I n é d i t s
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Quelques mots sur Duyên Anh (1935-1997)
Quelques mots sur Duyên Anh (1935-1997)
Petite présentation :
L'écrivain Duyên Anh nous a quittés en laissant une oeuvre riche tant en matière littéraire qu'en
observations sociales et politiques, un matériau qui, une fois mis en forme, peut donner un tableau
vivant d'une époque, celle de la guerre et des années d'après-guerre. Avec des prises de
position sans ambiguïté, Duyên Anh est un personnage qui ne mâchait
pas ses mots quand il avait quelque chose à dire, et qui se laissait facilement emporter par ses
convictions. Duyên Anh est sans aucun doute un patriote qui aime profondément son pays et le petit peuple,
un romancier qui ne conçoit pas que la liberté puisse être confisquée par les couches dirigeantes, quelles
qu'elles soient.
Pendant la première guerre d'Indochine, Duyên Anh comme tant d'autres a dû se réfugier à la campagne,
la sienne dans le Thai Binh, grenier à riz du Nord. Après les accords de Genève, le jeune Vũ Mộng
Long, c'est son vrai nom, partit dans le Sud avec le flot de migrants intérieurs à la recherche d'une terre plus
prometteuse pour vivre et pour leur avenir. Mais très tôt, cet esprit libre s'est révolté contre le régime
du Sud : dans sa petite biographie sur la quatrième de couverture de certaines de ses dernières
publications, il se qualifiait comme quelqu'un qui s'est rebellé en 1956, mais le terme « se rebeller »
est faible pour traduire l'expression vietnamienne «
làm loạn » qui a une connotation très péjorative
et criminalisante eu égard au régime en place.
Écrivain prolifique, Duyên Anh a écrit une cinquantaine de romans avant 1975, et celui qui a le plus marqué
son époque c'était sans doute
Điệu ru nước mắt (Le rythme qui berce les larmes) publié en
1965. C'est l'histoire d'une bande de voyous avec son organisation, ses lois, ses spécialistes, mais
avec aussi l'amitié, l'amour, la précarité, les soucis, les angoisses, les défis, les lendemains
hypothétiques, les bagarres dans la vie dont les portes leur sont bien fermées. Le personnage
principal, Trần Đại, incarne un héros au grand coeur, mais bien sûr détruit par l'injustice. Ce roman n'est
pas le seul du genre mais c'est le plus connu et le plus apprécié. Les plus jeunes de cette époque
lisaient d'autres écrits de Duyên Anh qui leur sont consacrés tels que
Thằng Vũ
[1],
Thằng Côn [2],
Con Thúy (dans l'ordre : Le petit Vũ, Le petit Côn, La petite Thúy), etc. Certains de ses romans
ont été portés à l'écran dans ces années mêmes. Son style incisif, avec des griffes bien tranchantes ne
cède en rien pour ce qui est de l'humour ou de l'ironie. Dans les situations les plus à plaindre, il trouve une note
d'humour cocasse pour faire un clin d'oeil à ses lecteurs.
Fin connaisseur de la vie littéraire
vietnamienne, il a fait remarquer, après un petit voyage en France avant 1975 (si ma mémoire est bonne),
qu'en Occident lorsqu'un livre est traduit, le nom du traducteur est mentionné dans une page de garde
et en petits caractères, alors qu'au Vietnam (le Sud) à la même époque, lorsqu'un Vietnamien traduit
une oeuvre étrangère, son nom figure en bonne place sur la couverture et on peut aussi oublier d'y
mentionner le nom de l'auteur. Cette mise en valeur de soi se retrouve encore aujourd'hui chez
des littérateurs vietnamiens de la diaspora, à titre d'exemple, sur la couverture d'une oeuvre traduite en vietnamien
le nom de la personne qui l'a traduite en occupe un bon tiers. L'ego n'est pas propre à une culture particulière mais
il se porte très bien chez les Vietnamiens. Fermons cette parenthèse.
Selon les goûts de chacun, certains diront que Duyên Anh est un écrivain pour les jeunes, d'autres
pour la jeunesse, et ceux qui ne l'apprécient pas diront que c'est un écrivain pour les voyous.
