et de tout le pays du nord au sud.
Décidés à rompre avec les formes classiques criblées d'allusions philosophico-littéraires chinoises, les
écrivains façonnèrent un nouveau style au contenu réaliste et percutant. A défaut de révolutionner le pays
sur le plan politique, ils préconisèrent des réformes de fond allant des superstitions au mode de pensée en
passant par les moeurs. Ils pointèrent les entraves d'une société qui avait longtemps vécu à l'ombre de
traditions séculaires étouffantes pour les aspirations individuelles dans la création comme dans la vie. Les
personnages de leurs romans devinrent nécessairement sur cette lancée les porte-parole de leurs réflexions
intimes ou courageuses. Un Nhất Linh qui libéra dans
Đoạn tuyệt (Rupture) la femme du poids et de
l'oppression de la famille, un Nguyễn Công Hoan qui ridiculisa le mandarinat et les notables villageois dans
son oeuvre
Bước đường cùng (La dernière tentative) frappée d'interdiction de diffusion, un Ngô Tất Tố
qui passa en revue les traditions rétrogrades dans ses nombreux écrits journalistiques, et les concours littéraires
sclérosés dans son roman
Lều chõng (La tente et le bat-flanc), un Vũ Trọng Phụng qui décrivit une jeunesse
confrontée au dilemme de la vie à travers son roman
Vỡ đê (Les digues se rompent), tout en introduisant un
parfum d'érotisme dans un autre roman, sans parler des reportages sur les bas-fonds de Hanoi rapportés par
de jeunes journalistes, et on en passe. Certains écrits de ces romanciers sont devenus aujourd'hui de grands
classiques, d'autres ont été portés à l'écran. Les jeunes écrivains contemporains ont plus ou moins, parfois
sans s'en rendre compte, hérité de leurs aînés ce patrimoine d'une valeur inestimable.
Mais cette génération d'écrivains ne se contenta pas de dénoncer ou de critiquer le fonds culturel traditionnel,
ils préconisèrent également des solutions de rechange. Pour certains, la libération du joug colonial serait la
clef du bonheur, pour d'autres, l'occidentalisation dans les limites de l'acceptable comme appel d'air, pourrait
être le fil conducteur vers une société moderne, moderne de l'esprit aux apparences. Dans cette optique la
révolution politique devait être préparée par sa porteuse culturelle.
C'est dans ce contexte de bouillonnement culturel que la poésie moderne trouva le terreau favorable à son
expression. Marqués par le romantisme à travers surtout Baudelaire, Rimbaud et Verlaine, les jeunes poètes
s'aventurèrent dans la profondeur de l'âme et découvrirent en fin de compte la solitude de l'individu en rupture
avec la communauté, synonyme de contraintes et d'anonymat. Avec le moi redécouvert ils s'affirmèrent
néanmoins pour occuper le vide laissé par leurs aînés appelés à disparaître avec la poésie classique
empreinte de règles chinoises strictes datant des Tangs, dans la limite desquelles ils s'étaient exprimés au
nom du moi collectif. En perte de vitesse dans une époque de profondes mutations, l'institution jadis
porteuse d'avenir et de prestige, les fameux concours littéraires, fut supprimée en 1915 par la volonté
des colonisateurs sous couvert d'une décision royale. L'aura de la vieille génération fut ainsi réduite à un
parfum nostalgique canalisé vers l'entonnoir du temps. Certains lettrés se débattirent en s'installant comme
écrivains publics sur les trottoirs de la ville. Ce renversement de situation et ce climat de désarroi créés par
une période de transition nous sont rapportés par un poème de Vũ Đình Liên
[17].
Hanoi au féminin
Mais les hommes ne furent pas les seuls acteurs du changement, les femmes, persuadées de la justesse
de leur point de vue, et encouragées par les résultats obtenus par les consoeurs chinoises et occidentales
qui avaient brisé les tabous, se lancèrent dans le mouvement en revendiquant leur place dans la famille et
leur rôle dans la société à travers les tribunes libres de leurs périodiques. Les coutumes, les usages arriérés
et oppressifs furent passés au crible de leurs analyses : la virginité féminine fort chère aux machistes, le
mariage précoce où les enfants étaient pour les parents de simples objets d'échange, le veuvage à
perpétuité pour les femmes, l'injustice et la discrimination vécues au quotidien, etc. etc. Conformément à la
morale pudibonde, les Vietnamiennes portaient un cache-seins (
yếm) qui avait pour but d'aplatir leur poitrine,
laquelle ne devait pas être voyante même cachée, de peur de réveiller le plaisir et de déchaîner la passion
des hommes. Elles tournèrent ainsi en dérision cette attitude hypocrite des hommes devant le corps de la
femme en jetant à la corbeille les vieux habits trop étroits, qui les étouffaient au propre et au figuré. Bref,
elles réclamèrent l'égalité des droits avec leurs concitoyens mâles en mettant le doigt sur les tabous
millénaires. L'amour libre fit ainsi son apparition avec la formation de jeunes couples aux allures européennes.
