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Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel
Hanoi 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert,
Paris, Autrement, 1997, 203 p., avec G. Boudarel




Duong Thu Huong et ses paradis
Pour la première fois depuis l'affaire Nhân Văn - Giai Phẩm en 1956-1957, le monde littéraire hanoien, du moins sa fraction libérale et rénovatrice, retrouvait en 1990 sa vocation contestataire. L'impulsion fut paradoxalement donnée par le discours de Nguyễn Văn Linh, secrétaire général du parti, qui invita en 1987 les écrivains à se mobiliser pour "se défaire de leurs liens" et à donner un nouveau souffle à la littérature [1]. Ce coup d'envoi devait traduire en actes la politique du Renouveau (Đổi mới), version vietnamienne de la pérestroika soviétique prônée l'année précédente. L'homme fort du régime de l'heure ne fut pas déçu, car les écrivains ainsi interpellés saisirent l'occasion décisive pour vider l'abcès, bien que certains, dont Dương Thu Hương, ne crussent pas à cette démocratisation qui leur était apportée sur un plateau d'argent [2] . Résultat : rappel à l'ordre, menaces et incriminations.
Bref, les écrivains progressistes furent de nouveau bannis par le régime, sans que l'Union des Ecrivains qui, depuis sa création en 1954 (?), ne joue qu'un rôle de relais de transmission des décisions prises d'en haut, élevât la moindre voix pour les défendre.

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"Sans doute, aucun écrivain vietnamien visitant la France, n'a reçu tant de preuves d'estime, de tendresse de la part de tant de personnes que Dương Thu Hương", écrit un rédacteur du Diễn Đàn - Forum[3], lors de son séjour en automne 1994. Invitée le 6 octobre à la Maison des Ecrivains par la Société des Gens de Lettres, Dương Thu Hương a, par la suite, participé à nombre de manifestations, sans parler des séances de signatures prévues par ses éditeurs : table ronde au Ritz aux côtés de Jorge Semprun qui l'a remerciée "d'avoir survécu et d'avoir écrit", de Mario Vargos Llosa, de Wole Soyinka (prix Nobel de littérature), d'Allen Ginsberg, et de Jean Daniel, l'organisateur ; rencontre de soutien à Taslima Nasreen à l'Espace Cardin, participation au Festival des Trois continents ; échanges et débats avec la communauté vietnamienne de France à Aix-en-Provence, à Lyon et à Paris ; enfin, France Culture lui a consacré une émission d'une heure dans le cadre des "Nuits magnétiques". Quant au directeur des Editions William Morrow de New York, il a jugé légitime de se déplacer à Paris pour s'entretenir personnellement avec elle. Curieusement, cette reconnaissance et cette consécration publiques ont laissé de marbre la presse française, à part Libération qui avait très brièvement annoncé son arrivée en France. Si tout le monde s'est tant bousculé pour aller à sa rencontre, c'est parce qu'armée uniquement de son courage, cette Hanoienne avait payé le prix du franc- parler, de la dignité humaine, de la non soumission à un régime à coloration totalitaire. Elle voulait juste vivre, d'après ses propres termes, "en être humain".

Issue d'une famille de résistants dont la grand-mère avait été taxée de propriétaire foncière et condamnée lors de la réforme agraire (1953-1957), Hương a suivi une formation artistique dans la perspective de devenir animatrice de groupes d'artistes amateurs partant au front soutenir les combattants. Elle mettait ainsi en oeuvre le slogan "Chanter pour couvrir les bombes", slogan qui, en réalité, servait aussi à couvrir les pleurs. Hương a "porté des cadavres dans ses bras et déterré des corps ensevelis" sur les champs de bataille, thème qu'on retrouve dans son Roman sans titre [4]. Grandes furent la désillusion et la déception de toute une génération échappée, on ne sait par quel miracle, aux drames de la guerre quand survint la réunification du pays en 1976. Pour sa part, elle s'est sentie trahie. Au public de la Maison des Ecrivains, elle a raconté ces détails qui font mieux comprendre l'amertume du petit peuple, celui qui a "le cou trop court et la bouche trop menue" (thấp cổ bé họng) : les combattants d'hier de la libération n'ayant le droit de rapporter au Nord, comme récompense, qu'une poupée en plastique et un cadre de vélo, alors que dans le même temps le butin de guerre amassé par certains généraux pour leurs épouses était convoyé par camions entiers du Sud au Nord. Mais bien avant cette réunification, les gens du peuple et les femmes étaient déjà victimes de discrimination et d'abus de pouvoir. Témoin de ces injustices, Hương fut pendant longtemps hantée par des révoltes sourdes avant de passer à l'action.