Justement, quand il était dans des camps de rééducation par le travail après la fin de la guerre,
si la vie matérielle et psychologique était difficile pour lui comme pour les autres détenus, il y a
connu certains des plus beaux jours de sa vie affective, du bonheur dans les relations humaines introuvables
de l'autre coté des barbelés : les jeunes
prisonniers de droit commun ont reconnu en lui un héros, un grand frère qu'ils ont protégé, ils lui ont
offert leur part de repas, de produits apportés par la famille : un acte généreux et héroïque dans
de telles circonstances, et cela venait des voyous, il y a de quoi fait fondre un homme sensible
à la justice comme lui. Duyên Anh retrouvait alors son petit monde romanesque et il était le seul intellectuel envers
qui ils se montraient respectueux et de qui ils se sentaient proches. La raison ? Ils ont tous lu ou
parcouru ou du moins entendu parler de son roman célèbre et bien sûr ils s'identifiaient à ses personnages.
(Voir
Trại tập trung. Hồi ký, Camp de concentration. Mémoires)
Mais notre écrivain était aussi, par la force des choses, journaliste et responsable éditorial
d'un magazine quinzomadaire pour les jeunes (15-18 ans),
Tuổi ngọc
[3] (L'âge de jade) pour ne pas
le citer. En tout cas, notre homme de lettres vivait uniquement de sa plume, il a recensé lui-même plus de
dix mille articles de journaux, de revues, et périodiques divers. Son honnêteté et ses talents
n'ont pas pu le protéger contre l'arbitraire de l'après-guerre, la paix étant encore bien loin. On l'accusait
d'avoir incité la jeunesse à la décadence, crime suffisamment grave pour qu'il se retrouve en prison
puis en camp de travail sans le moindre procès évidemment.
Grâce à l'intervention d'Amnesty International entre autres, Duyên Anh a pu recouvrer sa liberté en 1981,
soit presque six ans de détention dans différents lieux de privation de la liberté sans parler de l'humiliation,
avant de se retrouver en France comme réfugié politique à partir de 1983. Encore a-t-il été obligé de
prendre le large tout seul comme un fugitif avec d'autres boat-people, car on l'a empêché de partir
légalement en même temps que sa famille. Écrivain infatigable,
il continuait à produire des romans, des récits, sans parler de ses mémoires regroupant plusieurs tomes.
Certains de ses romans ont été traduits en français et publiés chez Belfond et chez Fayard
(voir bibliographie).
Guidé uniquement par l'honnêteté et la justice, il n'avait pas sa langue dans sa poche. Anti-communiste
par conviction, il condamnait tout autant le régime du Sud "à la botte des Américains" qui, avec leurs
dollars, "ont fait voler en éclats la société vietnamienne en peu de temps". Il ne trouvait pas de mots
assez durs pour qualifier les "dirigeants-marionnettes" qui pillaient l'État tout en déclarant combattre
le communisme, et qui étaient les premiers à s'enfuir en laissant le peuple à son triste sort quand
les communistes étaient à la porte de la capitale. L'ex-président Nguyễn Văn Thiệu, "marionnette élue des
Américains", n'a-t-il pas déclaré dans sa dernière allocution avant de prendre la fuite : "On nous demande
de lutter contre le communisme sans nous donner les moyens, comment pourrais-je le faire ?"
(
Saigon ngày dài nhât, Saigon, le jour le plus long. Mémoires)
Le franc-parler de Duyên Anh n'a d'égal que celui d'un autre auteur, une romancière, en la personne de
Dương Thu Hương
[4], une figure de la contestation vietnamienne de premier rang des années 1980-1990.
Tous deux sont originaires de Thái Bình,
la région qui
s'est révoltée en 1997 contre le pouvoir provincial pour ne pas dire le pouvoir tout court. Si Duyên Anh avait
ses amis et ses admirateurs, ses ennemis aussi
étaient nombreux. Son choix politique pour une société vietnamienne qui se situerait quelque
part où ne seraient "ni communisme, ni capitalisme", sa fierté et son franc-parler qui ne plaisait pas à tout le
monde, expliquent un peu le drame de sa vie.