Ils allaient au cinéma voir des films de production occidentale, se tenaient par la main dans les promenades
autour du Petit Lac avant de franchir le seuil d'un hôtel pour y passer leur première nuit d'amour.
Mais la libération des moeurs eut son prix : on ne compta plus dans les années 1930 le nombre de Hanoiennes
qui,
soit par amour contrarié, soit par déception sentimentale, se jetèrent dans les lacs en emportant avec elles
leur jardin secret. Le phénomène prit une ampleur telle que les Hanoiens de l'époque surnommèrent
cyniquement les lacs de Hanoi "Les Tombeaux de la Beauté". D'autres atterrirent dans des maisons closes
maquillées en maisons de chanteuses ou en dancings, au bon plaisir de la clientèle trébuchante.
A un autre niveau, cette quête placée sous le signe du nouveau aboutit chez les femmes à une réforme
vestimentaire. Le dessinateur Nguyễn Cát Tường, alias Lemur, doté d'un talent de styliste, inventa la tunique
vietnamienne (
áo dài) appelée par la suite à devenir la tenue nationale des Vietnamiennes. Il s'inspirait en
fait de la tunique traditionnelle composée de quatre pans dont les deux de devant étaient noués à la taille; la
nouvelle n'en eut que deux, ouverte des deux côtés de la taille jusqu'en bas et fermée à droite au niveau
de l'épaule par des boutons-pression. Ce fut un succès phénoménal. La mode connut par la même occasion
un certain écho. Récemment en 1995, le
áo dài a remporté le premier prix au concours de tenues féminines
nationales organisé à Tokyo lors de l'élection de Miss Monde.
Cette émancipation du sexe dit faible, cette révolte contre l'ordre moral traditionnel, furent possibles grâce
à l'accession des femmes à l'instruction, et surtout à un changement de mentalité. L'enseignement
franco-vietnamien mis en place par la colonisation, avec toutes les réserves observables e observées, a
quand même permis, dès les années 20, à des femmes vietnamiennes de décrocher des titres
universitaires, e non des moindres. En 1924, onze d'entre elles, les unes sorties de l'école de médecine,
les autres de droit ou de la faculté des lettres, furent récompensées par un voyage d'études en France. En
1935, la Hanoïenne Hoàng Thị Nga fut - ironie du sort - le premier Vietnamien à obtenir à Paris le titre de
doceur ès sciences, après avoir terminé au pays son cursus secondaire. Au temps des empereurs, seuls
les hommes suivaient l'enseignement des caractères chinois, dans le but de passer les concours littéraires,
voie royale vers la respectabilité et le prestige.
Quant aux femmes, à l'exception des chanteuses et de cas individuels, on les préparait de préférence à tenir
le rôle de maîtresse de maison ou à devenir négociante dans le petit commerce. C'est pourquoi on cherche
en vain le nom d'une femme lauréate inscrite sur les quatre-vingt-dėux stèles édifiées depuis 1442 dans le
temple de la Littérature, à la mémoire et à la gloire des majors de chaque session du concours mandarinal
[18]. Les Vietnamiennes étaient exclues de cette machine à
produire des lettrés imbus de la doctrine
confucéenne, édifice élevé par les hommes contre les femmes, quoi qu'on en dise. À ce propos, dans la
première moitié de notre siècle, on disait encore que les femmes n'ont pas besoin de faire beaucoup
d'études. Si, d'aventure, une rebelle essayait d'apprendre à lire en cachette à la lumière de l'âtre, on lui
déchirait tout simplement ses cahiers. Sans doute était-ce moins le fait de voir leur fille lire qui tracassait les
parents que la craine de la surprendre en train d'échanger des lettres d'amour avec un jeune homme. Il ne
fallait surtout pas que leur progéniture échappât à leur contrôle dans le domaine sentimental. Mais dans les
milieux populaires, les principes confucéens ne pouvaient s'observer à la lettre. Ils se heurtaient à des
croyances et à des traditions propres. Selon Georges Boudarel, dans un article qu'il consacre aux cules
populaires, le nombre des génies féminins légendaires rivalisait en proportion d'un contre deux avec celui
de leurs homologues masculins. La déesse Liêu Hanh fait partie, avec trois autres génies masculins, du
panthéon des quatre immortels (tứ bất tử) ayant suécu à la campagne de luttes contre les superstitions
dans la période 1945-1985. Au bord du Grand Lac, le Phủ tây hồ, dédié à cette divinité, était un lieu de
pèlerinage annuel pour une foule venue des quatre coins du pays. Ces dernières années, on y retrouve dans
les semaines qui suivent le têt l'atmosphère animée du temps passé.