Contrairement à ses collègues romanciers, elle n'a jamais suivi de cours de littérature proprement dite. C'est seulement en 1979 qu'elle assista, comme auditrice libre, aux exposés sur la littérature, la philosophie, la linguistique et la biologie de l'école des Ecrivains Nguyễn Du à Hanoi. Ecrivain plutôt par conviction que par vocation, Dương Thu Hương commença dans les années 80 par des nouvelles. Elle fut remarquée à la parution de ses Paradis aveugles [5] ("Những thiên đường mù"), en 1988 à Hanoi. Ce titre à lui seul en dit long. "Obsédée par les fantômes du passé" et plus précisément par le destin des individus anéantis par la réforme agraire, elle essayait de se libérer de ce poids laissé par les victimes de l'arbitraire. Les témoignages qu'elle a rapportés relèvent parfois de l'ironie du sort : "Sur la même place d'un village, on avait vu des Vietnamiens fusillés par les Japonais pendant la Seconde Guerre, puis par les Français lors du premier conflit franco-indochinois, et enfin par leurs propres compatriotes" pendant la pseudo-distribution des terres aux paysans [6]". Lors de la rencontre du 9 février 1990 au Cercle culturel de l'Association des Sciences et Techniques à Hanoi, elle livra au public les raisons qui l'avaient poussée à écrire ce roman.
"Pendant que j'écrivais Les Paradis aveugles, j'étais seule face aux pages d'un cahier, les images qui tourmentaient ma conscience ont resurgi. J'avais neuf ans quand la réforme agraire a démarré. J'habitais à Bắc Ninh dans une maison en bordure de la route nationale, et le petit potager attenant où nous faisions pousser des choux-raves longeait le chemin de fer. Un matin au réveil, nous avons découvert le cadavre d'un suicidé, la tête écrasée sur les rails, et le corps couché sur le bord du potager. Il s'agissait d'un membre du parti domicilié au village de Đại Tráng, et accusé, dans les séances de dénonciation, d'être un propriétaire terrien. Quatre jours plus tard, on a encore découvert un autre corps pendu à un arbre. Egalement membre du parti, ce chef du village avait été auparavant nommé à ce poste, à des fins activistes, par l'organisation révolutionnaire. Le temps passe et ma mémoire me rappelle d'autres images. Incriminé par la justice populaire, un accusé a été exécuté ; son corps jeté à la rizière est livré à des milliers de gens qui viennent, un par un, le piétiner pour exprimer leur haine de classe. (...) Puis, d'un matin à l'autre, on trouve des corps éventrés portant un tract sur lequel est écrit à la main "Ennemis". (...) Je pense qu'on ne peut pas détruire une société injuste et cruelle pour en construire une, généreuse et juste, quand l'être humain est lui-même habité par la cruauté et l'injustice. Par ailleurs, notre histoire ne contient pas uniquement des pages héroĩques mais renferme également des chapitres tragiques, des procès injustes, des erreurs. [7]"