Lors de sa visite aux États-Unis en 1988 à l'occasion de la sortie de ses écrits édités là-bas, il a été
tabassé par un gros bras et les bruits couraient selon lesquels le commanditaire de cet acte ignoble
aurait dit : « Ne lui laisse pas la chance de mourir, mais simplement d'être paralysé.. ». Cet
acte barbare ayant provoqué un accident cérébral, Duyên Anh s'est retrouvé paralysé de
la moitié droite du corps. Mais rien ne pouvait empêcher cet homme tenace de continuer à
s'exprimer. Après quelques années de repos et de convalescence, il s'entraîna ainsi à écrire avec
la main gauche pour coucher noir sur blanc ce qu'il
avait dans son coeur et dans sa tête. Gagné par la nostalgie due à l'exil, ses derniers écrits se
tournaient vers les sources de la tradition vietnamienne : les
ca dao
[5] , chansons populaires, un trésor
millénaire très riche qui n'a pas laissé de trace de haine ni d'avidité ou autre bêtise de ce
genre.
Mais son état de santé diminuait, il buvait aussi pour dissiper l'ennui, et oublier l'inaccessible.
Il nous a quittés un jour de février 1997, même pas le temps d'apprendre que sa région natale, le Thái Bình,
allait courant mai se révolter.
Notes :
[1]. Il s'agit sans doute d'une enfance qu'il aurait aimée avoir,
car Duyen Anh dit qu'il n'a pas eu d'enfance; par ailleurs Vũ est aussi son nom de famille.
[2]. Il s'agit là de l'enfance romancée d'un de ses amis,
Đặng Xuân Côn qui l'a suivi comme son ombre et qui l'a beaucoup aidé dans les débuts de sa vie
littéraire. C'est Đặng Xuân Côn qui a financé la publication de son premier recueil de nouvelles
Hoa thiên lý (La fleur de
telosma cordata). Dans la traduction française, le nom de Côn est devenu
Minh pour des raisons qu'on peut deviner. (cf.
Les enfants de Thai Binh, tome 1, deuxième partie).
[3]. Titre qui fait penser à un autre magazine pour les jeunes,
le
Tuổi hoa (L'âge de fleur), déjà bien implanté, qui se donnait pour but d'éduquer les jeunes en leur
fournissant des matériaux de réflexion et en les éloignant des choses sordides d'une société en guerre
qui avait perdu ses repères.
Tuổi hoa a été dirigé par le père Chân Tín. Si
Tuổi Ngọc s'adressait
à la frange 15-18 ans avec un contenu littéraire chargé de romantisme et de réveil sentimental propre à ces âges,
Tuổi Hoa leur faisait découvrir des inventions scientifiques, des hommes qui ont marqué leur
époque comme, Henri Dunant, Martin Luther King, etc., la douceur du pays natal, les sentiments
qui unissent les hommes. Les rubriques "Courrier des lecteurs", "Questions des lecteurs" étaient très vivants.
C'est dans
Tuổi hoa qu'on apprenait que toutes les semaines il se créait
des
Thi đoàn un peu partout dans le sud du Vietnam : ce sont de petits groupes de trois-quatre à une
dizaine de collégiens ou lycéens qui se retrouvaient régulièrement pour parler de poésie, de leurs
poèmes. Une belle floraison qui n'a pas survécu aux changements survenus après 1975.
Il y avait au total des milliers de
Thi đoàn dans le Sud, chose inexistante dans le Nord à
la même époque où tous les efforts ont été canalisés vers la guerre.
[4]. Romancière dont certaines oeuvres ont été traduites en
français, Dương Thu Hương a grandi dans le Nord puis a participé à la guerre dite américaine en tant
qu'animatrice de troupes artistiques partant au front pour soutenir le moral des combattants venant du
Nord.
Voir aussi notre page qui lui est réservée, et aussi
son coup de gueule
Vous pouvez aussi
jeter un coup d'oeil sur cette
page pour voir les critiques de son roman Terre des oublis dans la presse française
[5]. On peut traduire les
ca dao par chansons populaires.
Ce fonds culturel vietnamien est effectivement très riche :
des recueils de plusieurs volumes n'ont pas encore épuisé ces trésors.
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