Après la rude épreuve de la deuxième guerre d'Indochine, l'image de la femme vietnamienne combattante
et combative est aujourd'hui reconnue de tous. En réalité, la Vienamienne ne faisait que reprendre le
flambeau de ses aînées. Il se trouve que les premiers personnages historiques, non légendaires, du
Viêt-nam sont des femmes, telles les deux soeurs
Trưng. Partout dans le nord du pays, on trouve des temples dédiés à ces deux héroïnes nationales, dont
celui de Hanoi évoqué plus haut. Ces dernières années, la romancière Duong Thu Huo ng - on reviendra sur cette Hanoïenne - est devenue la bête noire du régime,
dirigé par les hommes. Pourtant, elle n'a fait que dire tout haut ce que ses compatriotes pensent tout bas.
Amours secrètes
Il ne faut pas oublier que Hanoi, est une ville d'amour. À l'heure actuelle, les parcs et les bords des lacs sont
pris d'assaut jour et nuit par de j eunes couples qui ne se gênen plus pour manifester en public leurs
sentiments. Cette libérat ion de l'expression amoureuse atteint une envergure telle que, par pudeur, les
balayeuses s'abstiennent de travailler à proximité des lieux voués aux scènes intimes. La promiscuité, les
problèmes de logement, les indiscrétions du voisinage et une certaine tradition rejettent en effet l'amour
hors des habitations. Sur le plan des moeurs, le règne stalino-maoïste a voulu renouer les fils d'une tradition
confucéenne très pudibonde; les règles de conduite étaient dictées par les dirigeants, sous la menace des
pires punitions en cas de transgression. Mais il apparut au peuple que ceux qui prônaient haut et fort ces
vertus ne se sentaient pas tenus de les observer. Ainsi, l'anc ien secrétaire général du Parti Lê Duẩn passait
pour un grand amateur de plaisirs voluptueux, sans avoir eu besoin pour autant de se constituer un harem.
Les infirmières assignées à lui faire des massages quotidiens savaient à quoi s'en tenir. Et, pendant que le
dignitaire, qui n'était pas disciple de Mao pour rien, prenait du bon temps, quiconque avait failli, en
engrossant sa bien-aimée, devait à tout prix trouver un moyen d'étouffer le scandale, sous peine d'être
accusé de lubricité criminelle. Dans cette logique moralise, il n'y avait place, pour les femmes, qu'entre
deux attitudes : les verueuses s'y conformaient au prix de frustrations que l'on devine et les autres, moins
rigoureuses, étaient assimilées à des femmes publiques.
Certes, si les prostituées sont des boucs émissaires de la société répressive, elles ont toujours rempli une
fonction sociale importante. La prostitution étant le produit de la société où elle se développe, celle du
Viêt-nam a un rôle et des caractères quelque peu
différents de celle qui s'exerce en Occident. Les lettrés d'antan prenaient des chanteuses pour compagnes
de coeur, et certains jeunes d'aujourd'hui vivent leurs amours avec des hôtesses travaillant dans les bars
bia ôm, autrement dit les cafés d'amour. Conséquence directe des interdits, on vit cela en cachette,
hors de la sphère amiliale. Les plus précautionneux sortent avec leur petite amie dans les cafés aménagés
en espaces discrets de rendez-vous amoureux. Et les comportements ont, d'une façon générale,
radicalement changé. On ne s'étonne plus de voir des couples se tenir par la main, ou par la taille en public,
chose inimaginable il y a encore une dizaine d'années.
Enfin, innombrables sont les mélodies qui évoquent cette ville d'amour, tel ce couplet sur les adieux d'un
jeune couple hanoïen que le destin sépare :
J'ai quitté un matin la chère cité
Quand revenait le vent d'automne.
Le coeur du voyageur épris de mélancolie,
Il regarda sa bien-aimée disparaître dans la brume fumante,
S'éloigner les pas hésitants,
Les larmes aux yeux, les larmes d'amertume, adieu !
Plus tard, que je sois perdu aux quatre coins du monde
Je me retournerai vers l'horizon
Pour retrouver les rêves du passé et oublier les jours, les mois qui se fanent
En sanglots, je pense à elle, oh! Hanoi.
Voir la chanson complète à la rubrique
"Inédits/Échantillon de la chanson vietnamienne"
Comme la plupart des confrères de sa génération, Vũ Bằng fit, durant les années 30, ses débuts littéraires
dans les milieux journalistiques de Hanoi et de Saigon, avant de partir en 1954, dans le flot de la migration,
pour Saigon, où il s'établit définitivement. Le récit suivant, en hommage à Hanoi at au Nord, a été
commencé dès 1960. L'auteur l'a achevé onze ans plus tard ; on était en pleine guerre du Viet Nam.
Notes :
[16].Alias Thạch Lam, auteur entre autres de
Hanoi aux 36
quartiers, voir texte.
[17]. Poète hanoien (1913-1996) qui a connu ses débuts littéraires
dans les années 1930. Le poème cité ci-dessus est écrit en 1935.
[18]. Chaque stèle est consacrée au major d'une promotion.
Illustration :
-Phong hoá, n° 15, 20 sept 1932.
35 mois de campagne en Chine et au Tonkin, p. 41.
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