Il faut dire aussi que Dương Thu Hương fut l'une des premières personnes à aborder dans la littérature ce thème tabou. La transgression de l'interdit n'a jamais été gratuite. La réaction des autorités ne se fit pas attendre, car s'attaquer à la réforme agraire signifie (et elle le savait fort bien, puisque cette Hanoienne à l'âme sensible et proche du peuple avait choisi le combat politique) : s'attaquer au régime en place qui en est responsable. Par le biais de sa cellule, le parti chercha à la détourner de son chemin en utilisant les procédés connus des moeurs partisanes : menace, récupération, intimidation, promesses, etc. Mais devant son obstination et son refus de démissionner, on l'a tout simplement excommuniée. Traitée de "putain anti-parti" par le secrétaire général lui-même, qui avait appelé les artistes dans son ensemble à se mobiliser pour redonner vie au monde artistique et littéraire, Dương Thu Hương réalisa que ses doutes étaient fondés. Cette marginalisation de la brebis galeuse annonçait l'approche d'une tempête suivie d'une traversée du désert. Le Công An (la Police vietnamienne) utilisa le docteur Bùi Duy Tâm, ressortissant vietnamien vivant aux Etats-Unis, de passage à Hanoi, pour monter de toutes pièces l'affaire dite des "documents secrets transmis à l'étranger". Ce personnage douteux fut arrêté à son embarquement pour avoir, disait-on, dissimulé dans ses bagages des renseignements relevant de la sécurité d'Etat, renseignements transmis par la romancière. Dans le même temps, la Police fit circuler un "film vidéo cochon" pour discréditer, salir et incriminer Dương Thu Hương en l'accusant d'avoir entretenu des relations charnelles avec ce docteur. Elle fut ensuite arrêtée et emprisonnée dans les environs de Hanoi. On était en 1991, à la veille du Vlle congrès du parti. L'intervention de Danielle Mitterrand, en qualité de présidente de "France-Liberté", celle de Roland Dumas, ministre des Affaires Etrangères, et enfin la pression exercée par les communautés vietnamiennes de l'étranger, à travers un appel en faveur de sa libération, finirent par contraindre les autorités vietnamiennes à relâcher la romancière qui n'avait fait que rendre publiques des opinions partagées par nombre de ses compatriotes. La popularité de Dương Thu Hương n'est plus à faire. En elle, se sont cristallisées trois composantes du combat : la liberté d'expression, l'émancipation de la femme vietnamienne et enfin la défense des Droits de l'Homme. C'est à ce dernier titre que le ministre français de la Culture, Jacques Toubon, l'a décorée en décembre 1994 de la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres. Cette marque de distinction a suscité par la suite commentaires et suspicion de la part des autorités vietnamiennes qui ont pris l'initiative unilatérale de geler pour quelques mois les relations culturelles franco-vietnamiennes. Sans doute poussé à réagir par les politiques, le poète-mandarin Huy Cận, président des Associations d'Artistes et Ecrivains du Vietnam, a qualifié dans Văn Nghệ [8], la tribune officielle de l'Union des Ecrivains, l'action de Jacques Toubon de "a-culturelle" (phi văn hóa). L'oeuvre et la réputation de Dương Thu Hương n'en furent pas pour autant affectées.


Notes :

[1]. Échange de Dương Thu Hương avec les étudiants de la section vietnamienne de l'Université Jussieu, le 7 novembre 1994.

[2]. Ibid

[3]. Journal en bilingue (français et vietnamien) paraissant à Paris. Depuis juillet 1995, ce journal ne paraît plus qu'en vietnamien.

[4]. Publié par les Editions des femmes en 1992, traduit par Phan Huy Đường.

[5]. Publié aux Editions des femmes en 1991, traduit par Phan Huy Đường.

[6]. Rencontre à la Maison des Écrivains le 6 octobre 1994.

[7]. Allocution retranscrite dans Đất Mới (un mensuel de la communauté vietnamienne au Canada), avril 1990.


[8]. Văn Nghệ, 24 décembre 1994
Illustration :

Couverture des Oeuvres de Dương Thu Hương rassemblées dans la collection "Bouquins", Robert Laffont, 2008.






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